Rencontre Lewis-Télérama
(on vous jure qu'on ne lit pas Télérama, déjà qu'on lit parfois les Inrocks on va être des vieux  cons à 18 ans merde !)

Je ne me sens pas très intéressant. Je ne suis pas expansif, même si je fais des efforts. Et puis je traduis mieux ce que je veux dire quand je prends mon temps." Pas étonnant que le timide Lewis Trondheim soit devenu auteur de bandes dessinées. "Cinq heures pour réaliser une planche dont les dialogues seront lus en quinze secondes, ça permet de réfléchir et de choisir ses mots", dit-il.

Au premier étage de son appartement montpelliérain, dans la pièce qui lui sert d´atelier-fouillis, nulle trace de l´Alph-Art Coup de coeur reçu à Angoulême en 1994 pour Slaloms (1). Depuis ce prix, qui récompense un auteur ayant publié moins de trois albums, Lewis Trondheim est passé de la catégorie "espoir" à celle d´"auteur confirmé", et de L´Association, petite maison d´édition exigeante dont il est membre fondateur - et où il publie toujours  - aux armadas Dargaud ou Delcourt. Pour caricaturer, c´est comme s´il avait quitté une mouvance d´extrême gauche pour rejoindre le PS. "J´avais aussi envie de faire des albums cartonnés couleur, comme Tintin, et qu´ils soient mieux distribués en librairie. Moi, ça m´intéresse autant de dessiner une histoire en quarante-six pages que de faire des strips [brefs récits de trois ou quatre cases], de l´autobiographie en noir et blanc ou de l´Oubapo [équivalent BD de l´Oulipo]."

Même chez "les gros éditeurs", ce natif de Fontainebleau qui "a passé [son] enfance à s´ennuyer et [son] adolescence à ne rien faire" parvient à entretenir une alchimie à l´équilibre fragile et instable : réaliser des bandes dessinées d´auteur, originales, faciles d´accès et attrayantes. Envers les autres comme envers lui-même, Lewis Trondheim pratique humour à froid et dérision cassante. Comme il n´aimait pas le prénom légué par ses parents libraires, il choisit Lewis "pour faire comme Eddy Mitchell ou Johnny Hallyday" et Trondheim parce c´était plus original que prendre Bordeaux ou Marseille.

De son bref séjour dans la ville norvégienne, à l´âge de 20 ans, ce casanier qui avoue que "le meilleur moment des voyages, c´est le retour à la maison" n´a gardé que deux souvenirs : une formidable saucée et une viennoiserie parfumée à la cannelle aussitôt recrachée ("J´ai horreur de cet arôme"). Il croyait que "personne ne retiendrait ce pseudo barjo. Finalement, il est tellement bizarre que les gens s´en souviennent". A l´inverse, ses dessins, tout en ligne claire et souple, sont simplissimes, presque naïfs, mais toujours évocateurs et expressifs. Les personnages anthropomorphiques, c´est la patte Trondheim.

"Comme je ne savais pas dessiner, et que j´étais trop flemmard pour apprendre, je me suis dit que dessiner des têtes d´animaux serait plus facile." Pour s´aguerrir, il entreprend à 26 ans, en 1990, un vaste chantier : une bande dessinée de cinq cents pages (!) dont il remplit les cases d´un premier jet et improvise l´histoire au fur et à mesure. Oeuvre fondatrice que son auteur n´a jamais relue en entier, Lapinot et les carottes de Patagonie (2) est une fable intemporelle, drôle, absurde, pleine de rebondissements où l´innocence l´emporte sur les forces du Mal et où les plantes dicotylédones poussées à l´extrême sud du continent américain ont soi-disant le pouvoir de faire voler ceux qui les mangent.

Lapinot devient dès lors le personnage fétiche de celui qui se donne dans ses BD autobiographiques les traits d´un rapace grincheux. Avec ses oreilles en berne quand il est triste et toutes guillerettes quand il est en joie, le rongeur gentil et crédule devient héros de série. Comme Tintin et Spirou. Vacances de printemps (3), sixième opuscule des Formidables Aventures de Lapinot, vient de paraître (janvier 1999). Pour cet album, le prolifique inventeur d´histoires qu´est Lewis Trondheim a laissé Franck Le Gall (l´auteur de Théodore Poussin) imaginer le scénario. Lui qui se décrit volontiers égoïste et mégalomane accepte l´idée qu´un personnage de BD appartienne à tous."Tant dans le dialogue que les dessins, les collaborations permettent d´éviter les systématismes et les risques d´appauvrissement. Si un auteur en qui j´ai confiance a envie de dessiner, ou même de réaliser entièrement une aventure de Lapinot, pourquoi pas ! Moi, ça me plairait bien de le faire avec Tintin." Seulement ça, c´est impossible, Hergé l´a interdit.

Dialoguiste hors pair, Trondheim est le roi des intrigues alambiquées et des raisonnements syllogistiques dont il prend le contre-pied après les avoir énoncés. Il fonctionne à l´improvisation. "Travailler un scénario pendant six mois, ça m´ennuierait. Quand je commence un album, je sais où je veux arriver et les points par lesquels je vais passer. C´est tout." Aussi à l´aise dans des atmosphères contemporaines que dans les ambiances de western ou du Paris début du siècle, il manie une rhétorique philosophico-potache ("J´ai jamais connu de types qui soient et rapides à la gâchette et sensibles à la sonorité des mots. sans doute à cause des détonations des séances de tir", Blacktown, p. 24 ), et un humour cynique ("C´est bizarre qu´elles se regroupent toutes comme ça les galeries [d´art]. Elles font comme les sex-shops ou les supporters de foot", Pichenettes, p. 34).

"L´avantage des mauvais dessinateurs, explique-t-il, c´est de ne pas pouvoir masquer les faiblesses d´un scénario derrière de belles images. Je suis obligé d´inventer de bonnes histoires. Si je fais une page sans bulle, j´ai l´impression d´avoir triché." Pour un paresseux, il est plutôt du genre rapide. Vacances de printemps est à peine en vente qu´il a déjà dessiné les vingt premières planches du prochain Lapinot, prévu pour octobre (Pour de vrai, paru en octobre 1999). Sa moyenne : un jour, une planche. Alors, pour s´amuser, "parce que tout seul dans mon atelier, je m´emmerde vite", il s´invente des contraintes rigolotes. Exemples : réaliser un album entier sans utiliser de Tipp-Ex (pari perdu), commencer une aventure de Lapinot avec la dernière image de la précédente (pari tenu), glisser dans chacun des albums le "message caché" (regardez bien la couverture de Pichenettes, le bandeau jaune au-dessus de la vitrine d´un magasin, et remettez quelques lettres à l´endroit.). "J´adore ça. C´est mon côté tordu et vicieux", s´amuse-t-il.

Quatre albums cartonnés couleur par an, des publications en noir et blanc à L´Association, des récits pour la presse enfantine, des dessins pour Libération et autres. la production trondheimienne est pléthorique. Pas mal pour quelqu´un qui reste au lit jusqu´à 11 heures du matin. "Je donne une impression de frénésie, de boulimie, et même de névrose pour certains, mais j´ai plein de choses à raconter." Il aime particulièrement épingler les idées reçues et les phrases toutes faites, les tics et les travers, entendus et observés au quotidien. "Je fais partie de ces frustrés qui ne voient pas suffisamment de bonnes BD. Alors je dessine celles que j´aurais envie de lire", dit-il. Les discours lisses et policés ne sont pas son genre.

D´un naturel peu liant, Trondheim ne cherche pas à donner une image de ce qu´il n´est pas. Ce cartésien à l´attitude un peu raide garde un ton monocorde quoi qu´il raconte. La bande dessinée est l´exutoire de sa fantaisie. Et à part la BD ? Pas grand-chose. "D´ailleurs, en ce moment, je suis dans une phase "comment gérer psychologiquement mon manque de curiosité et de soif de culture". Après tout, je peux très bien ne pas lire de livres, ne pas m´intéresser à la musique classique ou à la scène rock ! Ça peut faire de moi un con, mais j´ai décidé de m´en foutre. Seulement j´ai beau me dire "ne culpabilise pas", c´est dur de s´avouer : "Je suis auteur de BD et j´aime regarder la télé", rigole-t-il, les pieds bien à l´aise dans ses charentaises.

Cécile Maveyraud

(1) Slaloms est réédité chez Dargaud.
(2) En noir et blanc, éd. L´Association, 500 p., 190 F.
(3) En couleurs, éd. Dargaud, 46 p., 59 F. Trondheim publie aussi la série Donjon, en collaboration avec Joann Sfar, éd. Delcourt, 48 p., 58 F.
Et comme on est super narcissique on vous envoie d'office chez DonjonLand qu'on fabrique avec nos petits doigts. Zou !
 
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