Le ruisseau

 
Si vous allez habiter à la Garnie, vous avez de la chance, dans ce village on n’a jamais manqué d’eau ». Ce furent les paroles que dirent les voisins à ma mère quand elle annonça qu’elle allait se marier et vivre dans notre village. Car, à Puy d’Arnac, dans son village, presque tous les étés il y avait pénurie d’eau. Il fallait aller la puiser au loin dans la Sourdoire. En effet, à la Garnie, on n’avait même pas besoin de puits, l’eau « potable » arrive au milieu du village, le ruisseau (lou Riou) descend directement de la colline. A « la tchanal » on peut remplir son seau, sans fatigue.
Il faut bien se représenter ce qu’était le problème de l’eau avant 1961, date de l’arrivée de l’eau sous pression de Roche de Vic. Seules quelques familles s’étaient groupées et avaient capté une source pour amener l’eau sur leur évier. Pour tous les autres c’était la corvée de l’eau, tout au moins pour la boisson, la cuisine et la toilette. Je me souviens, quand nous rentrions des champs, Maman qui nous rappelait « va chercher de l’eau ». Et nous saisissions les deux seaux en fer galvanisé et nous nous précipitions les remplir à « la tchanal ». Il s’agit tout simplement de la petite chute formée par l’eau qui sort de la buse en face de chez Michel Lafage. Je ne voudrais pas oublier la course pour l’eau fraîche : on montait avec sa cantine la chercher au « Roc », petite cascade au-dessus du village sur le côté de laquelle se trouvait une petite source, petit filet d’eau qui sortait directement du rocher. Cette quête était indispensable pour pouvoir boire un peu frais, car il n’y avait pas encore le « frigo » à cette époque.
Le ruisseau prend sa source presque au sommet de la colline, à la « Soulotte ». Dans une « moulière », au-dessus du chemin du Peuch, plusieurs petites sources se rassemblent et forment un ruisselet qui va descendre directement vers le village. Je parle de ruisseau, mais il s‘agit d’un ruisselet qui, en temps normal, je veux dire hormis les grandes pluies ou les orages, ne mesure que quelques vingt ou trente centimètres de large, peut-être un peu plus en bas en arrivant dans le village. Dans son parcours il reçoit d’autres petites sources qui le grossissent. En tout cas il ne s’arrête jamais, même dans les plus grandes sécheresses.
Notre ruisseau va donc traverser le chemin du Peuch, sa traversée est d’ailleurs busée, il me semble. Puis il dégringole comme un petit torrent entre les arbres. Puis il passe derrière la chèvrerie et longe « lou pra da l’hort ». Quelques petites chutes vont contrarier son cours et il va arriver à la cascade du Roc.
Non, non, rassurez-vous, ce ne sont pas les cataractes du Niagara, simplement un rocher de deux ou trois mètres de haut. Comme je l’ai déjà dit, sur la droite de la chute d’eau se trouvait donc cette fameuse source qui faisait s’écouler le filet d’eau. Mais comme l’eau suivait la paroi rocheuse, on mettait tout simplement une feuille de châtaigner ou de noisetier pour que l’eau s’écoule directement dans la cantine. Vraiment, c’était rudimentaire et aléatoire. Si, par malheur, la feuille était emportée par le vent, il fallait en chercher une autre !! On est loin des robinets mélangeurs. Mais quel charme quand, à midi, en pleine chaleur, on se précipitait, remontant le sentier devant le four, passant derrière chez « La Gourgotte », on arrivait dans ce coin ombragé du Roc. Parfois, on avait la chance d’y rencontrer quelqu’un, ce qui permettait de faire un brin de causette.
Ensuite, le ruisseau continue entre les arbres et passe donc derrière chez « La Gourgotte ». Ce surnom doit certainement venir d’un petit « gour », petite retenue d’eau, justement située derrière cette maison. Puis le ruisseau arrive devant le four et atterrit à la « tchanal ».
La tchanal était le centre de rencontre de tous les gens du village. En effet, non seulement on y venait puiser l’eau pour la cuisine, mais aussi on y amenait abreuver les vaches. Sur le côté, se trouve un abreuvoir en pierre. On peut encore le voir.
Les choses ne se présentaient pas du tout comme aujourd’hui : il n’y avait pas cette « buse » en ciment mais une simple « canole » en bois. Je crois même qu’autrefois il s’agissait d’un tronc d’arbre creusé en forme de large gouttière. De toute façon, sur le côté il y avait un trou qui donnait passage à l’eau qui remplissait l’abreuvoir. Ce trou était placé un peu en hauteur de telle manière que pour que l’eau s’écoule dans l’abreuvoir, il fallait mettre une pierre dans la gouttière pour dévier le courant. Donc, quand on prenait de l’eau avec un seau, on enlevait la pierre. D’où cette phrase rituelle de ceux qui, voulant abreuver leurs bêtes, demandaient : « as-tu remis la pierre » ? Donc, pour faire boire les vaches, on les amenait matin et soir à ce petit abreuvoir. On surveillait le passage de celles des voisins afin que les bêtes ne se croisent pas et d’éviter qu’elles ne se battent.
Quelle corvée, pour alimenter les gens et les bêtes en eau. Pour les lessives, il y avait heureusement cette kyrielle de lavoirs, les étangs.
Pour faire un peu d’histoire, je voudrais rappeler que les seaux et autres récipients en « fer galvanisé » sont modernes : du début du 19ème siècle sans doute. Aux temps beaucoup plus anciens on transportait l’eau dans des « dournes », récipients en cuivre de formes très originales. Sortes d‘urnes trapues et ventrues, leur fond était concave. « Et oui, à la Garnie, comme en Afrique, on portait l’eau sur la tête ». Ces dournes devaient contenir environ huit à dix litres.
Vous pouvez voir encore sur le côté droit de la « buse », la pierre plate où l’on posait la dourne pleine de façon à la hisser plus facilement sur la tête (photo). J’oubliai de préciser que c’était les femmes qui portaient l’eau. Elles se munissaient d’un rond épais en tissu, de façon à avoir une bonne assise sur la tête pour le récipient. J’en ai connu qui, beaucoup plus tard, portaient gaillardement le pain au four en équilibre sur la tête, sans le soutenir de la main. Quant aux dournes, je crois qu’il en reste quelques-unes que l’on astique et qui servent de vases.
Donc, notre ruisseau, après s’être engouffré sous la grille, passe sous la route et va continuer son cours entre chez Michel Lafage et chez Lucie. Il poursuit ensuite entre chez Yves et nos amis anglais pour continuer jusque dans les « bouïges » où il se perd.
Au passage notre ruisseau va alimenter les « étangs ». Chaque famille avait le sien. Chose curieuse, leur taille augmentait maison après maison.
Le premier, celui de Michel est tout petit : deux ou trois mètres carrés, un petit mètre de profondeur, une seule pierre inclinée pour la lavandière.
Celui de Lucie Queyssalier, triangulaire, plus grand, a été comblé il y a quelques années.
Un peu plus bas, celui de nos amis anglais, au contraire, a été rénové. Carré, il fait bien sept à huit mètres carrés de surface.
Encore un peu plus bas, celui d’Yves Rougier, plus grand : une quinzaine de mètres carrés peut-être. On pouvait y installer autrefois deux laveuses, et y laver de grands draps.
Enfin, le grand « étang ». Il a disparu également. C’était une véritable pièce d’eau. De sept à huit mètres de large sur une quinzaine de mètres de long. Il servait de lavoir à toute une partie du village. Quatre ou cinq laveuses pouvaient s’y installer ensemble. Il fallait voir l’ardeur de chacune, ainsi que les langues qui allaient bon train. C’est là que se colportaient les nouvelles et les « potins » du pays. A l’origine, cet « étang » était mitoyen entre chez Madame Beylie et chez Veyssière. Il était empoissonné de carpes. Je me souviens d’avoir vu la Grand’mère Veyssière en train de pêcher pour avoir son plat pour le vendredi.
Ces lavoirs, ces « étangs », s’envasaient assez vite. Les grosses pluies de l’hiver et les orages d’été traînaient de la terre de la colline. Il fallait donc les nettoyer tous les sept ans environ. C’était une opération importante, tous les voisins venaient aider, se sentant redevables puisqu’ils venaient y laver leur linge.
Pour le grand « étang », il fallait d’abord le vider et récupérer les carpes que l’on ramassait à pleins paniers et que l’on conservait dans un petit bassin creusé à proximité. Car, après avoir enlevé les boues, il fallait ré-empoissonner. Quant à la vase, on la laissait sécher plusieurs mois avant de l’épandre dans les prés : c’était un bon terreau.
Après avoir alimenté les gens, les bêtes et tous les lavoirs, le ruisseau se continuait dans les prairies dites « les bouïges ». Là, il était encore utilisé pour irriguer. Chacun des propriétaires avait son droit d’eau : un temps déterminé pour chacun durant la semaine. D’où l’adage : « aller tourner l’eau ».
Contrairement à l’affirmation selon laquelle les petits ruisseaux font les grandes rivières, le nôtre se perd dans le bas-fond du lieu-dit « l’Eïdja ». Le sous-sol calcaire et caverneux absorbe le dernier filet d’eau qui parvient jusque là.
Je ne voudrais pas terminer sans vous conter le « petit drame » qui eut lieu dans les années soixante, je crois. Et oui, la Garnie a connu sa « Manon des Sources ». Figurez-vous qu’en ce matin de la Saint Roch, l’eau de la « tchanal » empestait le mazout. Elle était imbuvable et cette pollution se répandait dans tous les « étangs » successifs. Sans doute un mauvais plaisant avait versé un bidon de mazout dans le ruisseau au-dessus du village. Mais qui ? Pourquoi ? Tout le village était en émoi, on appela les gendarmes, on fit des suppositions, mais l’enquête n’aboutit pas. Heureusement, la quantité de fatal produit n’était pas très importante et dès la fin de la journée l’horrible odeur se dissipa et le lendemain matin on put puiser à nouveau de notre précieuse eau.
Notre ruisseau, certes le plus important, n’est pas le seul qui fournissait l’eau potable. Il existe aussi le ruisseau du Pradel. Je laisse le soin aux habitants de ce quartier de nous en parler une autre fois.

Edmond Rougier