Commentaires sur la thèse de doctorat de Bruno Marchal "Calculabilité, physique et cognition"

JUIN 1998

Mardi 2 juin 

Bonjour,

J'ai bien reçu votre thèse et je vous en remercie. J'ai beaucoup apprécié la profondeur et la rigueur de votre réflexion qui porte sur des sujets qui me passionnent et sont pour moi une source de stimulation intellectuelle très utile pour mes réflexions personnelles, bien que vos hypothèses ne rejoignent pas toujours les miennes.

Personnellement, la thèse de Church et le réalisme arithmétique me paraissent vraisemblables, mais le mécanisme n'est pas du tout évident. J'ai quelques difficultés à admettre qu'une machine finiment descriptible puisse avoir conscience d'exister, bien que j'admets qu'il est difficile d'avoir des certitudes dans ce domaine.

J'aurais plutôt tendance à considérer l'esprit comme une propriété que la matière acquiert en raison du fait qu'elle n'est pas finiment descriptible (voir le chapitre "Nature de l'esprit" de mes reflexions métaphysiques), et que la sensation d'unité individuelle repose sur des bases matérielles (voir "Le sentiment d'individualité"), de même que la continuité dans le temps repose sur les enregistrements physiques de nos souvenirs dans notre cerveau.

Votre raisonnement me semble reposer sur une hypothèse implicite selon laquelle l'esprit "à la première personne" existerait dans la durée. On pourrait aussi considérer que l'esprit n'existe que dans l'instant, que l'individu n'existe dans la durée que par la matière, par les liens physiques qui unissent dans le temps mais aussi dans l'espace l'individu qu'on appelle Jules, notamment les enregistrements physiques des souvenirs dans la mémoire. Pour employer une image, l'esprit serait comme les perles d'un collier dont le fil serait la matière. Autrement dit, je n'existerais qu'un instant, et d'autres hériteront les instants suivants de mon corps, de mes souvenirs et de ma personnalité.

Cette hypothèse permet de voir les choses sous un angle nouveau.

Dans l'expérience de téléportation avec duplication, il fautfaire une distinction entre le continuateur matériel et le continuateur spirituel de Jules. Jules à Washington et Jules à Moscou seraient tous les deux des continuateurs matériels de Jules à Bruxelles, mais aucun des deux ne serait son continuateur spirituel pour la simple raison que si l'esprit n'existe que dans l'instant, la notion de continuateur spirituel n'existe pas.

D'un point de vue phénoménal, on doit tenir compte des liens physiques, car la question qui a un sens est : lequel se souviendra qu'il vient de Bruxelles ? Et si la téléportation produit une copie conforme la réponse est évidemment : tous les deux. La question inverse ne se pose pas pour la simple raison que nous n'avons pas de mémoire de l'avenir. Jules peut se retrouver à la fois à Washington et à Moscou sans pour autant se sentir à deux endroits à la fois, car ces deux Jules ne communiquent pas entre eux par télépathie. Autrement dit, je pense que la conscience elle-même peut être dupliquée. Ainsi, Jules à Washington se sent à Washington, Jules à Moscou se sent à Moscou, mais personne ne se sent à deux endroits à la fois.

Je pense d'ailleurs que cette duplication de conscience se produit effectivement car la théorie de la fonction d'onde universelle d'Everett (ou théorie des mondes multiples) me parait probable.

Quand par exemple un physicien obserbe le résultat d'une mesure sur une particule dans un état de superposition quantique, il n'est pas conscient de cette superposition car elle affecte la conscience elle-même : il n'y a pas conscience de superposition mais superposition de consciences.

J'ai particulièrement apprécié votre utilisation de l'argument du rasoir d'Occam pour défendre l'interprétation d'Everett, alors que c'est justement ce même argument qui est généralement utilisé par ses détracteurs pour la rejeter sous prétexte que l'hypothèse d'une infinité de mondes n'est pas économique. Le problème est : à quoi doit-on appliquer le principe du rasoir d'Occam ? A la théorie elle-même, ou à son développement en termes de vision du monde qu'elle engendre ? Toute la démarche du physicien consiste à constater que le monde présente des régularités et à les formaliser par une théorie dont le développement produit le monde (cf "Perceptions, régularités et réalité"). Une perception correcte de ces régularités conduit à une théorie la plus simple possible. Il me semble donc que c'est à la théorie elle-même et non à la vision du monde qu'elle entraine que le principe du rasoir d'Occam doit être appliqué, et que celui-ci confirme donc l'interprétation d'Everett. Quant à l'"extravagance ontologique des mondes multiples", je pense que ce n'est pas un problème de l'interprétation d'Everett, c'est un problème de l'intuition humaine qui nous fait considérer à tort cette interprétation comme extravagante. Ce n'est pas nouveau : de tous temps l'homme a voulu occuper une position centrale dans l'univers, position illusoire dont il a été délogé par étapes successives par les progrès des connaissances scientifiques qui lui ont appris successivement que la Terre n'est pas au centre de l'univers, n'est qu'une planète parmi des milliards, que l'homme n'est qu'une espèce animale parmi d'autres, que le moi conscient qui était considéré comme le centre de l'individu n'est qu'une composante parmi d'autres (le ça, le surmoi). Le fait que notre monde est le seul reste le dernier bastion auquel on s'accroche.

Une application intéressante de l'interprétation d'Everett serait de réaliser un dé quantique qui affiche des numéros en fonction de résultats de mesures sur des particules dans des états de superposition quantique. Quand on a un choix à faire, il suffirait de confier le choix à ce dé quantique. Ainsi, on serait sûr que tous les choix seraient effectués et donc qu'il existerait un monde dans lequel le meilleur choix a été fait.

En ce qui concerne l'expérience du lâcher de craie, la question de la probabilité pour que moi qui lâche la craie la voie tomber n'aurait pas de sens sous cette forme si on considère que l'esprit n'existe que dans l'instant car ce ne serait pas les mêmes moi (au niveau spirituel) qui verraient la craie tomber, ce seraient d'autres, héritiers (du continuateur) de mon corps physique. Et même si on admet que l'esprit existe dans la durée, qu'est-ce qui prouve que la vraie probabilité de voir la craie tomber soit voisine de 1 ? Si le monde me parait cohérent au vu de mes souvenirs, c'est peut-être simplement parce que pour que j'aie pu accumuler des souvenirs pendant plusieurs dizaines d'années, il a fallu que le monde dans lequel je vis soit suffisemment cohérent pour permettre à la structure physique complexe qui est mon support matériel de se maintenir pendant cette période.

L'hypothèse selon laquelle l'esprit n'existe que dans l'instant a cependant des conséquences graves dans le domaine éthique, la question fondamentale de l'éthique étant : quel choix dois-je faire pour faire ce que je considère comme bien ? Déja, l'interprétation d'Everett pose un problème car elle pourrait impliquer que si on a vraiment le choix, tous les choix sont faits respectivement dans des mondes parallèles. On peut cependant résoudre le problème dans le cadre de la théorie des esprits multiples en considérant qu'un esprit peut faire le choix d'aller dans tel ou tel monde, mais si l'esprit ne dure qu'un instant, un tel choix n'a plus de sens, et c'est toute l'éthique qui s'effondre. En effet, soit nous n'avons pas vraiment le choix car celui-ci est déterminé de façon unique par les lois de la physique qui régissent notre cerveau, soit nous avons le choix et tous les choix sont effectués en parallèle. Une façon plus rigoureuse de fonder votre argumentation pourrait consister à considérer cet argument éthique pour justifier l'hypothèse selon laquelle l'esprit existe dans la durée.

Si l'esprit existe dans la durée et qu'on croit à tort qu'il n'existe que dans l'instant, les conséquences dans le domaine éthique peuvent être catastrophique, alors que dans le cas inverse ça n'aurait aucune importance. Une autre possibilité, assez inconfortable, pourrait donc consister à croire que probablement l'esprit n'existe que dans l'instant, mais à se comporter comme s'il existait dans la durée, au cas où ce serait vrai.

On pourrait encore étudier d'autres possibilités comme par exemple un non déterminisme à plusieurs niveaux avec réalisation de toutes les possibilités ou non à chaque niveau. C'est un vaste champ de possibilités qui est ouvert.