Pamphlet (extrait du Nouvel  Observateur - N°1869 )

                        La privatisation du monde 
 

                        Dans un texte à paraître à l'automne, l'auteur des «
                        Particules élémentaires » défend le roman de
                        Frédéric Beigbeder et lance un ultimatum à tous
                        ceux qui intentent des procès aux écrivains. Il va
                        susciter de violentes réactions. 
 

                        Les best-sellers américains [...] sont généralement
                        des livres médiocres. Les personnages sont plats et
                        artificiels, le style inexistant, le suspense vite
                        éventé ; ils ont cependant une qualité qui manque à
                        la plupart des livres français : la précision et le
                        réalisme dans la description des milieux
                        professionnels. On sent à lire ses livres que John Grisham a effectivement été avocat, et pendant
                        de nombreuses années ; que Robin Cook a été médecin et chirurgien, qu'il a travaillé dans des
                        hôpitaux, des laboratoires, des cliniques privées. 

                        Frédéric Beigbeder a travaillé pendant une dizaine d'années chez Young et Rubicam, donc dans
                        la filiale française du plus grand groupe de publicité mondial. Comme son personnage Octave, il
                        était concepteur-rédacteur (c'est-à-dire qu'il imaginait des campagnes publicitaires, et rédigeait
                        leurs slogans). Un tel métier - ne serait-ce que par les frustrations qu'il induit - peut prédisposer à
                        l'écriture romanesque ; il est donc surprenant de ne pas avoir plus de romans nous décrivant de
                        l'intérieur la vie d'une agence de pub - les raisons de cet état de choses apparaîtront un peu plus
                        tard. Par exemple, le titre du livre, « 99 Francs », est un concept (un concept pertinent, voire
                        génial : donner comme titre à un livre son prix de vente, c'est exprimer avec franchise la nature
                        d'un monde où l'argent est la réalité ultime). 

                        [...] Les créatifs des agences de pub, c'est une des évidences qui ressortent de ce livre, se
                        méprisent eux-mêmes ; ils sont conscients de faire de la merde, et de n'être que des créatifs ;
                        ce qu'ils aimeraient, eux, c'est être des créateurs (écrire vraiment des livres, réaliser vraiment
                        des films, ou bien peindre, etc). En tant que créatifs, ils peuvent cependant se permettre de
                        mépriser leurs collègues les commerciaux. Ceux-ci, à leur tour, méprisent les clients - à qui ils
                        arnaquent journellement des sommes considérables. Quant aux clients, de toute façon, ils
                        peuvent faire jouer la concurrence - et, de ce fait, ils méprisent indistinctement les agences de
                        pub. 

                        Ces petits mépris particuliers sont pris dans une chaîne de mépris plus générale ; les directeurs
                        généraux des multinationales ne méprisent pas seulement leurs employés, mais également les
                        consommateurs, à qui ils vendent volontairement des produits de mauvaise qualité
                        (programmation de l'obsolescence) ; mais ils sont à leur tour méprisés par les actionnaires, pour
                        lesquels ils travaillent ; ces actionnaires sont eux-mêmes des consommateurs, et souvent des
                        employés. 

                        [...] Ce qu'il advient dans le livre, je vous laisse le découvrir. Dans la vie réelle, le directeur de
                        Young et Rubicam-France a réussi à prendre connaissance des épreuves (comment ? on peut
                        se le demander). Dans la vie réelle, Frédéric Beigbeder a été licencié pour faute grave, selon la
                        procédure dite de la mise à pied (avec départ dans l'heure, et sans indemnité de licenciement).
                        Ceci sans exclure la possibilité d'un référé pour bloquer la sortie de l'ouvrage. 

                        A ce stade, on ne sait plus vraiment comment qualifier « 99 Francs ». Autofiction prospective ?
                        En tout cas, on a affaire à un objet d'un type nouveau ; de fait, le livre semble fonctionner comme
                        une sorte de dispositif expérimental : on décrit une situation proche de la vie réelle, incluant
                        l'écriture d'un livre, on essaie de savoir comment elle peut évoluer. Le moment de l'expérience,
                        c'est la réception du livre par son public ; les modifications intervenues dans la vie réelle de
                        l'auteur valideront, ou non, l'hypothèse de départ. C'est ainsi que progressent les sciences
                        sociales. 

                        Dans le dernier numéro de la « Nouvelle Revue française », Dominique Noguez note avec
                        justesse que le roman contemporain tend de plus en plus à procéder « par collages ou par
                        ready-made, par absorption de lieux, de rues, de magasins, de marques, d'événements, de
                        personnes de la vie réelle ». Il observe également que le monde réel, pris dans un mouvement
                        accéléré vers la privatisation de tout, se défend avec une vigueur croissante ; qu'il intente des
                        procès à n'en plus finir ; et que, généralement, il les gagne. 

                        Il est peu vraisemblable que le « monde réel », enhardi par ses premiers succès juridiques,
                        renonce à son attitude agressive. Il est peu vraisemblable également que les écrivains cèdent ;
                        au contraire, on peut s'attendre à les voir se mettre hors la loi de manière de plus en plus
                        précise, délibérée et violente. Toutes les conditions sont donc réunies pour une véritable lutte à
                        mort, dans laquelle je me sens partie prenante. Il y a peu de points communs entre Jean-Marie
                        Le Pen, l'Espace du Possible, les Chiennes de Garde (organisation à laquelle appartient, je
                        signale le fait pour sa cocasserie, l'irrésistible Mgr Gaillot), la Licra, la famille Godard et Danone ;
                        mais je sais que je considère dorénavant tous ces gens, indistinctement et au prix d'un
                        amalgame rapide mais juste, comme des ennemis ; et que je me ferai une joie, à l'avenir, de les
                        insulter, de les diffamer, de les calomnier, de porter publiquement atteinte à leur réputation, de
                        leur infliger dans la mesure de mes moyens des dommages matériels ou moraux irréversibles.
                        Eux, et leurs semblables. 

                        L'issue de ce conflit est incertaine. Il est vraisemblable que les éditeurs (comme, d'un autre point
                        de vue, les producteurs de films) constitueront le maillon faible de la chaîne ; on peut difficilement
                        leur en vouloir, compte tenu de l'existence en France de dispositions aussi évidemment
                        scélérates que les lois Evin et Gayssot, compte tenu aussi de l'état effarant de la jurisprudence
                        dans ce pays. Alors, quoi ? Les journaux ? Sûrement pas : ils sont muselés, de manière simple
                        et efficace, par leurs budgets de pub. Internet ? Ce serait une régression désolante par rapport
                        au livre ; mais oui, peut-être, Internet, quand même. Il va bien falloir en passer par là, au moins
                        pour les prochaines décennies. 

                                                                       PAR MICHEL HOUELLEBECQ
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