2- Liberté " plus " Nécessité.
La croissance achevée, voici la seconde naissance. Du petit homme sort ladulte. La conscience, lintelligence, la volonté apparues, exercées, il se possède. Cest à sont tour de vivre, son moi est en mesure de rendre à dautres moi tout ou partie, ou le plus ou le moins, de ce qui lui fut adjugé sans aucune enchère.
Son effort personnel ressemble à celui de ses pères, il tend aux mêmes fins de mélancolie éternelle et duniversel mécontentement qui pousse tout mortel à essayer de changer la face du monde. Cela ne va jamais sans vertige ni griserie. Les étourdissements de la chaude jeunesse ne peuvent pas beaucoup contribuer à lui ouvrir les yeux sur la vérité de sa vie. Commençons par feindre de faire à peu près de même, et suivons notre jeune adulte dans le tourbillon de cette activité que le désir, lexemple et leurs entraînements nouent, dénouent, stimulent, traversent.
Léternel ouvrier se met donc à luvre ; il fait et il défait, arrache et ajoute, détruit et reconstruit, à moins que, voyageur et médiateur, il ne trafique, achète, vende. Ainsi peut-il entrer dans tous les tours et retours de commandement et dobéissance qui le font séprouver et parfois se connaître : constant ou non avec lui-même, fidèle ou non envers autrui, il ne peut manquer de prendre la hauteur de ses frères, supérieurs ou inférieurs, les dépassant, dépassé deux, selon sa valeur ou sa chance, mais rencontrant fort peu dégaux bien quil lui soit usuel, commode et courtois de faire et dire comme sils létaient tous.
Ce quil peut reconnaître de véritable égalité entre les hommes qui se révèlent à lui ressemblerait plutôt à une chose qui serait la même chez tous. Comment se représenter cette identité ?
Cest un composé de science et de conscience : quelque chose de même qui porte les uns et les autres à voir, sentir, retenir, en tout objet, ce qui est aussi le même, invariable, invarié, fixé ; une faculté dadhérer spontanément aux axiomes universels des nombres et des figures ; à se réfugier et à se reposer dans les perceptions ou les acquisitions immémoriales du bon sens et du sens moral ; la distinction du bien et du mal ; laptitude à choisir ou à refuser lun et lautre. Enfin, dun mot, ce qui, avec des formes ou des intensité diverses, constitue, en son essentiel, le Personnel.
Pour en rendre lidée plus claire, supposons larchitecte de la Cité de lAme ou son géomètre et dessinateur-arpenteur, occupé à délimiter, avec la plume ou le crayon, les vastes espaces vagues occupés et disputés par les sentiments, les passions, les images, les souvenirs, tous éléments divers dénergie comme de valeur, qui son naturels à chaque homme : la courbe irrégulière dont il les cerne peut tendre à former un cercle ou un ovale ou toute autre figure, mais flottante, mobile, extensible, étant douée des élasticités de la vie. Or, voici qui va obliger le même praticien à se servir de son compas, et dune ouverture constante, pour le rayon qui décrira un petit cercle concentrique à circonférence rigide : le cercle déterminera le réduit où tient, où saccumule le trésor, le dépôt des biens spirituels et moraux dont la Raison et la Religion saccordent à faire lattribut de lhumanité. Tout homme, ayant cela, vaut tout autre homme, pour cela. Là siège donc limpénétrable et linviolable, linaltérable, lincoercible, le sacré. Les neuf dixièmes de lAmour, qui sont physiques, reçoivent là leur mystérieux dernier dixième, demi-divin, étincelle qui léternise ou le tue. Cest le lieu réservé du plus haut point de nos natures. Et, comme il se répète tel quel en chacun des hommes les plus dissemblables, cest leur mesure, enfin trouvée. Combien de fois ce mètre mental et moral pourra-t-il être reporté sur la stature et le volume des innombrables exemplaires réalisés de lêtre humain ? Lintensité de leurs passions ! Létendue de leurs besoins ! Leurs talents ! Leurs vigueur ! Leurs vices ! Celles de leurs vertus qui sont de source corporelle ou dorigine mixte ! Tout ce que la Personne associe et agrège de minéral, de végétal et danimal, dans le socle vivant de son humanité !
De lhumaine expansion universelle émerge ce point de repère. Il ne faut pas penser que les modernes laient découvert. Sophocle et Térence lont bien connu. Les auditeurs de leur théâtre ne lignoraient point. Quelques abus que lon fasse de certains de leurs textes, nos Anciens ne doutaient pas que la personnalité fût également présente dans lesclave et dans le maître. Le petit serviteur platonicien portait en lui, comme Socrate, toute le géométrie. Ce qui ne veut point dire quil fût légal de Socrate ni considéré ni à considérer comme tel : autant eût valu soutenir que nous sommes tous égaux parce que nous avons tous un nez. Mais, que cette identité générale existe, quelle serve et puisse servir dunité de rapport, il suffit : toute lactivité rationnelle et morale des hommes sen trouve soumise à une même législation. Il est autre par ailleurs. Il est le même là. Que laction personnelle tienne à la vie privée, quelle tienne à la vie sociale et politique, tout ce quelle a de volontaire, engagé au cadre des droits et des devoirs, tombe sous le critère du Juste et de lInjuste, du Bien et du Mal.
Tel est le petit cercle, et sa juridiction. Il ne saurait létendre à toute la vivante forêt des actions inconscientes et involontaires qui recouvre et qui peuple toute la grande figure diffuse dont il est entouré. La mesure des lois morales ne peut suffire à la police de cette aire immense.
Voilà dabord (ce qui nest discuté par personne) la loi du corps : se couvrir pour ne pas senrhumer, sappuyer pour ne pas tomber, se nourrir pour ne pas périr. Mais il doit exister dautres lois. Un choeur de bienfaits collectifs sest déjà imposé au naissant animal humain en vue de sa croissance physique et morale. Si grandir et mûrir lémancipe des liens originels, ne va-t-il pas être soumis à dautres conditions qui auront aussi leur degré de nécessité ? Il nest point promis à la solitude. Il ne la supporterait pas. Lhomme adulte, quelque trouble agitation qui lemporte, et souvent par leffet de ce trouble, ne cesse de subir un premier mouvement qui est de rechercher son semblable, pour se ladjoindre ou se joindre à lui.
Or, prenons que, dabord, il ne va pas lui proposer ou imposer quelque condition définie dentente délibérée. Son mouvement sera personnel, tout à lheure : il nest encore quindividuel.
Avant dêtre électives, ses affinités ont été instinctives. Elles ont même commencé par être fortuites et confuses : souvent dues au concours des seules circonstances. Lenfant a déjà beaucoup joué, avec bien des compagnons (et les premiers venus) avant daller articuler le gentil " voulez-vous jouer avec moi ? " des jardins publics de nos grandes villes. Lhabitude dêtre ensemble sest nouée toute seule ; cette consuetudo où la Morale antique vit un caractère de lAmitié. Cela est resserré par les camaraderies de ladolescence. Enfin, avec lintelligence de la vie, les motifs dainsi faire apparaissent de plus en plus raisonnables et bons : dès lors tout se passe, on peut le dire hardiment, comme si lhomme prenait conscience des avantages prodigieux qe lui a valus sa fonction sociale innée et quil ait décidé de les accroître en imitant louvrage de la Nature, non sans le renouveler par son art. Ainsi la créature de la Société veut à son tour inventer et créer lAssociation.
Dans la réalité, cela est moins net. Un jet incompressible de confiance initiale lui fait désirer et solliciter de son semblable le secours, le concours, ou les deux ensemble. Mais là, un instinct, non moins fort, engendre un mouvement inverse, un jet de défiance, qui conduit à désirer et solliciter des précautions et garanties dans lusage de ce secours ou de ce concours. Soit par quelque coup de génie, soit par tâtonnements, il cherche et trouve comment éliminer de lassociation ce quil en redoute : le risque de variation, le danger de perversion. Il cherche, il trouve comment associer à la durée la sécurité. Les clauses dun Contrat vont sajouter à tous les biens de lassociation désirée : quelles soient jurées ou non, orales ou non, écrites sur la brique ou sur la pierre, la peau de bête, le tronc darbre ou le papier, il y est fait mention de la foi des personnes qui décident enfin dengager leur volontés libres selon leurs esprits conscients.
La première confiance dans lassociation initiale ne peut étonner ; elle jaillit du sentiment dun même destin de faiblesse et deffort, de besoin et de lutte, de défense et de labeur. A moi ! A laide ! Le coup d épaule. Le coup de main. Rien de plus naturel à lhomme : faible, il se trouve toujours trop seul ; fort, ne se sent jamais assez suivi ni servi. Aurait-il cherché si avidement le concours de ses semblables sils navaient été dissemblables, sils avaient tous été ses pairs, et si chacun lui eût ressemble comme un nombre à un autre nombre ? Ce quil désirait en autrui était ce quil ne trouvait pas exactement de même en lui. Linégalité des valeurs, la diversité des talents sont les complémentaires qui permirent et favorisèrent lexercice de fonctions de plus en plus riches, de plus en plus puissantes. Cet ordre né de la différence des êtres engendra le succès et le progrès communs.
Quant à la méfiance entre associés, elle devait tenir, elle tient aux modes de collaboration : à lembauche et à la débauche, à lhoraire, aux saisons, au plexus des conditions favorables et hostiles ; elle tient surtout aux produits qui résultent du travail en commun : ce sont des objets matériels, quil faut partager ; ils sont prédestinés aux réclamations continues que font naître tous les partages. Lassocié se met en garde contre lassocié tout aussi spontanément quil peut lêtre contre le pillard et le filou.
Si donc la nécessité impose la coopération, le risque de lantagonisme ne sera jamais supprimé non plus : la surabondance des produits issus du machinisme ni fera rien. Dans labondance universelle, il y aura toujours du meilleur et du moins bon, les différences de qualité seront appréciées, désirées, disputées. Ce qui aura lhonneur et le bonheur dapaiser les faims élémentaires, éveillera dautres désirs, nombreux, ardents, entre lesquels renaîtra la contestation. Lhistoire nous apprend que les guerres, étrangères ou intérieures, ne sont pas toutes nées de la pénurie. Les litiges civiles ont aussi dautres causes. Est-ce que les plus riches ne se disputent pas leur superflu ? On sefforce de prévenir ce mal universel en le prévoyant ; on se règle, on se lie soi-même. Que le Contrat produise à son tour des difficultés, cest la vie et son jeu dintérêts passionnés. Les semences de guerre sont éternelles, comme les besoins et les volontés de la paix.
Il faut sassocier pour vivre. Pour bien vivre, il faut contracter. Comme si elle sortait dun véritable élan physique, lAssociation ressemble à un humble et pressant conseil de nos corps dont les misères sentrappellent. Le Contrat provient des spéculations délibérantes de lesprit qui veut conférer la stabilité et lidentité de sa personne raisonnable aux changeantes humeurs de ce qui nest pas lui. Pour illustrer la distinction, référons nous aux causes qui conjoignent le couple naturel - puissantes, profondes, mouvantes comme lamour, - et comparons-les à la raison distincte du pacte nuptial qui les rassemble et les sublime pour un foyer qui veut durer.
Nouée, scellée par le Contrat, lAssociation mérite dêtre tenue pour la merveille des chimies synthétiques de la nature humaine. Cette merveille, bien introuvable à lorigine des connexions sociales, naît à leur centre florissant, dont elle est le fruit. LAssociation contractuelle a été précédée et fondée - et peut donc être soutenue - par tout ce qui a part à " la constitution essentielle de lhumanité " : il faut lui souhaiter de poser avec force sur les conglomérats préexistants, mi-naturels, mi-volontaires, que lui offre lhéritage gratuit de millénaires dhistoire heureuse, - foyers, villes, provinces, corporations, nations, religion.
Bref, le Contrat, instrument juridique du progrès social et politique, traduit les initiatives personnelles de lhomme qui veut créer à son tour des groupements nouveaux, qui soient au goût de sa pensée, à la mesure de ses besoins, pour la sauvegarde de ses intérêts : lart, le métier, le jeu, la piété, la charité ; il suffit de songer à ces compagnies, à ces confréries, pour sentir combien la personne y peut multiplier la personne, lhumain passer lhumain, les promesses et les espoirs se féconder les unes les autres. Une action qui sait faire servir les constructions de la Nature à la volonté de lEsprit confère à ses ouvrages une fermeté surhumaine.
Bien quon lait beaucoup dit, il ne faudrait point croire que lAssociation volontaire ait fait un progrès particulier de nos jours.
Sa puissance sest plutôt affaiblie, et la cause en est claire. Elle tient à la décadence de la personne et de la raison.
Le Moyen Age a vécu du contrat dassociation étendu à lédifice entier de la vie. La foi du serment échangé dhomme à homme a présidé aux enchaînements de la multitude des services bilatéraux dont la vaste et profonde efficacité sest fait sentir durant de long siècles. Maître statut des volontés, lengagement contractuel naissait à la charrue, simposait à lépée et réglait le sceptre des rois. Mais cette noble mutualité juridique, vivifiée par la religion, était fortement enfoncée et comme entée sur le solide tronc des institutions naturelles : autorité, hiérarchie, propriété, communauté, liens personnels au sol, liens héréditaires du sang. Au lieu dopposer l Association à la Société, on les combinait lune à lautre. Sans quoi, le système eût rapidement dépéri, sil fût jamais né.
Depuis, lon sefforce de faire croire à lhomme quil nest vraiment tributaire ou bénéficiaire que dengagements personnels : ainsi prétend-il tout régler dun je veux ou je ne veux pas. Les créations impersonnelles de la Nature et de lHistoire lui sont représentées comme très inférieures aux siennes. On lui fait réserver es caractères de la convenance, de lutilité et de la bonté à ce quil a tiré lui-même de lindustrie individuelle de son cerveau, du choix plus ou moins personnel de son cur. Cependant est-ce lui qui, en naissant, sest soustrait à la mort certaine ? Il a été saisit et sauvé par un état de choses qui lattendait. Est-ce lui qui a inventé la discipline des sciences et des métiers à laquelle il emprunte si largement ? Il a reçu tout fait ces capitaux du genre humain. Sil ne se plaint pas de ces biens, il y songe trop peu et distingue de moins en moins tout ce quil doit encore en recevoir et en tirer.