1- Linégalité protectrice.
Le petit poussin brise sa coquille et se met à courir.
Peu de choses lui manque pour crier : " Je suis libre ... " Mais le petit homme ?
Au petit homme, il manque tout. Bien avant de courir, il a besoin dêtre tiré de sa mère, lavé, couvert, nourri. Avant que dêtre instruit des premiers pas, des premiers mots, il doit être gardé de risques mortels. Le peu quil a dinstinct est impuissant à lui procurer les soins nécessaires, il faut quil les reçoive, tout ordonnés, dautrui.
Il est né. Sa volonté nest pas née, ni son action proprement dite. Il na pas dit Je ni Moi, et il en est fort loin, quun cercle de rapides actions prévenantes sest dessiné autours de lui. Le petit homme presque inerte, qui périrait sil affrontait la nature brute, est reçu dans lenceinte dune autre nature empressée, clémente et humaine : il ne vit que parce quil en est le petit citoyen.
Son existence a commencé par cet afflux de services extérieurs gratuits. Son compte souvre par des libéralités dont il a le profit sans avoir pu les mériter, ni même y aider par une prière, il nen a rien pu demander ni désirer, ses besoins ne lui sont pas révélés encore. Des années passeront avant que la mémoire et la raison acquises viennent lui proposer aucun débit compensateur. Cependant, à la première minute du premier jour, quand toute vie personnelle est fort étrangère à son corps, qui ressemble à celui dune petite bête, il attire et concentre les fatigues dun groupe dont il dépend autant que de sa mère lorsquil était enfermé dans son sein.
Cette activité sociale a donc pour premier caractère de ne comporter aucun degré de réciprocité. Elle est de sens unique, elle provient dun même terme. Quand au terme que lenfant figure, il es muet, infans, et dénué de liberté comme de pouvoir ; le groupe auquel il participe est parfaitement pur de toute égalité : aucun pacte possible, rien qui ressemble à un contrat. Ces accords moraux veulent que lon soit deux. Le moral de lun nexiste pas encore.
On ne saurait prendre acte en termes trop formels, ni assez admirer ce spectacle dautorité pure, ce paysage de hiérarchie absolument net.
Ainsi, et non pas autrement, se configure au premier trait le rudiment de la société des hommes.
La nature de ce début est si lumineusement définie quil en résulte tout de suite cette grave conséquence, irrésistible, que personne ne sest trompé autant que la philosophie des " immortels principes ", quand elle décrit les commencements de la société humaine comme le fruit de conventions entre des gaillards tout, formés, pleins de vie consciente et libre, agissant sur le pied dune espèce dégalité, quasi pairs sinon pairs, et quasi contractants, pour conclure tel ou tel abandon dune partie de leurs " droits " dans le dessein exprès de garantir le respect des autres.
Les faits mettent en pièce et en poudre ces rêveries. La Liberté en est imaginaire, lEgalité postiche. Les choses ne se passent pas ainsi, elles namorcent même rien qui y ressemble e, se présentant de toute autre manière, le type régulier de tout ce qui se développera par la suite est essentiellement contraire à ce type-là. Tout joue et va jouer, agit et agira, décide et décidera, procède et procédera par des actions dautorité et dinégalité, contredisant, à angle droit, la falote hypothèse libérale et démocratique.
Supposons quil nen soit pas ainsi et que lhypothèse égalitaire ait la moindre apparence. Imaginons, par impossible, le petit homme dune heure ou dun jour, accueilli, comme le voudrait la Doctrine, par le chur de ses pairs, formé denfants dune heure ou dun jour. Que feront-ils autours de lui ? Il faut, il faut absolument, si lon veut quil survive, que ce pygmée sans force soit environné de géants, dont la force soit employée pour lui, sans contrôle de lui, selon leur goût, selon leur cur, en tout arbitraire, à la seule fin de lempêcher de périr : Inégalité sans mesure et Nécessité sans réserve, ce sont les deux lois tutélaires dont il doit subir le génie, la puissance, pour son salut.
Ce nest que moyennant cet Ordre (différencié comme tous les ordres) que le petit homme pourra réaliser ce type idéal du Progrès : la croissance de son corps et de son esprit.
Il grandira par la vertu de ces inégalités nécessaires.
Le mode darrivée du petit homme, les êtres qui lattendent et laccueil quils lui font, situent lavènement de la vie sociale fort en deçà de léclosion du moindre acte de volonté. Les racines du phénomène touchent des profondeurs de Physique mystérieuse.
Seulement, et ce nouveau point importe plus peut-être que le premier, cette Physique archique et hiérarchique na rien de farouche. Bien au rebours ! Bénigne et douce, charitable et généreuse, elle natteste aucun esprit dantagonisme entre ceux quelle met en rapport : sil ny a pas eu lombre dun traité de paix, cest dabord quil ny a pas eu trace de guerre, de lutte pour la vie, entre larrivant et les recevants : cest une entraide pour la vie quoffre la Nature au petit hôte nu, affamé, éploré, qui na même pas en bouche une obole qui lui paye sa bienvenue. La Nature ne soccupe que de le secourir. Il est en larmes, elle le caresse et le berce, et elle sefforce de le faire sourire.
Dans un monde où les multitudes dolentes élèvent à longs cris des revendications minima, que ceux qui les entendent ne manquent pas de qualifier de calamiteux maxima, - en ce monde où tout est supposé devoir surgir de la contradiction dintérêts aveugles et la bataille dégoïsmes irréductibles, - voici quelque chose de tout autre et quon ne peut considérer comme hasard dune rencontre ni accident dune aventure ; voici la constance, la règle et la loi générale du premier jouir : cette pluie de bienfaits sur le nouveau-né. Au mépris de tout équilibre juridique, on le fait manger sans quil ait travaillé ! On le force, oui, ont le force à accepter sans quil ait donné ! Si les mères répondent quil faut bien faire vivre ce quon a fait naître, leur sentiment nest point à classer entre les durs axiomes du Juste, il procède du souple décret dune Grâce. Ou, si lon tient absolument à parler justice, celle-ci se confond certainement avec lAmour. Cest ainsi ! Nulle vie humaine ne conduit son opération primordiale courante sans quon lui voit revêtir ces parures de la tendresse. Contrairement aux grandes plaintes du poète romantique, la lettre sociale, qui paraît sur lépaule nue, nest pas écrite avec le fer. On ny voit que la marque des baisers et du lait : sa Fatalité se dévoile, il faut y reconnaître le visage dune Faveur.
...Mais le petit homme grandit : il continue dans la même voie royale du même bénéfice indû, littéralement indu ; il ne cesse de recevoir. Outre quon lui a inculqué une langue, parfois riche et savante, avec le grave héritage spirituel quelle apporte, une nouvelle moisson quil na point semée est récoltée de jour en jour : linstruction, linitiation et lapprentissage.
La pure réceptivité de létat naissant diminue selon que satténue la disproportion des forces entre son entourage et lui ; leffort, devenu possible, lui est demandé ; la parole quon lui adresse, plus grave, peut se teinter de sévérité. Aux premières douceurs qui lont couvé, succède un mâle amour qui excite au labeur, le prescrit et le récompense. La contrainte est parfois employée contre lui, car le petit homme, plus docile, en un sens, lest moins dans un autre : il se voit capable de se défendre, pour résister même à son vrai bien. Il doit peiner, et la peine peut lui coûter. Mais ce quil met du sien est largement couvert et compensé par la somme et par la valeur de gains nouveaux, - dont le compte approximatif ne peut être dressé ici quà moitié.
En effet, nous devons laisser de côté ce que le petit homme acquiert de plus précieux : léducation du caractère et le modelage du cur. Ce chapitre, vaste et complexe, est infesté de sots, de fripons, deffrontés, qui y gardent une certaine marge de chicane pour soutenir la basse thèse de lenfant-roi et de l'enfant-dieu, de qui la sublime originalité serait violée par les parents, détournée par les maîtres, appauvrie ou enlaidie par léducation, alors quil est patent que ce dressage nécessaire limite légoïsme, adoucit une dureté et une cruauté animale, freine des passions folles et fait ainsi monter du " petit sauvage " le plus aimable, le plus frais et le plus charmant des êtres qui soient : ladolescent, fille ou garçon, quand il est élevé est civilisé. La vérité se rit des sophismes les plus retors. Mais, parce que notre exposé de faits doit démontrer plutôt que décrire, il vaut mieux en négliger une belle part et couper aux longueurs dun débat onéreux. Tenons-nous à lindiscutable, au sans réplique : il nous suffit de la haute évidence des largesses unilatérales que le prédécesseur fait au successeur sur le plan de lesprit. Là, lenfant nest pas suspect de pouvoir acheter dune ligne ou compenser dun point les immenses avoirs dont il a communication, tels quils ont été capitalisés par son ascendance, et lourds de beaucoup plus de siècles quil na dannées. Son cercle nourricier étant ainsi devenu énergie et lumière est immensément élargi, et rien ny apparaît qui puisse ressembler encore à aucun régime dégalité contractuelle. Si lon veut, un échange a lieu. Mais cest celui de lignorance contre la Science, celui e linexpérience des sens, de la gaucherie des membres, de linculture des organes, contre lenseignement des Arts et Métiers : véritable et pur don fait à lenfant du prolétaire comme à lenfant du propriétaire, don commun " au boursier " et à lhéritier, car le plus pauvre en a sa part ; en un sens, elle est infinie, ne comportant point de retour.
... Ainsi nourri, accru, enrichi et orné, le petit homme a bien raison, alors, de prendre conscience de ce quil vaut et, sil " se voit le bout du nez ", destimer à leur prix les nouveautés brillantes dont il aspire à prendre linitiative à son jour. Mais, jusquà la preuve faite, jusquà luvre mise sur pied, il ne peut guère quaccéder à lheureux contenu des cornes dabondance inclinées devant lui. Comme il sest donné la peine de naître, tout au plus sil doit se donner la peine de cueillir, pour se lingérer, le fruit dor de la palme que le dieu inconnu fait parfois tomber à ses pieds.