Scribes et enlumineurs :

omme en Irlande, la rédaction des livres engageait toute une série de personnes. Au sein d’un atelier, le travail consistait surtout en une recopie d’ouvrages antiques innombrables, l’enluminure était l’œuvre de spécialistes employés à la commande. Les scribes pouvaient sûrement réaliser quelques lettrages originaux mais n’avaient certainement pas l’occasion d’exercer leur talent au même titre que ceux employés à cet effet.j Des différents styles d’écriture que révèle l’étude des manuscrits, on conclut à la diversité des copistes. Ils passaient leurs journées à recopier, dans un silence pesant, des ouvrages hérités de la civilisation gréco-latine : d’histoire, de géographie et de philosophie et à rédiger leur propre production, Bibles ou psautiers… La correspondance entre les abbés des grands monastères révèle l’échange permanent de livres dont le but était d’augmenter le répertoire de la bibliothèque abbatiale par leur duplication.k

     La plupart des copistes nous sont inconnus, on ignore autant leur nombre précis que leur nom et leur origine. Seuls les marginalia nous livrent un témoignage amusant ou émouvant sur leur existence vécue dans le silence et la solitude. Ces suscriptions communes à tous les copistes, irlandais et autres, renforcent l’idée selon laquelle ces hommes étaient indifférents à la valeur de ce qu’ils avaient sous les yeux : ces parchemins sur lesquels ils passeraient leur vie et qui pour eux ne semblait qu’un mal nécessaire. Effaçant les colophons de leurs prédécesseurs, corrigeant ce qu’ils jugeaient erroné ou inutile, les scribes vivaient le passé non pas comme des imitateurs mais comme des acteurs.l Dans une telle conception de l’Histoire, les centres d’intérêt variaient facilement ; d’autant plus que quand le parchemin se faisait rare, les copistes grattaient les textes et en rédigeaient de nouveaux par dessus.m

j On peut différencier le style original ou la complexité de certaines initiales et celui leurs copies pour en discerner l’auteur.

k Pierre Riché : La vie quotidienne dans l’empire carolingien, op. cit., p. 250.

l Françoise Henry : L’art irlandais, op. cit., p. 58. " ils (les copistes) érigeaient l’art du faussaire en vertu. "

m On retrouve ainsi des textes antiques ou pré-carolingiens…

     Laissant la trace de leur présence sur les feuillets, les scribes irlandais, à l’image de leurs compatriotes sur les îles, combattaient la loi du silence par un bavardage écrit pour leur voisin, affrontaient la solitude, la souffrance et l’oubli par une communication en sens unique avec leurs futurs lecteurs. On ne saurait pas ignorer qu’ils devaient souvent être contraints à un travail pour lequel ils avaient peu d’égards, le sujet de l’œuvre à retranscrire leur étant peu intéressant. Le manuscrit 26, conservé à Laon et renfermant un fragment de St Augustin et un commentaire des psaumes par Cassiodore, illustre cet état d’esprit revêche.j En voici quelques exemples :

     " il fait froid aujourd’hui : c’est naturel en Hiver " ; " Que Dieu bénisse nos mains aujourd’hui " ; " La lumière de la chandelle n’éclaire pas " ; "  Nous ne cachons pas que la prochaine saison, l’été, sera la bienvenue " ;k

     " Le parchemin de ce cahier est lisse " ; " Ce parchemin par contre est velu " ; " Il est temps que nous commencions à faire quelque chose " ; " c’est maintenant l’heure du déjeuner "…l

      A ces témoignages s’ajoutent des textes importés d’Irlande,m des gloses, ou des écrits de poètes exilés. Le manuscrit 55 de Laon conserve cet épitaphe : " Qu’est ce que la gloire du riche de ce monde ? Qu’est ce que la pompe de la foule ? alors que Catasach n’a pu échapper à la condition de la mort ; car le sage nous a abandonné, le maître prudent et pieux, le jeune homme chaste, réservé et aimable " et ces vers de Jean Scot résument le grand embarras de ses compatriotes : " Bacchus est absent de nos gorges, l’eau morbide remplit nos ventres." n

     Les peaux de veau, de chèvre ou de mouton qui constituaient les parchemins étaient, comme s’en plaignaient les scribes, parfois de mauvaise qualité, ce qui rendait l’écriture difficile…

j Suzanne Martinet : Laon promontoire sacré, op. cit. p. 195. La traduction de ces marginalia en vieil irlandais a été effectuée sur la demande de Pierre Lefèvre, Bibliothécaire de la BM de Laon.

k fol. 6, 18v, 6v, 19. l fol. 8, 21, 17, le dernier est cité par P. Riché in La vie quotidienne dans l’empire carolingien, op. cit., p. 247.

m Le ms 122 conservé à la BM de Laon possède un fragment de texte sur St Paul.

n S. Martinet : Laon promontoire sacré, op. cit. p. 196. Laon, citadale royale carolingienne, catalogue d’exposition, 1987.

     Si l’on ajoutait au mauvais matériau, la faim, le froid, la solitude ou le silence, ces scribes, à qui nous devons de connaître notre Histoire ancienne, devaient endurer un vrai calvaire durant ces longues heures mais lorsque leur travail était fini, la souffrance laissait alors la place au plaisir. Ils avaient en effet la chance et le privilège d’accéder à un savoir qui remontait souvent à l’aube des civilisations.j La duplication d’ouvrages aussi divers que les " annales " de Tacite, les œuvres de Platon ou les traités d’Agricola, n’était pas forcément réalisée par une seule et même personne, cela dépendait beaucoup de la productivité de l’atelier, du nombre de copistes…k

     Dans les grands monastères, un responsable du scriptorium faisait respecter le silence et supervisait le travail de ses élèves. Ces derniers achevaient un manuscrit plus ou moins rapidement selon leur niveau d’alphabétisation. De nombreuses fautes ne laissent pas ignorer que certains recopiaient sans comprendre ou savaient à peine écrire. On imagine, dans l’atmosphère qui devait régner dans cet endroit, que la monotonie qui en découlait était combattue par la rêverie ou d’infantiles concours de vitesse.l

     Plongées dans un bain de chaux durant quelques jours, les peaux étaient ensuite tendues et raclées sur les deux faces et parfois teintes de couleur pourpre pour les ouvrages de luxe.m Le parchemin était réglé à la pointe. Quatre feuilles étaient réglées en même temps pour former les huit folios d’un " quaternion ".n

j L’ouvrage de Dicuil sur " les mesures de la Terre " est révélateur de la connaissance des savants antiques. La fameuse constellation du Centaure, visible à l’époque des Grecs se retrouve dans son ouvrage conservé à la bibliothèque de Laon.

k Afin d’aller plus vite en besogne, on déreliait l’exemplaire et on le partageait entre les copistes.

l Un scribe se vantait d’avoir transcrit la loi salique en deux jours, un autre le commentaire de St Augustin sur les Epîtres de St Jean en sept jours, soit trente pages par jour. Florus de Lyon pouvait se plaindre du nombre de fautes que d’autres encore avaient laissées dans un psautier. E. Lesne : Histoire de la propriété ecclésiastique en France : T IV, " Les livres, scriptoria et bibliothèques du commencement du VIII°s au XI°s ", Lille, 1940. pp. 375/380.

m Pierre Riché : La vie quotidienne dans l’empire carolingien, op. cit., p. 247.

n Les lignes ainsi tracées délimitaient les zones d’écriture laissant une marge dans laquelle le correcteur inscrivait ses remarques et ses modifications.

     Les portraits des évangélistes représentaient de manière irréfutable les abbés des monastères dans la position tenue par les scribes durant leur travail. Assis sur un banc ou sur un tabouret élevé, les pieds sur l’escabeau du pupitre, ils recopiaient l’ouvrage posé à proximité ou lu à haute voix par un lecteur.j Comme le pupitre était incliné pour que l’encre emmagasinée dans la plume puisse descendre lentement dans la pointe, les copistes devaient écrire la main levée tandis que le canif qui leur servait à tailler la plume, à gratter les taches et les fautes, maintenait la feuille sur le support. La plume était un calame (un roseau) ou une plume d’oie. L’encre, contenue dans une corne était faite de noir de fumée, de gomme et d’eau de pluie. Sa composition variait suivant les régions et les époques tout comme les couleurs des enlumineurs.k Avant de commencer leur travail, ils essayaient leur plume d’oie en griffonnant dans la marge quelques lettres ou quelques petites phrases anodines, des débuts de psaumes…

     Après les scribes venait le peintre. Celui-ci exerçait son art dans des pages réservées à cet effet. Il peignait les initiales, les cadres et s’il en était capable, représentait des personnages. Le matériel qu’il utilisait était composé de mines de graphite qui l’aidaient à tracer des esquisses, de pinceaux à poils de martre et de couleurs diverses qui, peu à peu devenaient plus précieuses. Le jaune était un orpiment dérivé d’arsenic, le vert était tiré de la malachite, la pourpre d’un coquillage buccinoïde, quant au bleu il semble qu’il était extrait d’un minerai que l’on appelle le lapis lazuli et qui venait d’Orient. La particularité de ces couleurs résidait dans le fait qu’elles ne s’écaillaient pas comme les manuscrits byzantins. On ignore actuellement ces secrets de fabrication.l Selon l’école dont le décorateur était issu, ses illustrations présentaient un style particulier. On pouvait voir également la coexistence de deux artistes au sein d’une même reliure. C’est ainsi qu’on remarque souvent, en effet, des styles radicalement différents dans un même manuscrit ou des ressemblances troublantes entre des folios issus de livres différents

jselon la taille de l’atelier et le nombre de scribes.

k S. Martinet : Laon, citadelle royale carolingienne, op. cit. 47

l Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne et de liturgie : op. cit., Scribe : col. 1034

     On avait expliqué précédemment que les peintures, d’une part, étaient réalisées et reliées après que le livre eut été fini et qu’elles pouvaient sortir, d’autre part, d’ateliers concurrents.

     En Irlande, le cas était doublement visible : dans le Book of Kells, outre le fait que le style d’un " orfèvre " coexistait avec celui d’un " illustrateur ", la taille du folio de St Jean était résolument plus grande que celle des autres, à tel point que le relieur du XIX°s avait honteusement découpé le parchemin sur ses tranches saccageant ainsi les motifs qui s’y trouvaient.j

     L’Europe présente des cas de figure semblables : Loup de Ferrières recommandait un peintre particulier à ses correspondant, le gré des modes ou l’influence d’une colonie d’Irlandais dans une région pouvait entraîner la perpétuation du style insulaire et des illustrations semblables voir complémentaires ornaient des ouvrages différents.k

     Outre les ressemblances entre les cadres des folios 11r de la Seconde Bible de Charles le Chauve et 12v des Evangiles de François II (annexe 57 & 58) dues à des modèles similaires, la présentation générale des portiques de St Marc des Evangiles de François II (annexe 61) et des Evangiles de Cologne (annexe 62) dépasse cette simple appartenance à un atelier, une école ou un style. Ce sont des feuillets tirés d’un ouvrage et répartis entre d’autres. Pour quelle raison ? on l’ignore autant que pour le livre de Kells mais on pourrait envisager quelques réponses. Les peintures étaient en général réalisées quand l’ouvrage approchait à son terme ou était terminé mais quand celui-ci était abandonné, il était hors de question de se débarrasser des enluminures qu’il renfermait ou renfermerait. Celles-ci pouvaient donc être distribuées à différents clients en fonction de leurs besoins.

j Edward Sullivan : The Book of Kells described, Studio Editions London, 1986 ;

p. 21& pl. XVIII. Il semble donc qu’une illustration manquait au début de l’évangile de St Jean et que le propriétaire de l’ouvrage, à une époque indéterminée, avait rajouté ce folio tiré d’un autre livre.

k Pierre Riché : La vie quotidienne dans l’empire carolingien, op. cit., p. 249.

     Les destructions qu’ont entraîné les invasions sarrasines ou normandes nous ont privé de nombreux manuscrits. Victimes des incendies ou de la richesse de leur reliure, ceux ci étaient récupérés en morceaux quand ils échappaient par miracle à la destruction.j

     Les témoignages écrits nous renseignent sur les auteurs des enluminures ou sur ceux qui les commandaient. Plus rarement, les colophons les indiquaient quand ils n’avaient toutefois pas été tronqués ou effacés pour on ne sait quelle raison.

      Pour la période mérovingienne, on connaît le dénommé David dans le Sacramentaire de Gellone et pourrait très bien être l’artiste responsable de la décoration du manuscrit.

     Au début du IX°s, le nom de Gedeon est inséré dans les tables des canons d’une Bible de Tours. Trois moines sont nommés dans un poème dédicatoire de la Bible de Vivien et signalés comme responsables des enluminures sous un dessin dédicacé placé à la fin du livre, il s’agit d’Amandus, de Haregarius et de Sigvaldus.k

     On connaît les frères Tuotilo, Notker, Medicinus et Chunibert à St Gall bien que leur travail ne soit pas clairement identifiable. Un groupe de moines est enregistré à Fulda et dans bien d’autres ateliers… A Reims, un prêtre nommé Lantberthus écrit et enlumina, entre 798 et 800, un sacramentaire pour Gaudelgaudus, moine de St Rémi qui contenait cinq portraits de St Grégoire, de Rémi et du donateur ainsi qu’un autoportrait de Lantberthus lui-même.l Toutefois ces quelques noms ne parviennent pas à estomper le voile qui recouvre tous leurs compagnons. Le Moyen Age est une époque d’anonymat et d’humilité.

j Le Book of Kells fut retrouvé sous une motte après avoir été dépouillé de sa reliure en 1007, date de la disparition du " grand ouvrage de Columba ". Françoise Henry : L’art irlandais, op. cit., p. 128.

k J. J. G. Alexander : Medieval illuminators and their methods of work, Yale University Press, New Haven & London, 1992 ; fig. 5 & 6. Ces arguments sont également défendus par Wilhelm Koehler : Die Schule von Tours, I/II, 1930/1933.

l J. Alexander : Medieval illuminators and their methods of work, op. cit., p. 25. Le sacramentaire de Lantberthus brûla en 1774.

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