Emilienne à l'école communale avant la grande guerre

 

Emilienne BONNEL en mariée en 1925

En ce jour de juin 1914, les champs autour d'Ormes ont pris cette couleur verte qui annonce que la récolte sera bonne cette année. Le soleil est déjà levé depuis plusieurs heures lorsqu'Emilienne quitte la ferme de ses parents située à Blondemarre pour se rendre à l'école, accompagnée de son frère Robert. Elle longe les champs de son père, le brave Edouard Bonnel, pour gagner Ormes qui se trouve à environ deux kilomètres de la maison. Comme tous les matins, Emilienne a revêtu sa blouse noire, uniforme obligatoire pour se rendre dans le temple du savoir. Que ce chemin peut lui paraître long avec ses galoches qui lui font mal aux pieds. Il faut dire qu'à huit ans, elle grandit vite mais ses parents ne peuvent lui acheter régulièrement de nouveaux souliers. Pour retarder cet achat onéreux, son père lui a même fixé des plaques de ferailles (de vulgaires couvercles de boites de sardines) sous ses chaussures. Ce chemin, elle le refera à midi, quand la cloche de l'école aura retentit pour rentrer manger à la ferme. Elle peut toujours se consoler en se disant que d'autres écoliers ont moins de chance qu'elle car ils doivent apporter leur repas pour le midi (un morceau de lard, un fruit, du pain...). En chemin, elle peut apercevoir deux de ses camarades qui tentent de se cacher dans les blés pour éviter le "hussard de la république". Mais gare à la colère de ce dernier.

Arrivée à Ormes, elle s'approche de l'école communale qui se trouve dans la cour de la mairie, comme c'est le cas dans de nombreux villages de France. Cette mairie n'a rien d'original: elle fut construite sur le modèle de toutes les mairies de la III° république. La cloche retentit et Emilienne comme ses camarades filles et garçons (car l'école est mixte) gagnent sa place attitrée dans la salle de cours. Celle-ci est déjà chauffée par les rayons matinaux du soleil de juin, ce qui n'est pas le cas l'hiver, obligeant alors un élève de la grande section à alimenter le poele à bois avant la rentrée des élèves.

Une nouvelle journée s'annonce pour ses enfants aux âges si différents. En effet, dans cette petite commune rurale sise à l'est d'Evreux, l'école ne compte qu'un maître chargé d'apporter le savoir à toutes ces petites têtes blondes. Celui-ci doit donc diviser sa classe en cinq sections pour prendre en compte les âges de ses élèves et doit bien sûr se faire respecter afin de transmettre son savoir. Combien de fois Emilienne n'a-t-elle vu son maître sortir de son bureau la baguette de noisettier qui fait si mal aux doigts? Et que dire des lignes à recopier, du bonnet d'âne porté au coin de la classe, voire sur la place du village lorsque l'élève a été trop pénible? Il faut dire que tous les élèves ne sont pas forcément heureux d'être dans cette classe à travailler le calcul et la grammaire, à réciter les dates de l'histoire de France qu'il est si difficile à apprendre, à buter sur la plupart des mots dans des dictées interminables, à s'interesser à ses leçons de morale qui reviennent tous les matins, à retenir le nom des fleuves et des montagnes que le maître pointe de sa baguette sur la carte murale, à se passionner pour les sciences (pour les garçons) ou la couture (pour les filles). L'ennui est parfois au rendez-vous et les bétises ne sont jamais bien loin. Ainsi, Emilienne peut régulièrement voir cette petite fille tremper son buvard dans l'encrier puis s'en éponger le visage afin de ressembler à un mineur sortant d'un puits. Ce qu'elle ne peut pas savoir en revanche, c'est que cette enfant sera dans quelques années sa belle-soeur.

Dans l'après-midi, Emilienne semble ailleurs. A quoi pense-t-elle ? Aux prochaines vacances qui n'auront lieu que dans un mois, à la fin du mois de juillet? Aux vacances passées toujours trop courtes ( huit jours à noël et à Pâques seulement, une demi-journée pour mardi gras et deux jours à la Pentecôte )? A sa soeur Marcelle qui vient de naître ? A son carnet de notes qu'elle devra faire signer ce soir à son père et sur lequel le maître a scrupuleusement noté le matériel scolaire qu'elle a utilisé ce mois-ci afin de se faire rembourser ( un cahier à 25 centimes et un crayon à 2 centimes)? A la future remise des prix qui se fera comme chaque année le 14 juillet dans la cour de la mairie en présence du maire et qui annoncera la retraite aux flambeaux puis le bal qui se terminera tard dans la nuit ? A la future rentrée des classes en septembre prochain lorsqu'elle pourra intégrer la section supérieure ?

Hélas, elle n'intègrera jamais la section supérieure car, alors qu'elle est assise dans cette petite école normande, un archiduc autrichien se fait assassiner à Sarajevo. Dans un mois, l'Europe aura basculé dans la guerre, son père sera mobilisé et elle devra rester à la ferme en tant qu'aînée pour apporter de l'aide à sa mère.

Une scolarité bien éphémère et une enfance écourtée par les obus de la première guerre mondiale.