Il était une fois un roi dont
l'humeur austère et chagrine inspirait plutôt de la crainte que de
l'amour. Il se laissait voir rarement ; et sur les plus légers
soupçons, il faisait mourir ses sujets. On le nommait le roi Brun,
parce qu'il fronçait toujours le sourcil. Le roi Brun avait un fils qui
ne lui ressemblait point. Rien n'égalait son esprit, sa douceur, sa
magnificence et sa capacité ; mais il avait les jambes tortues, une
bosse plus haute que sa tête, les yeux de travers, la bouche de côté
; enfin c'était un petit monstre, et jamais une si belle âme n'avait
animé un corps si mal fait. Cependant, par un sort singulier, il se
faisait aimer jusqu'à la folie des personnes auxquelles il voulait
plaire ; son esprit était si supérieur à tous les autres, qu'on ne
pouvait l'entendre avec indifférence.
La reine sa mère voulut qu'on l'appelât Torticoli ; soit qu'elle
aimât ce nom, ou qu'étant effectivement tout de travers, elle crût
avoir rencontré ce qui lui convenait davantage. Le roi Brun, qui
pensait plus à sa grandeur qu'à la satisfaction de son fils, jeta les
yeux sur la fille d'un puissant roi, qui était son voisin, et dont les
états, joints aux siens, pouvaient le rendre redoutable à toute la
terre. Il pensa que cette princesse serait fort propre pour le prince
Torticoli, parce qu'elle n'aurait pas lieu de lui reprocher sa
difformité et sa laideur, puisqu'elle était pour le moins aussi laide
et aussi difforme que lui. Elle allait toujours dans une jatte, elle
avait les jambes rompues. On l'appelait Trognon. C'était la créature
du monde la plus aimable par l'esprit ; il semblait que le ciel avait
voulu la récompenser du tort que lui avait fait la nature.
Le roi Brun ayant demandé et obtenu le portrait de la princesse
Trognon, le fit mettre dans une grande salle sous un dais, et il envoya
quérir le prince Torticoli, auquel il commanda de regarder ce portrait
avec tendresse, puisque c'était celui de Trognon, qui lui était
destinée. Torticoli y jeta les yeux, et les détourna aussitôt avec un
air de dédain qui offensa son père. " Est-ce que vous n'êtes pas
content ? lui dit-il d'un ton aigre et fâché. - Non, seigneur,
répondit-il ; je ne serai jamais content d'épouser un cul-de-jatte. -
Il vous sied bien, dit le roi Brun, de trouver des défauts en cette
princesse, étant vous-même un petit monstre qui fait peur ! - C'est
par cette raison, ajouta le prince, que je ne veux point m'allier avec
un autre monstre ; j'ai assez de peine à me souffrir : que serait-ce si
j'avais une telle compagnie ? - Vous craignez de perpétuer la race des
magots, répondit le roi d'un air offensant ; mais vos craintes sont
vaines, vous l'épouserez. Il suffit que je l'ordonne pour être obéi.
" Torticoli ne répliqua rien ; il fit une profonde révérence, et
se retira.
Le roi Brun n'était point accoutumé à trouver la plus petite
résistance ; celle de son fils le mit dans une colère épouvantable.
Il le fit enfermer dans une tour qui avait été bâtie exprès pour les
princes rebelles, mais il ne s'en était point trouvé depuis deux cents
ans ; de sorte que tout y était en assez mauvais ordre. Les
appartements et les meubles y paraissaient d'une antiquité surprenante.
Le prince aimait la lecture. Il demanda des livres ; on lui permit d’en
prendre dans la bibliothèque de la tour. Il crut d'abord que cette
permission suffisait. Lorsqu'il voulut les lire, il en trouva le langage
si ancien, qu'il n'y comprenait rien. Il les laissait, puis il les
reprenait, essayant d'y entendre quelque chose, ou tout au moins de
s'amuser avec. Le roi Brun, persuadé que Torticoli se lasserait de sa
prison, agit comme s'il avait consenti à épouser Trognon ; il envoya
des ambassadeurs au roi son voisin, pour lui demander sa fille, à
laquelle il promettait une félicité parfaite. Le père de Trognon fut
ravi de trouver une occasion si avantageuse de la marier ; car tout le
monde n'est pas d'humeur de se charger d'un cul-de-jatte. Il accepta la
proposition du roi Brun ; quoiqu'à dire vrai, le portrait du prince
Torticoli, qu'on lui avait apporté, ne lui parût pas fort touchant. Il
le fit placer à son tour dans une galerie magnifique; l'on y apporta
Trognon. Lorsqu'elle l'aperçut, elle baissa les yeux et se mit à
pleurer. Son père, indigné de la répugnance qu'elle témoignait, prit
un miroir. Le mettant vis-à-vis d'elle : " Vous pleurez, ma fille,
lui dit-il ; ah ! regardez-vous, et convenez après cela qu'il ne vous
est pas permis de pleurer. - Si j'avais quelque empressement d'être
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