ANECDOTES AMERIQUE CENTRALE / MEXIQUE

 

Eh oui, ça continue :

 

HONDURAS

 

HONDU-RAS LA CASQUETTE

 

Bien, ce matin, passer à la douane n’est qu’une formalité. Gratuite. La veille au soir, passant du Nicaragua au Honduras, des gosses me sautaient dessus, désireux de louer leurs services de guide : car il fallait passer successivement cinq contrôles ! Cela dit, je sais lire, et estimais ne pas avoir besoin d’eux, pour me retrouver dans ce dédale de tout juste vingt mètres de façade. Pour emporter la décision, les gosses m’inventent une histoire de douanes fermées dès 16 heures. Allons donc ! Et pourquoi pas une frontière ouverte seulement les 29 février des années non bissextiles?

Confiant, j’aborde les différents guichets, passeport et visa en règle. Migracion : “c’est 7 lempiras”(8 francs). Ah bon ? J’allonge. Timbre d’entrée, sans doute. Transito : “c’est 5 lempiras”. Encore!  “Vous me donnez un reçu ?” Et le type de me donner, comme au service des migraciones, un bout de papier format timbre-poste latino-américain (ce qui fait tout de même une bonne taille), avec tampon de service et la somme portée à la main. Génial, comme reçu ! Au Nicaragua, il y avait plein d’extras à payer, mais les reçus, en double, étaient numérotés, limitant les possibilités de magouillage. Des restes de l’intolérable totalitarisme bolchévique, sans doute...

Oirsa. Kékseksa ? “C’est 2 lempiras”. J’aurais bien voulu vous éviter cela, mais sachez que pour moi, la situation n’était pas bonne, et que ce service l’empira (faites l’air de celui qui n’a pas entendu, je comprends votre gêne). Cuarentena : gratuit. Ah bon ? Je m’attendais à un sonore “c’est tout juste 50 lempiras, ou on vous place en quarantaine”. Ça n’allait pas tarder...

Enfin, Aduana, abordée à 16 h 05, après ce remarquable parcours du combattant - ou plutôt du c... payant. “C’est 10 lempiras”. Ben voyons ! Et une sacoche en prime ? “Vous me délivrez un reçu ?”. Echanges de regards gênés entre les filles. “Bon, il passera demain”. La frontière fermait bel et bien à 16 h. Aucun panneau ne l’indiquait, et personne, à part les gosses (la vérité sort toujours de la bouche des enfants !), n’avait jugé bon de m’en informer. Ici, tout le monde est censé connaitre la loi. A part les douanières, qui voulaient monnayer ces insupportables 5 minutes supplémentaires de travail harassant.

Pas plus mal, au fond : pour la nuit, j’avais un refuge, alors qu’il se mit à tomber des trombes d’eau! Ce fut donc le lendemain à 8 h qu’on vint me contrôler les sacoches. Ils ne semblaient pas au courant de la nouvelle donne au Nicaragua (gouvernement de Chamorro), et restaient à la recherche d’armes ou de lecture subversive. Faut bien conserver à une armée puissante une raison d’exister, non ? Le Costa Rica, exempt d’armée depuis 1949, n’est pas près de faire école - A ce propos, cela leur laisse plus d’argent pour l’éducation...

Honduras, à nous deux ! Régulièrement, des guérites de contrôle bornent la route, au passage desquelles je lance un bonjour, en passant un peu au ralenti. C’est oublier que le cerveau des forces de l’ordre tourne parfois encore plus au ralenti, et un policier réquisitionne un poids lourd pour me rattraper 3 km plus loin, pour un contrôle un peu inutile : visiblement, je viens de passer la frontière proche, et mon vélo me permettrait difficilement des galipettes à la basquaise dans les montagnes.

Un peu plus loin, une caserne à l’entrée de laquelle je salue joyeusement deux soldats. Même topo : ceux-ci me rattrapent 2 km plus loin, après avoir auto-stoppé un véhicule. D’où j’en conclus que les militaires pensent un tout petit peu plus vite que les policiers. Ce qui ne me rassure pas vraiment pour l’avenir de ce pays. Question de l’un d’eux: “vous transportez des armes ?”. Bien sûr, mes sacoches regorgent de tout un arsenal ! D’ailleurs, bougez pas, vous allez servir de test d’efficacité. Allez, restons sympa avec ces bougres, pas méchants pour un rond. Et puis, en 1969, il y a eu la guerre du football entre le Honduras et le Salvador, pour une histoire d’arbitrage contesté (la guerre est le prolongement du sport par d’autres moyens...) ; alors, pas utile de les chatouiller, ces bougres : ils pourraient bavurer.

4 km plus loin, alors que la pluie s’est déclenchée, je retrouve mes deux troufions en bord de route ! Après coup, cela me fait irrésistiblement penser à ce gros méchant loup évadé, traqué par le petit chien de Tex Avery, le ”I am the hero”: où qu’aille le fuyard, à quelque vitesse que ce soit, le héros y est avant lui ! Sur le moment, je pense plutôt au pot de colle, modèle “pieds au plafond”.

“- Je vous ai déjà vu quelque part, vous? (l’année passée à Marienbad ?)”

“- Excusez-nous, mais on doit vous fouiller”.

Bon, là, j’hésite à vous retranscrire les paroles, vulgaires et françaises, de notre sympathique héros aux yeux si durs. Allez puiser plutôt dans les derniers textes de Gainsbourg. Mais le fait est qu’à la vue de cette colère bien peu sainte, ils ne savent plus où se mettre ! C’est à peine s’ils osent s’approcher de ce cyclo roulé en boule, de peur qu’il ne morde :

“- Ben, on le fouille, ou quoi ?”

“- Laisse tomber, tu vois bien qu’il est colère !”

Et du coup, c’est moi qui prends l’initiative de la fouille d’une sacoche, exposant ma lingerie fine aux regards indiscrets, et surtout à la vue de la pluie, laissant parallèlement ma mauvaise humeur s’étaler : en espagnol cette fois, mais deux tons en dessous. Affaire de dosage ! Et mes deux troufions, se confondant en excuses, la tête basse, traversent sur l’instant la route, pour faire du stop afin de s’en retourner à leur casernement. Après coup, je m’en veux de mon coup de gueule, dont je n’attendais pas d’aussi bons résultats il est vrai !

J’imagine la scène, côté caserne, lors de mon passage :

“- Eh, r’garde le guss sur son clou!”

“- Tiens, on va en parler au chef, ça va le faire s’marrer !”

Rapport au sergent-chef de garde, qui débouche sa dizième bière de l’après-midi - il fait chaud, sous les tropiques, on n’a pas idée, des fois.

“- Hein, quoi, un type à vélo ? Allez me le contrôler plus vite que ça, hop !” (et glou glou).

Retour du premier contrôle:

“- Chef chef, c’est un Allemand ou un truc de c’genre, qu’y dit qu’y fait le tour du monde. Y vient du Nicaragua, et v...”

“- Quoi, le Nicaragua ? Mais bande de nouilles, c’est évident qu’c’est un Sandiniste qui cherche à s’infiltrer ! Vous l’avez fouillé, au moins ?”

“- Ben, euh...n...non, chef”

“- Mais bon sang, retournez vite le fouiller, ou je vous colle trente jours !” (et re-glou glou).

Et les malheureux qui se font enguirlander autant de l’autre côté ! Bon, j’espère qu’ils sauront quoi raconter à leur chef, cette fois...Et qu’ils auront l’idée de lui payer une quatorzième bière, histoire d’endormir ce gardien de l’intégrité du territoire hondurien. La subversion ne passera pas, la bière communiste non plus. A la vôtre !

Tegucigalpa (Honduras), 20 Juin 1991. 

vers le récit

 

EL SALVADOR

 

NOUS CONTROLONS LA SITUATION

 

San Salvador, ambiance chaude. Pas vraiment côté boites de nuit, vu que le couvre-feu rêgne, mais plutôt côté coups de feu. Je rentre chez mes amis, qui m’hébergent pour une semaine dans l’une des capitales les plus explosives du moment. Je n’ai pas fait 200 mètres que j’ai droit à un premier contrôle. Déclinaison de l’identité, calme de ma part.

Pas le moment de faire comme la veille, où j’avais envoyé balader rien de moins que la Guarda Presidencial ! Mais, à ma décharge, je suivais péniblement à vélo la voiture de Roberto (1) qui me dirigeait à travers le dédale des rues de San Salvador, et ces balourds allaient me faire perdre le fil d’Ariane. Il avait fallu toute la diplomatie de Roberto, avocat de métier, pour rêgler l’incident. M’étant excusé par la suite auprès de lui, il m’avait rassuré : “son hijos de puta !"

Donc, maintenant, grand sourire et flegme. Je vais en avoir besoin. 500 m plus loin, au carrefour, re-contrôle. J’explique que je suis touriste, ce qui est une erreur : il n’y a pas de touristes au Salvador.

“- Votre passeport !”

J’obtempère bien évidemment. Le malheureux se perd dans un document qu’il n’a jamais vu. Il ne le tient certes pas à l’envers, mais reste cloué face à la première page des visas, celui du Paraguay, abordé 18 mois plus tôt. OK, le passeport dégueulant de visas, de prolongations et d’annotations diverses du genre “entré avec un vélo”, je ne suis pas sorti de l’auberge.

En douceur, je prends les affaires en mains, et comme à un enfant, je fais tourner les pages devant ses yeux émerveillés, pour l’amener au bon dessin, celui qui affiche les armoiries de son pays. Ouf, le voilà enfin rassuré, quelque chose qu’il connait. Ces barbares de Hondulivie ou du Chila Rica, ça ne lui dit visiblement rien.

“- Mais pourquoi vous me fouillez systématiquement, alors que vous laissez passer tous les gens autour ?”

“- Nous devons fouiller les étrangers. Ainsi, les voitures n’ayant pas la plaque minéralogique salvadorienne.”

Avis aux “terroristes” qui veulent apporter des armes au centre de la capitale.

Je signale à mes soldats que ça fait mon deuxième contrôle en cinq minutes. Prenant mon nom sur un registre, ils me rassurent :

“- Vous ne serez plus contrôlés, maintenant que nous avons pris vos références.”

Ah oui ? Il ne me faudra pas attendre plus de 200 mètres pour vérifier le bien fondé de cette assertion, et retrouver des militaires pris de l’irrésistible envie de dénicher un guerillero à vélo. Mais cette fois, c’est plus sérieux :

“- Ouvrez vos sacoches.”

Aïe! Il me revient soudain à l’esprit que j’ai dans mes sacoches une petite bombe : la copine de Roberto m’a remis des nouvelles qu’elle a écrites, dont le contenu est franchement pro-guerilla, et j’ai dans la sacoche droite ces originaux, avec les photocopies que je viens de faire ! Parade à trouver d’urgence.

Tandis que l’un des troufions fouille ma sacoche avant gauche, je puise dans la sacoche avant droit l’ensemble des documents écrits, dont mon press-book et mes compte-rendus divers. Je fais circuler toutes ces coupures de presse auprès de mes deux militaires, intéressés malgré eux par cette balade dont je leur décris toutes les péripéties. C’est gagné, ils sont absorbés dans la lecture de textes autant espagnols que français, plongés dans la galaxie du voyage. L’air de rien, je glisse les textes prohibés dans la sacoche déjà vérifiée. Ouf !

Presque à la porte de chez Roberto, j’aurai “droit” à un dernier contrôle. Mais à ce stade, je ne m’en fais plus : il me reste deux autres sacoches pour jouer les Majax !

(1) Bien sûr, Roberto porte un autre nom...

Frédérick FERCHAUX, 1991

Anecdote vécue quelques mois avant l'accord de paix...mais ça reste valable pour d'autres coins de la planête ! 

vers le récit

 

 

DONDE  ESTA EL SALVADOR ?

 

SURBOM SUR LA PANAM

 

Boum !

Euh, là, pas de doute, il s'agit d'un gros pétard. Réveil en sursaut à 2 h du mat', en pleine campagne salvadorienne. Première réaction, dans mon demi-sommeil : des avions bombardent ! Et crainte immédiate : que ça ne me retombe dessus...

Reboum !

Le show continue, mais cette fois, j’ai compris : c’est tout bêtement la guerrilla, occupée à dynamiter consciencieusement chaque pylône longeant la route, à 200 m de ma résidence principale. Saine distraction, quand on est pris d’insomnie, me direz-vous.

Je m’associe à l’insomnie, durant les deux heures de ce festival impromptu, accompagné parfois d’un dzing dzang, lorsque les fils électriques font tilt entre eux (more fun quand ça pète !). Un conseil, camarades : ne ramassez pas les fils à terre, vous pourriez vous en mordre les doigts...Pas trop d’inquiétude, de mon côté : ma tente, planquée derrière un talus, n’est pas à proprement parler un objectif stratégique, juste une paire de chaussettes en train de sêcher innocemment sur le fil reliant ma barraque roulante au vélo. J’essaie donc de me rendormir, en comptant les explosions en guise de moutons.

 

LE COUP DE FEU

 

Aube. Plus de boum depuis deux heures, le stock de dynamite doit être en rupture, à l’image de quelques pylônes. Après un petit déjeûner ingurgité et une tente abattue en quatrième vitesse, je m’apprête à déménager avant que...

Pan, pan ! Tacatacac !

Eh bien voilà, le feu d’artifice reprend. Avec un partenaire qui a du répondant, l’armée. Les hostilités viennent de débuter sur la route, pas bien loin de mes oreilles. Que faire ? Se terrer, tourner la tête comme à Roland Garros suivant les tresses de Yannick, et apprendre à reconnaître au bruit les armes de chaque camp ? L’armée, avec ses mortiers, a un net avantage. L’orage semble s’éloigner, je songe alors à me déterrer.

Ziou, ziou !

Eh, mais cette fois, c’est moi qu’on vise ! Et le festival qui reprend. Me voilà à plat-ventre derrière le vélo, à l’abri provisoire des balles qui me sont destinées. Mais ma position est délicate : derrière moi, une rangée d’arbres et une clôture me coupent toute retraite, et accessoirement, je n’ai que ma bombe lacrymo pour me défendre, ce qui est tout de même un peu léger. Surtout que des vaches se replient vers moi, ce qui accentue le déluge de balles. Entre nous, pas bien finauds, ces soldats, de prendre pour cible ces quadrupèdes meuhmant. S’ils comptent venir ainsi à bout de la guérilla...

Bien, cette fois, l’orage est bel et bien passé. Ça gronde encore au loin, le FMLN s’en étant retourné dans ses montagnes. Je me suis confectionné au cas où un drapeau blanc, avec le mât de la tente et un plastique blanc. J’y vais crânement. Ah, tu parles d’une bonne idée ! Mes quatre tirailleurs sont encore là, bien planqués dans la végétation, à moins de cent mètres de moi. Consolation, eux-mêmes ont les yeux et les oreilles braqués dans une autre direction. Et dire que, dans les vingt minutes qui ont précédé cette rencontre, je n’avais qu’une frousse : qu’ils me déboulent dessus, et tirent dans le tas, sans prendre la peine de se présenter, ni même essuyer les pieds sur le gazon. Le cadre du vélo n’y aurait pas résisté...  

Dessin de Jean-Luc Maréchal, paru avec l'article dans la revue CCI n°49 de mai 93.

 

LA POLICE A PEUR

 

Revenus à la route, mes troufions font un rapport circonstancié à leur sergent. Celui-ci, en un éclair de temps, a tout compris : un étranger dans une zone de combat, c’est suspect. Il me remet immédiatement à la Policia de Hacienda (les tortureurs locaux), sans même échanger un mot avec le lieutenant. Et me voilà retournant en “bonne” compagnie, en fourgonnette avec le vélo, jusqu’à la capitale, à 100 km. Retour tendu, les 4 policiers m’entourant étant sans cesse aux aguets, le temps du voyage : une attaque surprise peut avoir lieu partout. Ainsi, ce contrôle de tenues kaki, 500 m devant nous. Personne ne sait d’avance qui est qui : armée, police, guerrilla ? Un des policiers est prêt à introduire une roquette dans son arme, scrutant le groupe armé.

Il faudra attendre d’être à cent mètres pour que les armes se rabaissent. Si même la police a peur, où allons-nous ? Au quartier général. Et un terroriste capturé, un ! Enfin, gardons les formes : “sospechoso de pertenecer al FMLN (1)”. Dans l’ensemble, cependant, les uniformes ont un comportement sympathique, à part quelques brutes épaisses, pour lesquelles je suis déjà catalogué. Un type à vélo, armé de ses sacoches? Allez donc, un subversif, ça ne fait pas de doute ! Me voilà bientôt les menottes au poignet, hurlant que je veux joindre mon ambassadeur. Ils n’ont pas prévu le baîllon sur la bouche, mais bien le bandeau sur les yeux.

On va me fusiller séance tenante ? Non, c’est pour que je ne retrouve pas mon chemin, en cas d’évasion de l’enceinte fortifiée. Le pa-la-ce ! 2 m sur 3, un matelas mousse fatigué, une cuvette WC décoré d’une douzaine de cafards. Et ces maudites menottes qui se resserrent sur mes poignets, d’avoir trop remué mes petites menottes. J’en ai la peau cisaillée. Pôv’chou.

 

TORTILLAS EN GUISE DE TORTURE

 

Cinq heures à attendre ainsi, écroulé sur le matelas. Visite d’un médecin, au nom des droits de l’homme. C’est qu’en tant qu’étranger, j’ai droit au “regimen especial”, nettement plus accommodant que celui livré aux Salvadoriens, qui ont toutes chances de passer à la trappe. Le toubib vérifie si je n’ai pas reçu de coups, me fait retirer les menottes, promet de prévenir mon consulat. Et retour en cellule, une maigre portion de haricots rouges accompagnée de deux mini-tortillas dans le ventre.

Ce sont les “interrogatoires” (en fait, jusque là, de simples questionnaires répétitivement administratifs) qui sont mes seules sorties jusqu’à la nuit, tandis que des mitraillades éclatent dehors. Les policiers haussent les épaules : la guerrilla tire non loin, alors que nous sommes dans la capitale. Rien de plus normal. La nuit se passe, je ne suis guère rassuré : je sais n’être coupable de rien. Oui, mais eux n’en savent rien. Surtout, la propagande officielle laissant à penser que, s’il y a de la rebellion, c’est à cause des étrangers venant fomenter la révolte dans ce doux pays, ne seraient-ils pas enclins à faire un exemple sur moi?

A 5 heures et demie, on me réveille. Ce sont les empreintes digitales. Y’avait pas une autre heure pour cela! On me présente un texte ambigu, dont il peut ressortir que je peux reconnaitre ma culpabilité - ou l’inverse. Pas le choix, je signe. Le geôlier me console, devant mon inquiétude de louper...l’éclipse solaire, qui aura lieu en début d’après-midi : il me promet de me laisser sortir à ce moment-là. Et mon consul ? ca va faire 24 heures que je n’ai pas eu de contact avec l’extérieur, et cela n’est guère encourageant: personne ne sait que je suis là, sauf mon vélo, également sous bonne garde. Tout se présente sous les meilleures auspices...

 

SAUVE PAR LA PRESSE

 

Le taulier m’ouvre, il est 11 heures : le consul est arrivé. Et il ne s’agit pas d’une simple visite, mais d’une libération ! Notre digne représentant a eu soin de venir avec une redoutable coupure de presse, qui a mis toute la hiérarchie policière dans tous ses états : un vulgaire bout de papier d’un scribouillard, où l’on me voit, avec la mention “un cycliste Français, parcourant le monde”. Allons, allons, il n’était pas question d’embêter un ami Français, dont les liens d’affection avec notre grand pays sont...surtout s’il s’agit d’un trotamundo ! Pas un instant nous n’avions douté de son innocence, il s’agissait d’un simple contrôle ! Allez, nous sommes tous frères, on s’embrasse et on n’en parle plus.

Une heure plus tard, je rejoins mes amis à San Salvador, que j’avais quittés trois jours plus tôt. Je leur raconte ma passionnante histoire. Ah oui ? Eux ont l’oeil rivé sur la télé, assistant à l’éclipse solaire qui a lieu en direct dehors ! Il faut dire que pour eux, ce qui m’est arrivé est désespérant...de banalité : il y a un an, ils sont resté une semaine barricadés, durant une attaque de la guerrilla contre une caserne tout proche. Baisser la tête quand ça siffle dehors, ils connaissent ! N’empêche, ils ont raison : l’éclipse, ça, c’est un événement. Bien sûr, ça peut nous tomber sur la tête, mais c’est bien agréable d’y assister en vrai, plutôt que de s’enfermer devant sa télé!

(1) Suspect d’appartenir au Front Farabundo Marti de Libération Nationale.

 vers le récit

 

GUATEMALA

 

UN MACHITO AU PAYS DES MACHETTES

 

Au moment où j’écris ces lignes, voilà que j’ai de la visite. Excusez-moi.

“- Bonsoir, entrez, asseyez-vous. Vous prendrez bien un verre?”

“- Mains en l’air!”

Ah, euh, j’ai emmêlé un peu les bobines. La mienne ne revient visiblement pas à mes “invités” un peu spéciaux. Que je vous plante un peu le décor : dans un champ abandonné, à l’écart de la Panamericana (1). Pas assez planqué, car un chien m’a repéré, et donné l’alerte, furieux que je me sois installé juste sur son trésor à nonos. Le tout dans un périmètre encore plus “zone de confinement” d’une centrale nucléaire. C’est-à-dire l’ouest du Guatemala, secoué sporadiquement par la lutte armée, aussitôt sévèrement réprimée par des forces armées qui ne font pas spécialement dans le détail.

Du coup, juste avant la nuit,c’est une patrouille qui rapplique : des paysans, baptisés milice d’auto-défense, vieilles pétoires et machettes à la main.

“- Vous voyez bien que je n’ai pas d’arme : je suis juste en train d’écrir...”

“- Manos arriba !”

Attention, ou sinon je presse la détente de mon stylo à jet d’encre ! Ce qui ne me rassure guère, c’est que ces milices, formées à la va-vite par ces fins renards de militaires, sont réputées pour leurs bavures. Ceux-ci tremblent de tout leur corps : un coup peut partir comme ça, par erreur.

“- Je suis juste un touriste, et je pense dormir ici. J’ai mon passeport, vous voulez le voir ?”

Conciliabule incertain des yeux entre les deux chefs. Bien, je peux. Du calme, Fred, pas de geste brusque. Un jeune commence à pointer son fusil sur moi. Alors, il faut dé-com-po-ser. Sinon, ce sont eux qui décomposent ma cervelle.

“- Tenez, mon passeport, et un article paru sur moi dans la “Prensa Libre”, où je parle de mon voyage.”

Très fort, le gars : il arrive à lire l’article, alors que la feuille est agitée dans sa main d’une danse frénétique ! On ne réalise pas toujours le talent caché de certains, digne du Gala des Artistes.

“- Bien ; mais le coin est dangereux. A 500 m, c’est plus tranquille.”

A 500 m, c’est sûrement tout de suite plus tranquille ! Un canon, ça porte à combien, déjà ? Le danger, pour l’instant, c’est cette forêt d’armes pointés sur moi...

“- Oh non,je suis bien là.”

“- Bon, ben, adios.”

Ça m’apprendra à camper si près de la route. Si eux m’ont repéré, d’autres, aux intentions moins pures, pourraient faire de même. Donc, je décide de réaliser ce que je n’avais pas fait dès le début, par paresse : descendre plus bas vers la rivière, pour planter ma tente dans un réduit, complètement invisible et inaboyable cette fois.

Au loin, l’orage claque, et les éclairs illuminent le ciel. Soudain, des bruits étouffés. Zut, cette fois, des faisceaux de torche électrique. Allons, ils ne vont pas descendre là....si !

“- Buenas noches !”

“- Qu’est-ce que vous faites là?”

“- Ben...j’dors.”

“- Faut pas, m’sieur, c’est dangereux de dormir dans le monte (2). Et puis, c’est interdit.”

Cette fois, c’est une famille au grand complet de paysans, armée de machettes.

“- Pourquoi vous n’avez pas dormi dans un hôtel de La Mesilla ?”

Geste vague de ma part. Je n’ai pas envie de payer l’hôtel puisque j’ai une tente, je ne savais même pas qu’il y avait des hôtels à La Mesilla, et de toutes façons je ne viens pas de La Mesilla, mais d’une piste de montagne où il y a plein de méchants guerrilleros, mais je n’en suis pas un, et bien que dormant ainsi, je ne suis pas un vagabond. J’ai exactement cinq secondes pour expliquer tout cela en espagnol, avant qu’on ne me plante une machette dans la nuque.

“- Comment m’avez-vous trouvé?”

“- On vous a entendu, de la maison. Mais faut pas rester là. Y’a une maison, là-bas. Ici, c’est interdit. Là-bas, vous verrez, c’est sûr.”

J’essaie bien d’argumenter, mais les négociations ne sont pas près d’aboutir, et j’ai sommeil. Je cède. A la grosse nuit, je plie ma tente, je range mes sacoches, et suis mes bonhommes le long de la route. Jusqu’à la maison, déserte et fermée. Un jeune m’éclaire de sa torche la longue véranda.

“- Ici, vous dormirez tranquille.”

“- Ici? Mais je suis moins en sécurité que là où j’étais ! Tous les véhicules qui passent peuvent me voir !”

Il serait même plus simple d’apposer près de moi la pancarte suivante : “à piller, massacrer, violer, tronçonner. Occasion à saisir de suite.”

“- Non. Ici, il ne se passe rien. Et puis, comme ça, si la patrouille passe, ils pourront vous contrôler."

Ah, c’était donc ça : ils m’ont obligé à décamper, non pas pour ma sécurité, mais uniquement pour la leur. Logique.

“- Mais je vous ai dit que la patrouille m’a déjà contrôlé, et ne m’a pas empêché de rester dormir où vous m’avez trouvé !”

A ce moment, une voiture passe benoîtement, balayant largement de ses phares l’endroit où je suis censé pouvoir dormir tranquille, en sécurité, en pleine zone de conflit...

“- Tenez, voici mon passeport, et une coupure de presse parlant de...”

Que ne l’avais-je fait plus tôt! Cette fois, ils palabrent, moitié en espagnol, moitié en mam (3), mais je comprends : ils me trouvent un endroit plus convenable, sous le pont proche. Comme ça, s’il prend envie à la guerrilla de le faire sauter durant la nuit...Et puis, je suis tout de même moins planqué que dans mon réduit originel. A part eux, qui pouvait bien m’y dénicher, dans l’obscurité complète, le feuillage touffu, et hors sentier?

Mais enfin...Ces gens sont chez eux, et ont sans doute connu de durs moments, entre la guerrilla, aux méthodes pas toujours souples, l’armée aux façons particulièrement expéditives, sans parler des redoutables escadrons de la mort, émanations presque pas illégales des “forces de l’ordre”. Alors, je n’ai qu’un droit, celui de me taire. C’est pourquoi j’écris !

(1) Panaméricana : route traversant l’Amérique Centrale.

(2) Monte : dense végétation tropicale.

(3) Mam : une des nombreuses langues indiennes du Guatemala, d’origine maya.

vers le récit

 

CETTE PESTE DE CHOLERA

 

Abordant Antigua, l’ancienne capitale du Guatemala, par une route encore plus fatiguée que mon vélo, je distingue au loin que ça poudroie. Une longue procession d’enfants approche, pancartes à la main, tapant sur des casseroles. Manif ? Je sais bien qu’au même moment, à Guatemala Ciudad, les lycéens protestent dans la rue, gentiment matraqués par les CRS locaux - je doute que ces lycéens-là réclament plus de pions ! Mais des enfants ?

Je comprends bientôt : il s’agit d’une manif anti-choléra ! Les bruits des tambours improvisés ont pour objectif d’éloigner ce mauvais esprit cholérique, les pancartes de faire connaître à tous leur revendication légitime : le choléra ne passera pas ! Prise telle quelle, cette procession a quelque chose de dérisoire, face à ce problème insidieux auquel est soudainement confronté l’ensemble de la population latino-américaine.

Dérisoire, en effet. Quand on voit les conditions sanitaires d’une grande partie de ces gens, tant en ville que dans les campagnes, on frémit. Dans un village à 50 km de la clinquante capitale, je demande de l’eau : on m’indique le lieu où se ravitaillent les Indiennes, la laguna. Certes, pas de zone industrielle dans les parages. Mais où vont les eaux usées des villages entourant la lagune, sinon dans cette même lagune, dont les eaux ne s’écoulent dans aucune autre vallée, car située au fond d’un ancien cratère ? Ajout de pastilles miracle et pincement de nez lors de la dégustation...

Dans ce village voisin, comme tous ceux de la région, il n’y a de l’eau que le matin. Il me faut donc quémander le précieux liquide à une famille, qui le stocke dans des jarres en plastique. D’autorité, le père jette au sol le peu d’eau traitée qui restait au fond de mon bidon : pas question que j’attrape le choléra, avec cette vieille eau ! Et la mère me le remplit d’une eau laissant, après décantage, un fond suffisant pour remplir un sablier. Mais il est vrai que, concernant la potabilité de l’eau, on ne peut jamais se fier à son apparente clarté...

Dérisoire. Quand on aperçoit les Indiennes laver à grande eau leur linge dans la rivière, devinant que, un peu plus en aval, des gamines doivent remplir des bombonnes de bonne eau pure qu’elles transporteront sur leur tête jusqu’à la maison. Dérisoire. Mais n’est-ce pas la première prise de conscience ? Déjà, penser à se laver les mains après s’être rendu aux “servicios” (toilettes) n’est même pas chose acquise. Le combat commence là. Le combat contre le choléra, celui aussi pour l’obtention de meilleures conditions sanitaires.

A une trentaine de kilomètres de là, les quartiers cossus de Guatemala Ciudad ne connaissent pas ces besoins simples. Le pays, ils ne le connaissent pas. “Ah oui ? Ces sauvages ?”, oubliant qu’il s’agit d’humains exactement faits comme eux. Certains voient dans le choléra une fatalité d’un côté (punition des dieux), un mal nécesaire de l’autre (ça éliminera quelques bouches inutiles). Cela peut être aussi l’occasion d’une prise de conscience, l’arrivée à un ras-le-bol du délaissement dans lequel est confiné l’essentiel des citoyens d’un pays. On a le droit de l’espérer...

Entre la peste et le choléra, faut-il encore choisir ?

 

LA BATAILLE DE LA ROUTE

 

Je ne suis pas mécontent de ma journée : j'ai vaillamment résisté aux assauts véhiculaires. Et pourtant, profitnat d'un vent favorable (c'est-à-dire bien fort, et changeant de direction plus que de chemise), les conducteurs affectés ce jour au front de la Panamericana s'étaient bien concertés pour me réserver un sort néfaste. 

L'opération "Tempête de Misère" commençait en douceur, comme pour m'accoutumer. Une attaque frontale, ainsi je n'étais pas pris en traître. Le coup classique de la voiture dépassant dans un virage fermé, et occupant toute la moitié gauche de la chaussée - la mienne. Le coup passa si près que la casquette frémit, et que le vélo fit un écart sur le bas-côté. Quelle idée aussi pour un cycliste de s'obstiner à rouler sur le goudron, quand les bucoliques taupinières et les si écologiques racines d'arbres l'attendent !

La deuxième tentative ne manqua pas d'originalité, je dois dire : un lance de plastique ondulé.  Vous savez, ces "tôles" en plastique dur, aux rebords bien "arêtés", et vaguement arrimés dans le cas présent sur la galerie d'un bus. Celui-ci arrivait en sens contraire à vive allure, et la plaque se détacha au moment judicieusement choisi, alors qu'une camionnette le dépassant me masquait le projectile. Comment je ne le pris pas en pleine poire (il m'érafla à peine la main, alors qu'en éraflant le visage il m'envoyait à l'hôpital), Saint Innocent mon Patron seul le sait. Mais c'était bien essayé. 

Quelques minutes de temps mort, et j'avais droit au coup banal du poids-lourd raseur. Lui-même doublé par une voiture, il n'avait plus le choix qu'entre ralentir pour me dépasser ensuite seulement, ou bien me serrer sans relâcher l'accélérateur. Que vouliez-vous qu'il fit ? Qu'il ralentût, ou qu'un prompt point mort le secourût ? Mise en marche automatique de la hotte aspirante, on n'arrête pas le progrès. Le temps que ce semi-remorque finisse sa manoeuvre, il me suffisait d'un faux mouvement pour assister à "massacre à la roue broyeuse" en direct et en VPO (Version Peu Originale).

Mais une fois de plus, je déjouais l'habile manoeuvre. Il y eut bien d'autres essais, cependant moins convaincants. Il semblait que l'ennemi avait compris qu'il ne parviendrait pas si facilement à m'abattre. Tout au plus se contenta-t-il de me provoquer quelques frissons supplémentaires, partant du principe qu'un bon cycliste est un cycliste mort de trouille. N'empêche, quelle pusillanimité : à leur place, y'a longtemps que j'en aurais fini, avec ce petit emmerdeur de rouler tout droit. Ces cyclistes, y' s' croient tout permis, même de défoncer nos routes...

vers le récit

Y NO SE CANSA ?

 

Vu à Flores, Guatemala, à la devanture d’une agence: “Aventura Sin Limite SA”. Sachant qu’une société Anonyme a un capital justement limité afin d’éviter des situations par trop aventureuses, ça augure bien de l’entreprise! Concernant cette région, située au nord du Guatemala, un guide spécial pour le super-jeune-branché-qu’a-pas-froid-aux-yeux annonçait la couleur : “ce site impressionnera le routard le plus endurci”. Raison supplémentaire pour que deux lascars cyclards aillent y faire un détour. Avec le père Damien, qui vient doucement au bout de son tour du monde, on avait donc décidé que ce serait le Peten ou rien.

 

UN BILLARD QUI N’A RIEN D’UN BILLARD

 

Je passe sous silence les premiers tours de roue, qui nous amènent en souplesse et en trois jours de descente montante à l’entrée de la piste, même pas signalée par un portique géant signalant “bienvenue aux zaventuriers du  Peten”. Les traditions se perdent. Je vous transporte donc, avec votre aimable autorisation (ou sinon, laissez tomber la lecture de ce passionant récit. Mais vous ne savez pas ce que vous perdez), au km 315, au rendez-vous de la poussière. Et surtout de la caillasse.

Vous connaissez tous, je pense, les délicieuses sensations du marteau-piqueur, les jours de grande échelle de Richter. Très vite, nos vélos chargés ras les ridelles semblent devenus billes folles, dans un vaste et long billard électrique, renvoyées d’une targette à l’autre. Pas beaucoup de points kilométriques marqués, et pas très “more fun to compete”, mais ça fait souvent tilt au niveau du matériel et des os.

Pour ajouter à l’agréable de la situation, la piste s’amuse à faire concurrence aux yoyos que les jeunes agitent dans les petits villages de rencontre. Et un coup vers le Ciel ! Et un coup vers l’Enfer ! Et un coup vers...Ah ce coup-là, ch’uis vert, ça patine. Vaincus, les deux squelettes dégoulinant de sueur s’extirpent de leurs montures d’acier et d’alu (avec poignées plastifiées, très “in”), et entreprennent la poussée de leurs fières mécaniques rutilantes de poussière, dérapant trois pas sur deux sur les cailloux. Arrêts fréquents à éponger une envahissante transpiration tropicale: les vêtements, les cheveux, les muscles, tout est bon à essorer.

 

NUIT ET GOSIERS HUMIDES

 

Allez, pause à Chacte, sous un préau. Naturellement, nous sommes vite entourés de quelques dizaines de paires d’yeux ronds : les gosses, frimousse en tête,  petits rires chuchotés, observent ces deux zèbres venus d’on ne sait où, avec leurs drôles d’engins. Et ces deux bêtes curieuses parlent même espagnol ! Certes, d’étrange façon. L’idée du préau est à la fois bonne et mauvaise: une bonne partie de la nuit, un déluge s’abat sur les tôles, accessoirement sur le reste du paysage, et nous nous félicitons de ne pas être allé camper comme souvent dans la brousse. Par contre, les fêtards du samedi soir remontent nuitamment au village, lampe-torche titubante, nous fixant obstinément de leurs faisceaux aveuglants. Identique réaction des deux cyclos réveillés dans leur sommeil léger: d’une main, la lampe frontale, de l’autre la bombe de gaz lacrymo. A deux heures du mat’, on a toujours envie d’être agressif quand on est dérangé subrepticement dans son sommeil...

Et ça repart le lendemain, sur un parcours toujours aussi sélectif, même qu’on se demande pourquoi les organisateurs du Tour de France n’y ont pas encore pensé. Par contre, un bon point : malgré les trombes nocturnes, la piste n’est pas trop collante. Il faut dire que la sècheresse sévit cette année, et que la terre a tôt fait d’éponger ce petit cadeau du ciel. Du reste, les poteaux que nous voyons plantés dans les zones basses de notre parcours sont en fait autant d’indicateurs pour les périodes habituelles d’inondation.

 

LES TREPIDATIONS DE MA MACHINE

 

Nous approchons de San Luis. Suite à un cahot, mon appareil photo, voulant sans doute chercher à m’impressionner, décide d’aller faire un tour dehors. Quelques loopings exécutés de main de maître, montrant ainsi qu’il sait s’éclater quand il veut. Tout compte fait, plus de peur que de mal, et il s’en sort sans même une ecchymose. A Poptun, nous loupons magnifiquement le guest-house attrape-gringo, où Dan s’est fait dérober du matériel. Dan, c’est ce Canadien croisé sur la route il y a trois jours. Visiblement, il roulait sur une autre planête, planeur à vélo. Il nous avait décrit la piste du Peten comme étant l’horreur absolue, et nous avait conté sa mésaventure survenue dans cette finca pleine de jeunesse occidentale. Le genre de lieu que nous n’avons justement pas l’habitude de fréquenter.

Après Poptun, nous nous enfonçons dans la chaleur. Nous retrouvons de nouveau la rude caillasse, un instant oubliée. Il y a tellement de secousses que je jurerais que mes deux roues s’entrechoquent entre elles, et je songe alors à monter sur place un magasin de pièces détachées pour vélo, tirées de la substantifique moëlle de ma machine. La suite ne donnera pas tort à cette pensée (2). Les fortes pentes reprennent aussi : des pourcentages à faire se hérisser les poils, si ceux-ci n’étaient pas déjà englués de sueur.

Autre sujet d’amusement, de haute portée intellectuelle, les glou-glous d’Obélix, dont nous imitons à profusions les...comment déjà ? Ah oui, les gloussements. Ces dindons sont en fait autant d’oies du Capitole (qui n’ont jamais voyagé en train, contrairement à une légende tenace), pour les paysans auxquels ils annoncent bruyamment notre arrivée. Et ce sont, de la part de ces gens cultivant un modeste champ de maïs à peine suffisant pour subvenir à la subsistance d’une nombreuse famille, des “adios”, des “que le vaya bien” (portez-vous bien) qui fusent. Hélas, aussi, de la part des gosses, des “gringo”, des “goodbye” : nous sommes catégorisés, pas méchamment d’ailleurs, en tant qu’Américains -ceux du nord, qui ont pris pour habitude de s’approprier pour eux seuls le nom dévolu à un continent entier. Autant dire que nous ne prenons pas ces remarques pour un compliment.

 

ATTENTION : CAMPING FEROCE

 

Le soir, nous repérons, à la sortie de Sabaneta, une carrière à l’écart de la route. Mais la présence, le long de la piste principale, de gosses et de jeunes nous oblige à ruser, à faire semblant de continuer dans un premier temps, puis guetter le moment favorable pour nous ruer dans cette cache. Pas question de prendre le risque que quiconque sache où nous allons dormir : l’un comme l’autre, le voyage nous a instruit de quelques surprises peu agréables, quelques vues fortuites et rapprochées (zoom inutile) de machettes et de canons de fusil, pour savoir qu’il faut soigneusement choisir l’endroit où faire reposer un peu les yeux, à l’abri des regards suspicieux...ou des intentions pas claires.

Chaque soir, les moustiques sont de la partie : ils n’arrêtent pas de nous interpeler quelque part au fond de nous-mêmes (prédilection pour les parties charnues), et nous contraignent à nous relever même en pleine nuit, afin de nous re-repellenter. Mais le mal est souvent déjà fait : nous nous grattons furieusement les points d’impact gorgés de paludisme en puissance, vomissant à l’encontre de ces sales bestioles quelques vieilles imprécations sorties de vieux grimoires parcheminés, uniquement accessibles aux disciples de Méphistophélès. L’ignoble auto-censure, qui s’abat comme un couperet sur ce texte, m’interdit de vous en livrer quelques extraits choisis, et c’est bien dommage.

Au matin, je me rends compte qu’ayant planté ma tente dans le noir, j’ai dormi en fait parmi les ossements d’animaux (sûrement un cimetière de jaguars) et de vieilles godasses. L’âventure, quouâ. A propos des jaguars tant annoncés, le moins qu’on puisse dire est qu’on n’est pas près d’en voir la queue d’un. En guide de jungle épaisse à découper à la machette suivant le pointillé, nous traversons des régions habitées, cultivées. Avec tout ce qu’on nous avait avancé à Guaté, nous rigolons doucement. Au fait, pourquoi doucement ? Nous ricanons grassement, oui, du genre :

“- Eh, t’as vu, là-bas, le troupeau de jaguars ?” (mmeuhh !)

“- Attention, sors ta machette, on entre dans la jungle épaisse” (quelques arbres bordant la piste).

Un écureuil gris traverse devant nous. Il devient le malheureux objet de nos grossiers quolibets:

“- Gaffe, un fauve ! dis-donc, il a rétréci au lavage.”

Et Tarzan est heureux. Mais sûrement ailleurs.

 

HISTOIRE D’EAU

 

Les sels réhydratants dont on nous a gavé à Guaté ne suffisent guère. Il nous faut boire et reboire encore. L’eau chlorée par nos soins finit par lasser les papilles gustatives. Alors, nous nous confectionnons des jus de citron, avec ces “lemoncitos” (petits citrons) qui enchantent le palais. Ouf, après trois jours d’horizon qui poudroie et de bicle qui cassenoie, la piste commence à se lasser du petit jeu, et nous nous en débarrassons en douceur peu avant Flores. La zone est squattée par des camps militaires, d’où notre grand sentiment d’insécurité. Là encore, notre expérience de la soldatesque à travers le monde nous a souvent appris que le danger vient souvent d’eux, dans les trop nombreux pays où ils tiennent la réalité du pouvoir.

Flores, petite île-village, avec sa place ombragée où nous récupérons des frayeurs de la traversée de l’épaisse jungle mystérieuse. Allons, allons, où voyez-vous de l’ironie là-dedans ? Nous sommes surpris d’y rencontrer si peu de gringaillerie - mais il est vrai que, comme d’habitude, celle-ci se concentre dans ses réserves, ses hôtels climatisés en guise de prison dorée, à l’abri de ces autochtones plein de choléra. Du reste, je suis intimement convaincu que rien que de regarder ces sauvages, on s’abîme les yeux. Le touriste ordinaire arrive en avion directement à l’aéroport “international” de Santa Elena, puis se rend à dos de bus pullman au site archéologique de Tikal. L’âventure, quouâ.

Flores, ou Venise ? La citerne d’eau, installée en haut du village, déborde allègrement d’un trop plein d’eau qui manque dans les robinets au même moment. Eau qui dévale joyeusement en cascade dans la grande rue en escalier. Renseignement pris, le type qui a la clé de la pompe n’est pas là. quoi de plus normal ? Ici, l’eau potable est une denrée rare, mais au moins, le pavé de la place aura été lavé à grande eau. Le choléra ne passera pas...

Après une nuit passée sous la marquise complaisante de l’aéroport international (un avion quotidien), nous empruntons, avec l’intention de la rendre dans l’état où nous l’avons trouvée, la splendide route de Tikal : 70 km traversant une région très peu densément peuplée, donc initiant un faible trafic, sinon touristique, tandis que le long des 160 km de la piste que nous avons quittée, de nombreux villages occasionnent une certaine circulation défonçant toujours plus cette chaussée encaillassée. La route a été bâtie spécialement pour les touristes, tandis qu’on délaisse les paysans dans la poussière, les ornières, les nids-de-poule...

 

TIKAL, TERMINUS

 

Ces Mayas, pas bien fûtés tout de même : au lieu de construire leurs ruines en bord de nationale, il a fallu qu’ils nous fichent ça en pleine jungle ! Encore une magouille. C’est donc une antenne de 35 km pas vraiment plats, à l’écart de la piste vers le Bélize, qu’il nous faut parcourir. Arrêt technique vers 11 h, à l’entrée du Parc National de Tikal, où il faut débourser 30 quetzales (36 francs) par jour et par tête de cyclo, au budget aussi râpé qu’une vieille chambre à air abondamment compostée en période bleue - la meillleure pour voyager.

Nous attendons donc sagement 15 h, heure à laquelle il nous sera délivré un billet valable pour le jour suivant, jusqu’au soir. En attendant, grassement couchés dans l’ombre herbeuse, nous disfrutons (3) du spectacle des toucans planant entre les arbres, et refaisons le plein d’eau à partir d’une citerne d’eau dont il est préférable de ne pas vous relater les antécédents. J’ai pitié pour nos lecteurs.

Tikal : les seules ruines où nous pourrons entrer avec les vélos (autorisation explicite sur le feuilllet remis à l’entrée)! Ils comptaient sûrement sur la jungle pour nous décourager (ricanement particulièrement stupides de nos deux escogriffes). En fait oui, un peu de jungle enfin, où nous captons du regard quelques petits singes, et entendons des oiseaux se payer carrément notre tête. Nous les traitons alors de tous les noms d’...oui, enfin, bon. Cela ne nous empêche pas de partir à l’assaut des pyramides, et d’effectuer des poses traditionnelles devant ces ruines superbes, chacun avec sa petite bécane préférée. Sous l’oeil nullement attendri, mais attentif des gardiens des temples.

Justement, l’un d’eux, casquette vissée jusqu’aux naseaux, s’approche pour nous prier d’éloigner les bicicletas des ruines.

“- Pourquoi, ça dérange les dieux ?”, m’enquiers-je naïvement.

“- N...non, mais c’est le rêglement.”

“- Ah bon, parce que j’avais peur que ça ne molesta mucho les dieux. Mais si c’est le rêglement...”

C’est vrai quoi. Je respecte beaucoup les rêglements. Les dieux aussi, accessoirement. Le lendemain, nous aurons droit à un gardien un peu plus embouché, nous rabrouant avec cet argument-massue :

“- Ecoute, jeune, ça fait quatorze ans que je suis gardien ici. Alors, le rêglement, je le connais.”

Quatorze ans, ça les abime vite, dis-donc ! J’espère que les années de jungle comptent double pour la retraite...

Tikal nous surprend beaucoup: nous imaginions des restes encore plus imposants, à force de voir les trompeuses quoique magnifiques maquettes de la situation d’origine. Nous pensions le site franchement éclairci, alors qu’il est plongé dans la végétation. C’est cette jungle proprette (rien à voir avec la vraie jungle dense) qui donne sans conteste son cachet à ce qui fut un immense lieu de culte d’une grande civilisation. Atlantide maya submergé par la forêt. Admirer cet océan vert sombre, frappé de plein fouet par un orage vespéral, depuis le haut du Temple IV est un grand moment, qui console des menus efforts éparpillés de ci-de là sur la piste du Peten.

Revenant au centre de visiteurs, nous songeons à dormir sous l’un des abris du camping. Ca commence mal, aux sanitaires: l’eau tombe au compte-goutte et je ne vous parle pas de l’état des WC. Glissons. Le bouledogue de service, après s’être énervé un rien inutilement sur le robinet qui n’en peut mais, s’en prend à nous :

“- Vous voulez campez ? 30 quetzales.”

“- Quoi ? Payer 30 quetzales pour un endroit si sale ? Vous rêvez !”

“- Dans ce cas, retirez vos véhicules de l’enceinte du camping. Vous avez des hôtels en face.”

On n’est pas plus aimable. C’est l’avantage des hauts-lieux touristiques, le cyclo errant y est toujours bien reçu. Choyé, dirais-je. En fait d’hôtel, nous décidons d’aller dormir dans une vieille bicoque que nous avions repérée non loin. Endroit soigneusement choisi, comme à l’ordinaire: toute la nuit, nous aurons la visite d’une chauve-souris qui a établi son nid à l’intérieur, et entendrons les ébats d’un couple de fauves tout proche, jusqu’au matin. Enfin peut-être des jaguars !

(1) Y no se cansa : et vous ne vous fatiguez pas ?

Question posée traditionnellement au cycliste en Amérique Latine, à laquelle celui-ci s’efforce de répondre avec un humour glacé et sophistiqué, genre:

“- Moi non, mais le vélo, lui, si.”

ou bien :

“- Si, beaucoup. Justement, vous pouvez me pousser ?”

(2) Au Belize, puis dans le Yucatan, je vais casser un rayon, l’axe de pédalier, gagner un jeu dans le guidon, casser l’attache du bidon d’eau...

  (3) De “disfrutar”, profiter, prendre plaisir.

  Frédérick FERCHAUX 1991 (très inspiré par Damien BOISSINOT)

vers le récit

 

MEXIQUE

CABLE DES RAILLEURS  

 

“-Alors comme ça, vous faites un tour du monde à vélo ? C’est cool, ça !”

Arrêt momentané de la mastication forcenée des deux affamés du Yucatan. On vient de nous interpeler quelque part au niveau de notre gamelle de nouilles. “On” est une jeune Française, du modèle plutôt appétissant, et carrément cool. Sûrement cablée, car j’ai pas vu d’antenne.

“- Ça doit être vach’ment bath (comme disait déjà sa grand’mère) ! Mais comment vous faites ?”

“- Ben...on monte sur les vélos, et on appuie sur les pédales.”

Un doute affreux me traverse l’esprit : ai-je été assez clair ? J’ai oublié de préciser que c’est avec les pieds qu’il faut appuyer. Mais nous avons affaire à une fille qui saisit immédiatement au niveau du vécu de la situation, à la limite j’veux dire.

“- Oui, enfin...c’est génial ! Et pour manger, comment vous mangez ?”

“- Ben...avec les mains. Enfin, des fois, on prend la cuillère ou le couteau.”

C’est vrai quoi, nous sommes des sauvages civilisés. Les bons pères missionnaires n’auront pas vainement semé leur longue haleine dans les profonds sillons de la crasse ignorance.

“- Moi, ch’uis en vacances pour quatre semaines avec deux copains. C’est super, ce coin !”

Et légèrement interpelant au niveau du porte-monnaie, nous nous gardons d’ajouter. Nous sommes à l’entrée du site archéologique de Chichen Itza. Cette région du sud du Mexique, avec pyramides Mayas pour uniques montagnes, est devenu, grâce à Cancun, une annexe de Miami. Avec dollar lourd et esprit local en conséquence. Si les Ricains n’étaient pas là...

“- Et vous avez eu des problèmes ? racontez-moi une anecdote.”

Une anecdote, comme ça, au débotté, la bouche pleine de sardines à la tomate ? Damien a la parade : soulevant son T Shirt, il présente la belle marque d’une piqûre d’araignée. Peut être d’une tarentule - il a oublié de lui demander son nom, ce fut si bref, et dans le noir sur la plage de Tulum...

“- Ououh, fait notre interviouveuse, c’est horrible !” 

Voici qu’arrivent le copain et la copine, tout autant blékas.

“- Ah, enfin, des gens qui parlent français!”, s’exclame la yeufi, chetron un peu sauvage.

“- Pourquoi, ça fait longtemps que vous avez quitté la mère patrie ?”

“- Une semaine.”

Oui, évidemment, je comprends qu’après tant de temps, Guillaume Durand et Bruno Masure manquent à ces enchaînés du câble. On ne soupçonne jamais assez les grandes douleurs de ce monde.

“- Et pour dormir, comment f...”

Moment de réflexion intense de l’interviouveuse de service. A la troisième tentative, le processus s’enraye. Pas inutile, les expériences de Pavlov.

“-...J’veux dire, vous vous débrouillez comment ?”

“- On campe dehors, ou sous des abris, des préaux d’école. On demande l’hébergement, dans les villages. Notre budget exclue l’hôtel, surtout ici.”

“- Ah ça oui, ici, c’est un problème ! On avait réservé depuis Paris trois nuits d’hôtel à Merida. Comme on est arrivé deux jours avant, on a dû négocier à l’hôtel où nous avions réservé, afin d’avoir deux nuits de plus. On a payé 74 dollars. Heureusement, nous avons de gros moyens, mais ça a été dur de négocier.”

Bref, ils ont pris des risques insensés : aller négocier deux nuits supplémentaires, avec pour toute arme des liasses de dollars, c’est l’aventure. Sans nous en rendre compte, nous avons affaire à des routards chevronnés, bravant sans cesse mille dangers.

“- Et vous n’avez pas d’ennuis avec les insectes ?”

“- Ben si, les fourmis rouges qui nous attaquent la nuit, les moucherons, les moustiques...”

“- Ah ouais, les moustiques ! Moi, j’ai remarqué un truc : ils attaquent au petit matin, et puis le soir, au coucher du soleil. J’ai repéré qu’ils sont attirés par la lumière.”

Il y a là, en germe, le sujet d’une thèse. Du reste, si les moustiques s’acharnent à nous attaquer, nous, alors que nous n’allumons jamais rien, cela ne change rien à cette fine analyse. Cela prouve juste que nous sommes bêtes, ou que nous avons affaire à des bestioles un peu plus demeurées que la moyenne. Ou, finalement, que nous sommes des lumières.

“- Et vous allez voir: lui, il a une piqûre de tarentule !”

Et Damien, une tranche de pain dans le gosier, de s’exhiber une fois de plus.

“- Ououh, et dire qu’on s’est baigné sur cette plage. C’était dangereux, alors !”

Je le disais: des endurcis. Et vous qui ne vouliez pas me croire. La conversation nous amène alors à préciser que nous (Damien, 41 mois de voyage, Frédérick, 20 mois) ne roulions ensemble que depuis peu. S’adressant à moi:

“- Mais alors, t’es parti tout seul, toi !” 

Temps d’arrêt, de nouveau intense réflexion. Au niveau des tuyauteries du cervelet, le seuil critique de surchauffe est atteint. Se tournant vers Damien :

“- Mais alors, toi aussi t’es parti tout seul ?”

Nous approchons du dénouement :

“- Mais alors, vous êtes partis tous les deux tout seuls !”

Nous sommes démasqués : nous sommes ensemble, et pourtant, nous sommes partis seuls.

“-Racontez-nous une anecdote.”

Ça recommence ! Damien se défile, prétextant d’aller chercher de l’eau. J’embraye alors sur mon histoire du Salvador, mitraillé par les soldats, mis au secret par la police, avec forces détails. A faire pâlir de jalousie Alain Decaux, mais je sens que mon auditoire n’accroche pas. Celui-ci en reste à la belle cicatrice de Damien. Nous avons affaire à des visuels.

“- Bien, je vais manger un peu de ma confiture aux fourmis”.

Yeux équarquillés de mes interlocuteurs :

“- De...de la confiture aux fourmis !”

Ouh là là, mais c’est qu’il ne faut pas dire n’importe quoi ! Ils seraient prêts à gober des mouches - et même des fourmis (1).

“- Oui, l’autre jour, quelques unes ont réussi à rentrer dans le pot. Ça donne un goût très “crunchy” (2)”.

“- Ah oui, oui...N’empêche, vous avez dû manger plein  de trucs bizarres, dans votre voyage. Et à ce propos, ça vous plait, la vie que vous menez ?”

Pas à dire, ils ont le chic pour nous surprendre, avec leurs questions !

“- Ben, si nous sommes parti, et si nous avons continué si longtemps, c’est un peu parce que ça nous plait”.

“- Ah ouais, cool”.

“- Et vous, vous fait quoi ?”

“- Ben moi, ch’fais du droit à la fac de ... (pas de nom. Nous ne voulons pas ternir la réputation d’une prestigieuse université française). Et eux deux, ils font une école de pub”.

“- Ah, fils de pube”, crois-je fin de faire remarquer. Le gars, jusqu’ici silencieux :

“- Oh non, c’est dur, eh !”

Sûrement un slogan destiné à faire le tour de la planête. N’empêche, pas cool, le mec. Il se croyait encore pianiste dans un bordel tranquille ?

“- Bon, ben, contents de vous avoir rencontré. Salut, hein !”

Surtout, ne serrez pas les mains. On ne sait jamais, ces sauvages pourraient bien se mettre à mordre comme ça, d’un coup. Et puis ces fauves ont tout de même quelque chose de répugnant. Mais enfin, nos routards auront vécu de près l’aventure. Et puis, nous, ça nous aura permis de nous hisser le temps d’un instant au niveau d’une haute portée intellectuelle. Avec de élites de ce genre, la France est sauvée. Et cablée.

(1) Cela dit, vers Barbosa (Colombie), il existe une délicieuse spécialité culinaire à base de grosses fourmis.

(2) Crunchy : variété de beurre de cacahuètes, dans laquelle sont préservés des morceaux craquant sous la dent

Frédérick FERCHAUX, Damien BOISSINOT, 1991

vers le récit

 

L’ATTAQUE DES FOURMIS NINJAS

 

Nous étions prévenus : traversant le Peten (nord du Guatemala) et le Yucatan (sud-est du Mexique), nous allions nous faire dévorer par les moustiques, et nous faire paludiser à toutes les sauces. Du reste, dormant près de Belize City, nous comprîmes fort bien de quoi il était question : des moustiques, certes à foison ; mais en prime, de minuscules moucherons, que de bien ridicules moustiquaires ne sauraient arrêter, et venus nous piquer toute la nuit, rendant notre sommeil aussi léger que le ciel était lourd.

Mais la chouette surprise vint quelques jours après. Visant une cabane abandonnée pour la nuit, nous nous enduisons immédiatement de repellent, et comme deux précautions valent mieux qu’une, nous allumons de plus la spirale de “killer”. Le dessin sur l’emballage ne laisse aucun doute : un malheureux moustique est foudroyé de manière terrifiante par un éclair. Pauvre killer ! Par deux fois, dans mes allées et venues pour faire la popote vespérale, je l’écrase d’un pied négligent. Deux fois, il s’en remet, courageux, mais je n’aurais pas juré des résultats d’une troisième séance...

Ainsi sur-protégés contre les moustiques, nous pensions donc enfin être tranquilles un soir. Funeste erreur ! Après avoir consommé mon bol de spaghettis, je commence à me sentir des fourmis dans les pattes. De grosses fourmis rouges, du genre killers, qu’il me faut décrocher des jambes en dérangement, dont elles entreprennent la périlleuse escalade (même si elles n’ont rien à voir avec celles de Zizi Jeanmaire). Damien, lui, rigole franchement devant mon drame insoutenable. Je n’arrête pas de pousser des “aïe ! “, de gigoter en tous sens pour me débarrasser de mes encombrantes admiratrices. A la fin, je craque, et décide de planter ma guitoune dehors, malgré la chaleur étouffante qui règne en-dessous.

C’est à ce moment précis que Damien commence à moins rigoler : privées de ma succulente chair, les fourmis se rabattent sur lui. Faute de grives...Au début, il se croit en sécurité sur les plastiques qu’il pose sous lui avant de dormir. Mais, depuis ma tente, je vois sa lampe torche se mettre fréquemment en route, preuve que la lutte est engagée une fois de plus entre l’homme et l’insecte.

Effectivement, le combat fait rage. L’homme, du haut de son 1,80 m, est cerné de toutes parts. Il me vient une idée : et si nous crééions autour de son château fort plastique un plan d’eau artificiel de, disons 0,000001 ha ? Adopté. Je répands donc mon dernier bidon de 4 litres autour de son couchage. Effectivement, les rares fourmis qui s’engagent pour Cythère-en-Yucatan se noient piteusement. C’est gagné.

Hélas, ce n’est que partie remise : dès 23 h, avec cette chaleur tropicale, la mer s’est écoulée ou évaporée...Et il ne nous reste plus assez d’eau pour combattre cette armée de pinces à pattes. Damien pense alors à répandre sur le sol du repellent, normalement prévu pour les moustiques. Et ça marche pour le reste de la nuit ! Il semble que ce liquide, aux composants franchement chimiques, leur coupe les pattes, au sens propre du terme. Ce qui ne nous rassure guère sur les conséquences lointaines de ce liquide sur nos fragiles peaux...  

 

AVENUES ET CONTRESENS

 

Fraîchement débarqué dans le tropical Mexique via le Belize, nous atteignons Chetumal, la Cannes du Yucatan. Pas trop désireux de nous attarder dans cette station balnéaire, aussi pompe à dollars que sa voisine Cancun, nous nous précipitons dans une recherche éperdue de l'Alliance Française, où j'attends du courrier. Ma liste indique que celle-ci doit se trouver sur l'Avenida General Anaya. Ah, ces généraux, ces colonels qui, tout le long de l'Amérique Latine, ont généreusement donné leur vie à la patrie pour donner leur prestigieux nom à une rue, une place, à des villes même. Près de Chetumal justement, un petit village a été gentiment affublé du nom de "Sous Lieutenant Lopez". J'attends le hameau qui daignera se laisser baptiser "Première Classe Ferchaux". C'est que j'ai donné un an de ma vie en danger à la patrie, moi !

"L'Avenida General Anaya ? Première à gauche, puis à quatre patés, vous y êtes." Confiant, je saute sur mon vélo, à en casser le cadre ; mais ce vieux briscard de Damien sent l'arnaque : ce vendeur de balais était bien prompt à donner l'indication. Exact : bidon. Nous entamons alors un interrogatoire en rêgle de la population, police y compris. Avenida General Anaya ? Personne ne sait. Inconnu au bataillon, ce brave général. 

Pas de panique. Damien a une liste d'Alliance Françaises plus ancienne que la mienne, donc peut-être plus fiable (!). En effet, cette fois nous trouvons, avec un intelligent rapprochement euphonique entre la supposée "Avenida de la Cruz" et la réelle "Avenida de Veracruz". Nous atterrissons alors devant le bâtiment, visiblement un complexe sportif. Qu'y apprenons-nous ? que l'Avenida du General n'existe plus depuis belle lurette, que le C.R.E.A. qui abritait l'Alliance Française n'existe plus, et que du reste, l'Alliance Française elle-même...

Quittant cet édifice situé donc sur l'Avenida Veracruz, nous tombons sur (ou dans ?) ce panneau : "Avenida General Anaya". Mais au fait, cette histoire existe-t-elle, et la ville de Chetumal elle-même...?

Frédérick FERCHAUX, Damien BOISSINOT, 1991

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