Le châtaignier

Cet arbre fabuleux occupait la plus grande partie de nos bois et recouvrait le haut de nos collines. C’est bien l’arbre complet : il fournit son fruit, la châtaigne succulente, son tronc pour les charpentes, son bois pour le chauffage. Même ses feuilles étaient utilisées pour la litière des animaux.

Le châtaignier serait originaire d’Asie Mineure, plus précisément de Turquie. Propagé par les Romains tout autour du bassin méditerranéen, on le trouve en Corse et en Provence dès les premiers siècles de notre ère. A cette époque il n’était qu’un fruitier parmi les autres et n’occupait pas de grandes surfaces. Cet arbre ne se constitue pas spontanément en forêt, il doit être planté ou semé par l’homme

Ce n’est qu’au 15ème siècle qu’il prend son essor et remonte jusqu’à notre Limousin. Sans doute à cause des famines fréquentes alors et sous l’impulsion des abbayes. Au 16ème siècle, la châtaigne est un véritable apport alimentaire aux populations rurales; elle est déjà commercialisée dans tout notre pays.

Dès cette époque, on se sert du bois de châtaignier pour les charpentes, pour les clôtures et toutes les menuiseries. De plus, l’arbre coupé « au pied » proprement à la hache repousse en taillis. Quelle aubaine ! Tous les 25-30 ans on avait une nouvelle coupe.

Depuis des siècles, les collines au-dessus de notre village étaient plantées de châtaigniers, bien rangés sur les versant ensoleillés. Tandis que sur les côtés les plus « pentus » tournés vers le nord, on les avait transformés en taillis. Autrefois, ces châtaigneraies étaient travaillées, piochées en hiver, quelques fois épierrées. Les arbres étaient élagués, entretenus et même greffés.

Il y avait plusieurs espèces de châtaignes : les « dialinques » précoces, les « cambéroums » rondes et de couleur foncée, les « marrons » plus grosses. Dès la fin octobre, on les ramassait, muni d’un petit râteau en bois que l’on tenait d’une main pour écarter les feuilles et faire éclater les bogues.

On allait pouvoir déguster les châtaignes pendant tout l’automne et même pendant tout l’hiver. On les mangeait de différentes façons : soit blanchies, soit en « peluche » cuites à l’eau ou grillées en « marrons ». Quel régal !! Les châtaignes blanchies se mangeaient généralement au déjeuner de 9 heures. Mais elles nécessitaient toute une préparation. Cela commençait la veille à la veillée par l’épluchage. Tous les hommes de la maison s’y mettaient. Munis d’un petit couteau, il fallait attaquer la châtaigne dans son fonds, la faire tourner prestement autour de la lame de façon à ne faire qu’une seule peau restée entière. Telle était la réussite, j’allais dire tout l’art d’un bon éplucheur.

Le lendemain matin commençait la grande opération. Je me souviens que ma mère, levée plus tôt ce jour-là, mettait les châtaignes dans la marmite ventrue et au col rétréci, avec suffisamment d’eau pour que les fruits baignent bien. Elle faisait chauffer sur le feu de bois jusqu’au premier frémissement avant l’ébullition. Ensuite, elle posait la marmite sur le sol et munie de la « rescaladouire » (sorte de croisillon en bois cranté), elle frottait dans un va et vient rapide de façon à détacher la fameuse « pellicule » : le « tan ». Pour cela il fallait coincer la marmite entre ses deux pieds afin qu’elle ne tourne pas. Cette opération était très pénible et si je me trouvais là, je prenais la place de maman pour donner un bon coup de main. Ensuite, elle vidait les châtaignes dans une sorte de crible carrée et elle les secouait encore, les lavait pour enfin les remettre à cuire dans la marmite. Elle avait soin auparavant, de tapisser le fonds de la marmite de pommes de terre pour éviter que les châtaignes ne brûlent. La cuisson à l’étouffée durait bien une petite heure. Mais quelle bonne odeur qui s’exhalait de la marmite, embaumant toute la maison, et se répandait dans le village ! Les voisins pouvaient dire : « chez les Rougier on va manger des châtaignes ce matin ! ». On les versait dans le « clissou », sorte de panier plat, qu’on posait au milieu de la table. Chacun les mangeait à sa façon : les adultes avec de la soupe tandis que nous les enfants les préférions avec du lait chaud.

Les châtaignes cuites à l’eau, les « peluches », étaient celles que nous prenions dans nos poches pour aller à l’école. Toutes chaudes, nous les distribuions à nos meilleurs copains. Quant aux grillées, les marrons faits dans la poêle percée sur un feu de bois, c’était pour la fête, une veillée avec les voisins, on les dégustait avec du vin blanc doux ou du cidre.

Mais la châtaigne ne se conserve pas longtemps. On pouvait les garder jusqu’à la Noël à la rigueur, malgré toutes les astuces pour essayer de les conserver (on les mettait dans l’eau pour faire sortir les vers par exemple). Autrefois, où la châtaigne était un aliment indispensable pour économiser le pain, on les faisait sécher et ainsi elles restaient consommables jusqu’à Pâques.

Dans chaque famille, il y avait un séchoir à châtaignes : les « chécadou ». C’était un petit bâtiment de quelques mètres carrés comprenant un rez-de-chaussée pavé, au plafond assez bas. Une seule porte en donnait l’accès. Le plafond était fait de liteaux en châtaignier légèrement espacés pour laisser passer la fumée et la chaleur. Au-dessus, un petit grenier avec un toit en tuile ou en schistes grises. Une seule petite ouverture sur le pignon pour y accéder.. On étalait donc sur ce « caillebouti », une bonne couche de châtaignes. Au-dessous, au centre, on allumait un feu et la chaleur et la fumée passant entre les liteau séchaient les châtaignes, leur desséchant complètement la peau. On maintenait ce feu nuit et jour pendant une semaine environ à l’aide de grosses bûches et souches de châtaigniers.

Parfois pour entretenir le feu, on venait y passer la veillée. En s’asseyant par terre on ne s’enfumait pas trop paraît-il. Il existe d’ailleurs à La Garnie encore plusieurs de ces « chécadous ». On peut en voir chez Lucie Queyssalier, également chez Michel et Madeleine Lafage et chez nos amis les anglais. Ce petit bâtiment avait aussi un double usage : en plus de séchoir, il servait aussi à d’autres saisons d’étables à cochons.
Mais nos châtaigneraies ancestrales ont disparu de nos collines. Une maladie, l’ancre, apparue au 19ème siècle fit progressivement périr nos vieux arbres. Les versants les plus ensoleillés furent les premiers touchés. Comme dans toutes les épidémies tous ne furent pas atteints : il en resta quelques-uns sur les plateaux en haut de la colline. Mais rassurez-vous il y a encore des châtaignes dans les taillis et aussi quelques arbres isolés qui ont survécu et on peut à l’automne en grattant dans les fougères trouver de quoi faire une bonne soirée châtaignes. De plus quelques cultivateurs ont replanté de nouveaux châtaigniers résistants qui donnent de très belles châtaignes. La soirée châtaignes qui se fait à la maison de rencontre a toujours beaucoup de succès.

Le bois de châtaignier, que de services il a rendu ! Il est presque imputrescible grâce à sa mince couche d’aubier qui s’enlève facilement avec l’écorce. De plus, les vers et les insectes ne l’attaquent pas. C’est à peu près le seul bois qui n’a pas besoin d’être traité. Les vieilles charpentes, les poutres restent intactes depuis des centaines d’années. Les lattes, linteaux des toitures, résistent facilement 50 ans. Souvent ce sont les clous et les pointes qui rouillent, il suffit de reclouer pour repartir pour encore 30 ans. Aujourd’hui, on fabrique toujours de beaux parquets de châtaignier de couleur miel.
Ce sont les taillis qui fournissent les bois de charpente mais aussi les piquets, les échalas pour les clôtures et la vigne.
Je me souviens quand on descendait ces charretées de barres, installées sur la charrette dans toutes leurs longueurs, dépassant en avant de la tête des vaches. On ne les débitait qu’à l’arrivée dans la cour. Elles étaient coupées puis fendues au coutre (sorte de hache inversée). C’était tout un art pour suivre le fil du bois, savoir éviter les nœuds ou les prendre en plein milieu. On fendait soit en deux soit en quatre pour les échalas. Pour les lattes c’était plus compliqué car il fallait obtenir une forme plus plate et fendre souvent en six. Le père Carrière était un habile « carrassoneur » : en quelques heures il réalisait un monceau de bois fendu. Ensuite on taillait, écorçait, pointait à la hache.

Une autre utilisation du châtaignier était les éclisses que l’on faisait à partir des pousses de taillis de 3 ou 4 ans. Ce bois fendu en lamelle permettait de confectionner des paniers ou même des fauteuils. Le Père Arlivie en avait fait un véritable artisanat. Mais dans la plupart des fermes on fabriquait de ces bourriches. J’en ai souvent confectionnées moi-même. Pour cela, on coupait dans les taillis des tiges de 3 ou 4 centimètres de diamètre et encore vertes, on les chauffait au four et toutes brûlantes on les fendait en lamelles de quelques millimètres d’épaisseur, puis on les mettait à tremper dans l’eau et après les avoir bien parées au couteau, on tressait le panier (bourriche).
Jusqu’à aujourd’hui, le châtaignier est resté le bois sinon le plus précieux, le plus utilisé dans notre région.

Edmond Rougier