Deuxième lettre

Lettres des Jeux Olympiques

Premiers pas.

Il faisait presque froid, il faisait un temps aigre, mêlé de pluie et de soleil, quand nous sommes entrés dans les eaux de l'Attique. Vers Eleusis, vers Egine, vers Salamine, les sévères collines en chapeau thessalien étaient recouvertes de l'ombre de grosses nuées. Et le rocher de l'Acropole se dessinait à peine, tant le jour était faible dans cet après-midi d'avril. Mais l'accueil s'embellit dès que, vers l'orient, apparurent les anses de Munychie et de Phalére. D'ailleurs, ce caprice du temps ne peut être appelé une défaveur. Il était bon que l'Attique nous avertît dès son abord qu'elle n'avait rien de commun avec les vers de M. Leconte de Lisle ni avec le golfe de Naples. Ce n'est pas de la pierre peinte que l'Attique; c'est une personne vivante, nullement impassible ni marmoréenne. S'il brille au flanc du Pentélique des carrières de marbre que nous avions admirées de la haute mer, tantôt un blanc nuage et tantôt un nuage noir ou quelque blond coloris versé de l'azur animait ces blancheurs délicates et sensitives.

Dans le Pirée, une surprise. C'est le visage ami du consul de France, M. Jules Arènes. M. Jules Arène est le fière de l'auteur de Jean des Figues et de Domnine. Il a bien voulu nous attendre. Grâce à lui, un grand nombre de maux nous sont épargnés, tant à la douane qu'à l'hôtel. Avec une amitié et une brusquerie également remarquables, il rend simple et aisé le débarquement. Oserai-je le dire ? Je comptais sur la venue de M. Arène, mon Homère m'en avait fait la prédiction. Peu avant d'aborder, j'étais en train de lire, au second chant de l'Iliade, l'éloge de "l'aimable Arène". Il est vrai que l'Arène homérique n'est qu'une ville.

 

Sur le petit chemin de fer qui conduit à Athènes, au milieu des champs de blé nouveau plantés d'oliviers, je n'eus pas la patience d'attendre la fin du voyage. Devant le temple de Thésée, qui est au pied de l'Acropole, je sautai du wagon et courus de tous les côtés .

Ne comptez pas sur un récit de ces courses ou de celles qui furent faites le lendemain et le jour suivant. Erreurs précipitées, stations désordonnées, je n'en écris pas le journal. Ou je fatiguerais par un bruit de paroles, ou j'embarrasserais d'indigestes détails locaux.

Qu'en me promenant sous la citadelle, j'aie arrêté une minute ou une heure, mes yeux charmés sur le monument choragique, ses contours délicieux et sa molle frise, ou que j'aie choisi l'esplanade du temple de Thésée pour le théâtre de mon premier exercice de méditation et d'intelligence athénienne; qu'enfin troublé ici, là pleurant presque de plaisir, j'aie fait une suite d'épreuves avant de ne former l'idée juste et les sentiments qui me convenaient, les résultats seuls vous importent, non le détail quotidien des préparations.

Deux fois déjà, j'ai vu le soleil se coucher, je l'ai vu deux fois se lever, aux deux pointes de l'Acropole. Aujourd'hui, avant de partir pour les Jeux Olympiques, car je vous dois une chronique de ces jeux, j'irai revoir l'éclat des marbres au plein midi. La journée est superbe ; le ciel, tout à la fois très pur et divinement dégradé. Les jeux ne seront point gâtés comme il le fut hier par la bise. Mes amis athéniens étaient fort en colère contre le vent. Néanmoins nous nous sommes très honnêtement divertis.

 

Dans les beaux temps d'Athènes, le Stade où eurent lieu tant de jeux illustres était fait de simple gazon ; les gradins pratiqués au flanc de l'Hymette ne portaient aucun revêtement étranger. Le précepteur de Marc Aurèle, Hérode Atticus, inventa de les recouvrir d'un appareil de marbre. Tel est le monument qu'Athènes vient de restaurer, grâce aux magnificences d'un marchand grec d'Alexandrie, M. Averof.

Il a payé jusqu'à 750 000 bacs, selon les uns, et, selon les autres, le double. En pareille occasion, les Athéniens de la décadence eussent décerné à leur bienfaiteur quelque trois cents statues d'or massif ; on s'est contenté de lui en ériger une seule, de marbre fin à la porte même du Stade. Les gens de goût déplorent que l'image mortelle du nouvel Hérode Atticus arbore une paire de moustaches scythiques d'autant moins supportables que le menton est glabre ainsi que les joues. Que n'a-t-il une barbe pareille à celle qui fleurit M. Philémon, le président des Jeux, taillée comme un portique, la plus belle barbe d'Athènes. Le peuple ne fait pas attention à ces différences. Généreusement, sans critique, il ne perd pas une occasion de crier Vive Averof! Ce cri est devenu en peu de temps aussi vulgaire que Vive le Roi! ou même que vive le diadoque! Le diadoque est l'héritier présomptif du trône des Grecs, leur dauphin.

Venons aux jeux, qui sont fort beaux. Mais j'ai eu l'ennui d'assister, pour mon début, à trois victoires de gymnastes prussiens. Trois fois le drapeau blanc et noir a été hissé sur le Stade. La première, je dois le dire, n'alla point sans huées. Le peuple entier était debout ; tout le monde criait adika! adika! (injustice, injustice !) Il paraît que les juges n'avaient pas bien jugé; la palme décernée à l'équipe prussienne aurait dû revenir à l'équipe hellénique. Pourtant le beau travail de deux ou trois de ces barbares borusses et germains a fini par conquérir l'admiration générale. C'est qu'ils n'avaient point de concurrents français devant eux. Cette réflexion faite, j'ai pu m'abandonner au sentiment commun.

Mon voisin du Stade, un Hellène, avec lequel je converse en mauvais anglais (car il ne sait pas le français, ce que j'ai de grec, prononcé à l'érasmienne, ne m'est d'aucun secours), cet Hellène me fait entendre que, dans une course de cycles qui fut la première de toutes, c'est un de mes compatriotes, M. Flamand, qui a obtenu le prix. Je lis sur son visage qu'il est certain de me procurer un plaisir extrême. Je l'en remercie de mon mieux dans l'idiome de Shakespeare, que j'ai bien soin d'estropier. Hélas! même écorché, qu'ont pu dire les Muses entendant un pareil propos sous leur colline.

Charles Maurras

Anthinéa: d'Athènes à Florence

Lire la troisième lettre

SOMMAIRE