Est-il possible de savoir objectivement de quoi la conscience est faite, étant donné qu'il est très difficile, voire impossible, de séparer le contenant du contenu ? De nos jours, scientifiques, psychothérapeutes, psychologues et philosophes, passionnés par les progrès des neurosciences et des sciences cognitives (cf "Les sciencxes cognitives" de J-G GANASCIA, Flammarion, coll. domino, 1996), ne parviennent cependant à aucun résultat concret qui pourrait mettre tout le monde d'accord... mais les recherches vont bon train.
Pour les philosophes, l'étude de cette notion est relativement récente : elle est venue enrichir les connaissances concernant le fonctionnement de la pensée humaine, après l'étude de l'âme (dans un contexte métaphysique et religieux), de l'esprit et de ses facultés de représentation et de discernement : mémoire, entendement ou intellect, imagination, raison, faculté de juger, (dans un contexte philosophique axé sur la morale et l'action), et du psychisme (dans un contexte avant tout thérapeutique, psychosociologique et pédagogique, avec le développement des sciences du comportement individuel et collectif).
SAINT AUGUSTIN (354-430), MONTAIGNE (1533-1592) et DESCARTES (1596-1650) lancent le mouvement de réflexion sur l'être pensant qui parvient, grâce à sa capacité psychique de retour sur lui-même et d'introspection, à la conscience "de soi", de sa propre existence individuelle et séparée, et à la conscience de l'existence "de l'autre", autre moi-même et pourtant différent (cf. FICHTE, 1862-1814, MAINE de BIRAN, 1766-1824, et HEGEL 1770-1831, avec la notion de conscience malheureuse, déchirée entre l'intériorité et l'extériorité). Ce n'est qu'au XXème siècle qu'apparaitra la notion de conscience collective.
Mais entre temps la notion de conscience a vu son sens réduit à celui de "conscience morale", c'est-à-dire cette voix intérieure qui résonne (et aussi raisonne) en chacun de nous, pour nous obliger à agir moralement (selon une certaine idée du bien et du mal), en respectant ll'être moral présent en tout être humain. (cf. KANT, 1724-1804, ALAIN, 1868-1951)
NIETCHE (1844-1900), dans "La volonté de puissance" rouvre les débats en déclarant que la conscience n'a qu'un rôle secondaire, étant donné le peu de choses, d'états et d'actes que nous parvenons à saisir de manière claire et réfléchie : "C'est que la conscience n'est qu'un instrument, ni plus nécessaire, ni plus admirable, - au contraire, il n'y a peut-être pas d'organe aussi mal développé, aucun qui travaille si mal de toutes les façons; c'est en effet le dernier venu parmi les organes, un organe encore enfant - pardonnons-lui ses enfantillages. (Parmi ceux-ci, à côté de beaucoup d'autres, la morale, qui est la somme des jugements de valeurs antérieurs, relatifs aux actions et aux pensées humaines)". On notera l'insistance de Nietzsche pour donner à la conscience la consistance d'un organe.
SCHOPENHAUER (1788-1860) avait pressenti l'existence d'un état inconscient ou d'une réalité psychique profonde primordiale. FREUD (1856-1936) en décrira tout l'appareillage avec les mécanismes de la censure, du refoulement, des pulsions, de la libido et des transferts qui maintiennent certaines représentations hors du champ de la conscience. La psychanalyse fait perdre à la conscience son aspect unitaire et continu pour la faire apparaitre comme un phénomène émergeant parfois brutal (prises de conscience), avec des états successifs (états de conscience), à plusieurs niveaux (niveaux de conscience) : celui du çà, pré conscient, réservoir des pulsions, celui du moi ou conscience de soi, et celui du surmoi ou subconscient, juge et censeur du moi.
BERGSON (1859-1941), dans "L'énergie spirituelle" relie intrinsèquement la conscience à la mémoire : c'est "un pont jeté entre le passé et l'avenir" qui permet de "retenir ce qui n'est déja plus et d'anticiper sur ce qui n'est pas encore", d'où la capacité propre à tout être conscient de concevoir et de réaliser des projets. Il distingue deux états de conscience : la conscience attentive, qui ne retient du passé que ce qui est utile à l'action présente; et la conscience rêveuse qui se détache du réel pour n'être que pure mémoire, pour coïncider avec l'être dans toute sa profondeur, c'est-à-dire dans sa durée (continuité du vécu constitué par l'assemblage des souvenirs des expériences passées selon un effet "boule de neige", avec fusion et amplification).
Puis HUSSERL (1859-1938), SARTRE (1905-1980) et MERLEAU PONTY (1908-1961) développent une vision plus dynamique : la conscience est un phénomène qui ne se définit pas par sa seule intériorité mais surtout par son rapport avec le monde extérieur. Il est impossible de penser la conscience si on lui retire son objet : "Toute conscience est conscience de quelque chose", elle vise toujours un objet et se définit donc par son intentionnalité (cf. BRENTANO, 1837-1917).
Aujourd'hui, grâce à la prise en compte des phénomènes inconscients (ndividuels ou collectifs), nous savons que, la plupart du temps, nous concevons les choses et les situations, nous parlons, décidons et agissons sans jamais être pleinement conscient de tous les éléments internes et externes qui entrent en jeu : s'il fallait, à chaque instant, pour exister, connaitre dans les moindres détails ce qui, en nous, relie l'implicite à l'explicite, nous ne parviendrions sans doute jamais à prendre une décision et à agir dans l'instant présent !
Mais ce constat d'impuissance, à cause des limites de nos connaissances, ne doit pas avoir pour conséquence de nier l'existence de la conscience et de son rôle dans la constitution de la personnalité : il ne faut pas oublier que l'inconscient n'a d'existence et de sens qu'en fonction de ce que nos prises de conscience veulent bien nous en révéler, grâce aux travaux des psychanalistes, des psychosociologues, des neurologues, des biologistes... et des philosophes. Car la science n'avance pas toute seule : les philosophes produisent des travaux de synthèse qui permettent de se repérer et de faire le point sur les connaissances.
Après avoir passé la conscience sous silence, dans les années 90, les psychologues (souvent anglo-saxons), en développant la psychologie cognitive, prolongement du béhaviorisme (étude du comportement à partir des seules conduites observables et de leurs conditionnements) et de la psychanalyse, l'ont réhabilitée, non sans difficultés (cf. D. DENNETT, "La conscience expliquéeé Odile Jacob, 1993). Ils ont buté sur l difficulté à la définir correctement, même en essayant de faire la synthèse de toutes les définitions existantes; ils en restent donc au repérage de plusieurs niveaux de conscience : la conscience-attention ou vigilence, c'est-à-dire être présent au monde en état de veille (ni endormi, ni dans le coma, ni halluciné), mais pas forcément en train de penser ou de réfléchir; la conscience réflexive qui se nourrit de souvenirs, d'images, d'impression, d'idées, de symboles impliquant une phase de concentration et d'organisation où s'opèrent des tris, des analyses, des comparaisons, afin de procéder au pilotage finalisé des activités; enfin la conscience-miroir qui permet à chacun de se situer : d'identifier, de reconnaitre, en commençant par la reconnaissance de soi comme sujet d'une histoire privée et publique, comme concepteur de projets et producteur de raisons de vivre, jusqu'à la conscience réfléchie qui permet de penser à ses pensées. Tous ces niveaux s'interpénètrent et fluctuent ensemble, ce qui ne facilite pas la tâche des explorateurs !
Les recherches en neuropsychologie et neurobiologie sur les troubles de la conscience-attention qui dérèglent la perception du monde extérieur, l'étude du cerveau (animal ou humain) conçu comme un ordinateur central, centre de pilotage de tous les processus cognitifs, et l'approfondissement du repérage d'un inconscient cognitif qui guide les comportements à distance sans passer par la réflexion, font partie de l'exploration dans tous les sens et peut laisser sceptique quant aux résultats concernant la conscience et ses contenus... Daniel C DENNETT (opus cité), un des grands noms actuels de la philosophie de l'esprit insiste sur le caractère instable et fluctuant de la conscience, faite de flux d'éléments disparates, un "chaos d'images variées, de décisions, d'intuitions, de souvenirs, etc...", "La question que l'on peut se poser est : où donc toutes ces choses se rejoignent-elles ? La réponse est : nulle part. Certains de ces états distribués porteurs de contenus s'évanouiront rapidement sans laisser de traces. D'autres laisseront des traces, sur des comptes rendus verbaux ultérieurs, d'empreinte et de mémoire, sur d'autres sortes de dispositifs perceptifs, sur les états émotionnels, les tendances comportementales et ainsi de suite."
La plupart du temps, il n'existerait donc que des bribes de conscience... Nietzsche n'avait pas tort de parler d'enfance, on pourrait peut-être, en actualisant le langage, parler de conscience encore à l'état embryonnaire, en phase de maturation.
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