"Ce non-objet intemporel et impersonnel reste identique à lui-même, imperméable aux aléas de la durée. Il échappe aux temps dont la correspondance, au sens multiséculaire de ce mot, n'a d'alternative que de se mourir."

 

Pour approcher convenablement la spécificité de l'écriture électronique il faut avant tout rappeler que la messagerie électronique est un hybride entre la communication téléphonique et la communication épistolière. Cependant elle n'est tout à fait ni l'un ni l'autre. Les interlocuteurs composent un mélange conceptuel selon l'état de leur connaissance dans ces deux domaines quasi instinctivement. De la lettre, elle a l'apparence, la structuration générique et le média "corporel" ; de la conversation, elle a le style, la rapidité et les codes.

Ce qui apparaît le plus clairement quand on reçoit un e-mail, c'est le nombre presque identique des contraintes conventionnelles telles que en-tête, indication de lieu (moment et circonstances), formules d'introduction et de conclusion, signature, P.S. et documents joints. La seule différence, et non la moindre, réside dans l'ordre d'apparition des codes structurels. Alors que l'échange épistolier a pour caractéristique de faire entrer le lecteur-destinataire plutôt progressivement dans l'échange en présentant d'abord une formule introductive de salutation et un repaire spatio-temporel, le message électronique, lui, se doit de présenter un topic avant même de préciser qui écrit et d'où. Certes, la lecture du sujet du message permet aussi de cadrer le destinateur dans un champs référentiel mais il en est comme déréalisé dans sa fonction de communication. Pourtant, en cela, il se rapproche plus de l'attaque conversationnelle reposant sur un principe de politesse particulier : le locuteur, et surtout s'il est inconnu de son allocuteur, se place en position d'obligé afin de ne pas abuser du temps de son interlocuteur ("bonjour Monsieur, je vous appelle au sujet de..."). De même, c'est au téléphone que l'on se présente avant de délivrer le contenu de son message. Bref, la codification des échanges électroniques se rapproche plus d'habitudes professionnelles (on pense à un check-up de lettre administrative) que de véritables règles de civilités édictées en vue de l'échange privé.

Cette disposition originale renvoie à une conception de la temporalité particulière qui n'est ni celle de la lettre ni celle multiforme du téléphone. Même si les trois moments de l'échange épistolaire (la rédaction - privée, l'émission - publique, la réception - plus ou moins privée) sont restés, leur proportion en revanche ont été bousculées, créant un cycle de transmission autre où la vieille dualité absence/présence tend à s'effacer. Il est intéressant de remarquer que les critères psychologiques des messages électroniques se réfèrent essentiellement à l'épistolarité. Au départ, une lettre est un substitut corporel qui a pour vocation de combler le manque de la présence physique de l'autre dans le dialogue. Ce procédé de virtualisation de l'autre a paradoxalement la faculté de le rendre présent en l'insérant dans le corps de la lettre, c'est à dire en se référant à lui au niveau de l'énonciation comme déictique. Cette attitude antalgique permet à l'écrivant de substituer au présent dysphorique de l'absence un présent euphorique de la lettre. Dans le message électronique, cette différence aspectuelle est conservée, voire poussée à un degré de réduction presque maximal car le temps de l'absence est réduit au temps de la connexion. A un tel point que certains amoureux, très sensibles à la séparation, ont préféré "revenir" aux lettres manuscrites afin de préserver le temps lent et progressif nécessaire à la maturation du désir. Et à l'opposé, l'échange à caractère pulsionnel évolue vers une plus grande simultanéité des échanges, jusqu'à adjoindre une caméra servant de support aux paroles. Il est ainsi très clair que ce qui est en jeu, c'est la permanence de la relation, chose à laquelle nous sommes habitués grâce au téléphone. Mais qui dit rapport au temps dit finitude ou éternité. Or la messagerie électronique permet les deux. N'étant pas une chose périssable physiquement le message peut être convoqué ad vitam aeternam en restant identique à lui-même, cependant il n'est pas pris pour une relique mais a plutôt un usage unique (comme les Kleenex !) et personne n'imagine d'imprimer ses messages même s'ils sont importants ou envoyés par l'être aimé. La messagerie électronique est donc une communication éternelle vouée à l'oubli immédiat et un objet virtuel fini dont la qualité n'est pas méritoire.

 

 

 

 

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