Manuscrits du vieux grimoire


Liste des poèmes
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Larmes de confettis de Liette Boulianne
L'aurore boréale de William Chapman
Le monde de l'invisible de Charles Baudelaire
Le cygne de Sully Prudhomme
Le lac d'Alphonse de Lamartine
Le Sphynx d'Arthur Rimbaud
L'albatros de Charles Baudelaire
Un coucher de soleil en Bretagne de José-Maria de Heredia
Demain de Victor Hugo
Toutes les muses d'Auguste Barbier
Le dormeur du val d'Arthur Rimbaud
Les baisers de Théodore de Banville
Le vaisseau d'or d'Emile Nelligan
Le long du quai de Sully Prudhomme
Les Narcisses de William Wordsworth




Larmes de confettis

Nous deux, on est soudés comme les doigts de la pogne.
Raconte tes blessures, tes chagrins, tes envies,
Ce soir, je le sens bien, t'as le coeur qui cogne
Et t'as le corps tourné à la mélancolie.
Ils sont longs tes vingt ans au bout de ta cigarette.
Tu ne dis rien, pour un peu tu t'noierais dans la nuit,
Au ventre de la ville qui t'attire et te guette.
T'as les joues barbouillées, larmes de confettis.

J'ai pris une bouteille on va lui faire sa fête.
Ça ne change pas grand chose mais ça soigne les bobos.
Ça te f'ra comme un soleil, une étoile dans la tête,
Une escale ou une île tatouée sur ta peau.
Ils sont loin mes vingt ans et si loin leurs lanternes,
Et bien des lendemains m'ont chanté leurs chansons.
Jette de la poudre aux yeux pour effacer tes cernes,
La vie n'a pas toujours le bon goût des bonbons.

Comme par le passé, s'il faut refaire nos guerres,
S'il tonne, je te le jure qu'on saura faire front.
Crois-moi, toutes les peines sont souvent éphémères.
Offre-moi de rester, je ne dirai pas non.
C'est bête, quelquefois on ne sait plus quoi dire.
Si tu m'aidais un peu, même en faisant semblant,
Un mot, un petit rien, la moitié d'un sourire.
Mais non, c'est pas pressé laisse le temps au temps.

Si tu veux d'ici on descend la Tamise.
Un vieux resto chinois allumera son fanal,
Nous passerons plus tard tous les ponts de Venise
Et nous boirons du vin au bistrot du Canal.

Liette Boulianne

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L'Aurore boréale

La nuit d'hiver étend son aile diaphane
Sur l'immobilité morne de la savane
Qui regarde monter, dans le recueillement,
La lune, à l'horizon, comme un saint-sacrement.
L'azur du ciel est vif, et chaque étoile blonde
Brille à travers les fûts de la forêt profonde.
La rafale se tait, et les sapins glacés,
Comme des spectres blancs, penchent leurs fronts lassés
Sous le poids de la neige étincelant dans l'ombre.
La savane s'endort dans sa majesté sombre,
Pleine du saint émoi qui vient du firmament.
Dans l'espace nul bruit ne trouble, un seul moment,
Le transparent sommeil des gigantesques arbres
Dont les troncs sous le givre ont la pâleur des marbres.
Seul, le craquement sourd d'un bouleau qui se fend
Sous l'invincible effort du grand froid triomphant
Rompt d'instant en instant le solennel silence
Du désert qui poursuit sa rêverie immense.

Tout à coup, vers le nord, du vaste horizon pur
Une rose lueur émerge dans l'azur,
Et, fluide clavier dont les étranges touches
Battent de l'aile ainsi que des oiseaux farouches,
Eparpillant partout des diamants dans l'air,
Elle envahit le vague océan de l'éther.
Aussitôt ce clavier, zébré d'or et d'agate,
Se change en un rideau dont la blancheur éclate,
Dont les replis moelleux, aussi prompts que l'éclair,
Ondulent follement sur le firmament clair.
Quel est ce voile étrange, ou plutôt ce prodige ?

C'est le panorama que l'esprit du vertige
Déroule à l'infini de la mer et des cieux.
Sous le souffle effréné d'un vent mystérieux,
Dans un écroulement d'ombres et de lumières,
Le voile se déchire, et de larges rivières
De perles et d'onyx roulent dans le ciel bleu,
Et leurs flots, tout hachés de volutes de feu,
S'écrasent et, trouant les archipels d'opale,
Déferlent par-dessus une montagne pâle
De nuages pareils à des vaisseaux ancrés
Dans les immensités des golfes éthérés,
Et puis, rejaillissant sur des vapeurs compactes,
Inondent l'horizon de roses cataractes.
Le voile en un clin d'oeil se reforme plus beau,
Lové comme un serpent, flottant comme un drapeau.
Plus rapide cent fois qu'un jet pyrotechnique,
Il fait en pétillant un sabbat fantastique,
Et met en mouvement des milliers de soleils
A travers des brouillards transparents et vermeils
Comme cristallisés dans la plaine éthérée.
Quelquefois on dirait une écharpe nacrée
Qu'un groupe de houris secouerait en volant
Dans l'incommensurable espace étincelant ;
Tantôt on le prendrait pour le réseau de toiles
Que Prométhée étend pour saisir les étoiles,
Ou pour le tablier sans bornes dans lequel
Les anges vanneraient des roses sur le ciel.

Et la forêt regarde, enivrée, éblouie.
Se dérouler au loin cette scène inouïe ;
Et l'orignal, le mufle en avant, tout tremblant,
Les quatre pieds cloués sur un mamelon blanc,
L'oeil grand ouvert, au bord de la savane claire,
Fixe depuis longtemps l'auréole polaire
Poudroyant de ses feux le céleste plafond,
Et son extase fauve en deux larmes se fond.

(William Chapman, 1850-1917)


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Le monde de l'invisible

Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ?
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis ?
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le coeur comme un papier qu'on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?
Et les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,
Quand la vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les fièvres ?
Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard,
Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?
Et la peur de vieillir et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanation de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n'implore, ange que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !

Charles Baudelaire (Les fleurs du mal)

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Le cygne


Sans bruit, sous le miroir des lacs profonds et calmes,
Le cygne chasse l'ombre avec ses larges palmes,
Et glisse. Le duvet de ses flancs est pareil
A des neiges d'avril qui croulent au soleil ;

Mais ferme et d'un blanc mat, vibrant sous le zéphyr,
Sa grande aile l'entraîne ainsi qu'un lent navire.
Il dresse son beau col au-dessus des roseaux,
Le plonge, le promène allongé sur les eaux.
Le courbe gracieux comme un profil d'acanthe,
Il cache son bec noir dans sa gorge éclatante.

Tantôt le long des pins, séjour d'ombre et de paix,
Il serpente et laissant les herbages épais
Traîner derrière lui comme une chevelure,
Il va d'une tardive et languissante allure.

Tantôt il pousse au large et loin du bois obscur,
Superbe, gouvernant du côté de l'azur,
Il choisit pour fêter sa blancheur qu'il admire,
La place éblouissante où le soleil se mire.

Puis quand les bords de l'eau ne se distinguent plus,
A l'heure où toute forme est un spectre confus,
L'oiseau dans le lac sombre où sous lui se reflète
La splendeur d'une nuit lactée et violette,
Comme un vase d'argent parmi les diamants,
Dort, la tête sous l'aile, entre deux firmaments.

Sully Prudhomme (1839-1907)


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Le lac

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour?
Ô lac! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir!
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes;
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés;
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Les flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos,
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :
" Ô temps, suspends ton vol! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours!
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours! "
" Assez de malheureux ici-bas vous implorent
Coulez, coulez pour eux;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent;
Oubliez les heureux.
" Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit;
Je dis à cette nuit : " Sois plus lente "; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
" Aimons donc, aimons donc! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons!
I,'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive;
Il coule, et nous passons! "
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolerait loin de nous des la même vitesse
Que les jours de malheur?
Hé quoi! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace?
Quoi! passés pour jamais? quoi! tout entiers perdus?
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus?
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez?
Ô lac! rochers muets! grottes! forêt obscure!
Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux !
Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses Molles clartés!
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : " Ils ont aimé !"

Alphonse de Lamartine (1790 - 1869)

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Le Sphinx

Dans la nuit claire et froide où l'air semble gelé,
Engourdi, frissonnant, sous la clarté lunaire,
Le grand sphinx de granit compte ses millénaires
Et revit solitaire les splendeurs du passé
Le sable mollement roule son étendue,
Et le scintillement des facettes polies
Brille comme mille feux d'ardentes pierreries,
Merveilleuses parures et gemmes inconnues.

La lune aux yeux bleus coule son disque jaune,
Ses reflets opalins, dans ses orbites creux,
Donne au sphinx l'attitude trompeuse
Du sommeil menaçant que simulent les fauves.

Sur l'immensité du désert sans borne,
Silencieux, figé dans sa robe hiératique,
Sur son socle rigide, la face énigmatique
S'appesantit pensive, dure, farouche et morne.

Et superbe gardien des siècles disparus,
Survivant éternel de l'antique débâcle,
Comme un cheval sauvage qui soudain renâcle,
Dans la nuit noire surgissent des êtres déjà vus,

Leurs fantômes ailés repeuplent le désert
Et leurs pas talonnant ont fait crier le sable,
Le sphinx mystérieux, pensif et vénérable
Regarde tournoyer ces monstres de l'enfer.

Resurgis du passé, ils défilent en cadence :
Grands colosses de pierre à tête de bélier,
Sphinx, griffons, ibis, pharaons et guerriers
Tous viennent une nuit pour la dernière séance...

Sous les rayons blafards de la lune nostalgique,
Déroulant lentement leur émouvant cortège,
Les colosses de granit et les fantômes de neige
Semblent les seuls survivants des hordes fantastiques

Alors quand l'aube paraît soudain à l'horizon,
Ces ombres disparaissent avec flûtes et sistres
Ayant tous achevé leur dernier tour de piste !
Seul, le Colosse de sable figé, rêve sa vision.

Voyageurs qui cherchez la clef d'anciens mystères
Dans le silence des dunes une voix vous appelle
Un pharaon de pierre interpelle les mortels
Pour leur dire que leur corps n'est que de la poussière...

(Arthur Rimbaud 1854-1891)

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L'albatros

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid!
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

(Charles Baudelaire 1821-1867)

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Un coucher de soleil, en Bretagne

Les ajoncs éclatants, parure du granit,
Dorent l'âpre sommet que le couchant allume.
Au loin, brillante encore par sa barre d'écume,
La mer sans fin, commence où la terre finit !

A mes pieds, c'est la nuit, le silence. Le nid
Se tait. L'homme est rentré sous le chaume qui fume ;
Seul l'Angélus du soir, ébranlé dans la brume,
A la vaste rumeur de l'Océan s'unit.

Alors, comme du fond d'un abîme, des traînes,
Des landes, des ravins, montent des voix lointaines
De pâtres attardés ramenant le bétail.

L'horizon tout entier s'enveloppe dans l'ombre,
Et le soleil mourant, sur un ciel riche et sombre,
Ferme les branches d'or de son rouge éventail.

(José M. de Hérédia, La nature et le rêve)


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Demain...

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

(Victor Hugo, 3 septembre 1847)

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Toutes les Muses

Toutes les muses glorieuses
N'ont pas au front le calme et la sérénité,
Et dans le choeur sacré de ces nobles chanteuses
Plus d'une grande voix sonne avec âpreté.
L'une épanche son âme en plaintes infernales,
Par les bois, et les monts, et les flots voyageurs ;
L'autre, frappant au seuil des demeures royales,
Des monarques tombés, des grands usurpateurs,
Chante les tragiques douleurs ;

Une troisième, enfin, la muse populaire,
Se plaît dans la vapeur des immenses cités ;
Tantôt sa voix grave et sévère
Gourmande le torrent des esprits révoltés,
Ou, bruyante comme un tonnerre,
Roule une marseillaise aux faubourgs irrités.
Lecteur ! Telle est la muse fière
Qui par un temps d'orage apparut à mes yeux,
Et que depuis ce jour dans les gouffres de pierre
Suivirent mes pas hasardeux.

Je sais qu'il en est de plus belles,
Dont le chant toujours plane aux voûtes éternelles ;
Mais j'aime cette muse à l'égal de ses soeurs :
Elle montre le bien aux âmes indociles,
Sans crainte elle s'abaisse aux choses les plus viles,
Et trouve quelquefois dans la fange des villes
À consoler les coeurs.

Or, j'ai voulu tenter une oeuvre austère,
Par la triple clameur d'un concert menaçant,
J'ai voulu détourner les enfants de la terre
Des noirs excès du temps présent.
Effort laborieux, peut-être téméraire !
Peut-être, hélas ! Ai-je entrepris
Plus que je ne voulais et plus que je ne puis !

Pourtant, si dans sa course impétueuse, ardente,
La muse fille des cités
Ne m'a pas toujours vu marcher à ses côtés,
Je me suis dirigé sur sa voix éclatante.
Malgré mon pas tardif, ô lecteur souverain !
J'ai toujours retenu dans mon coeur la maxime
Qui tombe si souvent de ses lèvres d'airain ;
Toujours je me suis dit : en ce monde incertain,
Quels que soient les partis qui commettent le crime,
En face de l'injure et du mal indompté,
Le poète doit être un protestant sublime
Du droit et de l'humanité

(Auguste Barbier l805-l882)

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Le dormeur du val

C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent; où le soleil de la montagne fière,
Luit; C'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pale dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme:
Nature, berce-le chaudement: il a froid.

Les parfums ne font plus frissonner sa narine;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au coté droit.

(Arthur Rimbaud, 1870)

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Les baisers

Plus de fois, dans tes bras charmants
Captif, j'ai béni mes prisons,
Que le ciel n'a de diamants;
Et pour tes noires trahisons
J'ai versé plus de pleurs amers
Que n'en tient le gouffre des mers.

Mes chants ailés, je te les dois!
Plus haineuse que les bourreaux,
Mon coeur a saigné sous tes doigts;
Mais que de fois, comme un héros
Qui vient de voler son trésor,
J'ai dormi sur tes cheveux d'or!

Tu m'as versé le vin du ciel!
Et mes maux seront pardonnés
A ton désoeuvrement cruel,
Si les baisers que m'a donnés
Ta lèvre pareille à des fleurs
Sont aussi nombreux que mes pleurs.

(Théodore de Banville, 1823-1891)

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Le vaisseau d'or

Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif:
Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues;
La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues,
S'étalait à sa proue, au soleil excessif.

Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène
Et le naufrage horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du Gouffre immuable cercueil.

Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les mains profanes,
Dégoût, Haine, et Névrose, entre eux ont disputés

Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Qu'est devenu mon coeur, navire déserté?
Hélas! Il a sombré dans l'abîme du rêve.

(Emile Nelligan, paru dans la Revue canadienne, en 1903)


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Le long du quai

Le long des quais les grands vaisseaux,
Que la houle incline en silence,
Ne prennent pas garde aux berceaux
Que la main des femmes balance.

Mais viendra le jour des adieux;
Car il faut que les femmes pleurent
Et que les hommes curieux
Tentent les horizons qui leurrent.

Et ce jour-là les grands vaisseaux,
Fuyant le port qui diminue,
Sentent leur masse retenue
Par l'âme des lointains berceaux.

(Sully Prudhomme, 1839 - 1907)


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Les Narcisses

J'errais comme un nuage solitaire
Qui flotte au loin sur les monts et les prés,
Quand tout à coup je vis luire sur terre
Un bataillon de narcisses dorés.
Au bord d'un lac où la vague se brise,
Ils frissonnaient et dansaient à la brise.

Comme l'oeil voit se fondre dans les cieux
Les astres d'or, fleurs de la Voie lactée,
Les fleurs du lac en ligne illimitée
Brillaient au bord des flots capricieux.
Et je voyais, courbant leurs tiges lisses,
Danser au vent des milliers de narcisses.

Les flots joyeux, moins joyeux que les fleurs,
Les flots dansaient avec un air de fête.
Je regardais : pouvais-je, moi poète,
Rester morose avec ces gais danseurs ?
Et j'emportais dans mon âme ravie,
Sans le savoir, un trésor pour la vie.

Triste ou sentant la tristesse venir,
Combien de fois, l'esprit rêveur ou sombre,
J'ai vu depuis danser les fleurs sans nombre
Avec les yeux charmés du souvenir !
Aussitôt plein de nouvelles délices
Mon coeur joyeux danse avec les narcisses.

(William Wordsworth)


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