Café-philo de La Rotonde de la Muette, chaussée de la Muette à Paris
Mercredi 11 octobre 2000
Que voyons-nous réellement du monde ?
Pistes de recherches proposées par
Marielle-Frédérique Turpaud
Pour tenter de cerner le sujet, je suis remontée vers la source de la question. Mais j'ai trouvé autant de "problématiques" que d'angles d'attaque du sujet ! Alors je l'ai pris par un autre bout (puisqu'un sujet philo, comme un bâton, a au moins deux bouts). Pour savoir ce que vous voyez réellement du monde, je me suis penchée sur les façons de le percevoir.
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D'abord il faudra cerner et définir quel est le monde que nous pouvons voir réellement : le monde géographique ? humain ? artistique ? sous-marin ? interstellaire ?
Il y a des religions qui pensent que le monde est une illusion. La philosophie bouddhiste emploie également ce terme, qui n'exclut pas sa matérialité mais désamorce son pouvoir, relativise son importance, et aplatit les mirages du pouvoir, de la vanité et de la puissance.
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Nous voyons le monde qui nous entoure par nos cinq sens, d'abord. "Mais l'illusion sensorielle nous fait voir la lune à l'horizon plus grosse qu'elle ne l'est", fait remarquer le philosophe Alain dans ses Propos, refusant par là toute expérience sensorielle comme approche de la vérité. Mais peut-on écarter ainsi l'expérience des sens d'un trait de plume ou d'un clic de souris ?
Un arbre qui tombe sans la forêt vierge, sans oreille our l'entendre, fait-il "du bruit" ? N'est-ce pas notre cerveau qui transforme cette vibration en bruit ? De même pour les couleurs. C'est donc nous qui décodons les vibrations en informations sensorielles, qui dépendent de notre acuité auditive ou visuelle (le monde du daltonien n'est pas le nôtre) et de notre confiance dans les instruments qui rectifient cette acuité (lunettes, sonotone, voire sonar et télescope).
Nous voyons le monde qui nous entoure par l'expérience tout court, nous dit Kant. Mais notre expérience est déformée par notre manque d'information, et par notre déduction (elle-même handicapée par nos préjugés ou ceux de notre famille, de notre quartier, de notre clan); le tout est modifié par ce qui remonte de la mémoire pour brouiller ce qui est neuf et le rapprocher, de gré ou de force, à un passé connu. Le voyage de Bougainville autour du monde est frappant sur ce point : sur trois ans de voyage, le récit des neuf jours qu'il passe à Tahiti remplit trois chapitres de son livre (sur seize).
Et le fait même d'observer modifie notre expérience du monde. L'enfant qui joue et se sait observé par une grande personne sera plus maladroit ou plus maniéré que s'il était seul : l'appréciation de l'enfant en est faussée. "Qu'il est maladroit !" dit l'adulte à haute voix. Et il ancre dans l'enfant la certitude qu'il est maladroit, s'interdisant à lui-même de devenir habile.
Nous voyons le monde qui nous entoure par le raisonnement, dit le bouddhisme tibétain, pour qui le mental est un sixième sens. Mais la distorsion émotionnelle ou traumatique fausse cette perception, la Bagavad-Gitâ le savait trente siècles avant Freud. Le redresseur, en ce cas, est Epictète, qui conseille de n'observer que ce qui dépend de nous, sur lequel nous pouvons avoir une action, le reste appartenant à la Bienveillance divine qui accorde l'univers au mieux de l'évolution du monde et de chacun des êtres vivants dans ce monde.
Nous voyons le monde qui nous entoure par l'intuition irrationnelle, que certains arts traditionnels canalisent et font se manifester, depuis le chamane Navajo jusqu'au Yi King chinois. Mais là aussi, le détachement neutre que réclament ces arts manque à la plupart des pratiquants.
Nous voyons le monde qui nous entoure par la retranscription qu'en font les artistes. Paradoxalement ce ne sont pas les plus figuratifs qui nous aident davantage à mieux regarder autour de nous : les peintres impressionnistes et les poètes, au contraire, nous conduisent à ressentir plutôt que voir, et donc à nous rapprocher de l'essence des choses, au-delà de leur enveloppe visible ou apparente. Mais en fait, cela nous rapproche de ce qu'ils ont perçu, eux, ou cru percevoir : est-ce le Vrai ?
Nous voyons le monde qui nous entoure par le langage entendu ou lu, c'est-à-dire par la transmission de l'expérience ou du raisonnement des autres. C'est-à-dire que nous ajoutons à notre propre distorsion celle des autres, à travers le filtre réducteur d'une convention linguistique - sans compter la volonté de tromper : propagande politique, prédication missionnaire, manipulation publicitaire, ressentiment personnel - ! Que reste-t-il alors du monde tel qu'il est ? pas grand-chose ! Mais pourtant nous ne pouvons pas nous passer de ces témoignages. Car leur vision des choses (tout aussi faussée que la nôtre je vous l'accorde) est un autre angle de vision, donc nous permet une analyse stéréoscopique, en relief, qui nous permet d'avancer plus avant. C'est ce que nous expérimentons chaque jour dans chaque café-philo. C'est aussi sous cet angle que nos opposants, voire nos ennemis, sont bien utiles.
La tentative désespérée des agences d'information (ou de la radio France-Info) pour écrire dans un style le plus neutre possible, le plus objectif, et qui est supposé être le plus proche de la réalité du monde, est à la fois touchante et ratée. Elle conduit à ne pas oser appeler un chat un chat, ni un dictateur un assassin, ni un présumé violeur une ordure, ce qui conduit à un autre type de distorsion : la litote et l'euphémisme comme traductions du monde. Sans doute pour contrebalancer les titres racoleurs que les journaux vont élaborer à partir de leurs froides dépêches.
A contrario on a découvert avec horreur que les reportages sur les banlieues "sensibles" poussaient les gosses à créer des évènements de plus en plus spectaculaires "pour passer à la télé".
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Alors maintenant je me retrouve devant le gouffre de quelques questions :
- 1. Quelle est l'approche du monde la plus sûre, la plus fiable, la plus fructueuse ?
- 2. Et que rapportons-nous de cette approche du monde ? Est-ce qu'elle nous construit ? ou nous détruit ?
- 3. Et désirons-nous modifier ce monde que nous voyons, l'améliorer, le rendre plus heureux, moins douloureux, plus harmonieux ? Et si nous le désirons, pouvons-nous accomplir ce désir ?
Car au bout du compte j'en arrive à ceci : ce que nous voyons réellement du monde (et qui est peut-être, ou qui n'est peut-être pas, le monde réel, nous venons de voir pourquoi) qu'en faisons-nous ?
Cela nous rapproche-t-il de la vérité ? et si oui, de laquelle ?
http://perso.wanadoo.fr/mfturpaud/
VOIR
Ce que je vois, dit Rimbaud,
Je suis le seul à le voir
Et à le dire.
...L'hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d'une usine, une école
de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ; les
monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.
Puisss j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots ! Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J'étais oisif, en proie à une lourde fièvre, 1
Vous vous souvenez ?
Je vous avais prévenus !
Si vous ne voyez pas le palais d'Aden
Sous le HLM
Si vous ne devinez pas l'éléphant
Dans le boa 2
Si vous n'entendez pas le bêlement du mouton
Dans la caisse 3
Vous ne verrez pas le fantôme
De la petite fille morte 4
Qui jouait avec moi là-bas près du perron
De la grande maison blanche aux volets clos
Au bout de cinq heures de marche
Et avec qui seuls mon lecteur et moi
Pouvons rire.
MF Turpaud
Mardi 10 octobre 2000
http://www.chezarthur.com/
- 1 Une saison en enfer : alchimie du verbe
- 2 L'enfance de St Exupéry dans Le Petit Prince
- 3 Le dessin final de St Ex au petit prince
- 4 Illuminations : Enfance
Discussion
- L'animateur Eric : Marielle nous montre qu'un sujet peut être désamorcé, rendu vierge des à priori qui auraient pu nous confirmer dans notre logique.
Elle nous fait sentir la dimension problématique du verbe voir. Elle a aussi problématisé le monde.
- Armelle : Il y a un divorce entre voir et savoir. Le monde réel nous est voilé, caché, nous interprétons le monde. Voir le monde c'est le réinventer, il y a pluralité d'interprétations. Notre vision n'est pas vraie ou fausse mais plus ou moins riches, comme le moyeu d'une roue vers où convergent plusieurs rayons différents.
- Jacques : Marielle a parlé de la tentative désespérée des médias pour être le plus neutre et objectif possible, mais j'ai plutôt l'impression qu'il y a de leur part une volonté délibérée de faire passer un message idéologique, plus particulièrement quand ils traitent des sujets sensibles comme les querres, surtout si notre pays y participe, comme dans le cas de la guerre du Golfe ou du Kosovo.
- Marielle : Je parlais des agences de presse, pas des médias.
- L'animateur (à Jacques) : Pensez-vous que nous serions capables de comprendre l'information si elle n'était pas accompagnée d'un commentaire ?
- Jacques : Oui, et nous la jugerions alors en fonction de notre sensibilité personnelle et non à travers la sensibilité bdu journaliste.
- Michel : Pour la vision de notre entourage, nous n'avons pas besoin des médias. Pour ce qu'on ne peut voir nous mêmes, on doit faire confiance aux médias.
La perception visuelle peut donner une fausse image de la réalité.
- On doit faire confiance aux médias mais on a intérêt à avoir une pluralité d'avis.
- Il y a plusieurs facettes, on regarde à travers un prisme : apparence trompeuse ou conforme à la réalité.
- La philo peut nous aider à voir le monde mais me philosophe n'est pas un gourou, il aide à trouver soi-même sa vérité. Les philosophes ont réfléchi en fonction de leur époque.
- Jacques : La vision que notre société a de l'univers a évolué. Au moyen âge on disait que la terre était plate et maintenant on dit qu'elle est ronde, pour ça je suis d'accord, mais on disait aussi que le soleil tournait autour de la terre alors que maintenant on dit que c'est la terre qui tourne autour du soleil et on considère ça comme une vérité absolue, et ça me parait contestable, car ce n'est qu'une vérité relative à un critère particulier, celui de la simplicité maximale de la théorie, qui est le critère des physiciens : Dans la théorie héliocentrique, les trajectoires des planètes sont beaucoup plus simples que dans la théorie géocentrique. on pourrait pousser ce relativisme à l'extrême en disant que quand je marche, je suis immobile au centre du monde et je pousse la terre en arrière avec mes pieds pour amener sous moi le lieu où je veux aller.
- Marielle : Il n'y a pas de limite au savoir, mais pour voir l'angle de vision est limité. Peut-on faire sauter cette limitation ? Oui, ça m'est arrivé lors d'une NDE, et ça a été difficile quand j'ai retrouvé un angle de vision limité.
- L'animateur : Le savoir est relatif. Ce qui nous permet de distinguer nous permet aussi de faire la relation entre voir et savoir.
- Francine : Descartes disait que le monde est une fable. Nietzsche disait qu'il n'y a pas de monde vrai. Le seul monde réel est le monde des apparences. Comment le monde vrai devient une fable ? La plus longue erreur est de poser ce monde vrai. Le monde vrai et apparent n'ont de sens qu'un par rapport à l'autre.
- L'animateur : Nietzsche a été victime d'un préjugé philosophique tenace : la réhabilitation des apparences. Il y a en deça du voir qu'on peut appeler apparence, il y a un éclair dans la nuit qui disparait. "Une vérité vraie cesse de l'être dès qu'on s'en contente" (Alain)
- Madeleine : Les psychotiques ne voient pas le monde comme nous. Voir le monde comme la majorité, est-ce la vérité ?
- Marielle résume le conte "Les habits neufs de l'empereur" d'Andersen.
- Jacques : Nous ne pouvons pas savoir si nous percevons tous les couleurs de la même façon. Supposons quelqu'un qui ne serait pas daltonien mais qui verrait le rouge comme nous voyons le vert et réciproquement verrait le vert comme nous voyons le rouge. Il pourrait alors faire la différence entre toutes les couleurs. Quand il était petit, on lui a montré un objet rouge, qu'il a vu vert, en lui disant "Ca, c'est rouge". Il a donc associé le mot "rouge" à la sensation du vert, de sorte que quand on lui montre un objet rouge et qu'on lui demande quelle est sa couleur, bien qu'il le voit vert, il dira que c'est rouge. [NDLR: c'est ce qu'on appelle le problème des qualia]
- Ca montre l'aspect relatif du savoir, l'aspect limitatif de la vision.
- Francine : la seule réalité n'est pas intéressante. On a besoin de la dépasser par l'imaginaire. Ce qui est rêve aujourd'hui est l'utopie de demain. Le poète ouvre une fenêtre sur le rêve.
Bachelard disait qu'on n'a jamais vu le monde si l'on n'a pas rêvé ce que l'on voyait.
Dali disait qu'à l'échelle du cosmos seul le fantastique a quelque chance de voir le réel.
- L'animateur : On voit du monde ce qu'on veut voir. L'émotionnel n'est pas un obstacle mais un fil heureux, un allié, une aide.
Que voyons-nous réellement, de quel monde ? Nous sommes chacun des univers. En quoi la philosophie peut apporter quelque chose ?
- Patrick : "Nous voyons ce que nous avons rêvé" : il faut ramener à la réalité. On est obligé d'avoir des certitudes. C'est le principe de réalité dans la métaphysique objectiviste.
- Sartre disait que toute conscience est conscience de ...
- Patrick : primauté de l'existence ou de la conscience ?
- Armelle : Conscience de l'existence de Dieu.
- Patrick : On peut la prouver avec des faits.
- Armelle : Ca vous est probablement arrivé qu'un ami vous dise "Je vais te présenter la plus belle fille du monde" et qu'elle vous présente une fille tout à fait banale.
- Michel : Si il n'y a pas d'être vivant qui peut témoigner de l'existence du rouge, le rouge existe-t-il ?
- Patrick : Le monde sans conscience est possible.
- Michel : La matière n'a-t-elle pas créé la vie pour témoigner qu'elle existe ?
- Jacques : Il y a certaines longueur d'ondes que nous ne percevons pas directement ma is on peut dire qu'elles existent car nous pouvons fabriquer des appareils qui nous permettent de les percevoir. En ce qui concerne l'existence d'un monde sans conscience, si on considère que la conscience apparait quand la vie atteint un certain niveau de développement, ça voudrait dire qu'au commencement de l'univers il n'y avait pas de conscience. Mais on peut dire que le monde existait par rapport au critère de simplicité maximale de la théorie, car c'est plus simple que de dire que le monde est apparu brusquement dans toute sa complexité à partir du moment où la conscience est apparue.
- Marielle : Les quanta sont à la fois des ondes ou des particules, selon les circonstances ils se comportent comme des ondes ou comme des particules.
- Jacques : Selon l'interprétation des mondes multiples d'Everett, il n'y a pas un monde avec une particule qui a telle probabilité d'être à tel endroit et telle autre probabilité d'être à tel autre endroit, mais une infinité de monde, un monde où la particule est à tel endroit, un autre où elle est à tel autre endroit. L'onde est dans l'espace des mondes possibles.
- Chantal : Croyons-nous à un nouveau monde ? C'est un problème religieux.
Est-ce que le monde où nous vivons n'est pas plus important parce que nous y sommes ?
Est-ce que intérieurement je n'ai pas le monde complet que je ne peux voir ? Il faut rentrer en nous pour trouver une sorte de vérité.
- Gilbert : Le monde correspond à deux réalités. La première, c'est l'univers où nous vivons, que nous percevons par nos sens.
- Patrick : Si on supprime la conscience humaine, il reste les animaux et les plantes.
- Pour répondre à Jacques, le fait que la Terre tourne autour du soleil n'est pas plus simple du point de vue des conséquences sociales.
- Jacques : Je parlais uniquement de simplicité de la théorie. Avec la Terre au centre, on avait un système très compliqué pour décrire les trajectoire des planètesavec de nombreux cercles qui tournaient autour d'autres cercles. Le système avec le soleil au centre et les planètes décrivant des trajectoires elliptiques autour du soleil est plus simple. Mais c'est vrai que c'est un critère particulier, et par rapport à d'autres critères, religieux par exemples, on peut préférer que l'humanité occupe le centre de la Création.
- Les évènements sont neutres, c'est nous qui décidons si c'est un bonheur ou un malheur. A quelque chose malheur est bon.
- Le silex est une très belle pierre mais on lui préfère le rubis car il est plus rare.
- Patrick : On ne peut juger le système solaire, on ne peut que l'accepter tel quel.
Si je dis que rien n'existe je dois exprimer le concept d'existence et de conscience.
Le système de Lubachevski montre qu'il existe un effet sans cause.
- La matière est un défaut de la structure de l'espace-temps, un accident du néant.
- Animateur : Nous voyons toujours relativement à quelque chose. Est-ce que le fait de voir relativement tient au fait que nous sommes limités ou que le réel de toutes façons serait polymorphe, multiple. Problème de la valeur, un concept d'efficacité.
Prochaine discussion : le 25 octobre. Thème proposé par Michèle : Le mental ami ou ennemi ?