Chapitre premier

LETTRES DES JEUX OLYMPIQUES

 

Première lettre

Notre Mer.

 

Ne me demandez pas de nouvelles athéniennes. J'écris au milieu de la mer, entre l'Italie et la Grèce. Les officiers de qui je voudrais savoir où nous sommes me promettent de me répondre exactement demain. Ce qui est certain, c'est que, hier, lundi, à pareille heure, c'est-à-dire à sept heures du soir, nous achevions de franchir le détroit de Messine. Les feux de Messine brillaient à notre main droite et, peu après, s'allumait sur la gauche l'illumination symétrique de Reggio. Il est probable que nous serons demain à Athènes. Le vent est fort, mai favorable. Il ne faut pas s'inquiéter du ciel qui est terriblement gris, ni de la danse du bateau à chaque effort de la machine. Tout cela, loin d'y nuire, sert, paraît-il, notre voyage. Il faudrait qu'un dieu ennemi vint se mêler de nos affaires pour que cette lettre ne fût pas jetée à la boite du Pirée, dans la soirée ou peut-être dans l'après-midi de demain.

En attendant, la belle vie qu'on mène à bord! Si, comme c'est mon cas, vous avez un ami d'esprit inquiet, de coeur docile, enfin qui soit doué pour la vie monastique, dont il soit détourné par l'incrédulité, n'hésitez pas, je vous en prie: conseillez-lui la vie du bord. C'est un couvent laïque et flottant que le paquebot. Aisance, liberté, spiritualité, c'est toute la joie du couvent. Au milieu d'étrangers, en général peu sympathiques et à qui néanmoins ne se marchandent pas les témoignages de déférence, on est tout entier à soi-même. Non à ce moi un peu mesquin qui mène la vie quotidienne. Je pense au moi supérieur, presque affranchi de l'habitude, seulement soucieux de développer dans les hautes voies de l'esprit. Le son d'une cloche règle l'heure des deux repas que l'on prend en commun sous la présidence et faut-il même dire la surveillance des officiers. Ce dernier bruit du monde qui consiste à choisir un menu, à s'acquitter du prix d'un repas, s'est évanoui. L'on est aux mains du commandant, du commissaire, du maître d'hôtel. Avec le prix du passage, on s'est remis en eux de tout soin temporel. On n'a qu'à faire son salut, c'est-à-dire, je l'imagine, à bien voir le paysage, en concevant à ce propos les plus belles idées.

J'ai pour cellule la terrasse supérieure du bateau, qu'on appelle, je crois, en terme de marine, la seconde passerelle. Le commandant a bien voulu me la concéder. C'est un lieu interdit, pour l'ordinaire, aux passagers ; le personnel du paquebot y monte rarement pour la besogne du service. De cette solitude se découvre d'abord tout ce qui paraît en mer. On voit changer le temps, filmer la cheminée ou blanchir l'extrême voilure des vaisseaux éloignés. Ce que j'aime le mieux, c'est le cercle parfait de l'eau, lorsque le ciel est pur et la mer sans aucun rivage.

Rien de moins monotone, cet azur ne cesse de varier. Avant-hier c'était un bleu dur, éclatant, presque comparable à l'azur profond d'une pierre bleue; hier, en vue de la Sicile, tout s'était attendri, subtilisé, évaporé. L'eau semblait du nuage; le nuage de la clarté, et, cette clarté même mourant de sa propre splendeur, les vagues et les côtes perdaient leur relief, semblaient peintes ou dessinées, mais en lignes de feu, et ces lignes, il est vrai, d'une simplicité et d'une élégance suprêmes.

On dit qu'une mer sans rivage est un reflet de l'infini. Je comprends de moins en moins la comparaison. En vérité, rien n'est plus fini que la mer. La séparation d'un ciel pâle d'avec cette mer plus foncée donne au contraire la pensée de la plus ferme des figures. Ce beau disque d'azur est tout à fait géométrique. Il est vrai que deux artistes supérieurs, le soleil et le vent, ne s'arrêtent jamais d'en peindre ni d'en modeler la face étincelante; ils donnent une vie divine à cette beauté si humaine.

 

Passé les bouches de Bonifacio, nous avons pénétré dans le coeur du monde classique, patrimoine du genre humain. Ulysse est venu jusqu'ici, Ulysse, le prudent et fertile esprit de la Grèce. S'étant échappé du Cyclope, il aborda dans les parages des îles Eoliennes, que des chaînes solides n'avaient pas encore amarrées au fond de h mer. Elles étaient flottantes à la manière de Délos. Eole, cher aux dieux et maître des vents, y régnait. "Ce roi", dirait Ulysse quand il racontait cet épisode d'un sens si fort, "a douze enfants, six garçons et six filles. Il a marié les frères avec les soeurs et ces jeunes gens passent leur vie auprès de leur père et de leur mère dans des festins continuels où ils n'ont rien à désirer pour la bonne chère. Pendant le jour, le palais parfumé de parfums délicieux retentit des cris de joie, on y entend un bruit harmonieux, et, la nuit, les maris vont coucher près de leurs femmes sur des lits et sur des tapis magnifiques". Émus de pitié sur Ulysse, les heureux furent bienveillants. Ils le retinrent dans les fêtes et les plaisirs pendant un mois entier et, pour avancer son retour, lui livrèrent les vents de la mer enchaînés dans une outre de peau de bœuf.

Mais lorsque, par son imprudence et le pauvre esprit de ses compagnons, Ulysse leur revint, fouetté de nouvelles tempêtes, éprouvé de nouveaux revers, Eole n'eut que de l'horreur, "Va.t'en", s'écria-t-il, du plus loin qu'il l'eût aperçu, "fuis au plus vite de cette île, ô le plus méchant de tous les mortels. Il ne m'est pas permis ni de recevoir ni d'abriter un homme que les dieux immortels ont déclaré leur ennemi. Va, fuis, puisque tu viens dans mon palais, chargé de leur haine et de leur colère". Ulysse, qui trouvait Eole inhumain, ne l'accusa pas d'injustice. Le plus sage et le plus patient des hommes savait qu'il convient de ne pas être trop malheureux. C'est une espèce de devoir. Qui se sent trahi par les dieux et rejeté de la fortune n'a qu'à disparaître du monde auquel il ne s'adapte plus. Sans doute Ulysse persista et le héros supérieur aux circonstances par la sagesse éleva son triomphe sur l'inimitié du destin.

J'étais tout occupé de cette sagesse d'Homère quand parut l'archipel admirable des Lipari, qui sont le royaume d'Eole enfin fixé. D'abord, sur la droite, deux terres, Alicudi et Filicudi, ont émergé, l'une après l'autre, la dernière flanquée d'un îlot de rocher abrupt ; puis une troisième île, la plus belle de celles qui se montrent de ce côté, Salina, formée de deux mamelons si gracieusement accouplés que l'oeil ne se peut détacher de la courbe souple qui joint les cimes. Un hameau, composé de quelques douzaines de petites maisons semées en un charmant désordre, descend de la double colline et semble glisser à la mer au milieu d'un bocage dont la verdure est toute sombre.

Comme nous cinglons au sud-est dans la direction de Messine, Alicudi, Filicudi et Salina sont hissées sur la droite ; mais, à gauche, le Stromboli fumeux est apparu depuis longtemps; sa notoriété lui vaut un grand succès parmi mes compagnons de route. On nous vante l'effet de sa fumée rouge et de sa flamme étincelante quand on navigue ici dans la nuit; on ajoute que, par les jours clairs, sur un ciel bleu, cette fumée opaque fait une tache curieuse. "Et je le crois, puisque je ne le vois pas". Par malheur, il ne fait pas nuit, il fait même plein jour; mais c'est un petit jour grisâtre, le panache du Stromboli ne semble qu'un nuage de plus parmi ceux qui traînent au ciel.

Pendant qu'on admire le Stromboli, je fais mes dévotions aux beautés méconnues de Panaria. Nous en rasons de près deux faces successives. Les flancs ouest et nord de cette petite île paraissent de loin fort sauvages et je crois qu'ils sont tels en réalité; on s'en convainc dès qu'on approche. Mais on observe en même temps que la forme de l'île est d'une grâce exquise. Je doute qu'il existe un rivage plus ingénieusement arrondi que les bords de Panaria. Enfin cette île est toute verte du côté du nord; les pentes les plus rudes sont tendues de molle verdure, une sorte d'herbage plus touffu et plus vivace que le gazon, mais moins pâle que la bruyère, dont la fraîcheur doit plaire au toucher comme elle charme l'oeil. Je n'ai pu me tenir d'y concevoir en cet avril tardif la bienvenue et comme le salut lointain du printemps de Naples.

 

Gratta vice Veris...

 

Mais un brusque détour nous découvre le bord méridional de Panaria. Ici, le printemps semble dépassé. C'est l'été ou même l'automne. Des massifs d'arbres d'un gris pâle, des oliviers sans doute. Entre les oliviers, quelques maisons riantes. Le vaisseau qui s'éloigne d'elles semble fuir les images de la félicité.

Une ondée de pluie tiède tombe tout à coup sur le pont: nous nous retournons vers la droite, où pointent Lipari, puis Vulcano, à la suite de la charmante Salina, mais il est vrai, moins belles et sans élévation.

La pluie cesse. Le vent fraîchit. Et ce n'est plus le vent froid et dur de Marseille ni du littoral de la Corse. A la lettre, c'est le Zéphyre. Tant de terres fleuries respirent près de nous, il en distribue le parfum. L'air éclairci, de gros nuages couvrent pourtant le paquebot et tiennent le centre du ciel, mais tout le bord circulaire de l'horizon céleste et marin semble fait d'une lame d'argent incandescent baignée d'une brume dorée. Sur ce beau cercle se profilent, comme des formes sans matière, comme d'angéliques substances, les coupes variées du Stromboli, de l'Îlot de Basiluzzo qui touche Panaria, de Panaria elle-même, de Salina, de Lipari et de Vulcano, imbibées, dévorées d'une avide lumière: ses dégradations insensibles et infinies, ses vaporeuses poudres d'or levées de la mer dans le ciel, nous semblent élever les abîmes du monde à la dignité de l'Esprit.

 

Je ne finirais point de conter le détail des magnificences d'hier. Aujourd'hui fut moins beau. Le cap Spartivento, au sud-est italien, n'a pas volé son nom. Il a jeté sur nous le nuage et le vent. Mais cela devait être. Le vieil Homère, dont je ne me sépare jamais et qui est mon prophète, mio duca, mio dottore, m'a prévenu depuis longtemps de la malice de ces climats. Ulysse en souffrit avant nous. Aussi ce grand homme a-t-il appelé l'endroit "une mer si difficile et si dangereuse que les meilleurs et les plus forts navires, accompagnés du vent le plus favorable, ne la passent qu'avec beaucoup de danger". Pour les Anciens, la mer ionienne ne cédait en furie qu'à l'adriatique elle-même. Je voir qu'ils ne se trompaient guère. L'équipage m'assure que, pour le lieu et la saison, il fait délicieux. Pourtant le paquebot bondit comme un chevreau, sur l'onde. Je n'en suis que plus aise de me voir le coeur si dispos. Mais les trois quarts des passagers n'ont pas dîné. Les paysages pâlissent. La mer a la couleur du plomb. Le ciel est gris. Toutes les étoiles se cachent. Or, nous ne sommes peut-être pas à cinq heures de la presqu'îles de Pélops.

 

Beaucoup de choses s'accomplissent pendant la nuit. C'est encore une vieille et sage maxime que je tire d'Homère. Nous avons fait, pendant la nuit, le tour entier du Péloponèse. On en voit maintenant les dernières montagnes. Aux nuages a succédé une lumière claire et douce. Mes chers amis de France, si vous saviez combien tout cela nous est fraternel!

Charles Maurras

Anthinéa: d'Athènes à Florence

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