La vague irlandaise post-colombanienne au VII°s :

eux que Gougaud appelait les peregrini minores suivirent de quelques années le passage de Colomban sur les terres franques. L’esprit dans lequel ces Irlandais effectuèrent leur voyage était le même que celui qui animait le saint de Luxeuil. On ne reviendra donc pas dessus. Le personnage qui se détache de cette vague est sans doute saint Fursy.

     Issu d’une famille noble, Fursy, dont le nom signifie vertu, suivit son éducation au sein du monastère de Cuain Fearta.j Après un parcours obscur à travers l’Irlande durant dix ans au cours duquel il se fit beaucoup d’ennemis, il prit la mer pour rejoindre la Grande Bretagne.k Les hagiographies qui racontent les vies de ces saints sont souvent, on l’a vu empreintes de détails inventés mais qui toutes, présentent une certaine logique. Pour le cas de Fursy, la mésentente avec son milieu social ne peut seule suffire à expliquer sa rupture avec la terre qui l’a vu naître.

     La vita prima le dit baptisé par le célèbre Brendan, ce saint que la légende transformera en voyageur légendaire, le lien est habile pour le montrer désireux de s’exiler sans espoir de retour pour l’amour du Christ et la guérison de son âme.l

     Dans le début des années 630, Fursy débarqua en Angleterre, dans l’East Anglia où régnait le roi Sigebert. Il aurait, selon la coutume irlandaise, amené avec lui les reliques de Brendan, de Beonan et de Meldan.m Chargé également de livres et d’objets de culte, il évangélisa le pays dont le roi Sigebert, déjà chrétien, finirait moine à la fin de sa vie.n

j Fursy serait le fils de Fintan, fils du roi de Munster, et de Gelgehes, fille d’un chef de clan au sujet de Cluain Fearta : Vita Secunda ; éd. Colgan, Acta Sanctorum Hiberniae, Louvain, 1645, VII. R.P. Bénédictins de Paris : Vies de Saints, op. cit. Fursy, 16 jan : p.329/331.

k Durant ce temps il fit le tour des peuples de l’Irlande en vagabondant, prêchant et exorcisant. Vita Fursei (ou Vita Prima): MGH. SRM., éd. B. Krusch, t IV, p. 436

l Les vies de saint présentent souvent la dualité maître/élève, inspirateur/continuateur

m Les reliques sont également conçues comme des réservoirs de courage et d’esprit saint dans lesquels leurs porteurs puisaient des forces dans leur pérégrinations. Il ne faut pas oublier que la plupart d’entre eux se déplaçaient toujours à pieds.

n Durant les dernières années de son séjour en Angleterre, Fursy s’était retiré dans une grotte pendant un an avec son frère Ultan qui préférait l’anachorèse.

     Fursy, remplacé par ses deux jeunes frères Ultan et Foillan, débarqua à Quentovic (Etaples) vers 639.j Le voyage à Rome que l’on trouve fréquemment dans les vies de saints de l’époque carolingienne n’a sûrement jamais eu lieu car ni la vita prima, ni Bède n’en parlent. Il eut des rapports avec Erchinoald qui lui demanda de baptiser son fils et Clovis II (636-657) qui l’autorisa à fonder un monastère sur une terre de Neustrie. Fursy choisit la localité de Lagny en Brie dans la Marne. Il y bâtit trois chapelles dans un monastère qui avait tout lieu d’être un Monasterium Scottorum.

     La mort du saint fut riche en péripéties relatées par les vitae et les virtutes. Ces virtutes, œuvre d’un moine de Péronne qui vécut un siècle et demi après les faits, ne sont pas sans une certaine partialité en faveur de ce monastère. Outre le lieu ou la date de la mort de Fursy, la translation des reliques du saint fut objet de controverses. Ce dernier serait mort vers 650 à Macerias, près de Frohen, sur la route des îles britanniques.k C’est en voulant revoir ses frères que celui ci serait mort en route. Le lieu de son décès pouvant avoir des conséquences sur l’attribution de ses reliques ou l’emplacement de sa tombe, les propositions ont fusé et des disputes ont éclaté entre des puissants qui voulaient bénéficier de la proximité du saint. C’est ainsi que se sont opposés le duc Haimon, Erchinoald et Berchaire, le comte de Laon. Ce dernier prétendit que Fursy avait reçu de nombreuses terres dans le laonnois mais n’avait jamais pu s’y rendre puisque le maire du palais de Neustrie l’en avait empêché.l Il est évident que la possession des reliques ou d’un lieu de pèlerinage ayant des retombées économiques importantes a pu favoriser un tel attachement à un simple moine. Pour preuve, Erchinoald se dépêcha de terminer la construction de l’église de Péronne pour y accueillir les restes de saint Fursy. On retrouve dans les virtutes le thème connu du corps déposé dans un char tiré par des bœufs et lancé au hasard. Ce jugement de Dieu, déjà utilisé pour saint Ronan en Armorique au VI°s, joua en faveur de Péronne. m

j On sait qu’Erchinoald était déjà maire du palais de Neustrie

k J Heuclin : Aux origines …, op. cit., p. 121. La Vita Prima : op.cit., p.439 affirme que le Saint est mort à Lagny.l Ces fait sont connus par les Virtutes : MGH. SRM., t IV, p.440-449

m De nombreuses vitae, rédigées à l’époque carolingiennes, présentent ces jugements divins

     Quoi qu’il en soit, s’éleva bientôt en ce lieu un nouveau monastère défini comme Peronna Scottorum qui servirait à l’usage exclusif des Scots dans leurs pérégrinations à venir.j

     Les frères de Fursy, Foillan et Ultan vinrent sur le continent accompagnés d’autres compagnons qu’on connaît mal. On sait qu’un Emilien avait rejoint Fursy un an après son installation à Lagny. Bien que moins actif que Colomban, la réputation qui se répandit à sa mort en fit un personnage de premier ordre. Il fut vénéré par sa famille et ses nombreux successeurs. Il faut savoir que lorsque ces moines irlandais, au charisme certain, fréquentaient les hautes sphères de la société, et ce fut le cas pour Fursy puisqu'il connut les Cours d'Angleterre et de Neustrie, leur réputation s’étendait largement aux couches inférieures qui avaient aussi le sens du sacré et contribueraient au développement de leur culte.

     Foillan et Ultan prirent la relève. Ancien évêque de Cnoberesburgh, Foillan connut Itte, veuve de Pépin de Landen et Gertrude de Nivelles, il passa à Péronne et, alors qu’il se rendait à Nivelles en Brabant, des voleurs lui prirent la vie près de Seneffe en 655.k

     Ultan finit ses jours comme abbé de Péronne où il mourut le I° mai 686.l

     Parmi les autres grands noms irlandais, on compte de nombreux ermites dont la plupart œuvrèrent dans la Gaule du Nord, les ermites Saint Killian d’Aubignym et Saint Fiacre, mort en 670 et fondateur d’un monastère à Breuil,n bénéficièrent de la faveur de l’évêque Faron de Meaux. On peut y ajouter Chaidoc et Fricor qui convertirent Riquier, Algéis et ses trois compagnons Corbican, Rodoald et Carobas qui se fixèrent en Thiérache. o Maugille et Gobain qui reçut sa terre de Clotaire II, Wiron et Plechelm qui se retirèrent à Ruremonde avec l’aide de Pépin d’Herstal.p

j Dom Louis Gougaud : Les chrétientés celtiques, op. cit., p. 151

k D. L. Gougaud : Les saints…, op. cit., p. 98

l D. L. Gougaud : Les saints…, op. cit., p. 98. Hucbald : Vita Rictrudis ; AA.SS., III, p. 88 tous les abbés qui se succédèrent à Péronne furent tous irlandais jusqu’en 774.

m D. L. Gougaud : Les saints…, op. cit., p. 124

n D. L. Gougaud : Les saints…, op. cit., p. 86

o S. Martinet : Laon promontoire sacré, op. cit., p. 59

p J Heuclin : Aux origines monastiques de la Gaule du Nord, op. cit., p. 121

     La liste est longue si on ne veut pas oublier Lietphard, Lugle, Luglien, Momble installé à Condren sur Oise, Eloque à Gergny près d’Etréaupont,j Rombaut qui évangélisa la population de Malines, Livin et Célestin celle de Gand, Rodingus qui fonda Beaulieu en Argonne,k Disibod évêque de Disenberg (entre Trèves et Mayence, non loin de Kreuznach),l Kilien qui annonça l’évangile en Franconie, convertit le duc Gozbert et mourut à Würtzbourg, victime de son " zèle apostolique " en 685…m Même s’il est évident que de nombre d’entre eux furent connus des puissants et que souvent ils bénéficièrent de leur aide, tous ces saints irlandais allaient au devant du monde et en payèrent souvent le prix.

     Laïcs ou ecclésiastiques, princes ou évêques, on a déjà parlé de ces protecteurs, Faron de Meaux, Eloi, Erchinoald, Clotaire II, Bathilde, Itte veuve de Pépin de Landen et Gertrude de Nivelles, Pépin d’Herstal…

     Evangélisateurs des campagnes, les Irlandais rencontraient souvent des tenants du paganisme ainsi que des brigands qui n’hésitaient pas à jouer du couteau pour une parole ou une pièce que ces voyageurs missionnaires avaient en trop. Lietphard fut assassiné près d’Havrincourt, Lugle et Luglien près de Ferfray.n On a parlé de la mort violente de Foillan à Nivelles, on rappelle celle de saint Gobain dans la forêt de Voas en 670, celle de Boetien dans les marais de Pierrepont en 668.o Là encore, la liste est longue et prouve le réel désir des pérégrins irlandais de donner leur vie pour Dieu. Que l’on s’entende toutefois, ne pas hésiter à aller au devant de la mort pour convertir des âmes dans l’erreur n’est pas synonyme de suicide. Le désir de la mort n’est pas recherché, il n’est pas une fin en soi, mais cette alternative est envisagée et lorsqu’elle arrive, elle n’est pas fuie.p

j S. Martinet : Laon promontoire sacré, op. cit., p. 59

k Dom Louis Gougaud : Les chrétientés celtiques, op. cit., p. 152

l Dom Louis Gougaud : Les saints irlandais hors d’Irlande, op. cit., p. 74

m Dom Louis Gougaud : Les saints irlandais hors d’Irlande, op. cit., p. 125

n J. Heuclin : Aux origines monastiques de la Gaule du Nord, op. cit., p. 121

o S. Martinet : Laon promontoire sacré, op. cit., p. 59

p J. Heuclin : Aux origines monastiques de la Gaule du Nord, op. cit., p. 122, établit quelques tableaux de statistiques intéressantes sur ces saints ermites, ils montrent que d’après les sources, un quart d’entre eux finirent leur vie de manière violente.

     L’insécurité variait suivant les régions dans lesquelles nos pérégrins se déplaçaient. Si les cités méridionales de la Belgique première et seconde apparaissent plutôt sûres, de nombreux moines subissaient la pression constante de groupes de païens ou d’individus peu recommandables, tels Josse, Bertuin et Florent.j Voilà aussi une explication du déplacement en groupe de ces pérégrins. Toutefois, la volonté qu’ils avaient de vivre détachés des contraintes d’un groupe entraînait souvent la dislocation de ce groupe et sa " reconstitution au hasard du voyage ".k

     La plupart de ces moines celtes, au cours de leurs déplacements, s’arrêtaient dans les monasteria Scottorum fondés par leurs prédécesseurs ou leurs disciples. Malgré le succès que connut le monachisme instauré en Gaule par Colomban, celui ci, par l’abandon progressif de sa règle originale, changeait peu à peu de visage. Ce n’était d’ailleurs pas un mal puisque cela lui permit de survivre en s’adaptant à une société changeante. Si certains comportements s’insérèrent aisément dans une époque parce qu’ils correspondaient à des attentes de la société, ils n’étaient pourtant pas éternels et devaient généralement s’adapter ou périr. La société pré-carolingienne présentait certains critères de recherche d’une grandeur spirituelle qui existait du temps de l’empire romain. La fusion entre la spiritualité insulaire et la culture religieuse bénédictine allait faire le succès du monachisme occidental.l

j J. Heuclin : Aux origines monastiques de la Gaule du Nord, op. cit., p. 122-123 Josse et Bertuin n’étaient pas irlandais mais Bretons, est ce donc pour cela qu’ils préférèrent quitter les lieux dans lesquels ils s’étaient installés ?

k J. Heuclin : Aux origines monastiques de la Gaule du Nord, op. cit., p. 124

l Pierre Riché : Ecoles et enseignement dans le haut Moyen Age, Aubier, 1979, p.46

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