" L’idée de beuverie chez Rabelais :

une éthique de la table "


 

  

 

 

 

  

 

 

 

 

"Quand mon verre est plein, je le vide ; quand mon verre est vide, je le plains".

Le mot beuverie est de la même famille que le verbe "boire "(beuvant). "Beuverie" ne désigne donc pas nécessairement et exclusivement l’acte de boire du vin à gré, c’est-à-dire au point d’être ivre. Toutefois, il est vrai que dans le récit rabelaisien, on boit et on banquette beaucoup. En outre, ce que l’on boit est essentiellement du vin. Enfin, l’état d’ivresse n’est pas rare. Dès lors trois questions s’imposent :

pourquoi est-ce que "boire" sous-entend de façon quasi-systématique "boire du vin"?

lorsque l’on est ivre, de quelle ivresse s’agit-il ?

à travers le vin que l’on partage à table, que partage-t-on de façon plus importante ?

La beuverie chez Rabelais peut être réductible à l’acte de boire du vin, mais être ivre constitue avant tout un triple moyen :

l’homme de la Renaissance est en meilleure santé quand il boit du vin plutôt que de l’eau. La beuverie sert d’abord de moyen biologique et médical.

l’ivresse est celle du corps et de l’âme qui démarchent ensemble vers le vrai. La beuverie est donc également un moyen philosophique.

à travers le vin que l’on partage à table, on partage sa culture, que ce soit sous la forme de plaisanteries ou d’idées. En partageant et en échangeant, on se retrouve autour d’une nature humaine universelle commune, celle de l’homo bibens. La beuverie est enfin un moyen de l’éthique.

L’erreur de l’imagerie rabelaisienne populaire n’est donc pas de considérer Pantagruel et les autres comme des buveurs invétérés, mais de croire que leur beuverie représente une fin en soi.

Mais le sens ultime de la beuverie chez Rabelais semble s’assimiler à un sens éthique. Il serait donc très moral de boire à gré. Dans Rabelais, il y a en effet trois modes de la beuverie :

d’abord, on boit seul, dans la catégorie de la beuverie du penseur solitaire

ensuite, on "boit un petit coup", à quelques’uns, entre compagnons ou en famille

enfin, on boit à table, tout en mangeant.

C’est dans ce dernier sens que l’idée d’une beuverie apparaît dans toute sa dimension éthylico-éthique ou éthico-éthylique.

L’idée de beuverie chez Rabelais renvoie donc à des formes très diverses et à des influences également très diverses. Cette idée est utile : l’une des manifestations de l’éthique - l’éthique commensale - tire son principe du boire, davantage que du manger. Il m’a semblé utile de réhabiliter le boire, selon cette juste mesure que l’on trouve chez Rabelais. L’acte de boire, aujourd’hui, semble figé entre deux extrêmités : l’abus d’alcool sans cesse dénoncé, et la privation, voire la mauvaise conscience, que la dénonciation de cet abus mal éclairé provoque.

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