@ccueil / actualité / jurisprudence / chroniques / internautes / professionnels / universitaires

Rubrique : études
Mots clés : régulation, théorie, norme, pluralisme, positivisme
Citation : Renaud BERTHOU, "L'Internet au gré du droit - À propos de l'affaire Yahoo!", Juriscom.net, 10 janvier 2001
Première publication : Juriscom.net


L'Internet au gré du droit

À propos de l'affaire Yahoo!

Par Renaud Berthou

Doctorant à l'Université de Rennes, ENST Bretagne
Élève avocat au CRFPA de Rennes

Email : Cantonono@caramail.com


Résumé

L'Internet a été forcé nous dit-on. Ces propos ne manquent  pas d'être étonnants concernant une intervention de la justice française visant à réprimer des faits antisémites. Et pourtant, ces mots, qu'on attribue trop vite aux membres de la tribu internétique, ne sonnent pas totalement vides. Résistants à l'analyse ils pourraient même conduire à mettre à jour certains fonctionnements douteux du droit étatique français : position positiviste ; utilisation déraisonnable de la force ; détournement de concept juridique. La liste fera pâlir certains juristes. Mais, son étendue n'est peut être pas à attribuer à un égarement juridique de l'auteur. La cause d'un tel constat pourrait tout aussi bien résider dans les visées du camp étatique.


Plan

Introduction

I. Les dessous positivistes de la décision Yahoo!

A. Le présupposé de L'autosuffisance du droit

B. La capacité du droit étatique à régir toute l'atmosphère sociale

II. La question de l'espace public : Fondement de la réaction Yahoo!

A. L’espace public : l’épouvantail éventré par la force du droit

B. L’ordre public : tentative d'instituer l'espace public internétique ?

Conclusion


Introduction

1. Dès le mois de mai 2000 la société Yahoo! avait été sommée de respecter le droit français. La justice lui reprochait l'illégalité de ses liens. Celle-ci devait "prendre toutes mesures de nature à dissuader et à rendre impossible toute consultation sur yahoo.com du service de vente aux enchères d’objet nazis et de tout autre site ou service qui constitue une apologie du nazisme ou une contestation des crimes nazis"[1]. La décision était cependant, après protestation de la société Yahoo!, suspendue aux dires des experts. Depuis, ceux-ci ont tranché et le 20 novembre 2000 le Tribunal de grande instance de Paris a pu condamner la société Yahoo! à satisfaire dans les 3 mois de la notification aux injonctions contenues dans l'ordonnance du 22 mai 2000 sous astreinte de 100.000 Francs par jour de retard à compter du 1er jour qui suivra l’expiration du délai de 3 mois[2]. Il semble donc que la justice française ait décidé de préciser les limites à imposer aux surfs internétiques français et d'encadrer quelque peu le contenu de l'Internet.

2. On a pourtant depuis longtemps entendu des paroles de mise en garde contre les limitations de la liberté d'expression. M. Robert et M. Duffar ont notamment écrit : "Le droit à la liberté des opinions, même détestables, est la condition de toutes les libertés. Et c’est l’honneur de la démocratie que d’admettre qu’elles s’expriment toutes même celles qui la nient. Il faut tout laisser attaquer afin qu’on puisse tout défendre."[3] Dès lors, pourquoi le droit étatique[4] réagit-il comme cela ?

3. Une première position serait d'admettre qu'il est naturel que la communication électronique  les mêmes limites légales que toute communication. Elle consisterait à ne pas s'étonner de cette intervention du droit étatique français. Mais, cela serait ne pas tenir compte de la façon dont ce droit a tenté de saisir l'Internet et reviendrait à écarter du débat la spécificité de ce réseau. C'est une position que nous ne prendrons donc pas.

4. Une autre position consiste à se demander quelles sont les raisons souterraines de cette décision.  Il y a certes là un double risque : nous nous exposons à être taxé d'affiliation liberticide et à se voir reprocher une carence probatoire. Mais ce sont des risques inhérents à certains chemins chaotiques de l'intuition et de l'interrogation qu'il faut savoir supporter quand il semble y avoir à gagner en terme de compréhension du droit.

5. Dans le cadre de cette position, il convient tout d'abord d'émettre une remarque concernant la décision Yahoo! : celle-ci serait la résultante d'un virulent mouvement positiviste à tendance "formaliste" dont la présence au sein du droit d'Internet, quoique plus nuancée, pouvait déjà être repérée. Ce mouvement, qui consiste à "centrer son observation sur la règle considérée pour et par elle-même"[5] conduirait le droit étatique à suivre une méthode juridique de réflexion où s'érigent des présupposés ; ceux-ci résidant dans le refus de ce droit d'écouter les autres sciences sociales et dans son attitude impérialiste face aux autres normes qui régulent la société. Si cette remarque n'explique pas en soi la décision Yahoo!, elle nous permettra néanmoins d'en préciser le fondement.

6. Ainsi, elle nous engagera à poser une hypothèse concernant le fondement de l'affaire Yahoo!. Celle-ci consistant à dire que cette décision n'a pas pour but premier de condamner un acte raciste mais que le droit étatique cherche plutôt en l'espèce à maîtriser l'espace public qu'héberge le Réseau. C'est pourquoi il se donnerait les moyens de diriger les comportements internétiques à travers une position positiviste, seule apte à le transformer en un pur instrument de contrôle des comportements sociaux au service de l'Etat. En effet, un tel espace serait nocif à l'Etat puisque, ayant pour conséquence de créer une discussion libre sur la régulation sociale, il remettrait en cause sa façon de modeler la vie sociale et l'empêcherait d'instituer le social. Dès lors il ne serait pas étonnant de voir les juges réagir aussi violemment.

7. Reste que la présence d'un mouvement positiviste particulièrement intense dans la décision Yahoo! ne sera pas notre seul argument en faveur d'une telle hypothèse. Il serait d'ailleurs arbitraire d'en rester là pour expliquer cette décision puisque ce mouvement positiviste était déjà repérable dans le droit d'Internet sans qu'on atteigne pour autant de tels paroxysmes. Cette thèse d'un combat contre l'espace public internétique sera aussi confirmée par des arguments tirés de l'utilisation de la force du droit et du concept de l'ordre public.

8. Cette tentative pour cerner le fondement de la décision Yahoo! nous conduira alors à qualifier celle-ci de « coup de force juridique ». Nous regretterons son élaboration intuitive peu prometteuse pour l'avenir internétique et tenterons de faire valoir que nos juges gagneraient à l'avenir à faire appel à leur honneur qui consiste "comme celui des autres hommes à réparer leur faute"[6].

9. Mais avant d'en arriver là, il nous faut tenter de donner corps à cette remarque et à cette hypothèse en nous intéressant successivement aux dessous positivistes de la décision Yahoo! (I) et à la question de l'espace public (II).

I. Les dessous positivistes de la décision Yahoo!

10. Dans la décision Yahoo!, notre droit étatique semble s'être exprimé avec un esprit positiviste. Entendons par là que la réflexion juridique a été cloisonnée. Si on a fait appel à des experts en informatique, on s'est gardé de prendre en compte l'apport intellectuel de certains penseurs des sciences humaines ou de raisonner en terme d'internormativité. Les juges semblent avoir considéré qu’il ne leur appartenait pas de réfléchir sur le "bien juridique"[7] et "qu'il n'y avait pas besoin d'aller au delà du droit positif pour pénétrer le phénomène juridique"[8].

11. Si le Tribunal de grande instance de Paris ne détient pas l'exclusivité de cette démarche face au Réseau, jamais cependant une pensée positiviste ne s'était exprimée avec autant de dénuement face au Réseau. Certes, cette décision de justice se situe sur le domaine de l'ordre public. Mais est-ce là une explication plausible de ses "caractéristiques" ? L’ordre public n’est-il pas plutôt un prétexte servant à camoufler un positivisme irrité ?

12. Malheureusement, cette interprétation trouve un triste appui textuel dans les chemins juridiques sur lesquels Internet a été amené. L'appréhension de ce réseau ne s'est jamais départie d'un certain positivisme. Jamais la réflexion et la sanction juridique ne sont parties de ce qu’il était[9]. Le droit étatique a cherché à s'imposer sans prendre le temps de  bien connaître son objet. Il n'est donc pas improbable d'avancer que cette attitude de l'ordre public ne soit issu d'une certaine justice positiviste quelque peu irritée d'avoir encore à en découdre avec le virtuel. Le souci de trouver une voie de régulation qui soit adaptée au monde virtuel n'est d'ailleurs pas du ressort judiciaire pour tout le monde.

13. Pourtant, Internet appelle tout au contraire à une réflexion sur le droit, il engage à sentir "l’étrangeté et l’insolite de sa présence"[10]. Le "dépassement du droit"[11] apparaît comme un quasi devoir face à ce nouveau monde qui interpelle les démocraties. Il y a donc là une attitude de la justice française qui ne manque pas d'être douteuse. Elle incite à rechercher le fondement de la décision Yahoo! ailleurs que dans un combat à l'encontre du nazisme.

14. Mais il convient pour l'instant d'envisager comment la décision Yahoo! pourrait être la résultante d'un mouvement positiviste en s'attachant à remarquer qu'est posé en l'espèce le  présupposé  de l'autosuffisance du droit étatique (A) et celui de sa capacité à régir toute l'atmosphère sociale (B).

A. Le présupposé de L'autosuffisance du droit

15. Une des résultantes du positivisme formaliste est de postuler que le droit étatique, et plus précisément positif[12], est à même de résoudre seul tous les problèmes juridiques. Les juges doivent appliquer le droit contenu dans les textes étatiques en ignorant, notamment, l'espace qui reçoit ce droit. Si les caractéristiques de cet espace ne permettent pas une bonne application du droit positif, on utilisera d'autres textes plus efficients mais pas nécessairement plus adaptés. Le but est d'appliquer le droit positif pour maintenir l'ordre, pas de l'adapter à un tissu social.

16. Ainsi, Internet est appréhendé depuis sa naissance comme un objet juridique selon une logique qui postule la capacité du droit actuel à répondre. Les juristes procèdent par analogies et transpositions[13]. Et, au final, point n’est besoin de s’enticher de réflexions sur une prétendue philosophie du Réseau ou cyberculture. La décision Yahoo! en est une illustration saisissante : la conception française de l’ordre public a vocation à s’appliquer au Réseau comme au reste, même si derrière celui-ci se tient une tentative mondiale de régulation sociale.

17. Certaines recherches sur la nature du Réseau, sur ses caractéristiques et le lien social qui s'y crée sont tenues à l'écart du débat juridique[14]. Le droit étatique ne subit pas "l'utopie de la communication"[15]. Bien que se répande par voie gouvernementale le thème d'une société de l'information, il se méfie profondément des rêveries de la cybernétique. D'ailleurs, ce droit ne rêve plus qu'avec circonspection depuis qu’on lui a expliqué que s’endormir c’est "déposer le fardeau juridique"[16].

18. Reste que les voies des philosophes, des penseurs de la communication ou des historiens ne sont peut être pas à faire taire. La cyberculture est un nom porteur. A qui veut bien s’y attarder, un contrat social de critique du mode étatique de régulation sociale peut en sortir[17]. L'écho de certaines voix pourrait sans doute, à ce sujet, utilement résonner dans le droit étatique[18]. On découvrirait peut être alors que l'Internet accepte les propos racistes car les internautes considèrent que ces propos se discréditent d'eux-mêmes. On décèlerait éventuellement qu'il y a là une volonté commune réfléchie de ne pas limiter les propos tenus en vertu d'un impératif de liberté qui a de nombreux avantages. Cela permettrait d'expliquer pourquoi ces sites ne sont pas systématiquement rendus inopérants par des piratages ou des noyautages de forum. En somme, on constaterait l'existence d'une régulation basée sur le rejet d'un certain droit étatique et dont l'efficience pourrait être améliorée autrement que par le recours à l'ordre public français.

19. D’ailleurs, la croyance en l'efficacité du droit positif que la décision Yahoo! parait accréditer est une affirmation bien légère. Notre droit commun, si fort, manque de virilité. De larges carences le rendent inefficace[19]. Alors, insensiblement, sans réfléchir sur les causes de ces carences, on fait appel à un droit français d’Internet. Fi du droit commun, pour certains nous allons vers le code. Même s'il est vrai que nous voyons encore ressurgir les articles 1382 ou 1383 et, comme en l’espèce ce vieux concept d’ordre public, il semble qu'il s'agisse là d'un droit appelé à disparaître des réflexions menées sur les affaires internétiques. De surcroît, ce droit d’Internet apparaît lui-même en partie ineffectif, nous recourons donc doucement à l'idée d'un droit mondial[20]. Bel enchaînement ? Il a au contraire des griefs à émettre contre un tel droit autosuffisant à l'allure de monstre juridique utopique et dangereux. Tout d'abord il veut contrôler un Réseau dont le fonctionnement se comprend mieux en terme de régulation que de contrôle social sans qu'aucun projet juridique pour l'Internet n’accompagne une telle démarche. Il semble davantage combattre son objet que le promouvoir. Il conduirait presque, en ce sens, à lever le concept de responsabilité de l'Etat du fait des lois. Ensuite, en voulant raisonner à l’unisson mondial, il fait bon marché du choc des cultures dans lequel on a pu voir une source de progrès pour l'humanité. Certains diront dès lors qu’on est peut être allé un peu vite et se rappelleront que la mission interministérielle avait énoncé comme conviction méthodologique que "toute démarche hâtive pourrait être contre-productive"[21]. Ils se demanderont pourquoi nous ne nous sommes pas interrogés sur ce qui empêchait le droit commun de s'appliquer correctement ?

20. La décision Yahoo! représente donc un droit étatique particulièrement clos aux recherches des autres sciences sociales. Elle s'appuie sur un présupposé positiviste de l'autosuffisance déjà présent dans le droit d'Internet qui l'empêche de cerner la nature du "phénomène Internet". Mais ce n'est pas tant ce premier présupposé de l'autosuffisance qui semble être le plus intéressant à repérer.

B. La capacité du droit étatique à régir toute l'atmosphère sociale

21. Dans la décision Yahoo!, il apparaît nettement que les juges ne font pas que postuler l'autosuffisance du droit positif. Ils renient aussi toute légitimité à des règles sociales créées par les internautes et a fortiori à un ordre public internétique. Ils postulent que la légitimité appartient au droit étatique et que toute autre forme de normes ne serait pas démocratique[22]. Selon cette vision, le métier juridique tendrait à n'être que déduction à partir de lois impératives[23] et le concept de règles juridiques s'identifierait presque au concept de droit positif.

22. Mais cela n'est pas une position que partagent toutes les théories juridiques, il y a là un présupposé théorique issu d'un certain positivisme formaliste qui consiste à rejeter l’idée de pluralisme normatif selon laquelle "le droit pourrait bien ne pas devoir régir l’ensemble des relations interindividuelles"[24] tout autant que l'idée de pluralisme juridique selon laquelle des groupes sociaux peuvent secréter une certaine forme de droit.

23. Cependant, des auteurs, et non des moindres, ont attiré notre attention sur les limites du droit étatique. C’est le thème de l’internormativité où l’on peut retrouver notamment le Doyen Carbonnier et son concept de « non-droit ». L’hypothèse du non-droit part du constat qu’il y a "plutôt trop de droit "[25]. Or, pour Carbonnier cette "surpression du droit n’est pas bonne". Elle "oblitère" les autres normes sociales, ce qui complique la régulation d’une société. "Le passage au droit crée des esprits chicaniers là où pourrait s’exprimer une harmonie naturelle"[26].  Ce serait donc aller contre le progrès que de vouloir garder notre conception du droit[27]. Une partition entre droit et non-droit serait nécessaire pour réguler efficacement une société. Pour comprendre le sens du non-droit, il faudrait s’inspirer de philosophies qui ne reconnaissent pas la primauté du droit étatique[28]. Ainsi, quand il se retire, le droit étatique laisserait la place à d’autres modes de régulation, il ne conduirait pas au chaos mais laisserait "les anciens habitants reprendre possession des lieux"[29]. Selon Carbonnier, ces principes découlent du "social non juridique"[30] : règles de mœurs, de convenance, de courtoisie, impératifs de l’éthique et de la religion. Le non-droit est "un monde de relation que le droit n’abandonne pas au désordre"[31]. D’autre part, une large part du non-droit "échapperait certes au droit mais encore à la société car il n’y aurait que des relations entre les individus"[32]. Ainsi, les individus "arrangeraient hors du droit la plupart de leurs relations mutuelles" et y verraient même le bonheur, le non-droit serait un monde d’harmonie[33]. Chaque individu trouverait "son frein", cela découlerait avant tout "d'une certaine prudence raisonnable mais aussi d’une certaine tendresse humaine et d’une certaine sympathie pour autrui"[34].

24. Or, cette théorie du Doyen Carbonnier, pourtant issue d'une mouvance positiviste puisqu'elle identifie le droit à la production normative étatique, n'a pas heurté la justice française dans la décision Yahoo!. A aucun moment les juges français ne semblent avoir envisagé l’idée qu'Internet pourrait être classé dans ce monde du non-droit. C'est à notre sens un argument permettant de déceler la rigidité du positivisme qui sous-tend cette décision. Bien que M.Mathias ait montré qu’il n’y avait pas de "transformation possible de l’autorégulation naturelle de l’Internet en une véritable autonomie législatrice" les juges n'ont à aucun moment été influencés par l'idée que les internautes puissent se réguler utilement selon des normes ne relevant pas du droit étatique.  Leur "manière inédite de faire intelligemment société"[35] ou leur conception matricielle de la régulation sociale[36] a été exclue du débat judiciaire. Le respect d’un monde du non-droit semble être considéré comme une chimère et un paradigme impossible à accepter pour la justice française. La décision Yahoo! se situe à l'opposé : c’est à l’Internet de "passer au droit étatique". Il est vrai qu'on avait déjà compris avec l’évolution des MARC (modes alternatifs de règlement des conflits) que le droit étatique n’acceptait pas de voir des modes de résolution des conflits s’égarer de son giron[37].

25. D'autre part, la justice française a rejeté dans la décision Yahoo! toute idée de pluralisme juridique selon lequel les groupes sociaux se voient reconnaître la faculté de créer du droit. Or, même s'il eut été prématuré d'attendre une reconnaissance par cette justice de l'existence d'un droit spontané internétique, elle n'a jamais paru autant fermée à ce débat. Ainsi, il n'était pas interdit de voir dans la décision du tribunal de Nanterre[38] une sorte d'hésitation sur le taux de responsabilité en vigueur dans le cyberespace, une sensibilité des juges face à une construction normative internétique. On était certes loin du plus pur pluralisme juridique et le rappel au droit s'effectuait dans le vaste cadre de l'article 1383 mais elle n'en était pas moins un message identifiant les hébergeurs comme des interlocuteurs et pointant les difficultés contextuelles d'application du droit étatique. On pouvait espérer que ces "difficultés" puissent être un jour reconnues en partie comme du droit, au moins reprises ou autorisées par le droit positif. Après la décision Yahoo!, il n'en va plus de même.

26. Il y a donc dans cette attitude de la justice française un fort présupposé positiviste : le droit étatique est censé pouvoir tout régir. Point de non-droit ou de pluralisme. Cette attitude est néanmoins logique puisque ce droit cloisonné n'est pas à même d'envisager ce qui pourrait prendre son relais s'il s'abstenait d'intervenir.

27.  donc révélé ce qu’on peut appeler deux présupposés positivistes relatifs à l’appréhension juridique d’Internet que la présence sous-jacente de l'ordre public tend à éclipser. En fait, l'ordre public ne semble pas être utilisé parce qu'il a vocation à jouer (Internet n'est pas sur le territoire français) mais parce qu'un mouvement positiviste plus virulent qu'auparavant conduit le droit étatique à investir cet espace. Il existe bien des griefs à l'encontre de ce mouvement positiviste à tendance formaliste qui anime ce droit et nous pourrions gloser longuement à ce sujet. Il conduit notamment à la création d'une réglementation largement inadaptée et qui, en cas de succès, ferait disparaître toutes les promesses du virtuel. Mais là n'est pas l'important.

28. Il convient plutôt de se demander pourquoi un tel mouvement anime le droit étatique et plus spécialement la décision Yahoo!. Or, si l'on remarque que ce mouvement fait du droit un outil au service de l'Etat, celui-ci pouvant s'en servir librement pour forcer la société à suivre certains comportements, une hypothèse peut être avancée.  Elle consiste à dire que ce mouvement renvoie à un combat contre un espace public qu'hébergerait le Réseau.

29. En effet, un tel espace serait nocif à l'Etat puisqu'il remettrait probablement en cause sa façon de modeler la vie sociale[39]. Dès lors, les juges réagiraient violemment en donnant à l'Etat les moyens de diriger les comportements internétiques, spécialement quand il s'agit, comme en l'espèce, de liberté d'expression. Mais ce sont là des suppositions qu'il s'agit de consolider.

II. La question de l'espace public : fondement de la réaction Yahoo!

30. Nous avons de prime abord remarqué que la décision Yahoo! était la conséquence d'une attitude positiviste qui sévit dans le droit étatique. Si cela semble fondé, il n'en reste pas moins qu'il ne s'agit pas là d'une explication de cette réaction du droit étatique. Il convient donc de se demander désormais quelle cause est envisageable à cette décision.

31. Pour y arriver, il est utile de remarquer que, pour certains auteurs, l'Etat et son moyen d'action qu'est devenu le droit tentent depuis bien longtemps d'instituer le social[40]. On crée des comportements uniformisés et préformés. Pour cela, on s'investit jusqu'au fond de la société civile. Qu'on se remémore les exemples législatifs humoristiques donnés par Ripert[41]. L'objectif est de délimiter et de réduire la vitalité de l'espace public, lieu où on pense la régulation d'une société.

32. Si donc se crée un nouvel espace public qui soit à même de réveiller les esprits français, cette quête étatique "du social" se doit d'être protégée par une attitude virulente. C'est précisément ce qui se passe dans la décision Yahoo!. Les juges ne se sont pas fourvoyés sur l'enjeu d'Internet. Ils y ont vu un reflet de l'agora grecque capable de faire surgir des propos révélant les insuffisances démocratiques de nos structures étatiques. En fait, ces représentants de l'Etat ont eu peur du développement d'Internet. Il ne veulent pas d'un lieu de questionnement et de débat où les E-citoyens seraient appelés à penser librement l'organisation sociale et notre système juridique. Par conséquent, ils se sont placés dans une position positiviste pour contrer ce lieu permettant la naissance d'idées corrodant les institutions. Celle-ci, en imperméabilisant le droit étatique, vis à vis des autres sciences sociales et des propos pluralistes, permet d'en faire un pur instrument de maîtrise des comportements.

33. Deux autres arguments plaident en faveur d'une telle interprétation. Le premier concerne l'utilisation déraisonnable qu'il est fait de la force du droit étatique. Celle-ci soulève en effet la présence d'une logique de combat. Le deuxième concerne l'utilisation de l'ordre public. Cette "attitude de l'ordre public", dénuée d'étoffe dévoile d'elle-même le fondement de la réaction Yahoo!. En effet, si la justice s'en remet au rempart de l'ordre public alors qu'il n'avait pas logiquement à jouer c'est parce que celui-ci constitue le meilleur média juridique pour instituer le social et contrôler un espace public.

34. Ainsi, la compréhension du schème juridique de la décision Yahoo! passerait avant tout par la découverte de l'existence d'un espace public, ce que confirme l'utilisation de la force du droit (A) et de l'ordre public (B).

A. L’espace public : l’épouvantail éventré  par la force du droit

35. L'espace public s'oppose à l'espace privé. Le domaine public renvoie à l'idée de "ce qui paraît en public, à ce qui peut subir la publicité". Mais il renvoie aussi à ce qui nous est commun, à "ce monde commun qui nous rassemble et nous empêche en même temps de tomber les uns sur les autres"[42]. Or, "l'esprit de compétition de celui-ci aurait été remplacé par un conformisme stérile qui tue l'action et la parole"[43]. Par conséquent, notre monde commun risquerait de se détruire, soit que les gens ne s'accordent plus du tout, soit qu'ils s'accordent tous à l'unisson. Pour éviter cela, les acteurs devraient voir et entendre autrui dans sa pluralité.

36. En somme, il faudrait aller sur Internet, seul espace (public) où autrui est plus diversement perceptible, deul espace où autrui est aussi capable d'endosser une personnalité virtuelle dont il n'est pas exclue qu'elle le libère d'un certain conformisme. Il n'est pas nécessaire ici d'entrer en détail dans le débat qui anime les sciences de l'information et de la communication : à savoir, Internet relève t-il d'une utopie de la communication où est-il à l'origine d'un nouveau lien social ? Nous relèverons seulement le fait qu'Internet a donné naissance à certains phénomènes originaux. Ainsi les communautés virtuelles ou la cyberculture, qu'elle relève ou non d'un mythe, ont permis une participation "politique" des acteurs du Réseau. Des choix de valeur ont été fait, un esprit de construction a vu le jour, l'action et la parole ont repris de la vigueur. Qu'on se rappelle le discours de Dave Clark : "nous rejetons les rois, les présidents et même les votes... nous croyons aux codes qui marchent"[44]. Il y a probablement dans l'Internet un espace public prometteur. La transformation de la politique finlandaise à cause des nouvelles technologies est à ce sujet édifiante[45].

37. D'ailleurs l’Europe[46], qui a voulu aborder l’Internet comme un questionnement, s’intéresse à l’apparition de nouveau mode de délibération collective, à la crise de représentativité, à la rénovation de l’exercice du pouvoir, au changement de valeurs, au renouveau de la démocratie, à la création d’espaces publics européens… Preuve qu'Internet est apte à poser des questions "politiques" que notre espace public n'est plus capable d'engendrer.

38. Mais l'Etat profite largement de la sclérose de son espace public. Cela lui permet d'asseoir sa domination en évitant des débats houleux. Aussi n'est-il aucunement étonnant de le voir empêcher sa restructuration via l'Internet à travers son droit, même si sa façade politique fait preuve d'égards à l'encontre des nouvelles technologies de l'information et de la communication.

39. En effet, jusqu'à présent l'Etat semblait voir dans l'Internet un outil pour la démocratie. On a crée un programme pour la société de l'information qui paraissait prendre en compte les apports du Réseau à la démocratie puis sont nés les termes d'autorégulation et de réglementation non contraignante. Mais la duperie était tout de même grossière. Même à travers le concept de l'autorégulation on ne pouvait pas s'imaginer un droit étatique décidé à écouter, voire déléguer, plutôt qu'à forcer. En effet, celle-ci n'a toujours eu pour vocation qu'à se faire dans les voies choisies par le droit étatique et ne devait être au final qu’un pseudo mécanisme de propositions législatives puisqu'elle "n’avait vocation qu’à jouer dans les interstices du droit contraignant"[47]. Il ne s'est jamais agit de délégation normative. De même le programme pour la société de l'information ne s'est pas vraiment départi d'une allure de cadre pour un espace public. Enfin, comme nous l'avons déjà noté, un mouvement positiviste a parcouru nombre des réflexions internétiques. Les faveurs étatiques n'ont donc pas été si larges qu'on a pu le penser. Le but n'a vraisemblablement jamais été de laisser le Réseau "corriger" notre démocratie. Reste que l'Internet pouvait espérer vivre à travers ces écueils réglementaristes.

40. Mais désormais l'affaire est toute autre. Selon la décision Yahoo!, l’Internet peut être ce qu’il veut, les internautes doivent se soumettre, qu’ils soient français ou non, aux injonctions du droit étatique français. On ne discute plus car on a compris que le Réseau posait des questions bien trop larges pour notre cadre étatique. On a vu un espace public non clôturé particulièrement vivace. C'est en partie pourquoi on parle d'ordre public.

41. L'Etat veut désormais instaurer sur l’Internet des comportements qui lui sied, même si cela le conduit à déborder sur un espace social international. Il ne s'agit pas que d'un combat contre le nazisme. Dans cette optique un accord de coopération policière aurait été bien plus utile. On cherche à instituer le social. En effet, la décision Yahoo! ne conduit pas qu'à l'interdiction d'objet, elle vise aussi des livres et des paroles tout en imposant un repérage des internautes. Il y a une volonté de casser les groupes, qu’importe qu’ils soient démocratiques. On veut imposer des "droits fonctions" fixés par un esprit jacobin, peu importe que le juge soit le gardien théorique des libertés. Passion et technicité du droit positif : ce sont les maîtres mots. Ils évitent que l'on voie dans l'Internet une structure sociétale. En prenant des accents citoyens on dirait que L'Etat, enfant de la force et désormais père du droit, a la prétention de faire avorter le peuple mondial. Sans cela, l'espace public internétique serait apte à faire surgir des modèles de régulations bien trop éloignées de ses volontés. L'ordre public est un paravent assez large pour de telles visées.

42. Qu'on pardonne ces expressions aux accents révolutionnaires dans lesquelles il n'est pas interdit de voir le discours du pluralisme qui "a souvent tendu à pleurer un âge d'or perdu où la société première trouvait à se régler par la sagesse de ses coutumes"[48]. Mais l'attitude de l'Etat face à l'Internet est particulièrement sujette à lever de telles interprétations. Il ne se comporte pas dans ce domaine comme dans tout autre, il y achève tout juste son rodage. Par conséquent il retrouve une certaine pratique archaïque dans sa façon d'envisager la régulation sociale. Son droit est loin des accents décontractés du domaine familial. Point de PACS sur les rivages du virtuel mais des "montagnes juridiques"[49] qui paraissent bien plus artificielles que les régulations sociales en vigueur.

43. Il n'est d'ailleurs qu'à voir l'utilisation déraisonnable que la justice française fait de la force attachée au droit étatique pour se convaincre de cette volonté étatique. Cette force, qui peut être envisagée comme l'impact du droit étatique sur la société ou les comportements sociaux, n'est pas toujours utilisée au même degré. Parfois un texte existe mais n'est pas appliqué, la force du droit étatique n'est quasiment pas utilisée. Parfois un jugement est rendu mais non exécuté, sa force n'est pas pleinement utilisée. Parfois, un jugement est rendu, exécuté et les règles qu'il applique correspondent à un besoin social, sa force est alors utilisée dans une certaine mesure. Mais, quelquefois, le jugement conduit à imposer des règles contrariant le tissu social, la force du droit étatique sert alors souvent une théorie. Il n’est donc pas anodin d’identifier le moment où – et la manière dont – la force du droit étatique est utilisée. Cela permet souvent de repérer le travail souterrain d'une tendance théorique dont il n'est pas exclu qu'elle ait un but.

44. Or, en l'espèce, cette force sert à appliquer des règles à l'Internet qui, non seulement ne correspondent pas à son tissu social mais semblent, aussi, mal relayées par le droit international privé ; cela au mépris de certains avertissements théoriques sur l'utilisation de cette force. Il y a là une certaine attitude de la justice, une démonstration de force cachant la présence d'un enjeu "politique".

45. En effet, la décision Yahoo! procède d'un certain aveuglement face à la réception concrète du droit étatique dans le tissu social internétique. On veut que le droit frappe, il y a là une certaine ivresse de la force. Preuve en est de l’utilisation de l’ordre public, concept proche de la raison d’Etat où la force ne se conteste pas. D'autre part la décision Yahoo! ne s'intéresse pas à la réception des règles qu'elle applique dans les autres pays.  Elle ne semble pas s'inquiéter de la problématique de l'exequatur[50]. Enfin la décision Yahoo! ne tient pas compte d'avertissements théoriques concernant la force du droit. Pourtant, Ripert[51] en nous promettant le déclin ou la mort du droit en fonction de son éloignement de la base de sa juridicité a déjà levé certains dangers dus à cette force. En effet, c'est parce que le droit étatique utilise trop sa force qu'un tel phénomène de déclin est susceptible de se déclencher. C'est cette force qui pousse les créateurs du droit positif à accroître ses domaines d'intervention. C'est elle qui conduit ce droit à perdre sa généralité et sa qualité. Elle semble être une sorte de levain juridique propice à certains dérèglements. Or, si l'on veut bien voir la présence de l'Etat derrière notre droit, on retrouvera avec la décision Yahoo! quelque actualité aux propos de Jhering, ce qui n'a pas de quoi faire rentrer cette utilisation de la force dans un cadre raisonnable. En effet, selon la décision Yahoo! l'Etat, tel un instituteur rétrograde, devrait taper sur l’espace internétique aussi fort qu'il le veut avec la règle de droit, jusqu'à ce que soit reconnue sa légitime maîtrise du juridique. C'est à peu prêt ce que disais Jhering pour qui l'Etat (source de tout droit), qui veut bien limiter sa force via la règle de droit, a toute latitude pour se servir de la force que l'on a attachée au droit[52].

46. Il y a donc dans cette utilisation de la force du droit étatique un indice permettant de ne pas limiter la décision Yahoo! à un problème de racisme. Il ne parait pas improbable de supposer que c'est contre un espace public que le droit étatique déploie tant de moyen de combat. Cependant avant de s'en tenir à cette idée, il nous faut encore voir ce qui, dans le recours fait à l'ordre public, confirme cette intuition.

B. L’ordre public : tentative d'instituer l'espace public internétique ?

47. Le recours au concept d'ordre public dévoile on ne peut plus clairement la volonté de l'Etat et, partant, l'existence d'un combat contre l'espace public internétique. Si le droit étatique français ne tentait pas d'instituer le social et donc de réduire la vitalité de l'espace public internétique, il aurait au moins eu recours à l'ordre public international. Peut-être, aurait-il même pu s'en servir pour créer une réglementation adaptée.

48. Il est en effet a priori anormal d’entendre parler d’ordre public lorsqu’une décision se doit de passer les frontières. Le droit international privé dispose certes d’un instrument à consonance proche mais à teneur différente : l’ordre public international[53]. Son rôle n’est pas vraiment d’exporter une décision mais plutôt d’éviter les conséquences d’une décision étrangère. Par conséquent, il ne peut servir pleinement à instituer le social.

49. Il semble donc y avoir là un glissement sémantique révélateur d'une "idéologie". Le droit étatique perd en quelque sorte ses moyens en voulant combattre le Réseau, tout comme il a perdu la mesure de sa force. Certes, les juges peuvent se positionner sur le domaine de l'ordre public puisque le droit étatique (et pas seulement français) a affirmé la compétence de la loi du lieu de réception de l’information[54]. Mais, cette compétence est jugée inefficace[55]. En obligeant les sites à respecter tous les droits nationaux, elle crée une surrégulation. De plus, elle risque de déboucher sur un certain nombre de refus d'exequatur. Il apparaît donc plus cohérent de rendre compétente la loi du lieu d'émission de l'information et de recourir au concept d’ordre public international. Ainsi, on aurait pu empêcher Yahoo! d’émettre en France en lui opposant un refus d'émettre via l’ordre public international. Mais cette solution, plus raisonnable face à la surrégulation du Réseau, rend impossible l'exportation de notre conception de la démocratie sur le tissu social internétique. Le droit étatique fait donc plier ses moyens à ses fins. L'ordre public dévoile une quête de l'espace public.

50. D'autre part, avec un peu d'imagination, l'ordre public international (via une orientation substantielle) aurait pu servir de tremplin vers une réglementation adaptée. En effet, l’ordre public international est susceptible d’être le moyen central d’une réglementation recentrée pour partie sur le grand droit positif (nos principes essentiels), seul utile dans l'immédiat. Incidemment, et à défaut d'une reconnaissance d'un pluralisme juridique, cela pourrait conduire à une réglementation en terme de partition entre droit et non-droit. Il faut pour cela considérer que l'Internet n’a pas forcément besoin des modes étatiques de régulation sociale.

51. Ainsi, en découvrant, dans le cadre de la compétence de la loi du lieu d’origine, les principes essentiels des civilisations par l’ordre public international servant alors "d’ordre public de découverte", chaque droit national connaîtrait sa base impérative. On pourrait alors garder ce noyau de droit et rejeter le reste des relations humaines dans le non-droit en le laissant à l’harmonie de ce royaume. La seule chose qui servirait en cas de conflit entre deux principes essentiels serait une appréciation en fonction des intérêts des Etats, à l'image de la méthode américaine[56]. Pour parvenir à cette "justice du cas", il conviendrait d’analyser les intérêts étatiques[57] en vue de déterminer "la loi la plus intéressée à recevoir application"[58]. Notons que cette solution ne vise pas le "juste", elle tente d’inscrire Internet dans le cadre d’un jugement temporel. Elle permet de faire cohabiter deux mondes naturellement différents. C’est une solution utopique qui vise à mettre le droit étatique dans une position d’attente, lui permettant de prendre le temps de s’informer. Mais c’est aussi une proposition qui, à défaut de couvrir un droit aux dessous réglementaristes, le force à s’interroger sur ses bases. Elle engage au dialogue, même si celui-ci, comme toujours, s’avèrera parfois houleux. Surtout, au lieu "d'instituer le social" via l'utilisation de l'ordre public "national" elle pose la question centrale que semble devoir désormais soulever une réflexion internétique : Internet est-il un espace public fait pour le droit étatique ?

52. Par conséquent, dans la décision Yahoo!, la justice française utilise d'une façon contestable un concept juridique. La cause de cette réaction semble être une volonté étatique de contrôler l'espace public qu'héberge le Réseau. Sa présence conduirait le droit étatique a tenter de modeler le contexte social internétique à travers sa force et le concept d'ordre public.

Conclusion

53. Le fondement de la décision Yahoo! semble donc reposer sur un combat étatique contre l'espace public qu'héberge le Réseau. La présence d'un mouvement positiviste ainsi que l'utilisation en l'espèce de la force du droit étatique et du concept de l'ordre public tendent à accréditer cette thèse. Le substrat de cette décision serait une attitude opportuniste du droit étatique qui, au fait des dangers encourus par son maître, aurait profité d'un évènement choquant pour s'abriter derrière l'ordre public. Elle constitue en ce sens un coup de force juridique que le cadre d'une procédure de référé ne saurait excuser ou expliquer.

54. Qu'il nous soit donc permis de regretter qu'Internet soit impunément forcé par des conceptions démocratiques et des méthodes juridiques elles-mêmes remises en question et qu'on nous autorise à croire qu'il serait temps tout au contraire de remettre sur le métier cet ouvrage de citoyen qui consiste à définir une voie démocratique de régulation sociale. Même si la décision Yahoo! apparaît "bonne en soi", elle n'en recèle pas moins de grands dangers qui nous incitent à dire que certaines horreurs ne doivent pas rendre stérile notre recherche démocratique.

55. C’est une des rares fois, peut être la seule, où le droit étatique est sommé de vanter ses mérites. Laissons-nous prendre au jeu en faisant sommeiller notre attachement à l’ordre public et plus généralement au droit. Amusons-nous à flirter avec l’imaginaire et l’utopie. Qu’on se plaise à voir dans l’Internet un albatros dont les ailes de géant l’empêcheraient de marcher sur les chemins du droit[59]. On nous a déjà expliqué le rôle positif de l’utopie : "Explorer le possible"[60]. Alors, osons nous demander s’il est souhaitable de le réglementer.

56. Face à cette question nous ne devons pas nous laisser intimider par un droit dictatorial et accepter les tentatives d'appropriation. Cette question, il n'appartient qu'à nous tous, ensemble, de la résoudre avant de laisser le droit prétendre à un rôle sur le Réseau. À nous tous car c’est "tous ensemble que nous sommes Internet"[61]

R.B.


Notes

[1] TGI de Paris, référé, 22 mai 2000, UEJF et Licra c/ Yahoo! Inc. et Yahoo France, <http://www.juriscom.net/txt/jurisfr/cti/tgiparis20000522.htm#texte>.

[2] TGI de Paris, référé, 20 novembre 2000, UEJF et Licra c/ Yahoo! Inc, <http://www.juriscom.net/txt/jurisfr/cti/tgiparis20001120.htm#texte>.

[3] J. Robert et J. Duffar, Droits de l'homme et libertés fondamentales, 7° édition, Montchrestien, 1999, p. 264.

[4] Lorsque nous parlerons du droit étatique, nous nous réfèrerons au système normatif étatique (en tant que globalité différente de son contenu) qui crée l'ensemble des règles régissant la vie en société sanctionnées par la puissance publique. Le terme de droit étatique peut donc autant représenter dans notre propos l'action des tribunaux que celle du Parlement ou du Gouvernement. On peut lui opposer l'idée d'un droit issu spontanément de la société et ne disposant pas du recours à la sanction étatique (quoique la frontière soit perméable). Le concept de droit positif nous servira pour désigner plus précisément le contenu du droit étatique.

[5] B. Oppetit, Philosophie du droit, Précis Dalloz, 1999, p .57.

[6] Voltaire, Traité sur la tolérance, GF Flammarion, 1989, p. 39.

[7] Définition du positivisme par C. Atias, Epistémologie juridique, collection droit fondamental, PUF, 1985, p. 153.

[8] Présentation du positivisme par B. Oppetit, Philosophie du droit, Précis Dalloz, 1999, p. 58.

[9] Il existe bien des réflexions juridiques ayant souligné la spécificité du Réseau. Le plus bel exemple, en France, est sans doute le rapport du Conseil d'Etat. Mais, outre le peu de retentissement donné à ces réflexions dans le droit étatique, il faut noter que celles-ci ne semblent pas soulever cette spécificité dans une optique constructive. Ces réflexions juridiques ne s'appuient sur aucune étude et ne tirent pas les conséquences qui s'attachent à la spécificité du Réseau. Parfois, cependant, des conséquences en sont tirées (M. Vivant propose, avec « la règle du raisonnable », d'appliquer au Réseau du droit qui a des chances d'être appliqué, "Raison et réseau - De l'usage du raisonnable dans la régulation de l'Internet", Savoir innover en droit, La documentation française, 1999, p. 164. Mais alors la spécificité du Réseau n'est pas expliquée et ne sert qu'à penser l'application du droit étatique. Il n'y a pas véritable compréhension juridique du phénomène Internet. Sur ce point on pourra utilement consulter : Section du rapport et des études, "Internet et les réseaux numériques", Etude adoptée par l’Assemblée générale du Conseil d’Etat le 2 juillet 1998, <http://www.internet.gouv.fr/français/textesref/rapce98/synthese.htm>  et  "Internet : enjeux juridiques", Rapport au ministre délégué à la poste, aux télécommunications et à l’Espace et au ministre de la culture, La Documentation française, Paris, 1997.

[10] P. Amselek, L'étonnement devant le droit, Archives de philosophie du droit, Tome XIII sur les notions du contrat, 1968, p. 165.

[11] Idem.

[12] C'est à dire le droit "posé".

[13] Voir L. Thoumyre, "Responsabilités sur le Web : une histoire de la réglementation des réseaux numériques.", Lex Electronica, vol. 6, n°1, printemps 2000, voir notamment §2 et §27, <http://www.lex-electronica.org/articles/v6-1/thoumyre.htm>.

[14] Par exemple P. Lévy (auquel l'Europe a pourtant commandé un rapport), Qu’est-ce que le virtuel ?, éditions La Découverte/poche, 1998, p. 127 ou, à l'inverse, P. Breton, L'utopie de la communication, La Découverte/Poche, 1997.

[15] P. Breton, L'utopie de la communication, La Découverte/Poche, 1997.

[16] J.Carbonnier, Flexible Droit - Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 1998, p. 68.

[17] B. Renaud, Internet, comment réglementer ce nouvel espace juridique ?, Mémoire de DEA, dact. Nantes, 2000, p. 64.

[18]  On pensera aux propos d'auteurs tel que J. Rawls, J. Habermas, P. Mathias...

[19] Voir en ce sens :  Section du rapport et des études, "Internet et les réseaux numériques", Etude adoptée par l’Assemblée générale du Conseil d’Etat le 2 juillet 1998, <http://www.internet.gouv.fr/français/textesref/rapce98/synthese.htm> et "Internet : Enjeux juridiques", Rapport au ministre délégué à la poste, aux télécommunications et à l’Espace et au ministre de la culture, La Documentation française, Paris, 1997. B. Renaud, Internet, comment réglementer ce nouvel espace juridique ?, Mémoire de DEA, dact. Nantes, 2000, p. 29 et s.

[20] B. Renaud, Internet, comment réglementer ce nouvel espace juridique ?, Mémoire de DEA, dact. Nantes, 2000, p. 29 et S.

[21] Internet : enjeux juridiques, La Documentation française, Paris, 1997.

[22] Nous retrouvons la thèse de l'autonomie de la volonté où la norme contractuelle n'a de valeur que parce que le droit étatique lui permet d'exister et même la surveille.

[23] Voir l'ouvrage critique de M. Villey, Le droit et les droits de l'homme, PUF, 1983, p. 66 et S.

[24] J. Carbonnier, Flexible droit - Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 9° édition, 1998, p. 7.

[25] Idem.

[26] J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la V° République, Flammarion, Forum, 1996, p. 120.

[27] Pour Carbonnier, si  "le droit comme toute chose est roulé par les vagues du devenir universel", il serait "plus scientifique de postuler le mouvement (qui l’anime) sans en postuler la direction". "C’est peut être vers une déjuridicisation qu’il tend, vers le non-droit". J. Carbonnier, Flexible droit - Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 9° édition, 1998, p. 13.

[28] Voir J. Ghestin, M. Fabre-Magnan, Courbeaux,  Introduction au droit, LGDJ, 1993, p. 23 à 25. Et N. Rouland, Aux confins du droit, Editions Odile Jacob, 1991, Chap IV, p. 121.

[29] Carbonnier parle de principes d’ordre, de paix, d’harmonie antérieurs au droit. J. Carbonnier, Flexible droit - Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 9° édition, 1998, p. 37.

[30] Idem. Il s'agit de tous les systèmes normatifs qui  ne sont pas des systèmes de droit.

[31] J. Carbonnier, Flexible droit - Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 9° édition, 1998, p. 37.

[32] Idem, p. 38.

[33] Idem.

[34] Ces sentiments rudimentaires auraient été enseignés par le droit à l’homme. Mais, l’ordre intérieur de la poche de non-droit ne serait déterminée que par des phénomènes de psychologie individuelle et l’harmonie serait donc indépendante du droit et de la société. J. Carbonnier, Flexible droit - Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 9° édition, 1998, p. 37.

[35] P. Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, éditions La Découverte/poche, 1998, p. 127.

[36] On peut voir dans le fonctionnement d'Internet une conception matricielle de la régulation sociale en ce sens que le mode comportemental issu de ce réseau est directement relié à son architecture technique. Ainsi cet espace possédant une architecture sans ingénieurs et tracés régulateurs n'aurait pas vu d'obligations d'ordre présidé à son élaboration et n'en verrait pas régir les modes comportemental qui s'y déroulent.  Voir, sur ce point, Le Corbusier, Vers une architecture, Champs Flammarion, 1995 et L. Lessig, Code and other laws of cyberspace, Basic Books, 1999.

[37] Voir G. Cornu, L'art du droit en quête de sagesse, PUF, doctrine juridique, 1998 et B. Oppetit, Théorie de l'arbitrage, PUF, droit éthique société, 1998 (institutionnalisation de l’arbitrage).

[38] TGI Nanterre, 24 mai 2000, aff. UEJF c/ Multimania Production, sur Juriscom.net, <http://www.juriscom.net/txt/jurisfr/cti/tginanterre20000524.htm>.

[39] Ainsi, en l'espèce, la régulation internétique issue de l'espace public qu'héberge le Réseau remet en cause la régulation étatique française de la liberté d'expression.

[40] P. Rosanvallon, L'Etat en France de 1789 à nos jours, Points, 1990 et A. Arendt, Condition de l'homme postmoderne, Pocket, 1994.

[41] G. Ripert, Le déclin du droit, LGDJ, 1998.

[42] H. Arendt, Condition de l'homme moderne, Pocket, Calman-lévy, 1961, p. 89 et s.

[43] Idem.

[44] C. Huitema, Et dieu créa l'Internet, éd Eyrolles, 1995,  Chap. Libres et responsables.

[45] Le Réseau y a même dépassé le cadre théorique du pluralisme juridique. Jusqu'à présent l'on pouvait opposer le réflexe centralisateur de la France à la mentalité fédérale américaine et au modèle Canadien (cf. A. Lajoie, Jugements de valeurs, PUF, 1997) pour encadrer une réflexion pluraliste sur l'Internet. Mais, avec la Finlande, l'Internet passe un cap, le Réseau ne renvoie plus à l'image d'un groupe politique ou d'un espace public indépendant mais à la société étatique dans son ensemble. Ce sont désormais les citoyens non connectés qui pourraient revendiquer à leur profit les théories du pluralisme.

[46] La démocratie et la société de l'information en Europe, Les cahiers de la cellule prospective de la Commission européenne, Editions Apogée, 2000.

[47] Lamy, Droit de l'informatique, 1998, p. 1367, n° 2317.

[48] D. de Béchillon, Qu'est-ce qu'une règle de droit ?, Editions Odile Jacob, 1997, p. 149.

[49] Idem.

[50] M. Vivant, "Cybermonde - Droit et droits des réseaux", JCP, édition générale, 1996, I 3969, p. 405.

[51] G. Ripert, Le déclin du droit, LGDJ, 1998.

[52] Car, pour Jhering, "Une règle de droit dépourvue de contrainte est un flambeau qui n'éclaire pas". Pour une présentation générale de la pensée de Jhering, voir P. Malaurie, Anthologie de la pensée juridique, Editions Cujas, 1996.

[53] Exception aux règles de conflit, il protège nos principes essentiels.

[54] Cette compétence est défendue au motif que la compétence de la loi du lieu d'origine du message permettrait la mise en ligne de contenu très préjudiciable (pédophilie). Mais il n'est pas inutile de remarquer qu'elle sert à ce que les français ne voient et n'entendent pas sur le Réseau ce que l'Etat français ne permet pas sur son territoire.

[55] Elle nécessite au moins des aménagements puisque elle entraîne une surrégulation. Voir en ce sens  M. Vivant, "Raison et réseau - De l'usage du raisonnable dans la régulation de l'Internet", Savoir innover en droit, La documentation française, 1999, p. 164.

[56] Comme l’unilatéralisme classique, ce mouvement procède d’une critique fondamentale de la méthode des règles de conflit. Il est ainsi reproché à la règle de conflit de loi de procéder par détermination globale d’un ordre juridique alors que le conflit véritable est entre des règles substantielles. Cette règle fermerait donc les yeux sur le conflit qui constitue le fond du problème mais pas le juge qui rechercherait un résultat précis. B. Audit, Droit international privé, 2° édition, 1997, Economica, p. 107. Sur cette théorie des Governmental Interest de Brainerd Currie, voir P. Mayer, Le mouvement des idées dans le droit des conflits de lois, Droits, n°2, 1985, p. 140.

[57] Il conviendrait cependant de mieux définir ce concept protéiforme. Sur ce point, voir P. Mayer, Le mouvement des idées dans le droit des conflits de lois, Droits, n°2, 1985, p. 133.

[58] B. Audit, Droit international privé, 2° édition, 1997, Economica, p. 108. Il faudrait analyser lequel des deux principes est le plus fondamental dans les Etats concernés. Par exemple, dans un conflit entre la liberté d’expression américaine et la liberté d'expression française, il conviendrait de laisser la priorité au principe américain car celui-ci est vital dans la société de cet Etat alors que, en France, la liberté d'expression supporte une définition négative.

[59] Référence à Baudelaire. Voir J. Orizet, Le livre d'or de la poésie française, France loisirs, 1999, L'albatros, p. 394.

[60] P. Ricoeur, L'idéologie et l'utopie, Seuil, 1986.

[61] Slogan publicitaire.


Voir sur Juriscom.net :

>L'ensemble des éléments du dossier Yahoo! depuis l'assignation en justice ;
>Débats sur l'affaire Yahoo! (Forum de discussions) ;
>Commentaire de l'ordonnance du 22 mai 2000 (Chroniques francophones)
  par Maître Valérie Sédallian ;
>Commentaire de l'ordonnance du 20 novembre 2000 (Chroniques francophones)
  par Maître Valérie Sédallian ;
>A Look at how U.S Based Yahoo! was Condemned by French Law
  par Richard Salis ;
>La technique dans la sphère de la normativité : aperçu d’un mode de régulation autonome (Doctrine)
  par Éric Labbé ;
>L'approche communautaire de la responsabilité des acteurs de l'Internet (Professionnels), 
  par Maître Cyril Rojinsky ;
>Responsabilité des hébergeurs : détours et contours de l'obligation de vigilance (Professionnels),
  par Lionel Thoumyre.

Voir également :

>"Sommes nous prêts à accepter les conséquences de la mondialisation de l'information ?" (entrevue avec Le Monde)
  par Lionel Thoumyre ;
>Une histoire de la réglementation des réseaux numériques (sur Lex Electronica)
  par Lionel Thoumyre.

 

Juriscom.net est une revue juridique créée et éditée par Lionel Thoumyre
Copyright © 1997-2001 Juriscom.net / Copyright © 2000 LexUM