Un creuset artistique :

n a vu à quel point l’art mérovingien se situait, dans le domaine de l’orfèvrerie et de la sculpture, au cœur des influences celtiques, germaniques, méditerranéennes et orientales qui circulaient à travers l’Europe. L’enluminure est également le reflet de ce creuset. Pourquoi y aurait-elle échappé d’ailleurs, puisque celle ci reposait essentiellement sur la religion chrétienne, originaire de Judée, dont le chef, pour l’Occident, résidait à Rome et dont les moines, missionnaires ou pas, venaient du fond de la Gaule, de l’Irlande et de l’Angleterre.

     Chaque introduction des différentes parties du Sacramentaire gélasienk est illustrée par des compositions en portiques typiques de ce qui se faisait en Lombardie. Le folio 131 verso et 132 recto sont ornés de croix autour desquelles sont posés ou suspendus des oiseaux et des poissons en forme d’alpha et d’oméga (annexe 25). Cet encadrement architectonique n’est guère étonnant dans le contexte d’une Italie qui vit toujours dans les vestiges de l’urbanisme antique. Les colonnes sont l’expression de la monumentalité du monde gréco-latin qui inspire encore le respect, elles sont synonymes de civilisation. Les lettres, en forme d’amandes ou de croissants évoluent subtilement entre une calligraphie inventive et une faune imagée. Il suffit de rajouter un petit rond blanc à l’extrémité d’une de ces lettres pour figurer un poisson ou un oiseau. Ce type de représentation, en outre très courante sur les tissus coptes, ne cache pas son origine dans les culs de lampe des manuscrits de la Basse Antiquité.l Ces animaux semblent pourtant sans vie, ils passent facilement de la forme au fond et se fondent dans un décor abstrait et immobile.

k Bibliothèque vaticane : Reg. Lat. 316/317. Ce manuscrit est issu d’un atelier de la France du Nord Est, il a été produit aux environs de 750.

l Carl Nordenfalk : l’enluminure au Moyen Age, op. cit., p. 20.

     La flore n’est pas absente de ces miniatures et ses objectifs sont similaires à ceux de la zoomorphie italienne : participer à l’abstraction du décor et s’intervertir aux formes vivantes qui entourent les symboles chrétiens. La croix, symbole de la victoire du Christ et de la Rédemption, s’intègre parfaitement à cette ensemble si bien qu’on ne différencie plus guère le centre d’intérêt de son environnement. Dans la Cité de Dieu, les fidèles participent entièrement à l’action de grâce engendrée par le Sauveur. Graphiquement, l’artiste confond donc le géniteur et le généré. L’incipit du deuxième volume du Sacramentaire gélasien montre les oiseaux s’abreuvant de l’A et de l’O qui tombent des branches de la croix. En renfort de cette unité, le texte reprend, dans un lettrage en grandes onciales,j le style et les couleurs du dessin. Cette illustration tirée d’un livre de prières engage chaque fidèle à rejoindre la parole dans l’acte et à se confondre avec elle tout comme le verbe était Dieu et comme il s’est fait chair (Jean I, 1 ; 14).

     Les initiales du Sacramentaire de Gellone, k produit dans la région de Meaux, présentent au contraire une variété originale de thèmes. D’aspect anthropomorphe ou animal, ces lettrines n’ont pourtant pas été créées au sein d’un quelconque scriptorium gallo-franc mais sont sorties des manuscrits byzantins (annexe 30). Il en va de même pour les chiffres décorés.

     La miniature s’enrichit de nombreux motifs et techniques artistiques. Contre le foisonnement et cette confusion qui s’en dégageait, la réforme qui s’engageait avec Charlemagne avait pour but de mettre un peu de discipline dans la production de ces manuscrits destinés à voyager et, par conséquent, à être lus par tout le monde. Il faut reconnaître que si cette politique n’eut que des effets limités pour l’iconographie en tant que telle, elle s’avérait nécessaire pour la création d’un type d’écriture car bien des livres étaient en passe de devenir illisibles tant chaque atelier avait développé ses propres codes scripturaires.l

j Une écriture en onciale est composée de majuscules.

k Bibliothèque Nationale de France, ms lat. 12048.

l Depuis trois siècles, les textes étaient rédigés en écriture cursive et chaque région avait tendance à engendrer sa propre calligraphie, ce qui a permis, entre autres, aux historiens de l’art de discerner l’origine de nombreux livres.

     La création de la minuscule caroline entrait dans le cadre de cette réforme. En individualisant nettement chaque lettre, la nouvelle écriture visait à une plus grande clarté en même temps qu’elle contribuait encore au rapprochement avec l’empire romain en s’inspirant des caractères des inscriptions antiques.j

     En règle générale, on trouve peu la figuration humaine dans l’ornementation du début du VIII°s. Les quelques évangiles un peu postérieurs à cette époque, sont rarement illustrés de portraits d’évangélistes si ce n’est dans l’évangile de Gundohinus copiée en 754.k

     Il faut remarquer que les artistes n’avaient pas à se déplacer énormément pour chercher ces influences étrangères, tant les livres voyageaient à travers l’Europe. Les moines, dans leur correspondance privée, ne cessaient de se demander de nouveaux ouvrages afin de les faire recopier par leurs propres scribes. Les liens établis par Bobbio entre l’Italie et la lointaine Irlande portaient leurs fruits dans ce bouquet de caractères orientaux, méditerranéens et celtes que composaient, dans leurs manuscrits, les monastères relais de la Gaule franque.

     Ces monastères constituèrent le fer de lance de la réforme carolingienne, ils ressuscitèrent en quelque sorte, l’école antique. Corbie, petite sœur de Luxeuil, ajouta à cet ensemble d’influences une atmosphère iranienne dans les lettrines de son psautier (annexe 25).l

     Jean Porcher lia cette irruption du Moyen Orient à la présence de nombreux syriens et grecs à la cour mérovingienne et carolingienne mais également au fait que Didier, dernier roi des Lombards, était mort à l’abbaye peu d’années auparavant. Or le palais qu’il avait fait construire, le Tempietto de Cividale, étaient décorés de nombreux stucs dont l’empreinte sassanide était fortement marquée.m L’Italie, plus encore que le royaume des Francs, était le " carrefour des nations ".

j La B.M. de Berne conserve ce modèle d’alphabet dans le " De calculo " de Victorius Aquilanus, Fulda.

k Bibliothèque Municipale d’Autun, ms 3. Cet évangile a été produit au monastère non identifié de Vosevio. Piotr Skubiszewski : L’art du Haut Moyen Age, op. cit., p. 115.

l Bibliothèque Municipale d’Amiens, ms 18

m Jean Porcher : l’Europe des invasions, Larousse, Paris 1967 ; p. 200.

     De plus, au temps où était rédigé le psautier d’Amiens, l’évêque de la ville était Grec et s’appelait Georges, il était ancien évêque d’Ostie et était venu en France en 754 à l’occasion de la venue du Pape Etienne II.j

     Adalhard fut un autre Hôte prestigieux de Corbie, cousin germain du roi Charles, il s’installa dans ce monastère en 772.k Helléniste, il avait, au cours de ses voyages, noué de nombreuses relations avec les Grecs du Mont Cassin. Fort de ses expériences, il fut associé à l’abbatiat du vivant de Maurdramne.l

     Alors que pour la période mérovingienne, les manuscrits enluminés ne dévoilent presque rien du contexte qui entourait leur production, le régime carolingien rattachait ces derniers à des faits politiques précis. Ainsi, les autorités ne se contentaient pas de commander les livres mais orientaient leur présentation en fonction de l’évolution de la société et de l’empire occidental en particulier. Tourné vers le sud et l’est, voulant se hisser à la grandeur de Byzance et faire briller à nouveau l’héritage romain autrement que par les souvenirs mélancoliques des intellectuels ou de l’Eglise, Charlemagne et ses successeurs ont instauré un art politique. Un art qui glorifie l’autorité comme c’était précisément le cas à Byzance avant que n’éclate la crise iconoclaste.

     Dès son retour d’Italie, Charles avait demandé à Godescalc la réalisation d’un évangéliaire sans doute destiné à la chapelle du Palais (annexe 36/38).m Dans cet ouvrage, l’iconographie se rattache beaucoup à la période constantinienne qui avait intimement lié le Pape et l’empereur. Les couleurs comme le décor, somptueux et lourd, sont caractéristiques des influences byzantines. Cette volonté de créer une nouvelle esthétique est saluée par une innovation. A la fin du volume, avec les tables pascales et le calendrier, une dédicace est écrite en minuscules onciales, la fameuse minuscule caroline.

j Jean Porcher : l’Europe des invasions, Larousse, Paris 1967 ; p. 202. Il avait siégé au Concile qui condamna l’iconoclasme en 796.

k Il était petit fils de Charles Martel.  Pierre Héliot : L’abbaye de Corbie, ses églises et ses bâtiments, Publications Universitaires de Louvain, fasc. 29.

Dom Patrice Cousin : Corbie abbaye royale, op. cit. p. 24.

l Jean Porcher : l’Europe des invasions, op. cit ; p. 202.

m Charlemagne était parti faire baptiser son fils Pépin.

     Cette nouvelle calligraphie, plus lisible, a engendré de vives discussions quant à son origine. Fut-elle sortie de l’atelier de copistes de l’abbaye de Saint Martin de Tours où Alcuin travaillait de 796 à 804 comme l’affirmaient certains érudits du début du siècle ? Les spécialistes allemands situèrent au contraire sa paternité dans les scriptoria d’Aix la Chapelle dès le règne de Pépin le Bref, tandis que les Italiens préconisaient une origine romaine et pontificale tant il est vrai que la réforme des poids s’inspira de la livre du Mont Cassin.j Il semble désormais que cette naissance eut lieu dans les régions comprises entre la Loire et le Rhin et particulièrement dans l’atelier de copistes de Corbie.k Les relations très suivies qu’entretenait cette abbaye avec le reste du monde entraînèrent, avec le soutien impérial, sa rapide propagation sauf dans les régions extérieures comme l’Espagne ou l’Italie du Sud.

     Par la suite, quatre nouveaux évangiles seraient commandés par Charlemagne.l L’école dite d’Ada,m légendaire demi sœur de l’Empereur, s’étendit à l’est par l’intermédiaire des missionnaires venus d’Angleterre et notamment saint Boniface qui avait créé une succursale à Fulda, dans l’ancien royaume du duc Tassilon.

     Les successeurs de Charles le Grand, Louis le Pieux puis Charles le Chauve et Lothaire, dans la lignée de l’évolution artistique entreprise, reprirent les influences majeures de l’enluminure surtout méditerranéennes et antiquisantes (palmettes, branches légères sur fond sombre, grecques en perspectives, cornés en tête bêche, réalisme des portraitsn ) et en les mêlant aux virtuosités graphiques des îles. Quelques ateliers produisirent toutefois des nouveautés d’un style pictural étonnant, signe d’une créativité et d’un esprit d’innovation qui avait bien le droit de cité.

j Carl Nordenfalk : l’enluminure au Moyen Age, op. cit., p. 45.

k André Hautecoeur dans Corbie, abbaye royale, op. cit., p.249, tempère toutefois ce point de vue. " Repérer, dans tel ou tel manuscrit, une calligraphie ne permet pas d’attribuer à Corbie un centre artistique (…) L’écriture a pu se répandre dans les monastères voisins. "

l Il s’agit des manuscrits de Trèves (Stadtbibl., Cod. 22) ; Londres (British Museum, ms Harley 2788) ; Soissons (BN, ms lat. 8850 et Alba Julia (Bibl. Vaticane, Pal lat. 50)

met synonyme de l’ornementation de type impérial

n voir le portrait de St Matthieu des évangiles du couronnement, annexe 25.

     Le Psautier d’Utrecht j représente sans aucun doute le summum de cet art qui, loin de s’enfermer dans un libre recopiage d’influences extérieures, abattait les frontières de la mode et du conformisme pour s’essayer à une envolée des lignes et des formes (annexe 26).

     Les cent soixante six dessins à la plume et à l’encre brune qui illustrent les psaumes sont comme des gravures de premier jet dont la spontanéité les rend bien plus vivantes que nombre de gravures du XIX°s. Ce manuscrit paraît si hors de son époque qu’on a tenté d’en faire la copie d’un modèle antique.k

     En plus des influences extérieures à un monde qui perdait peu à peu sa germanité (ou sa " barbarie "), on ne saurait oublier ce qui est le sujet même de notre étude. Alors que des artistes, des savants ou des autorités politiques du monde entier, en nombre toujours grandissant, manifestaient leur attrait pour la grandeur de l’œuvre accomplie par Charlemagne,l les Irlandais qui avaient, bien avant l’apparition des Pépinides, choisi d’élire domicile sur ces terres, perpétuaient encore la leur.

     Moines colombaniens, orfèvres et enlumineurs, poètes, grammairiens et philosophes irlandais, tous participèrent autant que d’autres à la renaissance des lettres et des arts sur le continent.

     Intimement liée à un zèle religieux dominant, cette réforme scolaire et culturelle contribua à asseoir la grandeur des monastères fondés par les Celtes ou par leurs disciples et à transmettre implicitement ainsi le riche héritage de leur propre culture.

j c’est l’école de Reims qui a produit ce livre de psaumes (Bibliothek der Rijksuniversiteit, cod. Script. eccl. 484).

k Piotr Skubiszewski : L’art du Haut Moyen Age, op. cit., p. 347. P. Skubiszewski cite Suzy Dufrenne selon qui " la " griffe " est carolingienne et la " grammaire " qui charpente les compositions est antique "

l En 801, un éléphant fut offert à Charlemagne par Harun al Rachid (765/809), cinquième calife de la dynastie abbasside avec qui il entretenait des relations diplomatiques.

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