Invierno en Tierra del Fuego

 

Les navigations précédentes n'ayant pas toujours été très paisibles bien qu'en été, nous nous attendions au pire en projetant de passer l'hiver au sud de la Patagonie. Eh bien non, les hivers sont beaucoup plus calmes que ce à quoi on pourrait s'attendre et en partie orientale les nuages s'essoufflent sur les chaînes occidentales et permettent de bénéficier d'un temps sec et plus doux.

Inutile donc de rester cloîtré au mouillage ou au port, après quelques travaux destinés à limiter les déperditions calorifiques et la condensation, nous voilà repartis à la découverte de nouveaux paysages.

 

Puerto Williams

Une garnison et un village qui s'est construit autours. On pourrait aussi dire : "Tout le Chili a été conquis par la démocratie, tout ? Non! Un petit village d'irréductibles résiste encore sur l'île de Navarino."

 Ils ne sont pas méchants mais militaires et y accoler un adjectif friserait le pléonasme. En tous cas la bureaucratie y serait digne d'un pays communiste! ce qui n'est qu'une des petites contradictions de ce petit coin où l'intelligence se glisse rarement sous le béret.

Pour les "yates" de plaisance, ça se traduit par des demandes d'autorisation pour chaque déplacement, un nombre de mouillages permis très réduit et pas toujours très bien choisis, et un arbitraire étrange sur l'attribution des autorisations. A cela il faut rajouter le devoir de reporter chaque jour sa position à un poste de contrôle par radio. Fastidieux et pas toujours possible. Alors il faut se débrouiller, faire semblant, avoir des prétextes météos, des pannes de moteurs, etc... pour aller dans les criques qui nous attirent et essayer de s'y faire oublier.

 

Toutes ces tracasseries sont en partie expliquées par des différents frontaliers qui ont existés par le passé avec l'Argentine. Ainsi, en 1984, un conflit naval a bien faillit avoir lieu, les marines des deux pays étaient sur le point de s'affronter vers les îles Wollaston quand une tempête a différé la confrontation, entre temps un accord a pu être signé avec l'intervention du Pape!

Les îles Wollaston

Ou "comment à peu de frais peut-on transformer de gentils touristes en aventuriers du grand large", car l'île la plus australe des Wollaston porte le célèbre nom de "Isla de Hornos", c'est bien elle qui constitue l'extrême sud du continent américain et le mythique "Cap Horn". Faire le tour de l'île de Horn est ainsi susceptible de nous conférer le titre de cap-hornier, de nous donner le droit de siffler pour appeler le vent et, au moins pour la partie mâle de l'équipage, le prestige de pouvoir pisser au vent. 

 

Soyons honnêtes, le mythe du Cap Horn est issu des anciens bateaux de commerce à voile qui devaient le doubler d'est en ouest, contre le vent, la mer et les courants dans des conditions extrêmement difficiles pour des navires peut performants à ces allures. Le passage pouvait durer des semaines à louvoyer dans les tempêtes se succédant régulièrement et il était courant de perdre des membres de l'équipage dans ces régions. Aujourd'hui, il reste le point qui marque la fin des souffrances du pacifique sud pour les marins des grandes courses autours du globe et les quelques rares plaisanciers dont nous ne faisons pas partie. De nos jours, avec une bonne météo, le Horn se passe en planche à voile, en canoë ou à la nage et ça n'a aucune signification. Donc nous avons fait notre tour sans aucune autre prétention que celle d'une forme de pèlerinage et de balade touristique.

 

Les Wollaston, à l'arrivée, c'est d'abord des essaims d'oiseaux de mer qui accompagnent le passage du voilier : prions, sternes, damiers, cormorans, pétrels, et bien sûr albatros. De la surface de la mer à quelques dizaines de mètres d'altitude, ça file, vire, vole et plane dans tous les sens. En groupe pour les damiers tachés de noir et blancs, solitaire et sans effort pour le grand albatros qui semble suspendu pour l'éternité entre ciel et mer, tous nous escortent vers l'étroit canal Bravo qui nous permet de nous incérer dans l'archipel.

 

Dans la caleta Maxwell, nous avons attendu quelques jours les bonnes conditions en compagnie des loutres, phoques et dauphins. Une première tentative de sortie vers le cap nous l'a montré, de loin, sans masque, avec son visage agressif des jours où la mer sculpte sans pitié ses austères falaises de granite noir. Un jour sombre comme tant d'autres où des grains ténébreux se glissaient parmi des dentelles agressives de roches, récifs, aiguilles et promontoires obstinés. Un jour où ces éperons de pierre se faisaient doigts tendus vers le retour à l'abri à défaut de pouvoir se faire dents cruelles et implacables. 

 

Bref, après une sage retraite et un peu plus de patience, par beau temps et petite brise nous avons enfin pu aller faire le tour du fameux rocher en compagnie du voilier "Boulard" qui nous a rejoint. Les conditions sont si calmes que nous en profitons pour aborder l'île de Horn et rendre visite au gardien de la station de contrôle maritime, du moins Marie-Christine car il est difficile de mouiller et il faut quelqu'un à bord.

 

L'armée chilienne gère plusieurs stations de contrôle dans la région, ces postes détachés avec peu de contacts directs, sont occupés par des familles pour un à deux ans, organisation plus supportable que pour des hommes seuls.

La famille Sepulveda, y compris leur fille de deux ans est ainsi en poste depuis quelques mois dans cet extrême bout du monde et chaque visite même de courte durée est bien entendue la bienvenue, d'autant plus qu'avec l'automne il n'y a pratiquement plus de bateaux charter. La météo y est aussi rarement aussi clémente puisqu'en trois mois ils ont recensé huit jours de beau temps et qu'à plusieurs reprises par le passé, le phare a été pulvérisé par les rafales de vent.

 

L'île Lennox

A l'ouest de l'île Navarino, elle a été un centre d'extraction d'or à l'époque de la ruée vers l'or patagonique, aujourd'hui il y a encore une société qui se charge de faire la prospection des ressources, mais si les baraquements qui abritent la soixantaine d'ouvriers sont rudimentaires, les outils sont modernes : analyses et photos satellites. Pour l'instant, l'exploitation est vide mis à part un gardien et sa famille qui surveillent tranquillement la zone en attendant le retour de l'équipe l'été prochain car en hivers le sol gèle et les travaux en sont rendus trop compliqués.

 

Lennox c'est aussi une famille militaire qui occupe un poste de contrôle avec ses deux enfants et l'impression d'avoir un an de vacances payées, loin des contraintes et du stress. L'accueil y est chaleureux et sincère.

 

Lennox ça aussi été un bon coup de vent dans un mouillage exposé et une nuit blanche à tanguer dans un fort clapot en espérant que le mouillage tiendra. Tout va bien, ça a tenu!

 

La baie de Nassau

Du nom d'un vaisseau anglais qui fit des relevés hydrographiques au XVIIème, elle s'étend entre Navarino et les Wollaston. Normalement on n'a que le droit de la traverser, mais en insistant un peu on a obtenu l'autorisation d'aller passer quelque temps dans les mouillages qui la cernent.

 

Ca a été le seño grandi, où nous avons fréquenté les pêcheurs de centollas (énormes et succulentes araignées de mer). Ceux-ci viennent pour huit mois vivre à quatre dans un bateau de 8 mètres à l'équipement très sommaire. Tous les matins il y a 200 casiers à remonter, vider, ré-appâter et reposer, ensuite le reste du temps est bien long loin des siens! Alors on se retrouve parfois à quelques embarcations pour un match de foot si le temps beau, une partie de carte s'il fait trop froid. Un autre bateau passe toutes les semaines récolter les centollas et approvisionner les pêcheurs. 25 centimes du kilo pour eux, ce n'est pas lourd mais ça permet quand même des salaires conséquents pour le Chili. Jose, Juan Carlos et Angelito pour quelques soirées de chaleur partagée dans le carré.

 

Le canal Canacus, un labyrinthe de rochers à fleur d'eau au milieu des montagnes enneigées.

 

La baie Orange, orange par la couleur des rochers qui la borde, blanche par le paysage d'hivers qui s'est bien installé. Les canards et cormorans abondent et sont les seules âmes vivantes dans le coin depuis qu'une mission est retournée à l'état de ruine. C'était une des dernières traces d'une des nombreuses et naïves tentatives d'évangélisation des indiens, instrument involontaire de leur fin, par la maladie, la misère et la honte. Nous repensons à la caletta Mejillones, entre Ushuaia et Puerto Williams, où un cimetière indigène au milieu de nulle part a été déclaré monument protégé. Alignement de tombes où les dates de décès rapprochées soulignent le passage des épidémies chez les derniers témoins d'un peuple effacé de son destin.