Lune rouge sur le Saguenay.  Mer d’huile.  Une brume oscille pourtant à la surface de l’eau et semble, lorsqu’elle atteint les berges, s’enrouler autour des arbres, s’enlacer subtilement.  Sur les bômes emprisonnant la pulpe coupée plusieurs kilomètres dans les terres et amenée là par les courants de la rivière dans cette baie, un jeune homme marche lentement.  Plus il progesse, plus la lueur émanant de la maison de la compagnie Brouillard qui surplombe le quai, le guide sur l’étroit trasselle flottant.

Aucun bateau ce soir-là, seule la goélette du père Noé ancrée sur le banc de sable un peu au large du quai émait, à l’occasion, quelques grincements.  Le jeune homme qui progresse toujours vers le quai des Brouillard est encore impréssionnable et tant qu’il n’aura pas rejoint la maison où il est attendu, il ne sera guère rassuré par ce temps lugubre.

Devant lui, il aperçoit la grande masse noire d’un homme assis sur un parapet.  Ce dernier ne s’est pas encore retourné vers l’arrivant.

—  Père Noé!

Le vieil homme à l’allure de patriarche se retourne vivement vers le nouveau venu.  Il connaît bien Hilaire Gagné, le fils de Benjamin.  L’adolescent ressemble à son père:  gaillard, muscles fermes, un visage carré, les cheveux hirsutes et bien noir, comme le charbon.  Pour l’adolescent qui s’approche, le signe de la main retourné par l’homme sur le quai devient rassurant.  Pourtant, un peu plus loin sur ce même quai, d’autres masses noires qui ressemble tout autant celle décrite plus haut continuent à se terrer dans la l’épaisse brume.

—  Père Noé!

—  Hilaire!  Près pour le grand départ?  J’commencais à croire que tu viendrais pu.  On va partir au petit matin avec le courant du baissant de la marée.  J’ai entendu dire qu’une fois à Tadoussac tu trouverais un bateau qui pourrait t’amener vers les vieux pays.  La guerre...

—  Vous savez ben que chus obligé de partir.  Mon père vous en a parlé hier soir.  Mais je l’sais pas dans quoi chus t’en train de m’embarquer.

Le père Noé regarda longuement la rude jeunesse qui se trouvait devant lui et en eu presque pitié.  Il n’aurait pas aimé que ses propres enfants soient aux prises avec le mêmes difficultés qu’Hilaire Gagné.

—  Fais-toé s’en pas le jeune.  J’connais le chemin par où tu t’en vas.

Il y eut un long silence.  Long silence qui permit aux deux hommes de bien distinguer les hurlements provenant de l’autre côté du Saguenay.  Des loups.  Lune rouge.  Ils se regardèrent un instant.

—  Tes deux chums sont pas venus t’faire des adieux?

Autre long silence ponctué de hurlements.  Non, Hilaire regardait la scène et, de toute évidence, ses 2 meilleurs amis n’étaient pas là pour assister aux derniers instants de sa déchéance.  Ses adieux, ses 2 compagnons le lui avait fait la veille.

—  Viens j’ai quelque chose à te montrer avant le grand départ.

Au même moment, les deux masses noires demeurés jusque-là inertes, bondirent soudainement de l’ombre pour s’enfoncer un peu plus dans l’épais brouillard.
 

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