Quatrième lettre

Les nations dans le stade et la course de marathon

L'origine des Jeux Olympiques se perd dans l'antiquité de la Grèce. La première Olympiade, qui part de 776 avant J.-C., nous marque le dernier règlement de ces jeux. Ils se célébrèrent toujours, ainsi que leur nom le constate, à Olympie, le sanctuaire de l'Elide, qui est elle-même une province du Péloponèse. Ils furent abolis trois cent quatre-vingt-quatorze ans après J.-C., par un décret de Théoclose. Du 6 au 15 avril 1896 on les a vus ressuscités aux portes d'Athènes et peut-être dureront-ils.

Les anciens Grecs conviaient au bord de l'Alphée tous les peuples de leur langue, y compris les Macédoniens. Mais ils durent plus tard ouvrir le stade au conquérant latin. Les Athéniens modernes ont refait le pacte olympique, non avec les seuls Grecs, ni les seuls Helléno-latins, ni les seuls Européens, avec l'univers. Quand la première idée en fut publiée, j'avoue que je l'ai blâmée de toutes mes forces. L'Internationale des jeux me déplaisait. J'y craignais la profanation d'un beau nom, assaisonnée d'un contresens. Et j'y voyais de plus un anachronisme. Des olympiades grecques étaient possibles quand il existait une Grèce. Depuis la Réforme, surtout depuis la Révolution FRANÇAISE, il n'y a presque plus d'Europe: qu'allaient signifier des Olympiades ouvertes au monde entier? Enfin, ce mélange de races menaçait d'aboutir, non à l'intelligente et raisonnable fédération des peuples modernes, mais aux vagues désordres du cosmopolitisme.

Or, je vous prie, à qui reviennent tous les bénéfices du cosmopolitisme? Au moins cosmopolite des peuples, à la plus nationaliste des races, à l'anglo-saxonne. L'ère olympique qui doit s'ouvrir à Athènes ne fera qu'apporter un nouvel élément d'activité et de prospérité à ce concurrent éternel.

Ainsi, avais-je raisonné, et non, je crois, sans vraisemblance. Je subis là-dessus les vives remontrances de M. Pierre de Coubertin, le zélateur de l'entreprise. Elles glissèrent sur mon esprit, sans y faire grande impression. Pourtant, la réflexion ne laissa pas de nuancer ce premier sentiment. Il ne s'était jamais offert l'occasion aussi favorable pour essayer de distinguer exactement le cosmopolitisme, qui n'est qu'un mélange confus de nationalités réduites ou détruites, d'avec l'internationalisme qui suppose d'abord le maintien des différents esprits nationaux. Il me semblait, de plus, que le tendre ciel de la Grèce, le saint rocher que domine le Parthénon devaient agir utilement sur cette première rencontre : certaines barbaries ne pourraient s'y donner carrière, et la suite des représentations athlétiques conserverait peut-être l'influence de son point de départ. Lorsque je bouclai ma valise, la bienveillance l'emportait. Puisque j'allais en juger de mes propres yeux, il fallait que l'affaire bénéficiât d'abord de mes doutes.

L'expérience à laquelle j'ai assisté achève de me convertir. Les premières raisons ne manquaient point de fondement, mais elles étaient incomplètes. J'avais négligé deux grands traits.

Pour ce qui est du cosmopolitisme, je ne voyais pas qu'il n'y aurait rien à craindre de ce côté, par la bonne raison que, de nos jours, quand plusieurs races distinctes sont mises en présence et contraintes de se fréquenter, elles se repoussent, s'éloignent dans l'instant même où elles pensent se mélanger. Paul Bourget a fait avant moi cette observation ; mais j'en donnerai des images.

Pour la prépondérance anglo-saxonne, elle n'est peut-être si forte que pour avoir procédé en un grand mystère. Les progrès n'en ont pas été, comme ceux des Prussiens entre 1860 et 1870, une vive fulguration. Ils ont duré un siècle. Jusqu'à ces derniers temps, l'Anglais et l'Américain se sont partagé l'univers dans un grand silences. Même aujourd'hui, quand les Anglo-saxons sont les maîtres partout, personne ne mesure quelle est leur puissance réelle. Ces conquérants universels profitent de ce que nous ne voyons au juste ni ce qu'ils sont, ni ce qu'ils font, ni ce qu'ils rêvent de faire. Les modernes olympiades auront peut-être l'avantage de montrer aux peuples latins le nombre, la puissance, l'influence, les ambitions croissantes et encore le point faible ou vulnérable de ces audacieux prétendants à la tyrannie. Il est possible que cela nous vaille un quart d'heure d'angoisse. Nous serions le dernier des peuples si nous avions peu d'avoir peur. A sentir le péril, nous aurons une chance de moins d'y succomber.

Parlons des Jeux. Les mouvements d'ensemble des équipes gymnastiques ressemblent pour la règle, l'accord, la sûreté savante et douce des mêmes gestes pas et repas en demi choeur, à une musique parfaite. On est tout assailli de souvenirs platoniciens. En revanche, le saut, les anneaux et certaines courses perdaient leur caractère dans ce grand espace béant. Mais les assauts de lutte passionnent: on ne peut s'empêcher d'y sentir son coeur réuni dans une attention irritée. Les luttes d'hier ont d'ailleurs été pleines d'incidents caractéristiques.

Un Grec et un Danois étaient aux prises; M. Jensen du Rowing-club de Copenhague et M. Christopoulos de la Société gymnastique de Patras, ce dernier mince, souple et de beaucoup inférieur en musculature à son concurrent. Quant à M. Jensen, qui n'a rien du géant du Nord, c'est un athlète de taille moyenne, si trapu qu'il semble bref. Brute savante et méthodique autant que vigoureuse, il nous donne loisir d'admirer ses biceps, qui sont d'un colosse, ses jarrets inflexibles et ses poignets tendus comme deux branches de métal. Cet étalage ne peut venir à bout de la ruse et de l'agilité de M. Christopoulos, qui, un moment, a le dessus. Pourtant le Scandinave ne mord pas la poussière. On est forcé de séparer les adversaires, mais toute la Grèce sourit. De quel coeur on embrasse M. Christopoulos ! Le champion de Patras peut rêver cette nuit qu'il a représenté sa race subtile et légère.

On met ensuite aux prises un Allemand et un Anglais. En un clin d'oeil M. Schumann a fait mordre la poussière à M. Eliott ; mais voici que, avec une ténacité toute britannique, celui-ci se démène comme s'il n'avait pas touché terre des deux épaules. Le gros Germain est émerveillé de tant d'impudence, mais Athènes s'épanouit. Il faut que le diadogue et le prince Georges prennent sur eux de renvoyer M. Eliott à son club. A. ce moment les organisateurs ont la mauvaise idée d'engager un combat entre M. Christopoulos et un autre Grec... Tumulte magnifique. De tous les points du stade, le peuple entier proteste. Non, non ! Oki Oki, Oki ! On n'admet point le sacrilège, on ne veut pas de lutte entre les hommes de même langue et de même sang. J'ai beaucoup admiré ce soulèvement hellénique. Il s'en produit ainsi, du même ordre, à tous les instants.

On s'afflige si l'Hellène en sautant à la perche manque la barre ou exécute de travers le rétablissement aux anneaux. Si l'Anglais, l'Américain ou le Français ont plus d'adresse et de bonheur, c'est un froncement du sourcil. La justice n'en souffle pas. Chacun admire ce qu'il convient d'admirer, mais il le fait d'un coeur plus ou moins généreux suivant les honneurs engagés. Ainsi, loin d'étouffer les passions nationales, tout ce faux cosmopolitisme du Stade les exaspère.

Man nos vieux peuples, comme on dit, n'en gardent pas le monopole. Les plus violents, les plus bruyants nationalistes du stade, savez-vous leur patrie ? Ce ne sont pas les Grecs peut-être. Ce sont les gens de l'Amérique. Venus en bandes, les yankees paraissent trois fois plus nombreux qu'ils ne sont : toutes les fois qu'une victoire est proclamée, les drapeaux de l'Union claquent au vent ; les chapeaux les bérets s'envolent ; des bans secouent les gradins de bois. Cette Amérique ignore ce que le monde hellénisé a conçu de plus rare, et de plus secret, la mesure. Je lis de beaux sourires sur les lèvres des Athéniennes. Les journaux grecs parlent avec une indulgence amusée des "manifestations exubérantes des gais et excentriques Yankees".

M. Konnoly, vainqueur pour le saut triple, a noblement télégraphié à ses nationaux: "Les Hellènes ont vaincu l'Europe ; mais, j'ai vaincu le monde entier." J'ai toujours dit que Tarascon était une ville d'Amérique. Le bulletin de victoire de M. Konnoly fait le tour des salons et des cafés d'Athènes.

Non, les patries ne sont pas encore dissociées. La guerre non plus n'est pas morte. Jadis les peuples se fréquentaient par ambassadeurs. C'étaient des intermédiaires qui atténuaient bien des chocs : les peuples déliés du poids de la terre, servis par la vapeur et l'électricité, vont se fréquenter sans procurations, s'injurier de bouche à bouche et s'accabler de coeur à coeur. L'ancien ludus pro patria n'en sera que plus nécessaire.

*

* *

Quarante kilomètres séparent du stade d'Athènes le bourg de Marathon. A quelque race qu'il appartienne et pourvu qu'il soit d'une nation cultivée, tout homme se souvient, comme d'un trait saillant de sa propre jeunesse, de la défaite que les Grecs, sous Miltiade, infligèrent aux Perses de Darius. Le soir de la bataille, un soldat athénien, blessé et chargé de ses armes, couvrit d'une traite le chemin qui va de Marathon à Athènes et vint tomber mourant au pied des magistrats en leur annonçant la victoire. C'est en mémoire de ce héros que l'ancienne Athènes avait fondé une course de Marathon. L'Athènes nouvelle profite des Jeux Olympiques pour renouer la tradition. Le goût d'enchaîner le présent au passé doit être compté à ce peuple.

Or, le vendredi 10 avril, le Stade entier, avec une prodigieuse anxiété, attendait le vainqueur de la course de Marathon. Qui l'emporterait des étrangers ou des autochtones ? Comment finirait cette épreuve vraiment nationale ? Une sorte de sens mystique y était attachée. La crainte et l'espérance faisaient flotter le cœur de nos citoyens rassemblés. Non seulement le Stade, mais les collines des environs, les routes et les rues tremblaient d'inquiétude et de fièvre. le signal du départ de Marathon avait été donne à 4h. 56' 30". Et l'après-midi s'avançait. Mais un coup de canon éveille enfin de longs échos. C'est le signe espéré, le coureur athénien arrive, il est en tête. Une énorme agitation ébranle la masse, un immense Nenikikamen! "nous avons vaincu". les bourgeois athéniens aussi enthousiastes que le moindre manoeuvre, les vieillards comme les enfants. Les drapeaux secoués, des cris, des chants portaient la joie magnétique d'un peuple. Le roi, fort agité, se lève à demi, personne autour de lui ne se tient en place. Chacun sait, mais chacun veut voir. Animés par le vent, les grands ombrages de cyprès et de pins qui limitent la vue du Stade avaient, à ce moment, une ondulation moins large et moins profonde que la forêt humaine étendue sur tous les gradins.

Le signal n'avait pas menti. Au plus beau de cette solennelle folie, un coureur revêtu du maillot blanc et bleu, les couleurs de la Grèce, débouche; il s'engouffre dam l'allée profonde du Stade à travers les éclats redoublés de même clameurs. O nikitis! O nikitk! Zitô! "Le vainqueur! Le vainqueur! Vive!" Il n'y a fils de bon Hellène qui ne se lève pour acclamer le marathonomaque ! Celui-ci, d'un mouvement vif qui est trouvé sublime, pousse droit au prince Constantin et au Prince Georges et tombe entre leurs bras, liés au milieu d'une mer de trépignements et de cris. Toutes les cigales attiques élèvent une sèche et perçante chanson, et, pendant que la foule chante, le roi salue.

Puis, le nom de cet heureux vainqueur, à peine connu, vole au ciel. Spire Louys est un paysan du bourg de Maroussi en Attique. Bon, il aura un champ ; les riches se cotisent pour lui en faire honneur. On lui apporte du café. On lui jette mille cadeaux. Une dame de Smyrne lui attache de sa main une chaîne d'or. D'autres l'essuient, le frottent, l'étrillent avec un art de cajolerie spontanée qui fait les délices profondes de l'oeil observateur. Les six coureurs qui suivent Spire Louys, tous Hellènes, sont traités comme lui, accablés de bretouraisers, d'étreintes ou de compliments. Ainsi doit savoir déraisonner à propos chaque peuple. Celui-ci, succombant à l'ivresse historique, prenait conscience de soi dans l'instant même où il semblait hors de lui.

Charles Maurras

Anthinéa: d'Athènes à Florence

SOMMAIRE