PIERRE

 

Extrait d'une confession faite au prêtre Adrien de la patrie toulousaine. Ce document porte le sceau de la confession et ne saurait être communiqué à quiconque. 

L'enfance est faite de bons moments et de mauvais souvenirs. J'aimerais bien maintenant n'en retenir que les bons, malheureusement Pierre De Saint Amour n'eut pas une enfance facile. Certains événements marquèrent l'enfant que j'étais, mais ce n'était que les prémices d'une sombre destinée. 

Je me souviens encore des moments d'insouciance que je vécus étant enfant. Se lever avec la rosée du matin, être bercé par le chant du réveil et la douce chaleur du soleil. Je passais mes journées en compagnie du cheval que m'avait offert mon père. Je l'avais nommé Enée, comme l'ancien héros de Troie qui partit de la cité en flamme afin de fonder une nouvelle cité sur le site de ses ancêtres troyens. Cette histoire nous était contée dans les écoles pour les gens de bonne famille. J'adorais gambader dans les près avec ce vaillant destrier, rentrer bien crotté et souffrir de quelques sermons que mes parents avaient préparé pour l'occasion. Enée n'était pas un animal sans âme, c'était un véritable ami, un confident même. Je lui racontais souvent qu'il était temps pour un jeune chevalier comme moi d'aller conter fleurette à la fille de la cuisinière qui ma foi était bien jolie. Bien sûr les premiers pas furent difficiles, mademoiselle avait sa dignité ainsi qu'un fort caractère. Je dois bien dire que je n'en menais pas large au départ, et à chaque échec il m'arrivait d'aller trouver les jupes de ma mère la joue encore endolorie. Mais petit à petit cela devint un jeu entre nous. Je passais un temps fou avec Enée à réfléchir afin de trouver un nouveau plan ingénieux pour lui voler un baiser. Léonie..... 

Quelques années passèrent, pendant lesquelles la complicité devint une véritable relation amoureuse. Nous échangions quelques baisers furtifs au détour d'un couloir sombre, loin de tous les regards indiscrets. Nous nous retrouvions comme des fugitifs dans une cachette secrète que nous avions aménagée dans les bois. Il s'agissait d'une charmante petite grotte près de laquelle coulait une rivière poissonneuse. Nous y avions installé de la paille quelques candélabres, du bois et des provisions. C'était Enée qui nous y conduisait, il restait devant notre repère pendant que nous nous aimions et montait la garde avec zèle. Rares étaient ces tendres moments, les tâches journalières étant souvent harassantes. J'apprenais l'art des armes avec mon père, ainsi que la gestion du domaine familial. Léonie, elle aussi, était souvent occupée par son travail de domestique. Chacun avait sa tâche et je n'avais aucune honte à aimer une fille de basse extraction comme la qualifiaient certains. Mes parents ne furent pas du tout du même avis lorsqu'ils découvrirent notre aventure. 

C'était un soir d'automne. Je me rendais au salon pour partager une soirée avec mes parents. Je m'arrêtai net devant la porte entre ouverte, car une vive discussion était en cours. Elle me concernait, moi et Léonie. Les parents de Léonie étaient dans la pièce, ils affirmaient que leur fille attendait un enfant de moi et demandaient une compensation pécuniaire. Lorsque cette parodie se termina, mes parents avaient pris la décision de congédier ces serviteurs en échange de la compensation demandée. Je me souviens alors de ma panique, je fuyais en courant et des larmes ruisselaient sur mes joues rougies. C'est auprès d'Enée, mon ami de toujours que j'allais chercher refuge. Aucunes paroles ne filtrèrent jamais entre mes parents et moi. C'était un lourd silence, je n'aurai jamais cru que le silence put être plus difficile à supporter que tous les reproches du monde. Il est plus fort que le verbe, plus dur que n'importe quelle épée. 

Quelques années plus tard, j’accédais pleinement aux responsabilités qui m'étaient échues. Le domaine m'appartenait, une femme avait été choisie pour moi, il ne me restait plus qu'à perpétuer le nom de mon père. Eléanor de Bellefosse était certes une femme agréable, mais l'amour n'existât jamais entre nous. Je m'acquittais de mes devoirs, voilà tout. Je pense que j'ai dû la faire souffrir. Je me comportais en égoïste, l'ennui de cette vie monotone me minait, je décidais ainsi de partir en orient, guerroyer et peut-être faire fortune, laissant le domaine derrière moi ainsi que ma petite famille. J'espérais peut-être que la flamme de l'aventure ranimerait quelque peu la flamme de l'amour qui s'était tarie.

Cette fuite en avant dura près de trois années, durant lesquelles aucun amour n'a point. Lutter pour imposer notre civilisation à des sauvages hérétiques fut une sorte d'exutoire. Ma vie était gâchée, mais il fallait que quelqu'un paie. Certes je ne me débrouillais pas trop mal au combat, j'accomplis même quelques actes qualifiés d'héroïques, et je fis la connaissance de compagnons d'armes. Je pense maintenant que je m'étais à l'époque transformé en une sorte d'animal, tuant et pillant aux ordres de grands seigneurs tous aussi rapaces que le plus petit des mercenaires. Je ne suis pas fier de ce que j'ai fait là-bas, je le paie peut-être maintenant qui sait ? 

Ces trois années de service dans les pays maures furent une sorte de long cauchemar à la fin duquel je devais me réveiller. J'allais rentrer sur la terre que j'avais toujours connue, retrouver la femme envers qui maintenant j'éprouvais de l'affection, et enfin remplir mes devoirs de père pour un fils qui m'avait tant attendu. Mais le cauchemar ne s'arrêta pas là. 

Mon retour dans le domaine familial fut bien accueilli, ma dame semblait radieuse ainsi que mon fils. Les paysans qui travaillaient sur mes terres organisèrent une fête en mon honneur. Le pays semblait prospère, ma campagne verdoyante et les bois riches en gibier. Ma femme avait merveilleusement géré le domaine en mon absence. Nos revenus lui avaient même permis d'employer un nouveau domestique avenant et d'une politesse rare. Les premiers jours qui suivirent mon arrivée furent emplis de gaieté. Cependant une étrange impression me suivait, je me sentais observé en ma propre demeure, et me mis à soupçonner aussi bien ma femme que ce nouveau domestique bien trop cultivé, de me cacher quelque chose. Ce sont quelques détails qui auraient pu paraître anodins pour n'importe qui, mais qui pour quelqu'un ayant guerroyé au milieu de mercenaires et de pillards, pouvaient susciter une certaine appréhension. Effectivement, des discussions nocturnes se déroulaient entre ma femme et ce serviteur dénommé Flavien. Je me sentais également épié, et cette impression subsistait jusque dans ma chambre. Tout se passait trop bien, et ce n'était pas normal. Je décidai alors d'en savoir plus. Je restai avec Eléanor le plus longtemps possible, je lui parlai d'envoyer notre fils dans la baronnie voisine afin qu'il reçoive l'éducation d'un chevalier, ainsi que de renvoyer ce serviteur que je ne voyais que trop rarement. Petit à petit je me rendis compte que la peur l'étreignait, elle sombrait doucement dans un état de nervosité des plus anormal. Y avait-il une relation qui s'était tissée entre ce domestique et mon épouse durant mon absence ? Si c'était le cas j'allais y remédier tout de suite. 

Je fis convoquer Flavien le soir même ainsi que ma femme afin que tout soit clair. Je lui payai son dû et le priais de quitter notre service. Le teint d'Eléanor devint rapidement pâle, et la frayeur traversait ses yeux clairs et froids. Quant à Flavien, il prit un air narquois et sourit en prenant son paiement, la situation semblait l'amuser. C'est alors qu'il prit la parole : 

Mon cher ami, ces trois années d'absences de votre part ont été pour moi riches en expériences. Je sais fort bien que je vais vous décevoir en vous annonçant que je refuse votre offre, et que l'heure est venue pour moi de prendre à mon compte les affaires du domaine ainsi que votre mal aimée épouse... 

Il n'eut point le temps de finir sa phrase, je me dirigeais rapidement vers mon épée, la décrochais de la cheminée et lui portai un coup qui aurait tué n'importe quel faquin. Mais je ne fendis que du vide, Flavien, s'il s'appelait ainsi, avait littéralement disparut, comme par enchantement. Quelques secondes passèrent, elles étaient d'un calme intense. Je vis alors ma femme et François mon propre fils me lancer des regards glacés et meurtriers. Je me retournai et vis Flavien m'asséner un coup rapide et puissant. Je m’écroulais, sentant l'inconscience me gagner. Mon sang me coulait dans les yeux, je n'avais plus la force de les essuyer. De mon vivant je n'avais jamais encore vu spectacle plus effrayant, ma famille et ce criminel riaient aux éclats, ils semblaient baigner dans une pièce remplie de sang, et un par un, vinrent s'abreuver tels des vautours de la vie qui s'écoulait lentement de mon corps meurtri.  

Je me réveillais par intermittence, lorsque ces créatures avaient faim. J'en étais réduit à une totale impuissance. Je ne sais combien de jours passèrent avant que la vie ne me quitte définitivement, mais jusqu'au dernier moment mes pensées de mourant se dirigeaient vers celle que j'avais toujours aimée. Jamais son visage ne me sembla si proche depuis le jour où nous fûmes séparés. Un doux froid envahissait petit à petit mon corps et mon âme, elle, était emplie de chaleur et d'amour. Nous nous rejoindrons dans la mort me dis-je. Mais cela ne me serait pas accordé. 

Mon propre hurlement me sortit de la douce torpeur dans laquelle j'avais sombré. Jamais douleur ne fut si intense. Mes os se tordaient, mes muscles se tendaient à en rompre, ma peau crissait tel un tissu que l'on déchire. Et toujours ce rire de dément qui résonnait dans la pièce froide qui me servait de nouvelle demeure, le rire de Flavien qui me faisait souffrir même au-delà de la mort. Trois jours durant j'endurais ces terribles tortures qui résultaient de la transformation de mon corps en quelque chose d'abominable. Pierre de Saint Amour me regardait avec un œil approbateur, tel le maître qui regarde son chien. Un chien, j'étais devenu pire qu'un chien, mi-homme mi-bête. Cet être malfaisant avait pris mon apparence et m'avait fait cadeau de la sienne. Je hurlais, grognais, bavais tel un animal enragé et par-dessus tout j'avais faim... 

Je compris bien plus tard, qu'il me libéra à proximité d'un village. Je me souviens assez vaguement de ce qu'il s'y était passé, je m'étais nourri. J'avais en fait saigné à blanc un pauvre paysan qui n'avait jamais rien demandé à personne. S'ensuivit ensuite une course effrénée à travers la forêt pour éviter les représailles des paysans et de leur nouveau seigneur. Outre les meurtrissures que je reçus en courant tel un fou dans cette forêt obscure, je m'aperçus rapidement que la brûlure du soleil était autrement plus grave. Une sorte de chance était avec moi ce soir là, car c'est à demi conscient que je réussis à trouver une grotte dans laquelle je m'enfonçais au plus profond. Je me réveillais le lendemain soir, affamé mais complètement paralysé par les blessures que j'avais endurées. Au fil des nuits une torpeur lancinante proche de la mort me gagnait. Je devais rester à cet endroit pendant huit cents longues années.  

Mon père. Je ne sais plus qui je suis, mes larmes n'ont plus la transparence de l'innocence. Mes yeux ne reflètent plus que douleur et peine. Je ne sais que trop bien ce que je suis maintenant. Je n'ai plus de terres, plus de nom ni même de visage, mais je possède quelque chose de plus grand encore, une flamme au feu de glace, plus vivace que les feux des enfers, plus froide qu'un hiver polaire. Cette flamme a pour nom Haine...

proposé par KILDOR