Le compte
rendu le plus complet sur la sinistre « chronique » de ces
massacres est rédigé par M. Robert, sous-préfet d’Akbou,
arrondissement situé dans le département de Sétif.
Cet arrondissement rassemble une population de 100.000 habitants répartie
sur 200 villages. Ce compte rendu, adressé sous forme de note confidentielle
au vice-président du Conseil d’Etat Alexandre Parodi, fait ressortir
deux grandes vagues de répression d’ampleur différentes «
après une période de correction parfaite ».
Il rappelle d’abord la situation de l'arrondissement à la veille
du cessez-le-feu :
« Dans
cet arrondissement-pilote où la paix était si largement revenue
depuis 1960, qu’en 1961, un an avant les accords d’Evian, le couvre-feu
et les mesures restrictives de liberté y avaient été
supprimées à dater de la trêve unilatérale (juin
1961), il restait, le 19 mars 1962, moins d’une cinquantaine de membres
de l'A.L.N, qui depuis un an ne se livraient pratiquement à aucune
activité, se contentant de survivre jusqu’à la paix.
19 MARS-27 JUILLET 1962
: « L’A.L.N. fut d’une correction parfaite, rassurant les harkis
et les élus qu’elle convoquait, leur disant que « le passé
était totalement oublié, qu’ils étaient tous frères,
que la France dont ils étaient les premières victimes était
seule responsable de leur action et que les promesses d’amnistie et les
accords d’Evian seraient scrupuleusement respectés ». Je n’exclus
pas pour ma part que ceux qui avaient tenu ces propos avaient été
sincères à cette époque. Il était cependant
précisé que quitter l'Algérie serait une trahison
qui ne pouvait être admise. Les démarches à la fois
rassurantes et pressantes étaient faites par l'A.L.N auprès
de ceux qui avaient l'intention de partir en France…Nos élus étaient
souvent désignés par l'A.L.N pour faire la liaison entre
elle et l'administration française, et étaient placés
au rang d’honneur lors de ces réunions. Il n’y eut pas une seule
fausse note et même pas de sévices légers. Pendant
quelques semaines tous crurent au miracle et au respect des accords d’Evian.
Ce fut essentiellement à cause de cela que seules soixante-dix
personnes partirent en France avant le 1er juillet. Alors que sans les
promesses formelles d’amnistie des accords d’Evian et le respect de celles-ci
par l'A.L.N plus de la moitié de ceux qui sont morts aujourd’hui
se seraient mis à l'abri en France avec leurs familles… »
27 JUILLET-15 SEPTEMBRE : «
La répression va s’abattre soudainement sans aucune cause locale
particulière. Une cinquantaine d’ex-supplétifs ou de civils
furent tués par l'A.L.N dans les villages les plus éloignés.
Mais surtout 750 personnes environ furent arrêtées et regroupées
dans trois « centres d’interrogatoires » ayant chacun juridiction
sur un tiers de l'arrondissement, dont deux étaient situés
sur son territoire et le troisième à cent cinquante kilomètres
de là dans une ferme de Aïn-Soltan près de Bordj-Bou-Arreridj
(350 détenus).
Dans ces centres où l'on entendait
très loin à la ronde les hurlements des torturés,
près de la moitié des détenus furent exécutés,
à raison de cinq à dix chaque soir. L'emplacement des charniers
situés à proximité des centres est connu. L'autre
moitié fut relâchée de fin août au 15 septembre,
date à laquelle les centres furent supprimés
Ces centres contenaient environ deux
tiers d’ex-supplétifs et un tiers de civils (maires, conseillers
généraux, conseillers municipaux, chefs de village désignés,
généralement contre leur gré par l'armée, anciens
combattants et de plus ceux qui avaient été dénoncés,
à tort ou raison, librement ou sous la torture, comme ayant travaillé
pour la France). Durant cette première purge un conseiller général
dont le président du comité F.L.N m’avait dit avant mon départ
qu’il avait tout l'estime de la population, mais qui avait par conviction
toujours pris position pour la France, a été arrêté
le 1er août, après avoir assuré les fonctions de maire
jusqu’à cette date à la demande de l'A.L.N ; puis il fut
enterré vivant le 7 août, la tête dépassant et
recouverte de miel, en compagnie de plusieurs autres détenus, dans
le camp de Aïn-Soltan devant ses 350 codétenus. Son agonie,
le visage mangé par les abeilles et les mouches, dura cinq heures.(…)
A noter que durant cette période,
la population n’a participé aux supplices que de quelques dizaines
de harkis - promenés habillés en femmes, nez, oreilles, et
lèvres coupés, émasculés, enterrés vivant
dans la chaux ou même dans le ciment, ou brûlés vifs
à l'essence. Cependant, les supplices dans cette région n’atteignirent
pas la cruauté de ceux d’un arrondissement voisin à quelque
quinze kilomètres de là : harkis morts, crucifiés
sur des portes, nus sous le fouet en traînant des charrues, ou la
musculature arrachée avec des tenailles. De même dans cet
arrondissement ne furent pas signalés de massacres, par l'A.L.N,
de femmes et d’enfants harkis ; ce qui fut fréquent dans les arrondissements
voisins où des femmes furent aussi tuées pour le seul fait
d’avoir reçu des soins dans des infirmeries militaires. Il a d’ailleurs
été généralement considéré que
la répression dans cet arrondissement et au cours de cette même
période a été particulièrement limitée
par rapport à de nombreux autres où les chiffres de 2000
à 3000 morts étaient couramment cités.
Cependant le calme revenait le 15
septembre et ne devait pas se démentir jusqu’au 15 octobre. L'on
pouvait estimer que la période de répression qui avait correspondu
avec les séquelles de la vacance du pouvoir se terminait. Ceux qui
avaient été épargnés pensaient être sauvés.
15 OCTOBRE-FIN DECEMBRE : «
Reprise de la répression à froid sur la seule initiative
de l'A.L.N-A.N.P(l'Armée nationale populaire – qui, basée
à l'extérieur des frontières – avait fait son entrée
dans l'arrondissement le 15 octobre). L'on doit en effet noter que pas
plus que la population, ni le F.L.N proprement dit, ni le pouvoir civil
local n’ont participé en rien à cette période de répression
et qu’ils peuvent donc légitimement, non pas nier ou prétendre
ignorer, mais désavouer et affirmer ne pas y avoir pris part. L'on
ne peut, cependant, penser qu’ils en étaient contristés.
Les 15, 16, et 17 octobre une cinquantaine d’ex-harkis étaient massacrés
par l'A.L.N. Les enfants comptaient les cadavres en allant en classe. Dans
une commune, la population se réunissait le 21 octobre près
d’un centre social pour protester contre les massacres de l'A.L.N (presque
chaque famille avait dans son sein et des harkis et des rebelles).
D’autre part, de fin octobre à
début décembre allait reprendre une nouvelle vague d’arrestations
de ceux qui avaient été détenus, puis libérés
vers le 15 septembre. Enfin, il n’était plus question de Centre
d’interrogatoires : l'A.L.N exécutait sommairement, seules les personnalités
avaient encore l'honneur de supplices et de tortures.(…)
Dans chaque commune (groupant en
moyenne treize villages et sept à huit mille habitants), trente
à cinquante personnes furent abattues, harkis ou mokhaznis, chefs
de village ou conseillers municipaux et jusqu’à des septuagénaires,
présidents de petites sections locales d’anciens combattants. Dans
certaines communes, la totalité des harkis ont été
tués, dans d’autres une vingtaine seulement. De spectaculaires et
atroces suicides à la hache ou à la mort-aux-rats eurent
lieu au moment des arrestations
Dans de petits villages, les exécutions
avaient lieu sur place ou à cent mètres d’écart à
n’importe quelle heure du jour.
Dans les chefs-lieux de communes,
dès la tombée de la nuit, l'A.L.N venait chercher en jeep
tel ou tel qui était exécuté un kilomètre plus
loin.(…)
Enfin eurent lieu des massacres généraux
dans des villages qui avaient été les premiers à se
rallier à la France en 1957. Ainsi arrivaient fin novembre à
Marseille, convoyés par l'armée, cinquante rescapés,
femmes et enfants, d’un village de l'arrondissement voisin où tous
les hommes avaient été tués. Dans l'arrondissement
dont il s’agit ici, l'on m’a simplement indiqué que dans un village
profrançais tous les hommes étaient soit morts soit prisonniers.
A noter que toutes les victimes de la deuxième
vague de répression avaient résidé depuis le 1er juillet
dans leur village sans être nullement inquiétées. Il
n’était donc plus question de vengeance à chaud, ni même
de liquider ceux qui s’étaient particulièrement engagés
avec la France, ce qui avait été fait largement lors de la
première vague de répression, mais de tuer ceux qui, ou bien
n’avaient jamais caché leurs sentiments profrançais, ou bien
simplement avaient accepté, sans que la population ne trouve rien
à redire, de participer au système administratif de l'époque,
sans avoir jamais pris part ni à la répression, ni à
des prises de position politiques caractérisées. Beaucoup
avaient même été inquiétés ou suspectés
par l'armée à juste titre.
Cependant, si au cours de la première
vague de répression du mois d’août aucun des menacés
n’avait pu s’échapper, sans aucun doute parce que la population
suivait encore aveuglément les ordres du F.L.N, plus de deux cents
personnes sont parvenus en France de fin octobre à fin novembre,
échappant de justesse à la mort. Elles ont souvent déclaré
qu’elles avaient été prévenues de leur arrestation
par la population quelques heures avant celle-ci, et souvent nourries,
cachées pendant trois à dix jours puis munies de viatiques
pour pouvoir passer en France. L'excès de la répression avait
provoqué une fois de plus dans cette guerre d’Algérie , le
dégoût d’une population qui a le sens de la justice. »
Après cet exposé des faits,
le sous-préfet d’Akbou dresse le bilan de la répression.
« De façon globale le nombre de liquidés est
très certainement supérieur à 750 et probablement
de l'ordre d’un millier (dans son département).
Il est certain que ce nombre, grâce
au caractère relativement très limité de la première
vague de l'épuration, est, d’après ce qui est indiqué,
très inférieur à celui de la plupart des autres arrondissements
Le chiffre moyen de 2000 tués par arrondissement (mais pour
la plupart en août) est très fréquemment cité
( l'Algérie compte 72 arrondissements). (…)
A noter également que l'on ne parle
que de harkis alors que la proportion non négligeable de civils
est de l'ordre d’un tiers constitué d’élus de tous rangs,
de chefs de villages, d’anciens combattants ou de simples civils…A titre
d’exemple, sur six conseillers généraux, deux ont été
tués, deux ont pu se réfugier en France, un est en prison
depuis le premier août après d’atroces sévices et un
autre a été libéré après deux mois de
détention et de tortures. Sur onze maires : cinq tués, un
en prison, deux évadés, un détenu puis libéré,
un libre. »
Le sous-préfet d’Akbou s’étonne
que la presse française consacre si peu de place au massacre des
amis de la France :
« L'honneur de notre pays paraît
plus gravement engagé et l'on peut être surpris que dans les
rares articles de presse traitant de cette question, le nombre de victimes
soit minoré dans de telles proportions, comme si la discrétion
était de surcroît demandée aux victimes. »
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