Résonances – Avril 2000

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Modéliser une approche philosophique du monde

Entretien avec M.P. Grosjean

 

 

Marie-Pierre Grosjean Doutrelepont est co-fondatrice de l'association de philosophie pour les enfants en Belgique, l'association PHARE. Elle est maÎtre-assistante à la Haute Ecole de Mons. Elle enseigne la philosophie aux futurs enseignants et aborde la méthode de Matthew Lipman durant les heures de didactique. Elle donne également des cours de philosophie pour enfants dans le cadre de la formation continuée. Depuis plusieurs années, elle constate avec plaisir l'enthousiasme des enseignants qui ont goûté au programme de philosophie avec leurs élèves. Pour Marie-Pierre Grosjean, les enfants s'intéressent naturellement à la pensée et il suffit de leur en donner l'occasion.

 

D'aucuns reprochent à la méthode de Lipman de ne pas être tout à fait adaptée à la réalité des classes européennes. Estimez-vous qu'il faille procéder à des adaptations?

Il convient de rappeler que le matériel inventé par Lipman se compose d'une part de guides pédagogiques à l'intention des enseignants et d'autre part de romans pour les enfants qui permettent de modéliser une approche philosophique du monde. Les romans sont là pour donner l'occasion aux enfants de découvrir une méthode de réflexion philosophique, mais aussi comment travailler en communauté de recherche et comment développer une discussion philosophique. Les romans constituent le cœur de la démarche, cependant je pense que peu d'enseignants travaillent avec ces textes de manière systématique, faute de temps à disposition. L'adaptation se fait donc principalement à ce niveau. Pour ma part, il m'arrive

aussi de recourir à des romans appartenant à la littérature classique pour ensuite travailler selon une approche qui tient de la philo pour enfants.

 

Le terme de philosophie pour enfants n'est-il pas quelquefois source de malentendus ?

C'est vrai, mais c'est la dénomination donnée par Lipman. En Catalogne, on parle de philosophie 5-18 (de 5 à 18 ans). Certains pays, comme les Pays-Bas, ont proposé des appellations légèrement différentes pour se démarquer quelque peu du programme de Lipman qu'ils ont complété par d'autres approches, comme la méthode socratique. C'est un choix.

 

Pour certains, il serait plus judicieux d’amorcer une discussion philosophique à partir des questions posées par les enfants…

 Chez Lipman, le roman est une réalité argumentée qui permet de développer le raisonnement. Il traduit les problèmes philosophiques dans une langue à la portée des enfants. Ces interventions philosophiques leur permettent ensuite de poser des questions qui sont les leurs. Et c'est là tout l'intérêt de cette méthode. En cela, l'approche de Matthew Lipman est très différente de celle proposée par Michel Tozzi par exemple. Pour Michel Tozzi, la discussion philosophique consiste à définir, à problématiser et à conceptualiser.

 

En France, l'opposition à l'introduction de la philosophie pour enfants à l'école primaire est assez forte parmi la corporation des professeurs. Qu'en est-il en Belgique ?

 Il y a de la résistance mais pas vraiment d'opposition. Peut-être parce que les enseignants qui souhaitent l'introduction de la philosophie à l'école primaire, par exemple durant les cours de mathématiques ou d'histoire, sont encore peu nombreux. Cela s'explique par le manque de formation des enseignants dans ce domaine. La métacognition est entrée depuis peu dans le discours pédagogique et le curriculum de Lipman fournit justement des moyens de développer une telle compétence.

 

Le fait que la philosophie pour enfants ne passe pas par les textes classiques peut aussi être vu comme un facteur dérangeant…

Tout à fait. Au début de l'expérience, on s'est heurté à des réactions épidermiques de quelques professeurs d'université qui ne peuvent pas concevoir l'approche de la pensée sans se référer aux textes philosophiques. Il y avait ceux qui reprochaient aux romans de Lipman de n'avoir pas une qualité littéraire comparable aux textes classiques. Ce qui est vrai, mais ses romans sont à la fois philosophiques, romanesques et pédagogiques. En plus, se ressentait aussi la réticence manifeste au changement, à ce qui vient d'outre-Atlantique. Toutefois, je crois que ces a priori sont en régression.

 

Propos recueillis par Nadia Revaz