originellement paru dans la feuille d'info maloka #5 (hiver 1998)
Bonjour! Le texte que vous allez lire (avec intérêt, j'en suis sûre) est extrait du fanzine anglais anarcho-féministe "KICK". Ce texte donc, raconte l'expérience d'une femme qui a participé dans les années 80 à un camp anti-nucléaire non-mixte en Angleterre, à Greenham Common.
A l'époque, les campagnes anti-nucléaires menées par le CND (Campaign for Nuclear Disarmament) étaient basées sur l'action directe non violente.
Voici une petite présentation du contexte de ces camps d'action-directe pendant les années 80 en guise d'introduction (je me base pour ces infos sur l'excellent bouquin 'DIY Culture', malheureusement pas traduit dans notre langue). "Puis le bulldozer commença à rouler en direction du site. Donc nous recommençâmes, en se relayant par groupe de un ou deux, à sauter devant les bulldozers, à nous allonger, jusqu'à ce que nous soyons emmenés par la police. C'est un sentiment déconcertant que de s'allonger devant une machine dont vous ne voyez pas le conducteur et qui s'approche peu à peu de plus en plus près de vous jusqu'à ce que les grosses pointes de métal ne soient plus qu'à quelques centimètres de votre corps... Et ça ne l'empêche pas de continuer à s'avancer centimètre par centimètre, toujours plus avant. Je ne sais toujours pas comment nous parvenions à rester calmes dans des moments comme ça."
Ce ne sont pas là les paroles d'un militant anti-route à propos d'un camp d'action-directe des années 1990, mais ceux d'une militante pour la paix dans un camp des années 80, impliquée dans une campagne contre l'installation de missiles de croisière nucléaires américains sur le sol britannique. Jane Lockwood conserva un journal de bord concernant le temps qu'elle passa au 'peace camp' de Greenham Common. Elle décrivait ici la façon dont elle et ses amies bloquaient le travail de construction d'une base aérienne en 1982. Dès 1983, des camps pour la paix s'étaient constitués autour des bases militaires à travers tout le pays: à Lakenheath, Faslane, Molesworth, Fairford, Caerwent, Burtonwood, Burghfield, Waddington, Upper Heyford. Le 9 novembre 1983, 102 camps pour la paix se sont établis en Angleterre à côté des bases américaines, lors d'une opération spectaculaire de 24 heures. Cette prolifération d'espaces de vie et de résistance à travers tout le pays a une grande importance historique puisqu'elle inspira et anticipa le mouvement de 'camps d'action directe' des années 90. Un aspect souvent négligé de la lutte à Greenham Common touchait aussi au fait de reprendre un terrain qui était autrefois un espace commun, un bout de nature qui n'était pas aux mains d'un propriétaire privé. (NDLR: Au cours de l'histoire d'Angleterre, les grands propriétaires se sont accaparés pau à peu la quasi-totalité des terres autrefois gérées en commun par les petits paysans ('Common ground'). Si bien que la grande majorité du territoire anglais appartient maintenant à ces gros propriétaires terriens. Des mouvements des années 90 comme 'The land is ours', inspirés par les Diggers, tentent de se réapproprier ces 'common grounds' en les occupant). L'expression d'une résistance à travers la construction d'une communauté, ainsi qu'une expérience de vie 'en accord' avec la nature, créèrent un précédent important pour la culture Do It Yourself ('fais-le par toi-même') des années 1990. "En vivant à Greenham... nous essayons de faire le moins de compromis possible avec le reste de la société, nous créons une alternative, une communauté de femmes dans la nature... Nous ressentons l'automne, l'hiver, l'été et le printemps comme nous ne les avons jamais encore ressentis auparavant... Nous avons acquis des connaissances de gens du voyage et savons maintenant nous construire des abris spacieux et chauds: des tipis que 2 femmes peuvent construire en l'espace d'un après-midi... Vu depuis notre 'réalité alternative', le monde duquel nous venons semble sinistre et sans inconfortable. Il faut donc maintenant que nous le transformions."
Voici maintenant l'interview d'une femme de Greenham qui se remémore leur lutte et en profite pour évouer divers problèmes liées à l'action féministe.
Le terme d'éco-féminisme me gène fondamentalement. On m'a dit d'écrire à propos de quelque chose que je connais et je pense que c'est un bon conseil. Je ne suis pas experte en "tree-protests" (NDLR: fait de créer des espaces barricadés de vie et de résistance dans les arbres pour éviter qu'une forêt ne soit détruite) mais je sais de quoi je parle au sujet de Greenham Common pour y avoir vécu pendant 2 ans. Je pense que je pense que je sais aussi ce qu'est le féminisme.
Pour moi, le féminisme ne consiste pas à essayer que chaque sexe conquièrent les pouvoirs et les libertés de l'autre, il ne s'agit pas non plus de simples questions pratiques et matérielles. Le féminisme, c'est une lutte continue afin d'obtenir obtenir l'égalité sociale, politique et économique pour les femmes. C'est une lutte pour renverser le système patriarcal qui octroie des privilèges économiques, sociaux, moraux basés sur l'appartenance sexuelle. Il est rare que des gens abandonnent leurs privilèges volontairement. et beaucoup d'hommes soutiennent ce système même si certains disent le désapprouver.
Greenham étant un camp non-mixte femmes, les manifestations anti-nucléaires de ce site furent liées au féminisme, aux droits des lesbiennes et à l'anarchie. Le terme d'éco-féminisme est tellement chargé de préjugés et d'aprioris qu'il est difficile de savoir par où commencer. Quoiqu'il en soit, j'espère sincèrement que les huissiers qui sont venus à Greenham ont trouvé difficile le fait d'être "méchants" envers les femmes !
Je veux parler de ce que ça a été pour nous. Pendant plusieurs années, nous avons été expulsées 1 à 3 fois par jours (parfois 5 fois!). On nous confisquait nos biens, les banderolles, le bois pour le feu, la nourriture. Un des huissiers portait toujours une batte de baseball et tout le monde savait qu'il valait mieux éviter qu'il t'attrape à un moment où tu étais toute seule. Un autre a essayé de balancer un chaton dans un broyeur (camion qui sert à broyer les ordures ) tandis que des femmes tentaient de l'en empêcher de force. Si nous ne nous étions pas défendues avec vigueur, nous serions mortes de faim ou de froid. Chaque expulsion tous les jours était une véritable confrontation, une bataille pour survivre.
Les huissiers débarquaient tous les jours à l'aube, été comme hiver, et on était réveillée au cri de "5 minutes les filles" tous les matins. On avait alors 5 minutes pour sauter hors du lit et déménager entièrement le camp hors du parc. Tout ce qui restait derrière nous nous était confisqué pendant qu'on se battait pour les en empêcher. On a tendu un piège à leur "Sherpa" après une expulsion et on a réussi à le bloquer assez longtemps pour que des femmes puissent sauter dans la remorque et récupérer nos biens. On a creusé des pièges à huissiers pour empêcher leurs véhicules de rentrer dans les forêts où nos camps se trouvaient. On a découvert la planque du "broyeur", on a pété les vitres pour rentrer dedans, on l'a détruit et on a pu récupérer les vélos qu'ils nous avaient confisqués. Une des femmes a chopé un huissier isolé dans la forêt, l'a foutu par terre et l'a tabassé, il avait donné un coup de pied à son chien. Une autre femme, en moins de 5 mn 3 secondes, a perdu son sang-froid face à un huissier; elle l'a attrapé et l'a balancé dans un piège, tout ceci devant un photographe médusé du journal Peace News qui prenait des photos.
Nous avons décoré une de nos tentes artisanales de serviettes hygiéniques usagées et de culottes tachées de sang; on a mis du bois à l'intérieur pour y foutre le feu et on a pu observer l'angoisse qui s'emparait d'eux quand ils comprirent qu'ils ne pourraient rien faire pour nous en empêcher. La lutte pacifique à Greenham était un des aspects d'une gigantesque combat politique. Il y eut plusieurs actions de masse où des centaines de femmes nous rejoignaient et nous filaient des coups de main, chantaient, allumaient des bougies et parfois restaient avec nous. Il est arrivé que ces femmes forment des colombes ou des symboles du CND (Campaign for Nuclear Disarmament) dans les grillages même, par un système d'entrelas. D'autres fois, armées de coupe-boulons, elles découpaient le grillage, pénétraient dans la base et en repeignaient l'allée. La presse se focalisait sur ce genre d'actions.
Pour moi, le véritable Greenham Common, c'était les actions contre les convois de missiles de croisière. A Greenham, il y avait 101 armes chimiques de déployées, chacune d'entre elles équivalant à 16 bombes comme celle utilisée à Hiroshima. Chaque convoi transportait 16 missiles et 4 lanceurs, totalisant un potentiel de destruction égal à 256 Hiroshima ! Le convoi était supposé "se fondre" secrètement dans le paysage et à chaque fois que le convoi quittait Greenham, l'Union Soviétique déclenchait l'alerte nucléaire. Entre 1984 et 1990, cela est arrivé environ 70 fois. Le convoi de véhicules, avec son escorte de flics et de militaires, s'étendait souvent sur 400 mètres de long et roulait à plus de 120 km/heure au milieu de la nuit. Le convoi se dirigeait généralement vers Salisbury Plain pour se livrer à des exercices de lancements secrets.
Notre rôle était de les arrêter. On se battait pour les empêcher physiquement de quitter la base. Quand ils y parvenaient, nous et le groupe d'action directe mixte, Cruisewatch, les pourchassions à travers la plaine. Quand le convoi essayait de retourner sur Greenham, nous les en empêchions le plus longtemps possible et ainsi Cruisewatch pouvait détruire les véhicules.
Comme les véhicules étaient très gros et roulaient vite,on les entendait arriver de loin. Ils faisaient trembler le sol 10 minutes avant que tu ne vois quoi que ce soit! Ce grondement sourd et menaçant résonnera dans mes oreilles toute ma vie. Après quelques minutes, on apercevait des lumières blanches à l'horizon. C'était surréel, comme quelque chose venu de l'enfer.
Et ils portaient leur chargement de mort sur eux. C'était des ploucs d'Américains débiles qui les conduisaient (souvent du mauvais côté de la route!), et ils se foutaient pas mal de savoir s'il y avait quelqu'un en travers du chemin.
C'est alors qu'on adopta un mode d'action moins 'pacifique'. Sur la route qui menait à la base, on a monté un barrage de feu énorme. On arrêtait les véhicules, on grimpait dessus, on les peignait, on recouvrait les pare-brises de banderolles, de serviettes hygiéniques, de fringues ou encore de ce spécial mix porridge/ciment ! On dégonflait les pneus et on coupait les câbles de transmission. Parfois, ils fonçaient vers la base alors que des femmes étaient encore accrochées aux camions. On a formé une chaîne humaine pour les arrêter et pendant ce temps-là, la police nous frappait à coups de pied, à coups de poing et nous retenait avec des chaînes passées autour de nos cous. Un des policiers a dû être retenu par les autres quand il a pété les plombs et n'arrêtait pas de savater une femme âgée. J'ai maintenant des problèmes de mobilité permanents après qu'un flic m'ait cassé plusieurs os du pied en l'écrasant au cours de cette action.
Je voudrais également répondre à cette remarque: "Il n'y a que les hommes qui se font tabasser par la sécurité ou la police donc ça va". Si des femmes se croient protégées de la violence policière sous prétexte que ce sont des femmes, et bien elles se font de graves illusions. Je vais citer maintenant le cas d'une femme qui participait à une action contre un convoi et dont la voiture fut défoncée à coups de pied-de-biche par la police pour l'empêcher de le suivre. "J'ai essayé de me protéger les yeux. Mes mains étaient couvertes de sang. Un policier m'a saisie à la gorge alors que le pare-brise cédait et j'ai inhalé des morceaux de verre. Ils ont brisé la fenêtre du conducteur, l'ont fait sortir de force de la voiture et l'ont immédiatement ceinturée. J'ai essayé de me pencher à travers le pare-brise. Alors que je levais ma main ensanglantée vers les militaires Américans, ils m'ont attrapé le bras et la gorge. La police m'a baillonné parce que je criais."
Une fois, un véhicule du convoi a délibérément quitté sa trajectoire pour venir me renverser alors que je me tenais dans le virage juste à l'extérieur de la base. Paniquée, j'ai balancé tout ce que j'avais dans la main contre le pare-brise, il y avait un pot de peinture en plastique, un talkie-walkie, mon sweat et mes clopes. Dans la demi-seconde qui a précédé le choc du pot de peinture contre la vitre, j'ai regardé le visage du conducteur: il riait, hystérique. Une femme souffre d'un handicap permanent et de balafres sur les jambes après qu'un véhicule de convoi l'ait volontairement renversée. Une autre fut tuée par une remorque à chevaux appartenant à la police. Nombre de véhicules de convoi portaient des autocollants sur lesquels on pouvait lire: "On ne freine pas pour le CND".
Les camps et les actions non-mixtes femmes ne sont pas des options "douces" et on ne s'en sort pas mieux parce qu'on est des femmes. "Nous ne sommes pas des 'demoiselles' ou des 'filles mignonnes', on est des 'salopes', des 'putains' et on mérite ce qu'on reçoit". C'est ce que n'ont pas arrêté de me dire les flics, les huissiers et les militaires.
Oui, nous sommes différentes des hommes mais nos différences sont liées au statut social, au pouvoir économique et politique et au respect que l'on reçoit. Les hommes qui choisissent de vivre en dehors du système capitaliste, patriarcal en tirent néanmoins toujours profit du fait deleur éducation, par les opportunités qui s'ouvrent à eux et par les privilèges dans lesquels ils baignent depuis qu'ils sont nés. Les femmes qui essaient de vivre en dehors du système porteront toujours avec elles les stigmates d'une société qui les considère comme des citoyens de seconde classe. Pourquoi est-ce que tant d'anarchistes -dont de nombreuses femmes- utilisent le mot "con" en tant qu'injure ? Pourquoi est-ce là l'insulte suprême plutôt qu'un terme affectueux ?
Il y a des stéréotypes (comme de dire que les femmes sont douées pour la vie en communauté) qui sont de vastes conneries. La volonté et l'aptitude à lutter, à combattre, ne sont pas des qualités propres à l'homme mais aux humains en général. Nos camps non-mixtes n'ont pas empêché des personnes de tenter de s'imposer comme chefs, de vouloir prendre le pouvoir, de faire montre de leur égocentrisme. Nous n'étions pas toutes douées pour parler entre nous, de ce que nous ressentions ou pour vivre en communauté. Les femmes ne sont pas naturellement "bonnes" à faire certaines choses que les hommes ne sauraient pas faire et vice-versa. A Greenham, c'était un véritable défi pour chacune d'entre nous.
Les camps et les actions non mixtes peuvent être quelque chose d'extrêmement enrichissant, et nous devons les aborder de façon réaliste. On doit être consciente de problèmes que posent ce type d'action mais également de tout ce que nous sommes parvenues à accomplir..
Voici ce qu'un mec du camp de Lyminge m'a dit en me montrant son tunnel: "Les femmes de Greenham Common ont établi les bases pour l'action directe aujourd'hui. On vous doit tellement. Je ne montrerai jamais assez ma gratitude envers ces femmes de Greenham".
Et cela veut tout dire...