Le commentaire d'arrêt


   Le régime des responsabilités varie selon les relations existantes entre la victime et l'auteur du dommage. C'est ainsi que la responsabilité délictuelle ne pourra recevoir application du fait d'un préjudice se rattachant à un contrat, ce que rappelle la deuxième chambre civile de la cour de cassation dans cet arrêt rendu le 9 juin 1993.
   Un contrat d'entreprise pour la réfection d'un immeuble avait été conclu entre les propriétaires et un entrepreneur. Mais l'entrepreneur n'exécuta pas les travaux dans le respect des prescriptions de l'architecte des Bâtiments de France, et les propriétaires ne virent en conséquence refuser le bénéfice d'une subvention. Les propriétaires s'estimants lésé, assignèrent l'entrepreneur en réparation du préjudice.
   Cette action fut accueillie par le tribunal d'instance de Nancy, le 11 octobre 1991, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, le contractant ayant commis une faute lourde en ne se conformant pas aux prescriptions de l'architecte des bâtiments de France. L'entrepreneur, estimant les juges mal fondés, se pourvoit en cassation contre ce jugement
   Il prétend en effet, que les juges ne pouvaient le condamner sur le fondement de la responsabilité délictuelle, puisqu'un contrat le liait avec les personnes victimes, et qu'ainsi seul le régime de la responsabilité contractuelle pouvait s'appliquer quant à la réparation du dommage.
   Il s'agit donc pour la cour de cassation de savoir si l'existence d'une relation contractuelle entre l'auteur du dommage et la victime exclue toute possibilité d'invoquer la responsabilité délictuelle de l'auteur pour inexécution de ses obligations.
   L'argumentation du pourvoi est reconnue par la cour de cassation, qui décide, dans un arrêt du 9 juin 1993 de prononcer la cassation du jugement, en vertu du principe que l'article 1382 "est inapplicable à la réparation d'un dommage se rattachant à l'exécution d'un engagement contractuel ". Reconnaissant la présence d'un lien contractuel se rattachant au dommage, et malgré le comportement fautif de l'entrepreneur, la cour de cassation estime que les juges ont violé l'article 1382.
   Le principe rappelé par la cour de cassation dans cet arrêt est un fondement de notre droit. Néanmoins cet arrêt présente quelques intérêts. Tout d'abord il refuse que la faute de l'entrepreneur ouvre droit à une indemnisation sur le fondement de la responsabilité délictuelle, ce qui avait pourtant été reconnu plusieurs fois auparavant. Ensuite par le principe de sanction que la cour pose dans cet arrêt à travers le dispositif, dont la sévérité ne paraît pas opportune.
   C'est pour ces différentes raisons que nous verrons tout d'abord l'absence de faute lourde comme fondement de la décision de cassation, avant de préciser le caractère discutable de cette cassation.
I) Une application stricte du principe de non-cumul des responsabilités
   La faute lourde qui avait été reconnue par les juges du fond pour accueillir une responsabilité délictuelle (A) est refusée par la cour de cassation, par application stricte du principe de non-cumul des responsabilités (B).
A. Une responsabilité délictuelle reconnue même en présence d'un contrat, par le TI

   Selon l'article 1150 du code civil, il existe une exception au principe de limitation de la responsabilité contractuelle : c'est la faute lourde ou dolosive, la faute lourde étant interprétée comme dolosive de manière constante par la jurisprudence. En fait cette exception, c'est-à-dire l'absence de limite à la responsabilité, est le principe en matière de responsabilité délictuelle, comme l'énonce (implicitement) l'article 1382. La proximité de l'exception sus visée au régime de la responsabilité délictuelle est problématique : doit-on, au vu de cette proximité considérer qu'en cas de faute lourde, c'est non pas la responsabilité contractuelle illimitée (article 1150) qui s'applique mais la responsabilité délictuelle.
   C'est la question que les juges du fond se sont posés, et dans leur décision (qui reste de faible portée jurisprudentielle, puisqu'émanant seulement d'un tribunal d'instance), ils ont estimé que l'action devait être accueillie sur le fondement de la responsabilité délictuelle. L'intérêt de ce fondement peut être mis en cause, s'il ne s'agissait pas d'éviter une quelconque prescription, puisque par application de l'article 1150, les juges pouvaient éviter de se confronter au raisonnement de la cour de cassation.

B. Le principe de séparation des deux responsabilités rappelé par la cour de cassation
   C'est en effet un tout autre raisonnement qu'a tenu la cour de cassation. La haute juridiction commence tout d'abord son arrêt par un rappel du principe de non cumul de responsabilité mais en précisant le champ d'application de la responsabilité contractuelle, par une définition à contrario de l'article 1382 : "L'article 1382 est inapplicable à la réparation d'un dommage se rattachant à l'exécution d'un engagement contractuel". Ce principe de non cumul des responsabilités, date en fait d'un arrêt de la chambre des requêtes de la Cour de cassation du 21 janvier 1890, arrêt qui pose l'interdiction de cumuler les responsabilités délictuelles et contractuelles. Le caractère général du principe repris ici par la cour de cassation semble exclure la possibilité d'une admission de responsabilité délictuelle dans le cadre d'une faute dolosive, en présence d'un contrat.
   C'est en effet ce que fait la cour de cassation. Elle refuse de prendre en compte la faute de l'entrepreneur, en ne répondant pas à l'argumentation des juges du fond quant à la nature de la faute. Elle estime seulement "qu'en statuant ainsi, alors qu'il constatait qu'un contrat avait été passé entre les parties pour l'exécution des travaux" le principe devait recevoir application. Ainsi selon la cour de cassation, quelques soient les circonstances, la responsabilité contractuelle doit jouer dès lors que le dommage était lié à l'exécution d'un contrat (ce qui n'exclut pas une responsabilité délictuelle lorsqu'il n'est plus question de contrat entre deux contractants, blessure volontaire occasionnés à l'occasion du paiement d'une facture, par exemple).

   Mais le raisonnement du juge du fond est en fait loin d'être totalement erroné sur ce point, ce qui nous amène à examiner le caractère discutable de la décision de cassation, tant dans l'appréciation de la validité du raisonnement du TI, que dans la sévérité du dispositif de l'arrêt.

II) Le caractère discutable de la décision de cassation

   Cette décision est en effet critiquable tant au niveau de l'appréciation qu'elle porte sur la faute que les juges du fond avaient retenue (A), que sur le dispositif qu'elle contient, et qui ne semble pas être opportun (B).

A. Dans sa réponse à la qualification de faute lourde
   Le contrat d'espèce, contrat de construction ("réfection de leur immeuble "), a déjà fait l'objet de décision de la cour de cassation. Ainsi un arrêt de la première chambre civile du 4 avril 1962 (Gaz pal, 62,2,p29) énonce que la violation des règlements par un architecte ou entrepreneur est une faute lourde assimilable au dol. La même chambre précise dans un arrêt de la même date, que cette faute lourde doit être extérieure au contrat, pour pouvoir donner lieu à l'application de la responsabilité délictuelle. Le fondement des juges du fond, à partir du moment où il y a existence d'une faute lourde extérieure, est donc au regard de la jurisprudence antérieure valable. La question porte sur l'appréciation de cette faute. Est-ce que violer une prescription d'un architecte des bâtiments de France est une faute lourde susceptible d'engager la resp. délictuelle de l'auteur. Des prescriptions sont elles assimilables à des règlements ?
   En l'espèce rien ne nous permet de supposer que la faute répondait ou non aux critères de gravité et d'extériorité, la cour de cassation ne se prononçant pas sur la question.Beaucoup de décisions sont intervenues sur le fait que la faute lourde, le dol ou la fraude permettent le retour au régime délictuel (par exemple : Civ 3, 9 mai 1979). Plutôt qu'un revirement de jurisprudence (on remarque qu'aucune des décisions citées ne relève de la même chambre de la cour de cassation : 3e, 1ère, et notre arrêt : 2nde), on peut même penser que la jurisprudence n'est pas fixée sur la question de savoir si ces fautes relèvent d'un régime délictuel, ou seulement se rapproche d'un tel régime sans pour autant quitter le champ contractuel (hypothèse de la responsabilité contractuelle aggravée, ce que souhaiterait davantage la doctrine : Viney, la responsabilité civile, JCP93.1.3664n°6). Il y a donc indiscutablement une insécurité juridique sur ce point. Cependant cette insécurité n'est, en principe, que théorique puisqu'ayant en réalité une faible incidence sur les condamnations prononcées par les tribunaux. En principe seulement, car le dispositif de la cour de cassation donne au contraire une incidence importante à cette qualification...

B. Dans son dispositif, par le prononcé de la cassation.
   Cette discussion théorique qui ne devrait avoir qu'une incidence théorique, doctrinale a en fait par ce dispositif, une incidence pratique considérable : la cassation du jugement oblige les parties à retourner devant les juges du fond pour qu'à nouveau soit prononcée une décision, qui reprendra la qualification de responsabilité contractuelle, ce qui, comme nous l'avons dit ne risque pas de changer beaucoup les condamnations prononcées. On peut dès lors se demander quelle est l'utilité d'une telle incidence, alors surtout que la jurisprudence ne semble pas fixée sur la question...
   La cour de cassation disposait en effet d'un moyen beaucoup plus adéquat pour sanctionner le raisonnement des juges du fond qui ne lui convenait pas, soit parce que la responsabilité contractuelle ne pouvait avoir d'exception liée à la faute lourde, soit parce que faute lourde ne pouvait être qualifiée. Elle pouvait procéder à une substitution de motifs, pratique fréquente et qui a l'avantage de ne pas obliger les parties à retourner devant d'autres juges. (peut être qu'elle ne l'a pas fait justement parce que la qualification avait une incidence pratique sur la condamnation, ce qui est reste peu vraisemblable). L'oubli par la plus haute juridiction judiciaire de sa première fonction qui est de servir les usagers en rendant la justice et non d'entretenir un débat juridique théorique est dommage, et peu compréhensible.

Note : l'explication du raisonnement du T.I. était insuffisante selon le correcteur. La technique du commentaire d'arrêt semblant acquise. La note était supérieure à la moyenne mais la copie non notée (rendue volontairement). Si vous n'avez pas lu l'avertissement sur le contenu du site, n'hésitez pas à le faire ;)



Dernière mise à jour : 20 juin 1999