1.- Une histoire dramatique et refoulée
Le terme de harkis, tiré de l'arabe harka (mouvement),
s'applique aux
soldats de certaines unités supplétives autochtones d'Algérie
engagées avec l'armée
française contre la rébellion indépendantiste,
de 1954 à 1962. Cette appellation
s'est étendue abusivement à tout autochtone ayant pris
le parti de la France durant la
guerre d'Algérie, qu'il soit civil ou armé, ainsi qu'à
sa famille.
Il convient de rappeler que depuis des siècles, la France armait
pour son
compte des ressortissants locaux dans les pays où elle exerçait
son autorité. Selon
cet usage, en Algérie, dès le début de la rébellion,
les représentants des autorités
françaises recherchèrent l'adhésion des musulmans
à la lutte contre la subversion. Se
fiant aux promesses des dirigeants de l'État, dont celles que
fit le général de
Gaulle jusqu'en 1960, ces représentants crurent que la France
resterait durablement en
Algérie. Ils transmirent cette conviction aux musulmans algériens
qu'ils enrôlaient.
S'ajoutant aux unités d'autodéfense de villages et aux
musulmans appelés ou
engagés dans l'armée, trois corps d'autochtones
furent créés: les harkas, unités
mobiles responsables d'un secteur, jumelées avec les compagnies
françaises, les
maghzens, groupes statiques de moghaznis (sorte de gendarmes ruraux)
placés sous
l'autorité des Sections administratives spécialisées
de l'armée chargées du développement
rural (S.A.S.), et les Groupes mobiles de sécurité (G.M.S.)
assimilés aux C.R.S.
Le recrutement fut surtout collectif dans les villages, il s'opérait
parfois parmi des
déserteurs de l'A.L.N (Armée de libération nationale).
Les engagements étaient le plus souvent volontaires. Selon le
sociologue
Mohand Hamoumou, lui même fils de harki, ils obéissaient
à des motivations très
variées: patriotiques ou économiques pour certains, elles
furent surtout d'ordre
sécuritaire, les chefs de village voulant protéger la
population contre les opérations de
l'armée, et plus encore contre les incursions du F.L.N.
Les supplétifs furent surtout enrôlés de 1957 à
1960, ils perdirent 5 000
hommes, morts au combat ou disparus. Les désertions furent très
rares. A la suite de
l'infléchissement de la politique française vers l'indépendance
algérienne à partir de 1961,
commencèrent la démobilisation et le désarmement
des supplétifs. Les accords d'Evian
signés le 18 mars 1962 laissèrent les “ musulmans français
” sans protection
véritable.
A la date du 19 mars 1962, cessez-le-feu entre l'armée française
et
l'A.L.N., on peut estimer sur la base du rapport à l'O.N.U.
du contrôleur général aux armées
Christian de Saint-Salvy, que vivaient en Algérie 263 000 autochtones
engagés du côté
français ou récemment démobilisés, dont
60 000 militaires, 153 000 supplétifs et 50 000
notables francophiles. Familles comprises, il y avait plus d'un
million de personnes
menacées sur huit millions de musulmans algériens.
Au printemps de 1962, alors que le territoire était laissé
au F.L.N. par
l'armée française repliée dans des garnisons d'Algérie,
le nouveau pouvoir algérien feignit
la clémence envers les pro-Français, alors que le gouvernement
français limita à une
portion minime leur repli en France. Louis Joxe, ministre d'État
aux Affaires algériennes,
adressa à l'armée une directive “très secrète”,
le 12 mai 1962, menaçant de sanctions
les militaires français qui organisaient le repli en métropole
de leurs alliés
musulmans “en dehors du plan général de rapatriement”,
et ordonnant même le renvoi en
Algérie des supplétifs débarqués en France.
En fait, ce “ plan ” n'existait que sur le papier, et le Gouvernement
fut
débordé par l'arrivée des rapatriés d'origine
européenne.
On estime à 15 000 ou 20 000 le nombre de familles de musulmans
pro-Français (environ 91 000 personnes) qui purent de la sorte
s'établir en France de
1962 à 1968.
Mais au sein de l'écrasante majorité restée en
Algérie, il y eut au minimum
des dizaines de milliers de victimes assassinées par le
F.L.N.
Ce massacre perpétré parfois par familles entières
s'accompagna souvent de
tortures, de viols , etc., alors que l'armée française
restait cantonnée dans ses
casernes et sans que l'opinion publique nationale ou internationale
ne s'en émeuve.
Les meurtres de ces musulmans durèrent jusqu'en 1966. En 1965,
la Croix
Rouge recensait par ailleurs 13 500 pro-Français incarcérés
en Algérie.
Comme l'explique l'historien Benjamin Stora dans son livre consacré
à la
mémoire de la guerre d'Algérie, les harkis vont désormais
apparaître comme des témoins
gênants des deux cotés de la Méditerranée.
En Algérie, reconnaître l'histoire des
supplétifs musulmans conduirait à briser le mythe fondateur
du peuple uni contre la
colonisation, en France l'abandon des harkis provoque un profond malaise
auquel succède
rapidement le silence de la mauvaise conscience.
A cet abandon, la France ajouta, pour ceux qui avaient pu rejoindre
la
métropole, des conditions d'hébergement à la fois
sommaires et paramilitaires dans des
camps tels celui de Bias qui combinaient destruction du système
social traditionnel et
mise sous tutelle.