Le style pompier (1) des descriptions imagées dans Au Bonheur des Dames

Essentiellement localisé au chapitre 14, ultime, le "morceau de bravoure" descriptif constitue en quelque sorte la chute hyperbolique du roman. Situé à trois moments successifs, qui calquent la chronologie de la visite des clientes (d'abord l'entrée à 3h., ensuite le passage aux lingeries coquines, trousseaux, soieries et dentelles solennelles jusque vers 4h., enfin la sortie vers 6h.), il confère au point de vue de ces admiratrices d'étoffes une consistance poétique, au-delà du mercantile. L'unité de la description n'empêche pas qu'elle soit interrompue, entrecoupée par l'insertion de dialogues et épisodes narratifs (inspection des comptoirs, visite de la famille aux vendeuses, amours du patron, vol à l'étalage, etc.).
Les isotopies comparantes se caractérisent d'emblée par leur ambivalence. En effet, si elles indexent une violence mythique rappelant celle, explicitement citée, de "l'ogre des contes", elles confèrent cependant à la description une douce blancheur spirituelle. Pour mieux visualiser les connexions métaphoriques, on a utilisé différentes couleurs, successivement pour l'espace hivernal gelé (du montagnard nival à tout épanchement d'aspect aqueux), le religieux et le merveilleux, l'exotisme oriental (cf. les soies de Chine, Smyrnes, Kurdistan, Madras, etc. selon la mode d'importation du textile, mais aussi les Pyramides, dont les "cubes de pierre de taille" sont un syntagme définitoire, selon une norme de construction), le lumineux et sa cause, le brûlant, le musical, l'animal volant, l'érotique (cf. chap. 14 cette "armée de mannequins sans tête et sans jambes, n'alignant que des torses, des gorges de poupée aplaties sous la soie, d'une lubricité troublante d'infirme, [...] croupes énormes et tendues, dont le profil prenait une inconvenance caricaturale"), le militaire (cf. "armée, bataille, triomph-, combat, bouclier, victorieux, Mouret, de l'air d'un capitaine satisfait de ses troupes, dominateur, maître de la ville conquise", etc.) ayant le gigantisme et le côté destructeur de catastrophes naturelles - avalanche, inondation, incendie. Bref environ 9 comparants éloignés du domaine //commerce//, qui constitue l'isotopie comparée, et dont les sèmèmes qu'elle indexe correspondent aux lexèmes statistiquement excédentaires, d'après la commande Spécificités du logiciel lexicométrique
Hyperbase (soit par ordre décroissant : "rayon(s), clientes, confections, magasin(s), vendeurs\euses, vente, comptoir(s), commis, marchandises, hall, soie(s), articles, dentelles, nouveautés, drapier, patron, caisse, lainages, étoffes, etc." - inversement, les comparants échappent à ces hautes fréquences). Quant aux caractères gras, on les a réservés aux seuls extraits du Bonheur des Dames. Le coloriage lexical, dont l'usage n'a rien d'un gadget de présentation, a ceci de pratique, au cours de la lecture, qu'il incite à dénouer l'enchevêtrement des leitmotive isotopiques, qui sont le corollaire des reprises lexicales, sur le plan du contenu.

Ce qui arrêtait ces dames, c'était le spectacle prodigieux de la grande exposition de blanc. [...] Rien que du blanc, un trousseau complet et une montagne de draps de lit à gauche, des rideaux en chapelle et des pyramides de mouchoirs à droite, fatiguaient le regard; et, entre les "pendus" de la porte, des pièces de toile, de calicot, de mousseline, tombant en nappe, pareilles à des éboulements de neige [...]; les galeries s'enfonçaient, dans une blancheur éclatante, une échappée boréale, toute une contrée de neige, déroulant l'infini des steppes tendues d'hermine, l'entassement des glaciers allumés sous le soleil. On retrouvait le blanc des vitrines du dehors, mais avivé, colossal, brûlant d'un bout à l'autre de l'énorme vaisseau, avec la flambée blanche d'un incendie en plein feu. Rien que du blanc, tous les articles blancs de chaque rayon, une débauche de blanc, un astre blanc (2) dont le rayonnement fixe aveuglait d'abord, sans qu'on pût distinguer les détails, au milieu de cette blancheur unique. [...] Mais le foyer de clarté rayonnait surtout de la galerie centrale, aux rubans et aux fichus, à la ganterie et à la soie. Les comptoirs disparaissaient sous le blanc des soies et des rubans, des gants et de fichus. Autour des colonnettes de fer, s'élevaient des bouillonnés de mousseline blanche, noués de place en place par des foulards blancs. Les escaliers étaient garnis de draperies blanches, des draperies de piqué et de basin alternées, qui filaient le long des rampes, entouraient les halls, jusqu'au second étage; et cette montée du blanc prenait des ailes, se pressait et se perdait, comme une envolée de cygnes. Puis, le blanc retombait des voûtes, une tombée de duvet, une nappe neigeuse en larges flocons: des couvertures blanches, des couvre-pieds blancs, battaient l'air, accrochés, pareils à des bannières d'église; de longs jets de guipure traversaient, semblaient suspendre des essaims de papillons blancs, au bourdonnement immobile; des dentelles frissonnaient de toutes parts, flottaient comme des fils de la Vierge (3) par un soleil d'été, emplissaient l'air de leur haleine blanche (4). Et la merveille, l'autel de cette religion du blanc, était, au-dessus du comptoir des soieries, dans le grand hall, une tente faite de rideaux blancs, qui descendaient du vitrage. Les mousselines, les gazes, les guipures d'art, coulaient à flots légers, pendant que des tulles brodés, très riches, et des pièces de soie orientale, lamées d'argent, servaient de fond à cette décoration géante, qui tenait du tabernacle et de l'alcôve. On aurait dit un grand lit blanc, dont l'énormité virginale attendait, comme dans les légendes, la princesse blanche, celle qui devait venir un jour, toute-puissante, avec le voile blanc des épousées. - Oh! extraordinaire! répétaient ces dames. Inouï! Elles ne se lassaient pas de cette chanson du blanc, que chantaient les étoffes de la maison entière. Mouret n'avait encore rien fait de plus vaste, c'était le coup de génie de son art de l'étalage. Sous l'écroulement de ces blancheurs, dans l'apparent désordre des tissus, tombés comme au hasard des cases éventrées, il y avait une phrase harmonique, le blanc suivi et développé dans tous ses tons, qui naissait, grandissait, s'épanouissait, avec l'orchestration compliquée d'une fugue de maître, dont le développement continu emporte les âmes d'un vol sans cesse élargi. Rien que du blanc, et jamais le même blanc, tous les blancs, s'enlevant les uns sur les autres, s'opposant, se complétant, arrivant à l'éclat même de la lumière. Cela partait des blancs mats du calicot et de la toile, des blancs sourds de la flanelle et du drap; puis, venaient les velours, les soies, les satins, une gamme montante, le blanc peu à peu allumé, finissant en petites flammes aux cassures des plis; et le blanc s'envolait avec la transparence des rideaux, devenait de la clarté libre avec les mousselines, les guipures, les dentelles, les tulles surtout, si légers, qu'ils étaient comme la note extrême et perdue; tandis que l'argent des pièces de soie orientale chantait le plus haut, au fond de l'alcôve géante. Cependant, les magasins vivaient, du monde assiégeait les ascenseurs, on s'écrasait au buffet et au salon de lecture, tout un peuple voyageait au milieu de ces espaces couverts de neige. Et la foule paraissait noire, on eût dit les patineurs d'un lac de Pologne, en décembre. Au rez-de-chaussée, il y avait une houle assombrie, agitée d'un reflux, où l'on ne distinguait que les visages délicats et ravis des femmes. Dans les découpures des charpentes de fer, le long des escaliers, sur les ponts volants, c'était ensuite une ascension sans fin de petites figures, comme égarées au milieu de pics neigeux. Une chaleur de serre, suffocante, surprenait, en face de ces hauteurs glacées. Le bourdonnement des voix faisait un bruit énorme de fleuve qui charrie. Au plafond, les ors prodigués, les vitres niellées d'or et les rosaces d'or semblaient un coup de soleil, luisant sur les Alpes de la grande exposition de blanc. [...]

Mais, dans les comptoirs de lingerie, où l'exposition de blanc neigeait de toutes les cases, on étouffait, il devenait très difficile d'avancer. [...] le déshabillé galant commençait, un déshabillé qui jonchait les vastes pièces, comme si un peuple de jolies filles s'étaient dévêtues de rayon en rayon, jusqu'au satin nu de leur peau. Ici, les articles de lingerie fine, les manchettes et les cravates blanches, les fichus et les cols blancs, une variété infinie de fanfreluches légères, une mousse blanche qui s'échappait des cartons et montait en neige [...] une mer montante de jupons, dans laquelle les jambes se noyaient.

[Cf. les deux autres occurrences du syntagme, chapitre 10: "[...] à terre, s'entassaient seize millions de marchandises, une mer montante qui avait fini par submerger les tables et les comptoirs." et chapitre 4: "[...] les comptoirs où les tissus se mêlaient et s'écroulaient. C'était une une mer montante de teintes neutres, de tons sourds de laine, les gris fer, les gris jaunes, les gris bleus, où éclataient çà et là des bariolures écossaises, un fond rouge sang de flanelle. Et les étiquettes blanches des pièces étaient comme une volée de rares flocons blancs, mouchetant un sol noir de décembre."]

[...] C'était une alcôve publiquement ouverte, dont le luxe caché, les plissés, les broderies, les Valenciennes, devenait comme une dépravation sensuelle, à mesure qu'il débordait davantage en fantaisies coûteuses. La femme se rhabillait, le flot blanc de cette tombée de linge rentrait dans le mystère frissonnant des jupes, la chemise raidie par les doigts de la couturière, le pantalon froid et gardant les plis du carton, toute cette percale et toute cette batiste mortes, éparses sur les comptoirs, jetées, empilées, allaient se faire vivantes de la vie de la chair, odorantes et chaudes de l'odeur de l'amour, une nuée blanche devenue sacrée, baignée de nuit, et dont le moindre envolement, l'éclair rose du genou aperçu au fond des blancheurs, ravageait le monde. Puis, il y avait encore une salle, les layettes, où le blanc voluptueux de la femme aboutissait au blanc candide de l'enfant: une innocence, une joie, l'amante qui se réveille mère, des brassières en piqué pelucheux, des béguins en flanelle, des chemises et des bonnets grands comme des joujoux, et des robes de baptême, et des pelisses de cachemire, le duvet blanc de la naissance, pareil à une pluie fine de plumes blanches. [...] Elle s'était engagée dans la galerie du blanc, pour atteindre les mouchoirs, qui étaient au bout. Le blanc défilait: le blanc de coton, les madapolams, les basins, les piqués, les calicots; le blanc de fil, les nansouks, les mousselines, les tarlatanes; puis, venaient les toiles, en piles énormes, bâties à pièces alternées comme des cubes de pierre de taille, les toiles fortes, les toiles fines, de toutes largeurs, blanches ou écrues, en lin pur, blanchies sur le pré; puis, cela recommençait, des rayons se succédaient pour chaque sorte de linge, le linge de maison, le linge de table, le linge d'office, un éboulement continu de blanc, des draps de lit, des taies d'oreiller, des modèles innombrables de serviettes, de nappes, de tabliers et de torchons. Et les saluts continuaient, on se rangeait sur le passage de Denise, Baugé s'était précipité aux toiles pour lui sourire, comme à la bonne reine de la maison. Enfin, après avoir traversé les couvertures, une salle pavoisée de bannières blanches, elle entra aux mouchoirs, dont la décoration ingénieuse faisait pâmer la foule: ce n'était que colonnes blanches, que pyramides blanches, que châteaux blancs, une architecture compliquée, uniquement construite avec des mouchoirs, en linon, en batiste de Cambrai, en toile d'Irlande, en soie de Chine, chiffrés, brodés au plumetis, garnis de dentelle, avec des ourlets à jour et des vignettes tissées, toute une ville en brique blanche d'une variété infinie, se découpant dans un mirage sur un ciel oriental, chauffé à blanc. [...] Le rayon des soieries était comme une grande chambre d'amour, drapée de blanc par un caprice d'amoureuse à la nudité de neige, voulant lutter de blancheur. Toutes les pâleurs laiteuses (5) d'un corps adoré se retrouvaient là, depuis le velours des reins, jusqu'à la soie fine des cuisses et au satin luisant de la gorge. Des pièces de velours étaient tendues entre les colonnes, des soies et des satins se détachaient, sur ce fond de blanc crémeux, en draperies d'un blanc de métal et de porcelaine; et il y avait encore, retombant en arceaux, des poults-de-soie et des siciliennes à gros grain, des foulards et des surahs légers, qui allaient du blanc alourdi d'une blonde de Norvège au blanc transparent, chauffé de soleil, d'une rousse d'Italie ou d'Espagne. [...] L'écrasement, aux dentelles, croissait de minute en minute. La grande exposition de blanc y triomphait, dans ses blancheurs les plus délicates et les plus chères. C'était la tentation aiguë, le coup de folie du désir, qui détraquait toutes les femmes. On avait changé le rayon en une chapelle blanche. Des tulles, des guipures tombant de haut, faisaient un ciel blanc, un de ces voiles de nuages dont le fin réseau pâlit le soleil matinal. Autour des colonnes, descendaient des volants de malines et de Valenciennes, des jupes blanches de danseuses, déroulées en un frisson blanc, jusqu'à terre. Puis, de toutes parts, sur tous les comptoirs, le blanc neigeait, les blondes espagnoles légères comme un souffle, les applications de Bruxelles avec leurs fleurs larges sur les mailles fines, les points à l'aiguille et les points de Venise aux dessins plus lourds, les points d'Alençon et les dentelles de Bruges d'une richesse royale et comme religieuse. Il semblait que le dieu du chiffon eût là son tabernacle blanc. (6) [...]

Six heures allaient sonner, le jour qui baissait au-dehors se retirait des galeries couvertes, noires déjà, pâlissait au fond des halls, envahis de lentes ténèbres. Et, dans ce jour mal éteint encore, s'allumaient, une à une, des lampes électriques, dont les globes d'une blancheur opaque constellaient de lunes intenses les profondeurs lointaines des comptoirs. C'était une clarté blanche, d'une aveuglante fixité, épandue comme une réverbération d'astre décoloré, et qui tuait le crépuscule. Puis, lorsque toutes brûlèrent, il y eut un murmure ravi de la foule, la grande exposition de blanc prenait une splendeur féerique d'apothéose, sous cet éclairage nouveau. Il sembla que cette colossale débauche de blanc brûlait elle aussi, devenait de la lumière. La chanson du blanc s'envolait dans la blancheur enflammée d'une aurore. Une lueur blanche jaillissait des toiles et des calicots de la galerie Monsigny, pareille à la bande vive qui blanchit le ciel la première, du côté de l'Orient; tandis que, le long de la galerie Michodière, la mercerie et la passementerie, les articles de Paris et les rubans, jetaient des reflets de coteaux éloignés, l'éclair blanc des boutons de nacre, des bronzes argentés et des perles. Mais la nef centrale surtout chantait le blanc
(7) trempé de flammes : les bouillonnés de mousseline blanche autour des colonnes, les basins et les piqués blancs qui drapaient les escaliers, les couvertures blanches accrochées comme des bannières, les guipures et les dentelles blanches volant dans l'air, ouvraient un firmament du rêve, une trouée sur la blancheur éblouissante d'un paradis, où l'on célébrait les noces de la reine inconnue. La tente du hall des soieries en était l'alcôve géante, avec ses rideaux blancs, ses gazes blanches, ses tulles blancs, dont l'éclat défendait contre les regards la nudité blanche de l'épousée (8). Il n'y avait plus que cet aveuglement, un blanc de lumière où tous les blancs se fondaient, une poussière d'étoiles neigeant dans la clarté blanche (9). Et Mouret regardait toujours son peuple de femmes, au milieu de ces flamboiements. Les ombres noires s'enlevaient avec vigueur sur les fonds pâles. De longs remous brisaient la cohue, la fièvre de cette journée de grande vente passait comme un vertige, roulant la houle désordonnée des têtes. On commençait à sortir, le saccage des étoffes jonchait les comptoirs, l'or sonnait dans les caisses; tandis que la clientèle, dépouillée, violée, s'en allait à moitié défaite, avec la volupté assouvie et la sourde honte d'un désir contenté au fond d'un hôtel louche. C'était lui qui les possédait de la sorte, qui les tenait à sa merci, par son entassement continu de marchandises, par la baisse des prix et ses rendus, sa galanterie et sa réclame. Il avait conquis les mères elles-mêmes, il régnait sur toutes avec la brutalité d'un despote, dont le caprice ruinait des ménages. Sa création apportait une religion nouvelle, les églises que désertait peu à peu la foi chancelante étaient remplacées par son bazar, dans les âmes inoccupées désormais. La femme venait passer chez lui les heures vides, les heures frissonnantes et inquiètes qu'elle vivait jadis au fond des chapelles (10) : dépense nécessaire de passion nerveuse, lutte renaissante d'un dieu contre le mari, culte sans cesse renouvelé du corps, avec l'au-delà divin de la beauté. S'il avait fermé ses portes, il y aurait eu un soulèvement sur le pavé, le cri éperdu des dévotes auxquelles on supprimerait le confessionnal et l'autel (11).


ANALYSE. Commentaires sur la remarquable cohésion sémantique des comparants concaténés:

Le premier d'entre eux est indexé de façon hyperbolique à l'isotopie (méso)générique /montagne/ orientée vers la froideur hivernale (neige, glacier, steppe d'hermine, solidification d'une eau, houle et reflux, dont la blancheur la métamorphose en "lait-crème"). L'incompatibilité avec la brûlure est surmontée par l'intense éclat solaire. Quant à la hauteur pointue, elle donne lieu à la forme pyramidale de l'architecture par "l'entassement de marchandises", qui est ainsi indexée à l'isotopie orientale (de "mousseline" par étymologie, ainsi que du "cachemire", cependant beaucoup plus attesté chez Balzac), mais aussi religieuse (chrétienne avec l'édifice "chapelle" inversant le culte capitaliste du textile attractif), en concurrence avec le registre païen merveilleux (princesse, féerie). Faut-il y voir une tentation œcuménique? Au niveau tonal, c'est assurément ce jeu du contraste macro-générique (/spiritualité/ vs /matérialité/) qui est l'indice du registre humoristique-ironique. Variation sur ce thème, l'équivalence "du tabernacle et de l'alcôve" unit /sacré/ (religieux) vs /profane/ (charnel), la dentelle immaculée couvrant pudiquement la nudité des corps féminins; de même qu'au niveau chromatique-évaluatif, où la noirceur de la foule qui patine sur le lac gelé de Pologne estompe sa blancheur pure.
Des phraséologies contraires sont mobilisées, en tant que comparant d'un même comparé: ainsi "le flot de monde qui, peu à peu, emplissait le magasin" n'empêche pas cette foule houleuse de brûler du désir d'achat. Ou encore la métaphore intensément filée de la liquidité d'avoir pour résultat le feu de l'action commerciale (chapitres 12 et 2):

"la glissoire avait maintenant un lit de fleuve, où le continuel flot des marchandises roulait avec la voix haute des grandes eaux; c'étaient des arrivages du monde entier, des files de camions venus de toutes les gares, un déchargement sans arrêt, un ruissellement de caisses et de ballots coulant sous terre, bu par la maison insatiable. Il regardait ce torrent tomber chez lui, [...] Aux époques de grande vente surtout, la glissoire lâchait dans le sous-sol un flot intarissable, les soieries de Lyon, les lainages d'Angleterre, les toiles des Flandres, les calicots d'Alsace, les indiennes de Rouen; et, parfois, les camions devaient prendre la file; les paquets en coulant faisaient, au fond du trou, le bruit sourd d'une pierre jetée dans une eau profonde. Lorsqu'il passa, Mouret s'arrêta un instant devant la glissoire. Elle fonctionnait, des files de caisses descendaient toutes seules, sans qu'on vît les hommes dont les mains les poussaient, en haut; et elles semblaient se précipiter d'elles-mêmes, ruisseler en pluie d'une source supérieure. Puis, des ballots parurent, tournant sur eux-mêmes comme des cailloux roulés. Mouret regardait, sans prononcer une parole. Mais, dans ses yeux clairs, cette débâcle de marchandises qui tombait chez lui, ce flot qui lâchait des milliers de francs à la minute, mettait une courte flamme. Jamais encore il n'avait eu une conscience si nette de la bataille engagée. [...] Dans le fonctionnement mécanique du Bonheur des Dames, cet escalier de la rue de la Michodière dégorgeait sans relâche les marchandises englouties par la glissoire de la rue Neuve-Saint-Augustin, après qu'elles avaient passé, en haut, à travers les engrenages des comptoirs."

Quant au sème /verticalité/ (de l'ascension et de la chute), il favorise la connexion aussi bien avec "l'envol" des animaux ailés (et euphorisants: cygne, papillons), puis de l'âme (isotopie /religion/), que la "gamme montante" non plus picturale-architecturale mais musicale (aussi un syntagme comme "coup de génie de son art" se lit-il sur les différents domaines de l'Esthétique sans se restreindre à celui de la broderie).
Par contraste avec la douceur textile extrême, l'isotopie spécifique /violence/, indexant par exemple la chute du blanc "au hasard des cases éventrées", provoque la réécriture (non attestée dans le roman, mais opérée par le lecteur) dans le domaine montagnard; le sème donne ensuite lieu aux lexicalisations "saccage-" et "ravage-", la première constituant un pic statistique, que permet d'appréhender Hyperbase:


Figure 1 : graphique du pic de "saccag-" dans les Rougon

Comme "écrasement-" (mais non "écras-" qui domine dans Germinal):


Figure 2 : graphique du pic de "écrasement-" dans les Rougon

Pour assurer les connexions métaphoriques entre le comparant naturel et le comparé artificiel, le jeu sur les lexèmes polysémiques est requis; ainsi
- le "rayonnement" astral permet de resémantiser le "rayon" de magasin;
- la métaphore de l'épanchement - exclusivement au singulier, d'ailleurs - permet non seulement de faire la transition entre les niveaux matériel et spirituel (des sentiments, via la phraséologie du flot de paroles, de mots, mais aussi du flot de sang, de larmes, jusqu'à celui de rancune, de gaieté, paraphrasé par "une joie inondait son cœur" ou "le magasin inondé de soleil"), mais de défiger les "bouillonnés de mousseline" (à la différence de Balzac décrivant "une longue pèlerine où bouillonnait la dentelle", en dehors du contexte de liquidité); de même que /montagne/ défige "flocon" qui dans le magasin signifiait une petite masse légère de matière textile; à ce sujet, les "déshabillés" féminins, comme la "débauche", se trouvent érotisés par la thématique du désir;
- le sème /froid/ des glacier-neige défige aussi le "frisson-" des parures, lequel est indexé non seulement à l'isotopie /désir/ (coupable) des nouvelles "dévotes" capitalistes, mais aussi à /auditif/ par son bruit de froissement qui - tel le bourdonnement - introduit la métaphore musicale. Pour preuve: "il ne resta du vacarme de la journée qu'un grand frisson, au-dessus de la débâcle formidable des marchandises" (Balzac était plus explicite avec "la robe fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries"). Plus subtil, "ce frisson du triomphe dont tremblait sa chair, en face de Paris dévoré et de la femme conquise", qu'éprouve Mouret, ne l'empêche pas d'être "saisi du vertige des hauteurs", métaphore montagnarde qui le refroidit dans la mesure où elle traduit "une faiblesse soudaine, une défaillance de sa volonté, qui le renversait à son tour, sous une force supérieure. C'était un besoin irraisonnable d'être vaincu, dans sa victoire". Il s'agit du moment (dialectique) crucial, in fine, où la décision est prise du mariage du patron avec une employée. Cela coïncide en ce dernier chapitre avec l'accumulation des comparants de blancheur, ainsi pourvue d'un symbolisme festif et cérémoniel, tout à fait ad hoc. Quant à la "débâcle", dont la froideur devrait l'associer à la neige et la liquéfaction (comme dans ce passage: "vaincue, elle sanglotait, dans une de ces débâcles sombres qui jettent les filles au ruisseau ou à la Seine"), elle est ici indexée à la violence militaire - l'opus de Zola servant d'interprétant - par assimilation avec la bataille, le parallélisme avec le frisson du triomphe, ou encore d'autres destructions naturelles comme l'ouragan (infra).

Même si, on le voit, l'indexation de segments textuels aux isotopies vouées au coloriage peut prêter à discussion, la validité de la "tresse" de ces neuf niveaux de sens génériques ne saurait être contestée par la notion de parcours interprétatifs, qui précisément les détermine.

***

Si la présence obsédante de "blanc-" et ses dérivés donne la quasi égalité statistique à deux romans:


Figure 3 : graphique du pic de "blanc-" dans les Rougon

le logiciel Tropes, lui, appliqué à notre extrait du chapitre 14, permet de confirmer la dualité entre /textile-commerce-Europe/ du comparé artificiel et mercantile vs /climat-ciel-mer-montagne-feu/ du comparant naturel et poétique (lequel défige les sémèmes "frisson, flocons, bouillonnés" caractérisant d'ordinaire le textile, voire les attitudes telles "fièvre" ou "vertige", précisément par rapport aux classes génériques actualisées). Dualité à laquelle s'adjoint /religion/ (dont le caractère de sacralité sert de repoussoir au modèle économique qui apparaît comme une profanation), ainsi que de /esthétique (musicale plus que picturale)/ et /animalité/ (oiseau).


Figure 4 : classes sémantiques dominantes, dans TROPES

Il n'est que de citer le poème de Gautier Symphonie en Blanc Majeur pour prendre conscience de la force de l'intertextualité transgénérique due aux reprises lexicales accumulées, ici soulignées. L'ancrage localement parnassien (ici idéaliste) du roman naturaliste (a priori matérialiste) apparaît à la fois comme une évidence et un paradoxe:

De leur col blanc courbant les lignes,
On voit dans les contes du Nord,
Sur le vieux Rhin, des femmes-cygnes
Nager en chantant près du bord.

Ou, suspendant à quelque branche
Le plumage qui les revêt,
Faire luire leur peau plus blanche
Que la neige de leur duvet.

De ces femmes il en est une,
Qui chez nous descend quelquefois,
Blanche comme le clair de lune
Sur les glaciers dans les cieux froids;

Conviant la vue enivrée
De sa boréale fraîcheur
A des régals de chair nacrée,
A des débauches de blancheur!

Son sein, neige moulée en globe,
Contre les camélias blancs,
Et le blanc satin de sa robe
Soutient des combats insolents.

Dans ces grandes batailles blanches,
Satins et fleurs ont le dessous,
Et, sans demander leurs revanches,
Jaunissent comme des jaloux.

Sur les blancheurs de son épaule,
Paros au grain éblouissant,
Comme dans une nuit du pôle,
Un givre invisible descend.

De quel mica de neige vierge,
De quelle moelle de roseau,
De quelle hostie et de quel cierge
A-t-on fait le blanc de sa peau?

A-t-on pris la goutte lactée
Tachant l'azur du ciel d'hiver,
Le lis à la pulpe argentée,
La blanche écume de la mer;
Le marbre blanc, chair froide et pâle,
Où vivent les divinités;
L'argent mat, la laiteuse opale
Qu'irisent de vagues clartés;

L'ivoire, où ses mains ont des ailes,
Et, comme des papillons blancs,
Sur la pointe des notes frêles
Suspendent leurs baisers tremblants;

L'hermine vierge de souillure,
Qui, pour abriter leurs frissons,
Ouate de sa blanche fourrure
Les épaules et les blasons;

Le vif-argent aux fleurs fantasques
Dont les vitraux sont ramagés;
Les blanches dentelles des vasques,
Pleurs de l'ondine en l'air figés;

L'aubépine de mai qui plie
Sous les blancs frimas de ses fleurs;
L'albâtre où la mélancolie
Aime à retrouver ses pâleurs;

Le duvet blanc de la colombe,
Neigeant sur les toits du manoir,
Et la stalactite qui tombe,
Larme blanche de l'antre noir?

Des Groenlands et des Norvèges
Vient-elle avec Séraphita?
Est-ce la Madone des neiges,
Un sphinx blanc que l'hiver sculpta,

Sphinx enterré par l'avalanche,
Gardien des glaciers étoilés,
Et qui, sous sa poitrine blanche,
Cache de blancs secrets gelés?

Sous la glace où calme il repose,
Oh! qui pourra fondre ce cœur!
Oh! qui pourra mettre un ton rose
Dans cette implacable blancheur!
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N.B.: Carine Duteil (CPST Université de Toulouse-Le Mirail) - que l'on remercie de la sagacité de sa lecture attentive - propose d'autres soulignements possibles augmentant la convergence sémantique avec la prose du Bonheur (par densification de la tresse des isotopies):
"luire, le clair de lune = lumineux; Sur les glaciers = montagne; la vue enivrée, Son sein = érotique; combats = militaire; éblouissant = lumineux; De quelle hostie et de quel cierge = religieux; pulpe = érotique (?); argentée = lumineux; chair (froide et pâle) = érotique; divinités = religieux; clartés = lumineux; ailes = animaux ailés; vierge de souillure / mica de neige vierge, baisers = érotique; Le duvet blanc de la colombe = animaux ailés; la Madone des neiges = religieux; l'avalanche = montagne. Associer à boréale fraîcheur : les contes du Nord, une nuit du pôle, ondine, Des Groenlands et des Norvèges. Associer la goutte lactée à la laiteuse opale. Séraphita : cf. Balzac".
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Proust dans les Jeunes filles en fleurs (Pléiade, I, 623-4) évoquera cette "symphonie en blanc majeur" des bouquets de boules de neige et des fourrures d'hermine ou de zibeline, pour décrire la parure hivernale d'Odette.

Concernant cette fois les relations intra-textuelles entre romans de la saga des Rougon-Macquart, il apparaît que le contexte hyperbolique et humoristique des comparants d'éventration, d'écrasement, de massacre, de gigantisme, pour un comparé d'exposition de marchandises, prenant ainsi des dimensions de monstre et de colosse (un tel hyperbolisme étant par exemple absent du romanesque balzacien), est en revanche littéral et tragique dans un autre roman (paru 7 ans plus tard, en 1890) qui évoque cette fois la tragique destruction ferroviaire, La Bête humaine, chap. 10. Le passage ci-dessous constitue la suite de celui qui décrit l'accident, étudié plus loin dans le cadre scolaire. On le cite pour la densité de ses indices lexicaux qui témoignent d'une continuité par rapport au contexte du magasin, a priori sans rapport:

"Il allait être broyé, l'haleine chaude, le souffle formidable de la machine venait seul de l'avertir. Le train passa, dans son ouragan de bruit, de fumée et de flamme. [...] Avec ses cuivres clairs, ses aciers luisants, la machine glissait, arrivait de sa marche douce et foudroyante, sous la pluie d'or de la belle matinée. L'inévitable était là, rien au monde ne pouvait plus empêcher l'écrasement. Et l'a attente durait. […] La géante éventrée s'apaisa encore, s'endormit peu à peu d'un sommeil très doux, finit par se taire. Elle était morte. Et le tas de fer, d'acier et de cuivre, qu'elle laissait là, ce colosse broyé, avec son tronc fendu, ses membres épars, ses organes meurtris, mis au plein jour, prenait l'affreuse tristesse d'un cadavre humain, énorme, de tout un monde qui avait vécu et d'où la vie venait d'être arrachée, dans la douleur. […] Et, la poussière noire, le voile de fumée et de vapeur qui enveloppait tout, s'étant dissipé, la radieuse matinée d'avril triomphait au-dessus du champ de massacre, baignant de la pluie douce et gaie de son clair soleil les mourants et les morts, la Lison éventrée, le désastre des décombres entassés, que déblayait l'équipe des travailleurs, pareils à des insectes réparant les ravages d'un coup de pied donné par un passant distrait, dans leur fourmilière. […] L'œil se changeait en un brasier, en une gueule de four vomissant l'incendie, le souffle du monstre arrivait, humide et chaud déjà, dans ce roulement de tonnerre, de plus en plus assourdissant. Et elle marchait toujours, elle se dirigeait droit à cette fournaise, pour ne pas manquer la machine, fascinée ainsi qu'un insecte de nuit, qu'une flamme attire. Et, dans l'épouvantable choc, dans l'embrassade, elle se redressa encore, comme si, soulevée par une dernière révolte de lutteuse, elle eût voulu étreindre le colosse, et le terrasser." Corps-à-corps épique.

Quelques chapitres auparavant: "Et c'était ainsi que le crime présumé d'un petit sous-chef de gare, quelque histoire louche, basse et malpropre, remontait au travers des rouages compliqués, ébranlait cette machine énorme d'une exploitation de voie ferrée, en détraquait jusqu'à l'administration supérieure."
Or dans Le Bonheur des Dames, chapitre 13, la réflexion suivante semble directement transposée d'un contexte de train fou: Denise "était prise entre les rouages de la machine. N'y avait-elle pas saigné? ne l'avait-on pas meurtrie, chassée, traînée dans l'injure? Aujourd'hui encore, elle s'épouvantait parfois, lorsqu'elle se sentait choisie par la logique des faits. Pourquoi elle, si chétive? pourquoi sa petite main pesant tout d'un coup si lourd, au milieu de la besogne du monstre? Et la force qui balayait tout, l'emportait à son tour, elle dont la venue devait être une revanche. Mouret avait inventé cette mécanique à écraser le monde, dont le fonctionnement brutal l'indignait". Si la dénonciation de la fatalité capitaliste est récurrente, la protagoniste s'accomodait, du chapitre 5 au chapitre 12, de cette idéologie destructrice: "les vendeurs acceptaient leur situation précaire, sous le fouet de la nécessité et de l'habitude. [...] La direction se montrait impitoyable, devant la moindre plainte des clientes; aucune excuse n'était admise, l'employé avait toujours tort, devait disparaître ainsi qu'un instrument défectueux, nuisant au bon mécanisme de la vente [...] L'usine chômait, on supprimait le pain aux ouvriers; et cela passait dans le branle indifférent de la machine, le rouage inutile était tranquillement jeté de côté, ainsi qu'une roue de fer, à laquelle on ne garde aucune reconnaissance des services rendus. [...] Tous n'étaient plus que des rouages, se trouvaient emportés par le branle de la machine, abdiquant leur personnalité, additionnant simplement leurs forces, dans ce total banal et puissant de phalanstère." [Les 5 occurrences de ce mot de Fourier signifiant un "lieu de vie communautaire groupant un grand nombre de personnes liées par les mêmes intérêts" ne sont attestées que dans ce roman du corpus; outre l'implication politique, "Parfois, elle s'animait, elle voyait l'immense bazar idéal, le phalanstère du négoce, où chacun aurait sa part exacte des bénéfices, selon ses mérites, avec la certitude du lendemain, assurée à l'aide d'un contrat. Mouret alors s'égayait, malgré sa fièvre. Il l'accusait de socialisme", la dernière occurrence, chapitre 14, a ceci de particulier qu'elle s'inscrit dans la vision épique et mythologique de la Bête ferroviaire: "Cependant, les toitures du Bonheur, les grandes lettres d'or des enseignes, les bannières hissées en plein ciel, flambaient toujours au reflet de l'incendie du couchant, si colossales dans cet éclairage oblique, qu'elles évoquaient le monstre des réclames, le phalanstère dont les ailes, multipliées sans cesse, dévoraient les quartiers, jusqu'aux bois lointains de la banlieue."] "[...] à mesure que sa puissance se déroulait, que les rouages des services et l'armée de son personnel défilaient devant lui, il sentait plus profondément l'injure de son impuissance. [...] Était-ce humain, était-ce juste, cette consommation effroyable de chair que les grands magasins faisaient chaque année? Et elle plaidait la cause des rouages de la machine, non par des raisons sentimentales, mais par des arguments tirés de l'intérêt même des patrons. Quand on veut une machine solide, on emploie du bon fer; si le fer casse ou si on le casse, il y a un arrêt de travail, des frais répétés de mise en train, toute une déperdition de force."
Le mécanisme vorace est perçu du point de vue d'un rival, victime de Mouret, au chapitre 7: "Bourras sentait bien l'étreinte dont craquait sa boutique. Il croyait le voir diminuer, il craignait d'être bu lui-même, de passer de l'autre côté avec ses parapluies et ses cannes, tant la terrible mécanique ronflait à cette heure. - Hein! les entendez-vous? criait-il. Si l'on ne dirait pas qu'ils mangent les murailles! Et, dans ma cave, dans mon grenier, partout, c'est le même bruit de scie mordant le plâtre…"
Ses dangers relevaient d'une mythologie, dès le chapitre 2: "Toutes les histoires contées par son oncle, revenaient à sa mémoire, grandissant Mouret, l'entourant d'une légende, faisant de lui le maître de la terrible machine, qui depuis le matin la tenait dans les dents de fer de ses engrenages." Jusqu'au renversement de vapeur, qui confère à denise des pouvoirs qu'elle redoutait, au chapitre 12: "Elle se voyait arriver en jupe pauvre, effarée, perdue au milieu des engrenages de la terrible machine; longtemps, elle avait eu la sensation de n'être rien, à peine un grain de mil sous les meules qui broyaient un monde; et aujourd'hui, elle était l'âme même de ce monde, elle seule importait, elle pouvait d'un mot précipiter ou ralentir le colosse, abattu à ses petits pieds." (Notons que lorsque le comparant mécanique perd son statut de comparant, il est devient trivialement faible, chapitre 13: "Denise eut l'idée de baisser le rideau métallique. Elle-même alla tourner la manivelle, l'engrenage avait un cri plaintif".)

En outre, autre emploi convergent, chacun des deux romans ne comporte qu'une seule occurrence de "carnage": (a) lors de l'échec de la vengeance passionnelle, sur l'isotopie /meurtre/, au moyen d'un déraillement de train: "immobile, Flore avait blêmi, sous ce regard d'exécration terrifiée. Ainsi, dans ce carnage d'inconnus et d'innocents, elle n'était arrivée à les tuer ni l'un ni l'autre: la femme [Séverine] en sortait sans une égratignure; lui [Jacques, le mécanicien de la locomotive], maintenant, en réchapperait peut-être"; (b) vs isotopie /profit/ dans le grand magasin indiquant une réussite au niveau actionnel, au chapitre 4: "Mais, à la soie surtout, les clientes s'étaient ruées en masse; là, elles avaient fait place nette; on y passait librement, le hall restait nu, tout le colossal approvisionnement du Paris-Bonheur venait d'être déchiqueté, balayé, comme sous un vol de sauterelles dévorantes. [...] leurs yeux s'allumaient de la passion du gain, tout le magasin autour d'eux alignait également des chiffres et flambait d'une même fièvre, dans la gaieté brutale des soirs de carnage [...] et, devant le massacre d'étoffes qui s'étalait sous lui, Mouret avait un rire victorieux. Ses craintes du matin, ce moment d'impardonnable faiblesse que personne ne connaîtrait jamais, le jetait à un besoin tapageur de triomphe. La campagne était donc définitivement gagnée, le petit commerce du quartier mis en pièces." Notons qu'en dépit de la proximité du syntagme "un peuple de femmes qui se serait déshabillé là, dans le désordre d'un coup de désir", cité infra note 10 dans son contexte, "fièvre" et "passion" ne sont pas indexées à l'isotopie érotique, car les acteurs ont changé, mais à /finance/ (cf. chapitre 10: "ses lèvres seules avaient un frisson de fièvre, dans son visage gai et victorieux des jours d'inventaire"; puis chap. 14: "Cette scène, qui l'[Mouret]avait distrait du combat dont il était déchiré, augmentait sa fièvre maintenant, déterminait en lui la lutte suprême. Tout un rapport vague s'élevait dans son esprit: le vol de cette malheureuse, cette folie dernière de la clientèle conquise, abattue aux pieds du tentateur, évoquait l'image fière et vengeresse de Denise, dont il sentait sur sa gorge le talon victorieux"). Celle-ci, formant faisceau avec l'isotopie militaire (celle-là même qui donne aux ombrelles des "rondeurs de boucliers", outre leur "incendie" de couleurs lumineuses), a pour comparant la prédation alimentaire, comme plus tard au chapitre 9 où les clientes sont réécrites en ogresses: "une bousculade fiévreuse autour des casiers et des corbeilles, où des articles au rabais, dentelles à dix centimes, rubans à cinq sous, jarretières à trois sous, gants, jupons, cravates, chaussettes et bas de coton s'éboulaient, disparaissaient, comme mangés par une foule vorace" dans "une rage d'appétit." Mais ici "fiévreuse" retrouve son érotisme du dernier chapitre (supra), par assimilation avec la page suivante où reviennent les mêmes acteurs féminins: "Comme les fleuves tirent à eux les eaux errantes d'une vallée, il semblait que le flot des clientes, coulant à plein vestibule, buvait les passants de la rue, aspirait la population des quatre coins de Paris. Elles n'avançaient que très lentement, serrées à perdre haleine, tenues debout par des épaules et des ventres, dont elles sentaient la molle chaleur; et leur désir satisfait jouissait de cette approche pénible, qui fouettait davantage leur curiosité (12) . C'était un pêle-mêle de dames vêtues de soie, de petites-bourgeoises à robes pauvres, de filles en cheveux, toutes soulevées, enfiévrées de la même passion. Quelques hommes, noyés sous les corsages débordants, jetaient des regards inquiets autour d'eux."
Eau douce ou eau salée, indifféremment : Denise est est frappée "de sentir davantage la foule, à son bruit sourd de marée montante [...] C'était un nouveau spectacle, un océan de têtes vues en raccourci, cachant les corsages, grouillant dans une agitation de fourmilière." (En rouge car l'animalisation répond ici à la rage d'appétit de la foule vorace.)


Questionnaire de texte et corrigé sur La Bête humaine (chap. 10)
Niveau : collège, classe de 3° (octobre 2005)

"Et la Lison, fumante, soufflante, dans ce rugissement aigu qui ne cessait pas, vint taper contre le fardier, du poids énorme des treize wagons qu'elle traînait. Alors, à vingt mètres d'eux, du bord de la voie où l'épouvante les clouait; Misard et Cabuche les bras en l'air, Flore les yeux béants, virent cette chose effrayante: le train se dresser debout, sept wagons monter les uns sur les autres, puis retomber avec un abominable craquement, en une débâcle informe de débris. Les trois premiers étaient réduits en miettes, les quatre autres ne faisaient plus qu'une montagne, un enchevêtrement de toitures défoncées, de roues brisées, de portières, de chaînes, de tampons, au milieu de morceaux de vitre. Et, surtout, l'on avait entendu le broiement de la machine contre les pierres, un écrasement sourd terminé en un cri d'agonie. La Lison, éventrée, culbutait à gauche, par-dessus le fardier; tandis que les pierres, fendues, volaient en éclats, comme sous un coup de mine, et que, des cinq chevaux, quatre, roulés, traînés, étaient tués net. La queue du train, six wagons encore, intacts, s'étaient arrêtés, sans même sortir des rails. Mais des cris montèrent, des appels dont les mots se perdaient en hurlements inarticulés de bête. – A moi! au secours! Oh! mon Dieu! je meurs! au secours! au secours! On n'entendait plus, on ne voyait plus. La Lison, renversée sur les reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur, par les robinets arrachés, les tuyaux crevés, en des souffles qui grondaient, pareils à des râles furieux de géante. Une haleine blanche en sortait, inépuisable, roulant d'épais tourbillons au ras du sol; pendant que, du foyer, les braises tombées, rouges comme le sang même de ses entrailles, ajoutaient leurs fumées noires. La cheminée, dans la violence du choc, était entrée en terre; à l'endroit où il avait porté, le châssis s'était rompu, faussant les deux longerons; et, les roues en l'air, semblable à une cavale monstrueuse, décousue par quelque formidable coup de corne, la Lison montrait ses bielles tordues, ses cylindres cassés, ses tiroirs et leurs excentriques écrasés, toute une affreuse plaie bâillant au plein air, par où l'âme continuait de sortir, avec un fracas d'enragé désespoir. Justement, près d'elle, le cheval qui n'était pas mort, gisait, lui aussi, les deux pieds de devant emportés, perdant également ses entrailles par une déchirure de son ventre. A sa tête droite, raidie dans un spasme d'atroce douleur, on le voyait râler, d'un hennissement terrible, dont rien n'arrivait à l'oreille, au milieu du tonnerre de la machine agonisante. Les cris s'étranglèrent, inentendus, perdus, envolés. – Sauvez-moi! tuez-moi! Je souffre trop, tuez-moi! tuez-moi donc! Dans ce tumulte assourdissant, cette fumée aveuglante, les portières des voitures restées intactes venaient de s'ouvrir, et une déroute de voyageurs se ruait au-dehors. Ils tombaient sur la voie, se ramassaient, se débattaient à coups de pied, à coups de poing. Puis, dès qu'ils sentaient la terre solide, la campagne libre devant eux, ils s'enfuyaient au galop, sautaient la haie vive, coupaient à travers champs, cédant à l'unique instinct d'être loin du danger, loin, très loin. Des femmes, des hommes, hurlant, se perdirent au fond des bois. Piétinée, ses cheveux défaits et sa robe en loques, Séverine avait fini par se dégager; et elle ne fuyait pas, elle galopait vers la machine grondante, lorsqu'elle se trouva en face de Pecqueux. – Jacques, Jacques! il est sauvé, n'est-ce pas? Le chauffeur, qui, par un miracle, ne s'était pas même foulé un membre, accourait, lui aussi, le cœur serré d'un remords, à l'idée que son mécanicien se trouvait là-dessous. On avait tant voyagé, tant peiné ensemble, sous la continuelle fatigue des grands vents! Et leur machine, leur pauvre machine, la bonne amie si aimée de leur ménage à trois, qui était là sur le dos, à rendre tout le souffle de sa poitrine, par ses poumons crevés! – J'ai sauté, bégaya-t-il, je ne sais rien, rien du tout... Courons, courons vite! Sur le quai, ils se heurtèrent contre Flore, qui les regardait venir. Elle n'avait pas bougé encore, dans la stupeur de l'acte accompli, de ce massacre qu'elle avait fait. C'était fini, c'était bien; et il n'y avait en elle que le soulagement d'un besoin, sans une pitié pour le mal des autres, qu'elle ne voyait même pas. Mais, lorsqu'elle reconnut Séverine, ses yeux s'agrandirent démesurément, une ombre d'affreuse souffrance noircit son visage pâle. Et quoi? elle vivait, cette femme, lorsque lui certainement était mort! Dans cette douleur aiguë de son amour assassiné, ce coup de couteau qu'elle s'était donné en plein cœur, elle eut la brusque conscience de l'abomination de son crime. Elle avait fait ça, elle l'avait tué, elle avait tué tout ce monde! Un grand cri déchira sa gorge, elle tordait ses bras, elle courait follement. – Jacques, oh! Jacques... Il est là, il a été lancé en arrière, je l'ai vu... Jacques, Jacques! La Lison râlait moins haut, d'une plainte rauque qui s'affaiblissait, et dans laquelle, maintenant, on entendait croître, de plus en plus déchirante, la clameur des blessés. Seulement, la fumée restait épaisse, l'énorme tas de débris, d'où sortaient ces voix de torture et de terreur, semblait enveloppé d'une poussière noire, immobile dans le soleil. Que faire? par où commencer? comment arriver jusqu'à ces malheureux? – Jacques! criait toujours Flore. Je vous dis qu'il m'a regardée et qu'il a été jeté par là, sous le tender... Accourez donc! aidez-moi donc! Déjà, Cabuche et Misard venaient de relever Henri, le conducteur-chef, qui, à la dernière seconde, avait sauté, lui aussi. Il s'était démis le pied, ils l'assirent par terre, contre la haie, d'où, hébété, muet, il regarda le sauvetage, sans paraître souffrir. – Cabuche, viens donc m'aider, je te dis que Jacques est là-dessous! Le carrier n'entendait pas, courait à d'autres blessés, emportait une jeune femme dont les jambes pendaient, cassées aux cuisses. Et ce fut Séverine qui se précipita, à l'appel de Flore. – Jacques, Jacques! Où donc? Je vous aiderai. – C'est ça, aidez-moi, vous!"

1. Relevez des métaphores (au moins 5) qui témoignent du fait que la locomotive n'est pas qu'un tas de ferraille. I. Niveau thématique. Réponses: centrées sur la métaphore filée du comparant animal: "soufflante, rugissement, cri d'agonie, la machine agonisante, La Lison, éventrée, renversée sur les reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur en des souffles qui grondaient, pareils à des râles furieux de géante". Difficile de séparer la métaphore à proprement parler de la comparaison (le faire nuirait à la cohésion thématique) que signale l'outil souligné: "semblable à une cavale monstrueuse, décousue par quelque formidable coup de corne, la Lison montrait […] toute une affreuse plaie bâillant au plein air, par où l'âme continuait de sortir, avec un fracas d'enragé désespoir; La Lison râlait moins haut, d'une plainte rauque qui s'affaiblissait". L'animalisation confine à la personnification (cf. question 8). Ajoutons encore "Une haleine blanche en sortait, inépuisable; les braises tombées, rouges comme le sang même de ses entrailles". En interaction avec la dialogique, la métaphore relève aussi du point de vue affectif d'un personnage (cf. question 4): "Et leur machine, leur pauvre machine, la bonne amie si aimée de leur ménage à trois, qui était là sur le dos, à rendre tout le souffle de sa poitrine, par ses poumons crevés!"
Insuffisance des réponses suivantes: "le train se dresser debout" qui ne suscite pas l'image du monstre, mais peut s'expliquer littéralement par celle d'un crash ferroviaire; de même que "la queue du train" est une métaphore morte, intégrée à la terminologie des cheminots. Ou alors, comme pour "la machine grondante" on attend une justification de l'animalisation uniquement perceptible dans ces images que par rapport aux éléments organiques explicites (reins, poumons, ventre, etc.) conformément au déterminisme physiologique du roman naturaliste.

2. Relevez une hyperbole. Justifiez. Réponses: on choisira des exagérations de la taille et du bruit du train n'ayant pas directement trait à l'animal: "montagne, géante, débâcle, tonnerre" (pour le "tumulte assourdissant", au niveau auditif). Soit un gigantisme naturel destiné à exagérer l'appareil.

3. Citez un passage qui soit nécessairement dit par le narrateur omniscient (non un témoin de la scène). II. Niveau dialogique. Réponses: ayant trait essentiellement à la connaissance des sentiments intimes et de la culpabilité des personnages: "du bord de la voie où l'épouvante les clouait, Flore, qui les regardait venir. Elle n'avait pas bougé encore, dans la stupeur de l'acte accompli, de ce massacre qu'elle avait fait (cf. la question 7 du flash-back); et il n'y avait en elle que le soulagement d'un besoin, sans une pitié pour le mal des autres, qu'elle ne voyait même pas. Mais, lorsqu'elle reconnut Séverine, ses yeux s'agrandirent démesurément, une ombre d'affreuse souffrance noircit son visage pâle; Dans cette douleur aiguë de son amour assassiné, ce coup de couteau qu'elle s'était donné en plein cœur, elle eut la brusque conscience de l'abomination de son crime." A distinguer de ce "spasme d'atroce douleur, on le voyait râler" inféré par les témoins de la scène (verbe de vision), de même que l'âme qui sort comme l'indiquent visuellement la coulée des braises et de la fumée en tourbillons.
Le rôle du commentaire omniscient est de redoubler pour les expliciter les informations aussi bien sur les pensées dites par les personnages (DIL ci-dessous, corollaire de la focalisation interne qui domine, avec la multiplication des témoins – techniques propres au roman réaliste) que sur l'origine des locuteurs; exemple: "maintenant, on entendait croître, de plus en plus déchirante, la clameur des blessés". Leur discours direct aurait néanmoins suffi (cf. question 5) à la compréhension de la scène.

4. Citez un passage au discours indirect libre. Expliquez pourquoi il s'agit de ce type de discours (DIL). Réponses: la parole des pensées (distincte du monologue intérieur qui utiliserait le pronom JE, directement) dépend du point de vue: (a) celui du chauffeur Pecqueux dont la mention du "cœur serré" lui fait implicitement et immédiatement penser ceci: "On avait tant voyagé, tant peiné ensemble, sous la continuelle fatigue des grands vents! Et leur machine, leur pauvre machine, la bonne amie si aimée de leur ménage à trois, qui était là sur le dos, à rendre tout le souffle de sa poitrine, par ses poumons crevés!" (b) celui de Flore, soulagée de son forfait: "C'était fini, c'était bien", aussitôt surprise par les rescapés, écœurée du constat d'échec et voulant se racheter: "Et quoi? elle vivait, cette femme, lorsque lui certainement était mort! […] Elle avait fait ça, elle l'avait tué, elle avait tué tout ce monde! […] Que faire? par où commencer? comment arriver jusqu'à ces malheureux?"

5. A qui le discours direct (repérable par les tirets) est-il majoritairement réservé? Quel effet est-ce que cela crée? Réponses: Aux victimes: (a) voyageurs anonymes, implorant: "A moi! au secours! Oh! mon Dieu! je meurs! au secours! au secours! Sauvez-moi! tuez-moi! Je souffre trop, tuez-moi! tuez-moi donc!", (b) Séverine, amoureuse inquiète: "Jacques, Jacques! il est sauvé, n'est-ce pas? […] Jacques, Jacques! Où donc?" (c) Réponse angoissante de Pecqueux: "J'ai sauté, bégaya-t-il, je ne sais rien, rien du tout... Courons, courons vite!"
Dans le face à face avec le bourreau Flore, qui elle aussi – sans doute en proie au terrible remords – appelle celui qu'elle aime et se transforme en secouriste: "Jacques... Il est là, il a été lancé en arrière, je l'ai vu... Jacques! criait toujours Flore. Je vous dis qu'il m'a regardée et qu'il a été jeté par là, sous le tender... Accourez donc! aidez-moi donc! Cabuche, viens donc m'aider, je te dis que Jacques est là-dessous!... C'est ça, aidez-moi, vous!"
Le revirement émotionnel spontané ressortit au pathos, lieu commun renforçant le vraisemblable; cette parole directe, au sein du face-à-face, ajoute à l'impression de cruauté réaliste de la scène.

6. Sans connaître davantage le contexte, comment imaginez-vous que Flore a pu provoquer cette catastrophe ferroviaire (aidez-vous des indices). Quel mobile devinez-vous à son acte? Réponses: relatives à la rivalité avec Séverine et au meurtre passionnel (jalousie); préméditation par le fardier soigneusement mis en travers de la voie.

7. Citez un bref passage qui constitue un retour en arrière (ou flash-back, analepse, rétrospection) en expliquant quel en est l'indice grammatical (temps des verbes). III. Niveau tactique du dialectique. Réponses: "La cheminée, dans la violence du choc, était entrée en terre; à l'endroit où il avait porté, le châssis s'était rompu; Le chauffeur, par un miracle, ne s'était pas même foulé un membre; le conducteur-chef, à la dernière seconde, avait sauté, lui aussi. Il s'était démis le pied". Flore "n'avait pas bougé encore, dans la stupeur de l'acte accompli, de ce massacre qu'elle avait fait; ce coup de couteau qu'elle s'était donné en plein cœur; Elle avait fait ça, elle l'avait tué, elle avait tué tout ce monde! […] On avait tant voyagé, tant peiné ensemble". Le plus-que-parfait (arrière plan des imparfaits) est requis pour ces rétrospections qui ressortissent aux trois types de discours: omniscient du narrateur anonyme, DIL de prise de conscience et discours direct de Flore: "Jacques… Il est là, il a été lancé en arrière, je l'ai vu… Je vous dis qu'il m'a regardée et qu'il a été jeté par là, sous le tender"; dans ce dernier cas, l'ancrage de l'énoncé dans l'énonciation implique l'usage du passé composé (arrière plan du présent) plus oral; idem pour le chauffeur: "J'ai sauté".
L'aspect résultatif accompli de ces temps composés montre l'irréversibilité de la situation: élément de registre tragique (outre celui de l'épique-mythologique de la géante agonisante, et du pathétique des victimes geignant).

8. En quoi consiste le côté monstrueux de la scène? Justifiez. Synthèse des trois niveaux. Réponse : on insistera sur la thématique des dimensions: l'animalisation voire l'humanisation de la machine mourante a pour corollaire l'abominable destruction des parties d'animaux (chevaux du fardier) et d'humains (voyageurs anonymes). Cette unification contribue à une figure de style, l'hypotypose qui met sous les yeux une horreur totalisante (cf. H. Parret: "l'hypotypose focalise souvent sur le monstrueux, le colossal, les ensembles empreints de grandeur: tempêtes, cieux étoilés, pyramides, catastrophes naturelles, guerres, cruauté et fatalité du destin, fastes et cérémonies collectives, des objets destinés à frapper, à émouvoir, qui donnent du plaisir aux yeux", ici le relatif plaisir peut résider dans le filage de la métaphore).
Un élève fait judicieusement remarquer que l'insistance sur l'éventration de la machine est à mettre en rapport avec la bestialité humaine de ce Jacques l'Eventreur (fait divers qui est l'origine avouée du roman) qu'est le mécanicien, ici bourreau devenu victime…

Epilogue: IV. Niveau tactique. La disposition séquentielle des formes sémantiques (d'abord la métaphore filée et les hyperboles en focalisation interne, associée au discours direct, puis dans un second mouvement stylistique l'alternance du DIL avec les commentaires omniscients et rétrospections, avant d'en revenir au discours direct) définit le style narrativo-descriptif de l'extrait, dominé par l'imperfectivité du spectacle (cf. l'agonie) et du temps du récit, l'imparfait, vecteur de la subjectivité des témoins.


NOTES et RELATIONS INTRA-(INTER)-TEXTUELLES

L'importance quantitative et qualitative de celles-ci, due à l'interrogation informatique du texte numérisé, ôte aux remarques suivantes le caractère secondaire qui leur est traditionnellement conféré dans la hiérarchie de mise en page.

(1) Art pompier. "Le nom vient de l'allusion aux personnages casqués de certaines compositions. C'est une peinture et une sculpture officielle, conventionnelle et solennelle produites sous l'influence des Académies Européennes, où beaucoup d'artistes ont reçu leur formation formelle. Cet art se caractérise par l'utilisation des thèmes historiques ou mythologiques, avec une tonalité moraliste. l'Académisme a été étroitement associé à L'Art Néoclassique. Le terme désigne en particulier l'académie française et son influence sur les salons au XIXème siècle (cf. Bouguereau ou Gérôme)." Sans aucune volonté de dépréciation, on dira ici que ce style se caractérise dans le descriptif par l'enchaînement et le filage de métaphores a priori opposées par les catégories qu'elles mobilisent (le glacial vs le brûlant, le pictural vs le musical, le spirituel vs le charnel, etc.) mais rendues concordantes. Compatibles avec l'amplification phrastique, elles participent du registre épique, si critiqué par Gracq (dans En lisant, en écrivant): "nul ne m'enlèvera de l'idée que la réputation du Zola ”épique” est bâtie tout entière sur des morceaux de bravoure dont Les Misérables ont à la fois sécurisé l'audace et fourni le modèle insurpassé: la mine de Germinal, le Paradou ou la Lison doivent presque tout, et un peu plus encore, aux égouts de Jean Valjean, au jardin de la rue Plumet, à l'éléphant de la Bastille. [...] Ce qui me confirme dans l'idée qui est la mienne depuis longtemps, à savoir que le Zola, ”épique” et visionnaire du difforme, tant célébré par les critiques, est bien loin de mériter la préférence. Le meilleur du registre, chez lui, est en réalité situé dans le medium, et presque toujours, quand il grimpe dans l'aigu, il déraille. Il a d'ailleurs une manière de prévenir, de poitriner quand il va attaquer le contre-ut, que Balzac ne se permettrait jamais." Néanmoins de tels morceaux de bravoure ont la vertu pédagogique de retenir l'attention, en milieu scolaire, bien davantage que la tiédeur du medium. C'est ce point de vue qui a présidé au choix de l'un deux, pour le soumettre à une "grille de lecture" thématique.

(2) Cf. déjà au chapitre 9: "Au milieu du rayon, une exposition des soieries d'été éclairait le hall d'un éclat d'aurore, comme un lever d'astre dans les teintes les plus délicates de la lumière [...] C'étaient des foulards d'une finesse de nuée, des surahs plus légers que les duvets envolés des arbres, des pékins satinés à la peau souple de vierge chinoise." L'autre occurrence de l'expression se trouve dans La Faute de l'abbé Mouret; le comparé n'y est plus textile mais humain (visage de l'aimée): "il la reconnaissait à peine, les joues trouées de fossettes, les lèvres arquées, montrant le rose humide de la bouche, les yeux pareils à des bouts de ciel bleu s'allumant d'un lever d'astre".

(3) Cf. Littré: "Fils de la Vierge, fils de Notre-Dame, filandres qui voltigent dans l'air en automne et qui sont produits par diverses araignées".
Dans Une Page d'amour le syntagme a un statut de comparant moins explicite, plus incertain: "Il semblait que ce fût une floraison hâtive, des aubépines miraculeusement fleuries. Les robes blanches se gonflaient dans le soleil, se moiraient de transparences, où toutes les nuances délicates du blanc passaient comme sur des ailes de cygne. Un pommier laissait tomber ses pétales, des fils de la Vierge flottaient, les robes étaient la candeur même du printemps. Elles ne cessaient point, elles entouraient déjà la pelouse, et elles descendaient toujours le perron, légères, envolées comme un duvet, épanouies tout d'un coup au grand air." A la différence de Balzac dans Une fille d'Eve: "Ces femmes qui passent à travers Paris comme les fils de la Vierge dans l'atmosphère, sans qu'on sache où elles vont ni d'où elles viennent, aujourd'hui reines, demain esclaves".
La poésie zolienne semble avoir inspiré Proust dans Du côté de chez Swann (on a souligné des reprises lexicales qui font le lien avec la religieuse parure féminine du Bonheur): "C'est au mois de Marie que je me souviens d'avoir commencé à aimer les aubépines. N'étant pas seulement dans l'église, si sainte, mais où nous avions le droit d'entrer, posées sur l'autel même, inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu'enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d'une blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu'à la dérobée, je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c'était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l'ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut s'ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d'étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu'en suivant, qu'en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l'imaginais comme si ç'avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d'une blanche jeune fille, distraite et vive. [...] Je trouvai le petit chemin tout bourdonnant de l'odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir; au-dessous d'elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s'il venait de traverser une verrière; leur parfum s'étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j'eusse été devant l'autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d'un air distrait son étincelant bouquet d'étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l'église ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s'épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier."

(4) Dès le chapitre 1, la personnification des objets, qui utilise aussi bien la chaleur du combat (des clientes potentielles), que celle des corps érotisés (par la chair et le désir, inhibant ainsi l'isotopie religieuse du "mystère" ou de "l'âme", mais aussi de "l'haleine" ci-dessous), participe du registre merveilleux. Celui-ci relève de l'impression de la protagoniste, qui fait ainsi succéder le réalisme transcendant au réalisme empirique de la banalité objective de la météorologie et du négoce: "[...] dans ce jour blanc, où il y avait comme une poussière diffuse de soleil, le grand magasin s'animait, en pleine vente. Alors, Denise eut la sensation d'une machine, fonctionnant à haute pression, et dont le branle aurait gagné jusqu'aux étalages. Ce n'étaient plus les vitrines froides de la matinée; maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtées s'écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion du trottoir: les dentelles avaient un frisson, retombaient et cachaient les profondeurs du magasin, d'un air troublant de mystère; les pièces de drap, elles-mêmes, épaisses et carrées, respiraient, soufflaient une haleine tentatrice; tandis que les paletots se cambraient davantage sur les mannequins qui prenaient une âme, et que le grand manteau de velours se gonflait, souple et tiède, comme sur des épaules de chair, avec les battements de la gorge et le frémissement des reins. Mais la chaleur d'usine dont la maison flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu'ON sentait derrière les murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l'œuvre, un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages." En d'autres termes, le point de vue (focalisation) interne accumulant les comparaisons s'oppose à l'unicité du sens littéral, moins euphorique par contraste, dont est crédité par défaut le narrateur omniscient anonyme (encore que le "on" inclusif le rende participant au spectacle en tant que témoin). Il n'est pas sans intérêt de constater que ce morphème "-gorg-", ici féminisé et érotisé, relève au dernier chapitre d'un contexte de violence, celle qui résulte de l'expansion agressive et masculine du grand magasin, toujours du point de vue des témoins: "ON eût dit que le colosse, après ses agrandissements successifs, pris de honte et de répugnance pour le quartier noir, où il était né modestement, et qu'il avait plus tard égorgé, venait de lui tourner le dos, laissant la boue des rues étroites sur ses derrières, présentant sa face de parvenu à la voie tapageuse et ensoleillée du nouveau Paris. Maintenant, tel que le montrait la gravure des réclames, il s'était engraissé, pareil à l'ogre des contes, dont les épaules menacent de faire craquer les nuages. [...] Paris s'étendait, mais un Paris rapetissé, mangé par le monstre." Le même problème affecte Germinal, évidemment transposé dans le domaine minier: "C'était le glas des petites entreprises personnelles, la disparition prochaine des patrons, mangés un à un par l'ogre sans cesse affamé du capital, noyés dans le flot montant [cf. infra] des grandes Compagnies. [...] Etienne flaira cette compensation aux désastres, repris de découragement devant la puissance invincible des gros capitaux, si forts dans la bataille, qu'ils s'engraissaient de la défaite en mangeant les cadavres des petits, tombés à leur côté." Plus d'une reprise lexicale indique le parallélisme entre la mine, la locomotive et le magasin: "le Voreux, au fond de son trou, avec son tassement de bête méchante, s'écrasait davantage, respirait d'une haleine plus grosse et plus longue, l'air gêné par sa digestion pénible de chair humaine. [...] Il la tuerait à la fin, cette bête mauvaise du Voreux, à la gueule toujours ouverte, qui avait englouti tant de chair humaine! On entendait la morsure de ses outils, son échine s'allongeait, il rampait, descendait, remontait, se tenant encore par miracle, dans un branle continu [...] Et, au fond de sa chambre éventrée, on apercevait la machine, assise carrément sur son massif de maçonnerie: les cuivres luisaient, les gros membres d'acier avaient un air de muscles indestructibles, l'énorme bielle, repliée en l'air, ressemblait au puissant genou d'un géant, couché et tranquille dans sa force. [...] il retrouvait le monstre avalant sa ration de chair humaine, les cages émergeant, replongeant, engouffrant des charges d'hommes, sans un arrêt, avec le coup de gosier facile d'un géant vorace."
Quant à cette question angoissée de Denise, quasi-métaphysique, formulée en discours indirect libre au chapitre 13: "Etait-ce donc vrai, cette nécessité de la mort engraissant le monde, cette lutte pour la vie qui faisait pousser les êtres sur le charnier de l'éternelle destruction?", elle s'explique non seulement par le cercle vicieux naturel: "Jusqu'au bout, il lui fallut assister à l'œuvre invincible de la vie, qui veut la mort pour continuelle semence. Elle ne se débattait plus, elle acceptait cette loi de la lutte; mais son âme de femme s'emplissait d'une bonté en pleurs, d'une tendresse fraternelle, à l'idée de l'humanité souffrante" (ibid.), mais toujours par référence au système économique et social, où la graisse figure à la fois le gain financier et le lubrifiant permettant aux rouages d'un tel capitalisme de ne pas gripper, dès le chapitre 2: "Il intéressait désormais ses vendeurs à la vente de toutes les marchandises, il leur accordait un tant pour cent sur le moindre bout d'étoffe, le moindre objet vendu par eux: mécanisme qui avait bouleversé les nouveautés, qui créait entre les commis une lutte pour l'existence, dont les patrons bénéficiaient. [...] Il lâchait les passions, mettait les forces en présence, laissait les gros manger les petits, et s'engraissait de cette bataille des intérêts. [...] Elle se sentait perdue, toute petite dans le monstre, dans la machine encore au repos, tremblant d'être prise par le branle dont les murs frémissaient déjà." Et le chapitre 3, où le jeune Mouret, "enflammé du désir de convaincre, se livrait davantage, expliquait le mécanisme du nouveau commerce des nouveautés. Ce commerce était basé maintenant sur le renouvellement continu et rapide du capital, qu'il s'agissait de faire passer en marchandises le plus de fois possible, dans la même année. [...] il acheva d'expliquer le mécanisme du grand commerce moderne. Alors, plus haut que les faits déjà donnés, au sommet, apparut l'exploitation de la femme. [...] C'était la femme que les magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu'ils prenaient au continuel piège de leurs occasions, après l'avoir étourdie devant leurs étalages. [...] le baron il finissait par admirer l'inventeur de cette mécanique à manger les femmes."

(5) Sur la corrélation entre la violence ironique et la douceur esthétisante, rendues complémentaires par la relation contenant/contenu, cf. déjà chapitre 9: "Les comptoirs, rangés symétriquement, semblaient être des plates-bandes, changeaient le hall en un parterre français, où souriait la gamme tendre des fleurs. À nu sur le bois, dans des cartons éventrés, hors des casiers trop pleins, une moisson de foulards mettait le rouge vif des géraniums, le blanc laiteux des pétunias, le jaune d'or des chrysanthèmes, le bleu céleste des verveines; et, plus haut, sur des tiges de cuivre, s'enguirlandait une autre floraison, des fichus jetés, des rubans déroulés, tout un cordon éclatant qui se prolongeait, montait autour des colonnes, se multipliait dans les glaces." La thématique omniprésente chez Zola de la surabondance méliorative (débordement et épanouissement) est ici passagèrement indexée au comparant floral. Elle trouve cette justification, toujours au chapitre 9: "partout, Mouret exigeait du bruit, de la foule, de la vie; car la vie, disait-il, attire la vie, enfante et pullule. De cette loi, il tirait toutes sortes d'applications." Avec la grâce florale, ce contexte ne manque pas de convoquer le thème central de la fécondité dans La Faute de l'abbé Mouret: "Toute cette vie pullulante avait un frisson d'enfantement"; ainsi qu'à l'alimentation du Ventre de Paris: "il y roulait, dans un inconnu de mangeailles, qu'il sentait pulluler autour de lui."

On citera encore le chapitre 9 pour visualiser, à la fois par des colorations et des soulignements, combien les constantes lexicales des comparants rassemblées dans la description suivante préfiguraient celles du dernier chapitre (supra): "les galeries latérales ouvraient des échappées, les enfoncements neigeux du blanc, les profondeurs mouchetées de la bonneterie, lointains perdus, éclairés par le coup de lumière de quelque baie vitrée, et où la foule n'était plus qu'une poussière humaine. Puis, lorsque Mme Desforges levait les yeux, c'était le long des escaliers, sur les ponts volants, autour des rampes de chaque étage, une montée continue et bourdonnante, tout un peuple en l'air, voyageant dans les découpures de l'énorme charpente métallique, se dessinant en noir sur la clarté diffuse des vitres émaillées. [...] il y avait, d'un bout à l'autre, des vols de dentelles, des palpitations de mousseline, des trophées de soieries, des apothéoses de mannequins à demi vêtus [...] A chaque marche, un mannequin, solidement fixé, plantait un vêtement immobile, costumes, paletots, robes de chambre; et l'on eût dit une double haie de soldats pour quelque défilé triomphal, avec le petit manche de bois pareil au manche d'un poignard, enfoncé dans le molleton rouge, qui saignait à la section fraîche du cou".
Douceur aérienne et violence militaire étroitement conjointes, cette dernière ressortant d'une autre comparaison du patron Mouret, au chapitre 3: "Comme tous les grands capitaines, au moment de livrer sa bataille, une faiblesse superstitieuse l'avait pris, malgré sa carrure habituelle d'homme d'action. Ça ne marcherait pas, il était perdu, et il n'aurait pu dire pourquoi: il croyait lire sa défaite sur les visages mêmes des dames qui passaient. [...] Un instant, ils restèrent face à face, gagnés par un de ces doutes que les généraux cachent à leurs soldats".
Un tel conservatisme thématique a pour corollaire, dans la structure narrative, la forte prévisibilité de l'évolution de l'intrigue, au double niveau sentimental (relation Denise/Mouret, humiliation initiale vs triomphe final) et économique (employés vs patron, rivalité entre magasins, faillite vs profit).

(6) Cf. déjà le chapitre 1 où est attestée la quatrième et dernière occurrence de "bouillonné" (mode des plis bouffants) ainsi que la troisième et dernière de "tabernacle" et de "éboulement" (le relevé d'occurrences favorise le rapprochement de passages parallèles): "Hein? c'est gentil, c'est ça qui doit faire courir le monde! Mais Denise demeurait absorbée, devant l'étalage de la porte centrale. Il y avait là, au plein air de la rue, sur le trottoir même, un éboulement de marchandises à bon marché […] À côté, encadrant le seuil, pendaient également des lanières de fourrure, des bandes étroites pour garnitures de robe, la cendre fine des dos de petit-gris, la neige pure des ventres de cygne, les poils de lapin de la fausse hermine et de la fausse martre. Puis, en bas, dans des casiers, sur des tables, au milieu d'un empilement de coupons, débordaient des articles de bonneterie vendus pour rien, gants et fichus de laine tricotés, capelines, gilets, tout un étalage d'hiver, aux couleurs bariolées, chinées, rayées, avec des taches saignantes de rouge. Denise vit une tartanelle à quarante-cinq centimes, des bandes de vison d'Amérique à un franc, et des mitaines à cinq sous. C'était un déballage géant de foire, le magasin semblait crever et jeter son trop-plein à la rue. […] Mais la dernière vitrine surtout les retint. Une exposition de soies, de satins et de velours, y épanouissait, dans une gamme souple et vibrante, les tons les plus délicats des fleurs: au sommet, les velours, d'un noir profond, d'un blanc de lait caillé; plus bas, les satins, les roses, les bleus, aux cassures vives, se décolorant en pâleurs d'une tendresse infinie; plus bas encore, les soies, toute l'écharpe de l'arc-en-ciel, des pièces retroussées en coques, plissées comme autour d'une taille qui se cambre, devenues vivantes sous les doigts savants des commis; et, entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de l'étalage, courait un accompagnement discret, un léger cordon bouillonné de foulard crème. […] jamais Denise n'avait vu cela, une admiration la clouait sur le trottoir. Au fond, une grande écharpe en dentelle de Bruges, d'un prix considérable, élargissait un voile d'autel, deux ailes déployées, d'une blancheur rousse; des volants de point d'Alençon se trouvaient jetés en guirlandes; puis, c'était, à pleines mains, un ruissellement de toutes les dentelles, les malines [Littré: "Dentelle très fine qui s'est fabriquée originairement dans la ville de Malines en Flandre. Mouchoir en malines"], les valenciennes, les applications de Bruxelles, les points de Venise, comme une tombée de neige. À droite et à gauche, des pièces de drap dressaient des colonnes sombres, qui reculaient encore ce lointain de tabernacle. Et les confections étaient là, dans cette chapelle élevée au culte des grâces de la femme".

L'intérêt de l'intra-textualité est de montrer que lorsque le comparant (ici religieux) devient le comparé, ses comparants (soulignés ci-dessous) peuvent demeurer identiques, ce qui accroît la cohésion au sein du corpus; il n'est que de citer cet extrait du Rêve (VIII) pour s'en apercevoir: "Maintenant, toute la cathédrale braisillait, ardente. Cette houle de cierges qui la traversait, allait allumer des reflets sous les voûtes écrasées des bas-côtés, au fond des chapelles, où brillaient la vitre d'une châsse, l'or d'un tabernacle. Même, dans le pourtour de l'abside jusque dans les cryptes sépulcrales, s'éveillaient des rayons. Le chœur flambait, avec son autel incendié, ses stalles luisantes, sa vieille grille dont les rosaces se découpaient en noir."
Cf. encore Le Ventre de Paris, où le comparant religieux le dispute au pictural via le feu d'abord au boucher: "les culs des charrettes ouverts montraient des chapelles ardentes, des enfoncements de tabernacle, dans les lueurs flambantes de ces chairs régulières et nues". Mais surtout au primeur: "Autour de lui, le soleil enflammait les légumes. Il ne reconnaissait plus l'aquarelle tendre des pâleurs de l'aube.

[Le pictural y est lié au liquide: "Il força son compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes. C'était une mer [...], dans les deux carrefours, le flot grandissait encore, les légumes submergeaient les pavés. Le jour se levait lentement, d'un gris très-doux, lavant toutes choses d'une teinte claire d'aquarelle", comme dans le chapitre 12 du Bonheur, où domine le réfléchissant: "Au-dessous d'eux, s'étendait l'immense vitrage de la galerie centrale, un lac de verre borné par les toitures lointaines, comme par des côtes rocheuses. Et ils ne voyaient au-delà que du ciel, une nappe de ciel, qui reflétait, dans l'eau dormante des vitres, le vol de ses nuages et le bleu tendre de son azur. [...] ils demeuraient les yeux fixés et perdus sur le lac ensoleillé des vitres. Un mirage se levait pour eux de cette eau aveuglante, ils voyaient des pâturages à l'infini, le Cotentin trempé par les haleines de l'océan, baigné d'une vapeur lumineuse, qui fondait l'horizon dans un gris délicat d'aquarelle; [...] tout l'infini de ce lac de verre et de zinc luisant au soleil".]

Les cœurs élargis des salades brûlaient, la gamme du vert éclatait en vigueurs superbes, les carottes saignaient, les navets devenaient incandescents, dans ce brasier triomphal. À sa gauche, des tombereaux de choux s'éboulaient encore […]; les variétés des poires, la blanquette, l'angleterre, les beurrés, les messire-jean, les duchesses, trapues, allongées, avec des cous de cygne ou des épaules apoplectiques, les ventres jaunes et verts, relevés d'une pointe de carmin", coquetterie indexée dans ce roman aussi l'isotopie /érotisme/: "Les pommes, les poires s'empilaient, avec des régularités d'architecture, faisant des pyramides, montrant des rougeurs de seins naissants […]. Les cerises ressemblaient à des lèvres trop étroites de Chinoise qui souriaient: les Montmorency, lèvres trapues de femme grasse; les guignes, chair commune, noire, meurtrie de baisers […]; elle [la Sariette] faisait de son étalage une grande volupté nue."

Il n'est d'ailleurs pas sans intérêt de rapprocher les deux romans de la profusion des marchandises, à partir d'un radical (préfixé) statistiquement révélateur:


Figure 5 : graphique du pic de "entass-" dans les Rougon

N.B.: Sans vouloir se complaire dans l'accumulation des extraits du corpus zolien, on citera les deux suivants, dont l'intérêt réside dans la densité des leitmotives lexicaux. Or, que ce soit dans un contexte respectivement religieux ou météorologique, et même quand la métaphore montagnarde des lieux parisiens, hyperbolique, est longuement filée, la dimension humoristique est absente, contrairement au Bonheur des tissus qui constitue de ce point de vue un dépassement:

- Son Excellence Eugène Rougon: "Entre les deux larges rideaux, l'église se creusait, immense, dans une vision surhumaine de tabernacle. Les voûtes, d'un bleu tendre, étaient semées d'étoiles. Les verrières étalaient, autour de ce firmament, des astres mystiques, attisant les petites flammes vives d'une braise de pierreries. Partout, des hautes colonnes, tombait une draperie de velours rouge, qui mangeait le peu de jour traînant sous la nef; et, dans cette nuit rouge, brûlait seul, au milieu, un ardent foyer de cierges, des milliers de cierges en tas, plantés si près les uns des autres, qu'il y avait là comme un soleil unique, flambant dans une pluie d'étincelles. C'était au centre de la croisée, sur une estrade, l'autel qui s'embrasait. A gauche, à droite, s'élevaient des trônes. Un large dais de velours doublé d'hermine mettait, au-dessus du trône le plus élevé, un oiseau géant, au ventre de neige, aux ailes de pourpre."

- Une Page d'amour: "L'astre, bas sur l'horizon, avait un éclat de lampe d'argent. Il brûlait sans chaleur, dans la réverbération de la neige, au milieu de l'air glacé. En bas, de vastes toitures, les tuiles de la Manutention, les ardoises des maisons du quai, étalaient des draps blancs, ourlés de noir. De l'autre côté du fleuve, le carré du Champ-de-Mars déroulait une steppe, où des points sombres, des voitures perdues, faisaient songer à des traîneaux russes filant avec un bruit de clochettes; tandis que les ormes du quai d'Orsay, rapetissés par l'éloignement, alignaient des floraisons de fins cristaux, hérissant leurs aiguilles. Dans l'immobilité de cette mer de glace, la Seine roulait des eaux terreuses, entre ses berges qui la bordaient d'hermine; elle charriait depuis la veille, et l'on distinguait nettement, contre les piles du pont des Invalides, l'écrasement des blocs s'engouffrant sous les arches. Puis, les ponts s'échelonnaient, pareils à des dentelles blanches, de plus de plus délicates, jusqu'aux roches éclatantes de là Cité, que les tours de Notre-Dame surmontaient de leurs pics neigeux. D'autres pointes, à gauche, trouaient la plaine uniforme des quartiers. Saint-Augustin, l'Opéra, la tour Saint-Jacques, étaient comme des monts où règnent les neiges éternelles; plus près, les pavillons des Tuileries et du Louvre, reliés par les nouveaux bâtiments, dessinaient l'arête d'une chaîne aux sommets immaculés."

(7) Sur le comparant musical (dont l'isotopie /expansion/ l'harmonise avec la croissance architecturale et commerciale du magasin, chapitre 10: "De grandes fenêtres éclairaient d'une clarté blanche cette galerie, dont le plafond, malgré ses quatre mètres de hauteur, semblait bas, écrasé par le développement démesuré des autres dimensions"), cf. le chapitre 4: "Aussi, le Bonheur des Dames, dès huit heures, flambait-il aux rayons de ce clair soleil, dans la gloire de sa grande mise en vente des nouveautés d'hiver. Des drapeaux flottaient à la porte, des pièces de lainage battaient l'air frais du matin, animant la place Gaillon d'un vacarme de fête foraine; tandis que, sur les deux rues, les vitrines développaient des symphonies d'étalages, dont la netteté des glaces avivait encore les tons éclatants. C'était comme une débauche de couleurs, une joie de la rue qui crevait là, tout un coin de consommation largement ouvert, et où chacun pouvait aller se réjouir les yeux. […] Mouret suivait du regard le travail de Hutin, qui s'attardait à mettre des soies bleues à côté de soies grises et de soies jaunes, puis qui se reculait, pour juger de l'harmonie des tons. Brusquement, il intervint. - Mais pourquoi cherchez-vous à ménager l'œil? dit-il. N'ayez donc pas peur, aveuglez-le … Tenez! du rouge! du vert! du jaune! Il avait pris les pièces, il les jetait, les froissait, en tirait des gammes éclatantes. Tous en convenaient, le patron était le premier étalagiste de Paris, un étalagiste révolutionnaire à la vérité, qui avait fondé l'école du brutal et du colossal dans la science de l'étalage. Il voulait des écroulements, comme tombés au hasard des casiers éventrés, et il les voulait flambants des couleurs les plus ardentes, s'avivant l'un par l'autre. En sortant du magasin, disait-il, les clientes devaient avoir mal aux yeux. Hutin, qui, au contraire, était de l'école classique de la symétrie et de la mélodie cherchées dans les nuances, le regardait allumer cet incendie d'étoffes au milieu d'une table, sans se permettre la moindre critique, mais les lèvres pincées par une moue d'artiste dont une telle débauche blessait les convictions."
L'art, en particulier musical, est encore inséparable du feu, au chapitre 9: "Du reste, pourquoi étalez-vous tant de marchandises? C'est bien fait, si l'on vous vole. On ne doit pas tenter à ce point de pauvres femmes sans défense. Ce fut le dernier mot, qui sonna comme la note aiguë de la journée, dans la fièvre croissante des magasins. […] Il était quatre heures, les rayons du soleil à son coucher entraient obliquement par les larges baies de la façade, éclairaient de biais les vitrages des halls; et, dans cette clarté d'un rouge d'incendie, montaient, pareilles à une vapeur d'or, les poussières épaisses, soulevées depuis le matin par le piétinement de la foule. Une nappe enfilait la grande galerie centrale, découpait sur un fond de flammes, les escaliers, les ponts volants, toute cette guipure de fer suspendue. Les mosaïques et les faïences des frises miroitaient, les verts et les rouges des peintures s'allumaient aux feux des ors prodigués. C'était comme une braise vive, où brûlaient maintenant les étalages, les palais de gants et de cravates, les girandoles de rubans et de dentelles, les hautes piles de lainage et de calicot, les parterres diaprés que fleurissaient les soies légères et les foulards. (ibid.)"
L'extrait semble directement emprunté au Paradou de La Faute de l'abbé Mouret (on souligne les reprises lexicales révélatrices): "La clairière était faite de grands rosiers étagés, montant avec une débauche de branches, un fouillis de lianes épineuses tels que des nappes épaisses de feuillage s'accrochaient en l'air, restaient suspendues, tendaient d' un arbuste à l'autre les pans d'une tente volante. On ne voyait, entre ces lambeaux découpés comme de la fine guipure, que des trous de jour imperceptibles, un crible d'azur laissant passer la lumière et une impalpable poussière de soleil. Et de la voûte, ainsi que des girandoles [seconde et dernière occurrence du mot dans le corpus, ce qui conforte la mise en paralléle], pendaient des échappées de branches, de grosses touffes tenues par le fil vert d'une tige, des brassées de fleurs descendant jusqu'à terre, le long de quelque déchirure du plafond, qui traînait, pareille à un coin de rideau arraché. [...] Derrière le maître-autel, des draps d'or étaient tendus; sur les gradins, des ruissellements d'orfèvrerie coulaient, des chandeliers s'épanouissant en gerbes de clartés, des encensoirs où brûlait une braise de pierreries, des vases sacrés peu à peu élargis, avec des rayonnements de comètes; et, partout, c'était une pluie de fleurs lumineuses au milieu de dentelles volantes, des nappes, des bouquets, des guirlandes de roses, dont les cœurs en s'ouvrant laissaient tomber des étoiles."

Quant à la décoration musicale, elle était déjà au centre de La Curée (on souligne ici les items de l'isotopie musicale, mais aussi d'autres comparants réitérés dans le Bonheur): "Ce salon, avec ses tentures, ses rideaux et ses portières de satin bouton-d'or, avait un charme voluptueux, d'une saveur originale et exquise. Les clartés du lustre, très délicatement fouillé, chantaient une symphonie en jaune mineur, au milieu de toutes ces étoffes couleur de soleil. C'était comme un ruissellement de rayons adoucis, un coucher d'astre s'endormant sur une nappe de blés mûrs. [...] Cette maison suspecte du plaisir mondain était devenue une chapelle où elle pratiquait à l'écart une nouvelle religion. Maxime ne mettait pas seulement en elle la note aiguë qui s'accordait avec ses toilettes folles; il était l'amant fait pour cet hôtel, aux larges vitrines de magasin, et qu'un ruissellement de sculptures inondait des greniers aux caves; […] Un parfum indéfinissable, fort, excitant, traînait, fait de mille parfums: sueurs humaines, haleines de femmes, senteurs de chevelures; et des souffles doux et fades jusqu'à l'évanouissement, étaient coupés par des souffles pestilentiels, rudes, chargés de poisons. Mais, dans cette musique étrange des odeurs, la phrase mélodique qui revenait toujours, dominant, étouffant les tendresses de la Vanille et les acuités des Orchidées, c'était cette odeur humaine, pénétrante, sensuelle, cette odeur d'amour qui s'échappe le matin de la chambre close de deux jeunes époux."

Le comparant musical indexera de façon plus marquée le sens olfactif du roman de l'alimentation pléthorique (l'unification indexant les isotopies /primeur/, /charcuterie/, /poissonnerie/, /crémerie/) qu'est Le Ventre de Paris, après il est vrai un incipit pictural: "Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs cœurs éclatants; les paquets d'épinards, les paquets d'oseille, les bouquets d'artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines, liées d'un brin de paille, chantaient toute la gamme du vert, de la laque verte des cosses au gros vert des feuilles; gamme soutenue qui allait en se mourant, jusqu'aux panachures des pieds de céleris et des bottes de poireaux. Mais les notes aiguës, ce qui chantait plus haut, c'étaient toujours les taches vives des carottes, les taches pures des navets, semées en quantité prodigieuse le long du marché, l'éclairant du bariolage de leurs deux couleurs. Au carrefour de la rue des Halles, les choux faisaient des montagnes; les énormes choux blancs, serrés et durs comme des boulets de métal pâle […] Près d'une corbeille, une bougie allumée mettait là, sur tout le noir d'alentour, une chanson aiguë de couleur, les panachures vives des marguerites, le rouge saignant des dahlias, le bleuissement des violettes, les chairs vivantes des roses. [...] Alors je fis une véritable œuvre d'art. Je pris les plats, les assiettes, les terrines, les bocaux; je posai les tons, je dressai une nature morte étonnante, où éclataient des pétards de couleur, soutenus par des gammes savantes. Les langues rouges s'allongeaient avec des gourmandises de flamme, et les boudins noirs, dans le chant clair des saucisses [...] Les larges cuivres de la cheminée luisaient, les volailles fumaient, la graisse chantait dans la lèchefrite, [...] Elle le renvoyait d'ordinaire à la cuisine, sachant que le bruit des hachoirs, la chanson des graisses, le tapage des marmites, l'égayaient […] On déballait les carpes du Rhin, mordorées, si belles avec leurs roussissures métalliques, et dont les plaques d'écailles ressemblent à des émaux cloisonnés et bronzés; les grands brochets, allongeant leurs becs féroces, brigands des eaux, rudes, d'un gris de fer; les tanches, sombres et magnifiques, pareilles à du cuivre rouge taché de vert-de-gris. Au milieu de ces dorures sévères, les mannes de goujons et de perches, les lots de truites, les tas d'ablettes communes, de poissons plats pêchés à l'épervier, prenaient des blancheurs vives, des échines bleuâtres d'acier peu à peu amollies dans la douceur transparente des ventres; et de gros barbillons, d'un blanc de neige, étaient la note aiguë de lumière de cette colossale nature morte. […] Il y avait là, sur le marbre, un saumon superbe, entamé, montrant la blondeur rose de sa chair, des turbots d'une blancheur de crème, […] les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, […] les neufchâtel, les limbourg, les marolles, les pont-l'évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë et particulière dans cette phrase rude jusqu'à la nausée; […] Trois brie, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes; deux, très-secs, étaient dans leur plein; le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d'une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes […]. Le camembert élargissait ses exhalaisons, étouffait les autres senteurs sous une abondance surprenante d'haleines gâtées. Cependant, au milieu de cette phrase vigoureuse, le parmesan jetait par moments un filet mince de flûte champêtre; tandis que les brie y mettaient des douceurs fades de tambourins humides. Il y eut une reprise suffocante du livarot. Et cette symphonie se tint un moment sur une note aiguë du géromé anisé, prolongée en point d'orgue. […] il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un chant large de basse" (plus originaux que le poncif "la chanson continue des filets d'eau", ibid.).

C'est d'ailleurs du Ventre de Paris, où le domaine charcutier se prête à la comparaison non seulement musicale mais du textile précieux ("des colliers de saucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symétriques, semblables à des cordons et à des glands de tentures riches; tandis que, derrière, des lambeaux de crépine mettaient leur dentelle, leur fond de guipure blanche et charnue, [...] des barriques défoncées débordaient d'une choucroute jaune, déchiquetée comme de la vieille guipure") que semble directement transposé ce passage du chapitre 14 du Bonheur des Dames: "Cela était dans l'air de la maison, dans cette bataille pour l'existence, dont les massacres continus chauffaient la vente autour de lui. Il était emporté par le jeu de la machine, pris de l'appétit des autres, de la voracité qui, de bas en haut, jetait les maigres à l'extermination des gras."

Citons encore le végétal de La Faute de l'abbé Mouret lui aussi indexé à l'isotopie musicale: "Ensuite, un chant de flûte se faisait entendre, de petites notes musquées qui s'égrenaient du tas de violettes posé sur la table, près du chevet; et cette flûte, brodant sa mélodie sur l'haleine calme, l'accompagnement régulier des lis de la console, chantait les premiers charmes de son amour, le premier aveu, le premier baiser sous la futaie. Mais elle suffoquait davantage, la passion arrivait avec l'éclat brusque des œillets, à l'odeur poivrée, dont la voix de cuivre dominait un moment toutes les autres. Elle croyait qu'elle allait agoniser dans la phrase maladive des soucis et des pavots, qui lui rappelait les tourments de ses désirs. Et, brusquement, tout s'apaisait, elle respirait plus librement, elle glissait à une douceur plus grande, bercée par une gamme descendante des quarantaines, se ralentissant, se noyant, jusqu'à un cantique adorable des héliotropes, dont les haleines de vanille disaient l'approche des noces."

Enfin l'isotopie affecte même le commentaire métalinguistique, dans une note liminaire d'Une Page d'amour: "on doit, tout en jugeant chaque roman à part, tenir compte de la place harmonique qu'il occupe dans cet ensemble."

(8) Cf. La Faute de l'abbé Mouret, opus par excellence centré sur la religion, où le textile immaculé sert de comparant, au sein du contraste végétal suivant au Paradou: "La vie rieuse du rose s'épanouissait ensuite: le blanc rose, à peine teinté d'une pointe de laque, neige d'un pied de vierge qui tâte l'eau d'une source; le rose pâle, plus discret que la blancheur chaude d'un genou entrevu, que la lueur dont un jeune bras éclaire une large manche; le rose franc, du sang sous du satin, des épaules nues, des hanches nues, tout le nu de la femme, caressé de lumière; le rose vif, fleurs en boutons de la gorge, fleurs à demi ouvertes des lèvres, soufflant le parfum d'une haleine tiède. Et les rosiers grimpants, les grands rosiers à pluie de fleurs blanches, habillaient tous ces roses, toutes ces chairs, de la dentelle de leurs grappes, de l'innocence de leur mousseline légère; tandis que, çà et là, des roses lie de vin, presque noires, saignantes, trouaient cette pureté d'épousée d'une blessure de passion. Noces du bois odorant, menant les virginités de mai aux fécondités de juillet et d'août; premier baiser ignorant, cueilli comme un bouquet, au matin du mariage. Jusque dans l'herbe, des roses mousseuses, avec leurs robes montantes de laine verte, attendaient l'amour. Le long du sentier, rayé de coups de soleil, des fleurs rôdaient, des visages s'avançaient, appelant les vents légers au passage. Sous la tente déployée de la clairière, tous les sourires luisaient. Pas un épanouissement ne se ressemblait. Les roses avaient leurs façons d'aimer. Les unes ne consentaient qu'à entrebâiller leur bouton, très timides, le cœur rougissant, pendant que d'autres, le corset délacé, pantelantes, grandes ouvertes, semblaient chiffonnées, folles de leur corps au point d'en mourir." (Cf. ibid. plus crûment: "Cette casuistique savante du vice, étalant l'abomination de l'homme, descendant jusqu'aux cas les plus monstrueux des passions hors nature, violait brutalement sa virginité de corps et d'esprit. Il restait à jamais sali, comme une épousée, initiée d'une heure à l'autre aux violences de l'amour"). Notons que c'est dans cet opus, qui présente le charnel dans son antinomie avec le spirituel, et non ceux qui seulement meurtrissent et/ou sensualisent la chair (Bête humaine, Ventre de Paris, Bonheur), que ce mot est statistiquement dominant :


Figure 6 : graphique du pic du mot "chair" dans les Rougon

(9) Dans un contraste que nous suggère encore de relever C. Duteil entre le lumineux et le sombre: ici "noire(s), assombrie, nuit, le jour qui baissait, lentes ténèbres, profondeurs lointaines, ombres".
Restent deux autres occurrences du syntagme renvoyant au rêve, d'une part dans Une Page d'amour: "Une planète, presque au ras de l'horizon, luisait comme une escarboucle, tandis qu'une poussière d'étoiles presque invisibles sablait la voûte d' un sable pailleté d'étincelles", d'autre part dans le contexte pictural de L'Œuvre: "Paris allumé s'était endormi, il n'y avait plus là que la vie des becs de gaz, des taches rondes qui scintillaient, qui se rapetissaient, pour n'être, au loin, qu'une poussière d'étoiles fixes. D'abord, les quais se déroulaient, avec leur double rang de perles lumineuses".
Mallarmé - qui d'ailleurs vantait "l'admirable tentative linguistique" de L'Assommoir - n'est pas loin avec le réalisme transcendant de sa poésie qu'indique ici son hypallage célèbre de l'alexandrin Neiger de blancs bouquets d'étoiles parfumées.

(10) Déjà au chapitre 4 ce mélange de douceur et de violence, dialectisé par le début et la fin de la vente, de onze heures au soir, prenait des accents de conte féérique: "Et le cœur de Mouret était surtout serré par la paix morte du hall: le jour y tombait de haut, d'un vitrage aux verres dépolis, qui tamisait la clarté en une poussière blanche, diffuse et comme suspendue, sous laquelle le rayon des soieries semblait dormir, au milieu d'un silence frissonnant de chapelle.

[Cf. La Faute de l'abbé Mouret: "il n'y avait plus qu'un grand silence frissonnant, une attente religieuse". L'épithète est cooccurrente du marin à l'incipit du Ventre de Paris: "cet immense développement des Halles, qui lui donnait, au milieu des rues étranglées de Paris, la vision vague d'un bord de mer, avec les eaux mortes et ardoisées d'une baie, à peine frissonnantes du roulement lointain de la houle."]

[…] Du dehors ne venaient plus que les roulements des derniers fiacres, au milieu de la voix empâtée de Paris, un ronflement d'ogre repu, digérant les toiles et les draps, les soies et les dentelles, dont on le gavait depuis le matin. A l'intérieur, sous le flamboiement des becs de gaz, qui, brûlant dans le crépuscule, avaient éclairé les secousses suprêmes de la vente, c'était comme un champ de bataille encore chaud du massacre des tissus. Les vendeurs, harassés de fatigue, campaient parmi la débâcle de leurs casiers et de leurs comptoirs, que paraissait avoir saccagés le souffle furieux d'un ouragan.

[Cf. toujours dans La Faute de l'abbé Mouret le combat de la chair et de l'esprit, au cours d'une hallucination: "Sa forêt de branches était une forêt de membres, de jambes, de bras, de torses, de ventres, qui suaient la sève; des chevelures de femmes pendaient; des têtes d'hommes faisaient éclater l'écorce, avec des rires de bourgeons naissants; tout en haut, les couples d'amants, pâmés au bord de leurs nids, emplissaient l'air de la musique de leur jouissance et de l'odeur de leur fécondité. Un dernier souffle de l'ouragan qui s'était rué sur l'église, en balaya la poussière, la chaire et le confessionnal en poudre, les images saintes lacérées, les vases sacrés fondus".
Citons encore, pour la cooccurrence, ce passage de L'Argent: "cette crise de chaque jour, cette activité folle, le monstrueux ouragan de millions qui avait traversé sa vie, en la saccageant". Le contexte est aussi celui de l'incendie destructeur dans La Débâcle, qui déjà brûlait la neige textile: "Des maisons et des édifices saccagés, des rues éventrées, de tant de ruines et de tant de souffrances, la vie grondait encore, au milieu du flamboiement de ce royal coucher d'astre, dans lequel Paris achevait de se consumer en braise"]

On longeait avec peine les galeries du rez-de-chaussée, obstruées par la débandade des chaises; il fallait enjamber, à la ganterie, une barricade de cartons, entassés autour de Mignot; aux lainages, on ne passait plus du tout, Liénard sommeillait au-dessus d'une mer de pièces, où des piles restées debout, à moitié détruites, semblaient des maisons dont un fleuve débordé charrie les ruines;

[syntagme réitéré aux chapitres 10 et 4, mais comparant de l'humain, sur l'isotopie /activisme commercial/: "la houle des pièces d'étoffe avait encore monté sur les parquets. Maintenant, dans tous les rayons, des écroulements pareils encombraient le sol [...]. Une houle compacte de têtes roulait sous les galeries, s'élargissant en fleuve débordé au milieu du hall. Toute une bataille du négoce montait, les vendeurs tenaient à merci ce peuple de femmes, qu'ils se passaient des uns aux autres, en luttant de hâte. L'heure était venue du branle formidable de l'après-midi, quand la machine surchauffée, menait la danse des clientes et leur tirait l'argent de la chair." Ailleurs, sur l'isotopie /politique/ dans La Fortune des Rougon: "Il se sentait en plein pays de rébellion; autour de lui, le tocsin sonnait, la Marseillaise grondait, avec des clameurs de fleuve débordé", sur /psychologie/ dans L'Argent: "Il parla de l'enfant souvent encore, remettant sa visite, cédant au fleuve débordé qui l'emportait", sur /génération/ dans Le Docteur Pascal: "Il parlait en bienfaiteur, qui, du moment où l'hérédité faisait le monde, voulait en fixer les lois pour disposer d'elle, et refaire un monde heureux. Puis, n'y avait-il donc que de la boue, dans ce fleuve débordé, dont il lâchait les écluses?", enfin sur /destruction/ dans Germinal: "Mais lui-même claquait des dents, une minute de plus, et il était englouti: tout crevait là-haut, c'était un fleuve débordé, une pluie meurtrière de charpentes"]

et, plus loin, le blanc avait neigé à terre, on butait contre des banquises [hapax, que l'on signale par contraste avec les réitérations lexicales; de même la "mousse blanche" qui "monte en neige" ne donne pas lieu dans le roman à la réécriture marine du radical <écum->] de serviettes, on marchait sur les flocons légers des mouchoirs. Mêmes ravages en haut, dans les rayons de l'entresol: les fourrures jonchaient les parquets, les confections s'amoncelaient comme des capotes de soldats mis hors de combat, les dentelles et la lingerie, dépliées, froissées, jetées au hasard, faisaient songer à un peuple de femmes qui se serait déshabillé là, dans le désordre d'un coup de désir; tandis que, en bas, au fond de la maison, le service du départ, en pleine activité, dégorgeait toujours les paquets dont il éclatait et qu'emportaient les voitures, dernier branle de la machine surchauffée. [...] Mouret, indigné d'avoir peur, croyait sentir sa grande machine s'immobiliser et se refroidir sous lui. [...] Et il ne se trompait plus aux bruits qui lui arrivaient du dehors, roulements de fiacres, claquement de portières, brouhaha grandissant de foule. Il sentait, à ses pieds, la machine se mettre en branle, s'échauffer et revivre [...]. C'était, au fond du hall, autour d'une des colonnettes de fonte qui soutenaient le vitrage, comme un ruissellement d'étoffe, une nappe bouillonnée tombant de haut et s'élargissant jusqu'au parquet. Des satins clairs et des soies tendres jaillissaient d'abord: les satins à la reine, les satins renaissance, aux tons nacrés d'eau de source; les soies légères aux transparences de cristal, vert Nil, ciel indien, rose de mai, bleu Danube. Puis, venaient des tissus plus forts, les satins merveilleux, les soies duchesse, teintes chaudes, roulant à flots grossis. Et, en bas, ainsi que dans une vasque, dormaient les étoffes lourdes, les armures façonnées, les damas, les brocarts, les soies perlées et lamées, au milieu d'un lit profond de velours, tous les velours, noirs, blancs, de couleur, frappés à fond de soie ou de satin, creusant avec leurs taches mouvantes un lac immobile où semblaient danser des reflets de ciel et de paysage. Des femmes, pâles de désirs, se penchaient comme pour se voir. Toutes, en face de cette cataracte lâchée, restaient debout, avec la peur sourde d'être prises dans le débordement d'un pareil luxe et avec l'irrésistible envie de s'y jeter et de s'y perdre."

Insistons sur le fait que le merveilleux se manifeste par la métamorphose artistique de la nature: "la mercerie paraissait noyée; plus loin, au blanc, un angle de soleil, entré par la vitrine de la rue Neuve Saint-Augustin, était comme une flèche d'or dans la neige" qui transmute "l'or sonnant sur le cuivre des caisses" en lui ôtant son caractère platement matérialiste.

Le syntagme est réitéré, en corrélation avec le textile devenu comparant du paysage naturel auquel le point de vue d'Hélène, héroïne d'Une Page d'amour (I, 5), confère sa sérénité: "Une vapeur, qui suivait la vallée de la Seine, avait noyé les deux rives. C'était une buée légère, comme laiteuse, que le soleil peu à peu grandi éclairait. On ne distinguait rien de la ville, sous cette mousseline flottante, couleur du temps. Dans les creux, le nuage épaissi se fonçait d'une teinte bleuâtre, tandis que, sur de larges espaces, des transparences se faisaient, d'une finesse extrême, poussière dorée où l'on devinait l'enfoncement des rues. [...] Et, au-dessus de cette immensité, de cette nuée descendue et endormie sur Paris, un ciel très pur, d'un bleu effacé, presque blanc, déployait sa voûte profonde. Le soleil montait dans un poudroiement adouci de rayons. Une clarté blonde, du blond vague de l'enfance, se brisait en pluie, emplissait l'espace de son frisson tiède. C'était une fête, une paix souveraine et une gaieté tendre de l'infini, pendant que la ville, criblée de flèches d'or, paresseuse et somnolente, ne se décidait point à se montrer sous ses dentelles." L'Œuvre (IV) se situe dans ce sillage, avec la perspective du peintre Claude: "Ah! que de beaux couchers de soleil ils eurent! [...] tout d'un coup, l'astre, disparu déjà, couché derrière un voile de vapeurs, perçait ce rempart d'une telle poussée de lumière, que des traits d'étincelles jaillissaient, partaient d'un bout du ciel à l'autre, visibles, ainsi qu'une volée de flèches d'or." Déjà Flaubert cédait au cliché romantique: "Madame Bovary avait ouvert sa fenêtre sur le jardin, et elle regardait les nuages. Ils s'amoncelaient au couchant du côté de Rouen, et roulaient vite leurs volutes noires, d'où dépassaient par derrière les grandes lignes du soleil, comme les flèches d'or d'un trophée suspendu".

(11) On retrouve ce même mouvement (tactique) allant de l'érotisme dominant à la chute religieuse, via la chaleur du désir et la froideur nivale du tissu, dès le chapitre 3: "ces dames n'avaient pas lâché les dentelles. Elles s'en grisaient. C'était, sur leurs genoux, la caresse d'un tissu miraculeux de finesse, où leurs mains coupables s'attardaient. [...] Mais, dans cette volupté molle du crépuscule, au milieu de l'odeur échauffée de leurs épaules, il demeurait quand même leur maître, sous le ravissement qu'il affectait. Il était femme, elles se sentaient pénétrées et possédées par ce sens délicat qu'il avait de leur être secret, et elles s'abandonnaient, séduites; tandis que lui, certain dès lors de les avoir à sa merci, apparaissait, trônant brutalement au-dessus d'elles, comme le roi despotique du chiffon. - Oh! monsieur Mouret! monsieur Mouret! balbutiaient des voix chuchotantes et pâmées, au fond des ténèbres du salon. Les blancheurs mourantes du ciel s'éteignaient dans les cuivres des meubles. Seules, les dentelles gardaient un reflet de neige sur les genoux sombres de ces dames, dont le groupe confus semblait mettre autour du jeune homme de vagues agenouillements de dévotes." Au niveau lexical, on a là la deuxième et dernière occurrence dans le roman du radical "despot-" (sur 25 au total dans le corpus zolien, ce qui est peu par rapport aux 120 occ. dans le corpus balzacien, à titre d'exemple; et pour prolonger la comparaison avec La Bête humaine, l'unique occurrence qui y est attestée se situe dans le même contexte de relation charnelle, mais avec une inversion des rôles masculin/féminin: "Elle n'obéissait pas, elle marchait sur lui, au contraire, avec le sourire invincible et despotique de la femme qui se sait toute-puissante par le désir. Quand elle le tiendrait dans ses bras, il céderait à sa chair, il ferait ce qu'elle voudrait."). Quant à "mourantes", l'épithète est étroitement soudée à son paronyme Mouret par l'antonymie de l'aspect /cessatif/ opposé à /inchoatif/ de la pâmoison qu'il provoque chez ses adoratrices.

Notons au passage que dans le corpus, les romans où l'on se pâme sont les premiers, le Bonheur étant déficitaire concernant ce morphème "pâm-" et ses dérivés:


Figure 7 : graphique du pic de "pâm-" dans les Rougon

En revanche, ceux où l'on commet une prédation agressive se situent dans la seconde moitié, comme le montrent ces autres radicaux et leurs dérivés:


Figure 8 : graphique du pic de "dévor-" dans les Rougon


Figure 9 : graphique du pic de "tortur-" dans les Rougon

N.B.: Le choix du radical/dérivé(s) est discriminant; en effet, un autre exemple le démontre: alors que l'épithète "colossal-" crédite le corpus Zola d'un pic statistique, dans la base Auteurs, conformément au style Second Empire, tel n'est pas le cas de la chaîne "coloss-", dominante chez le Hugo poète.

(12) Des régularités de relations entre isotopies (corollaires de ce que F. Rastier appelle le réseau associatif) se manifestent remarquablement au sein du roman; ainsi, de même que la chaleur brûlante est liée aussi bien à l'éclairage qu'aux combats du négoce, de même cette violence est indissociable de l'érotisme (et confine à la pathologie), comme en témoignent les constantes lexicales de ces citations: Mme de Boves qui déjà au chapitre 4 se présentait ainsi: "Le comptoir débordait, elle plongeait les mains dans ce flot montant de guipures, de malines, de Valenciennes, de Chantilly, les doigts tremblants de désir, le visage peu à peu chauffé d'une joie sensuelle; tandis que Blanche, près d'elle, travaillée de la même passion, était très pâle, la chair soufflée et molle", est décrite avec sa fille en des termes plus négatifs au chapitre 14, celui-là même où la thématique de la mort par submersion est associée à celle de l'organisme blessé: "Déjà, la plaie, laissée à son flanc [du palais de la mode] par la démolition de la masure de Bourras, se trouvait si bien cicatrisée, qu'on aurait vainement cherché la place de cette verrue ancienne; [...] peu à peu, les roues de fiacres les éclaboussaient, des affiches les noyaient, les collaient ensemble, flot montant de la publicité, qui semblait la dernière pelletée de terre jetée sur le vieux commerce;

[Après cette isotopie /stratégie commerciale/, le syntagme comparant hyperbolique, figé au sein du corpus zolien, est indexé à /obésité alimentaire/ dans Le Ventre de Paris: "Elle était énorme de vie sédentaire, la taille débordante, la tête rejetée en arrière par la force de la gorge et le flot montant de la graisse"; à /fécondité/ dans La Faute de l'abbé Mouret: "Des pierres restaient prises dans le bois, arrachées du sol par le flot montant de la sève"; à /finance/ dans La Curée: "Aristide Saccard, depuis les premiers jours, sentait venir ce flot montant de la spéculation, dont l'écume allait couvrir Paris entier"; à /goût esthétique/ dans L'Œuvre: "un flot montant de théories, une griserie d'opinions extrêmes qui rendait les langues pâteuses, toute la passion de l'art dont brûlait leur jeunesse"; ou encore à /économie/ dans Germinal (à propos de l'ogre, supra). L'adaptation contextuelle méritait d'être soulignée. Elle est au service d'une originalité, étrangère au cliché du simple flot d'affluence.]

[...] elle volait pour voler, comme on aime pour aimer, sous le coup de fouet du désir, dans le détraquement de la névrose que ses appétits de luxe inassouvis avaient développée en elle, autrefois, à travers l'énorme et brutale tentation des grands magasins. [...] Des chiffres sonnaient, tout un marchandage fouettait les désirs, ces dames achetaient des dentelles à pleines mains. [...] Ce fut le dernier coup porté à ces dames. Cette idée d'avoir de la marchandise à perte fouettait en elles l'âpreté de la femme, dont la jouissance d'acheteuse est doublée, quand elle croit voler le marchand. [...] Mme Marty demeurait seule avec sa fille, dans la crise finale de la vente. Elle ne pouvait s'en détacher, lasse à mourir, retenue par des liens si forts, qu'elle revenait toujours sur ses pas, sans besoin, battant les rayons de sa curiosité inassouvie. C'était l'heure où la cohue, fouettée de réclames, achevait de se détraquer; les soixante mille francs d'annonces payés aux journaux, les dix mille affiches collées sur les murs, les deux cent mille catalogues lancés dans la circulation, après avoir vidé les bourses, laissaient à ces nerfs de femmes l'ébranlement de leur ivresse [...] si Denise s'était livrée le premier jour, Mouret sans doute l'aurait oubliée le lendemain; tandis que, en se refusant, elle avait fouetté son désir, elle le rendait fou, capable de toutes les sottises. Une rouée, une fille de vice savant, n'aurait pas agi d'une autre façon que cette innocente."

Au-delà de ce roman, et pour prolonger sur ce thème la comparaison avec La Bête humaine, on aurait pu s'attendre ici au même réseau associatif. Or les occurrences suivantes montrent une mise en sourdine de l'érotisme au profit d'une violence qui est avant tout celle du corps soumis à l'épreuve de la météorologie (laquelle finit par être le comparant privilégié du mal intérieur): "Tout de suite, dès la sortie de la halle couverte, les deux hommes étaient entrés dans la neige. Le vent soufflait de l'est, la machine avait ainsi vent debout, fouettée de face par les rafales; [...] Et, debout sur la plaque de tôle qui reliait la machine au tender, dans les continuels cahots de la trépidation, Jacques, malgré la neige, se penchait à droite, pour mieux voir. Par la vitre de l'abri, brouillée d'eau, il ne distinguait rien; et il restait la face sous les rafales, la peau flagellée de milliers d'aiguilles, pincée d'un tel froid, qu'il y sentait comme des coupures de rasoir. [...] Mais je n'osais pas, emportée dans le vertige de la course, flagellée par le vent qui soufflait en tempête. Mes cheveux se dénouèrent, je croyais que mes doigts raidis allaient laisser échapper la tringle. [...] La fureur de Roubaud ne se calmait point. Dès qu'elle semblait se dissiper un peu, elle revenait aussitôt, comme l'ivresse, par grandes ondes redoublées, qui l'emportaient dans leur vertige. Il ne se possédait plus, battait le vide, jeté à toutes les sautes du vent de violence dont il était flagellé, retombant à l'unique besoin d'apaiser la bête hurlante au fond de lui." Le lien est flagrant avec la trépidation du Bonheur, qu'elle soit au "sens propre" (isotopie /construction/, associée à la "figurée" /météo/: "Mais, par-dessus tout, ce qui assourdissait les gens, c'était la trépidation des machines; tout marchait à la vapeur, des sifflements aigus déchiraient l'air; tandis que, au moindre coup de vent, un nuage de plâtre s'envolait et s'abattait sur les toitures environnantes, ainsi qu'une tombée de neige.") ou au "sens figuré" (isotopie /vente/: "En bas, sous la colossale charpente de fer, dans le hall des soieries, ronflait la vente, la trépidation de la machine en travail; toute la maison vibrait du piétinement de la foule, de la hâte des vendeurs, de la vie des trente mille personnes qui s'écrasaient là [...]").

Excursus : Vu la fréquence du mot "machine" dans tous ces contextes zoliens, de la locomotive aux rouages capitalistes du magasin, tous deux frappés du sceau de la monstruosité destructrice (cf. supra; emblématiques de la théorie naturaliste de Zola elle-même: "c'est là ce qui constitue le roman expérimental : posséder le mécanisme des phénomènes chez l'homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences de l'hérédité et des circonstances ambiantes, puis montrer l'homme vivant dans le milieu social qu'il a produit lui-même, qu'il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue. [...] l'homme n'était plus pour nous qu'une machine animale agissant sous l'influence de l'hérédité et des milieux"), on fournira ci-après des données susceptibles d'utilisations en didactique, telle l'étude du topos de l'homme contre la machine, du mécanisme ennemi de l'humain dans le roman de la deuxième moitié du XIXe s. Quant au pic statistique de Zola, il trouve confirmation auprès d'Hyperbase:


Figure 10 : graphique du pic de "machine-" dans la base Auteurs

On fera observer, par le graphique suivant, que l'inclusion de dérivés, tels "machination(s)" ou "machinalement", permise par la réduction de la chaîne (et quantitativement non négligeable, puisqu'elle entraîne l'ajout de près de 1000 occurrences), n'y change rien:


Figure 11 : graphique du pic de "machin-" dans la base Auteurs

L'absence - injustifiée - de Verne de la liste des auteurs de cette base littéraire n'occultera pas les 154 occurrences de "machine-" dans son corpus, ainsi réparties (auxquelles on ajoutera notamment les 54 occ. de Robur le Conquérant, les 21 du Capitaine Hatteras, les 11 des Indes Noires):


Figure 12 : graphique du pic de "machine-" dans la base Verne

En revanche, le synonyme "engin-" est crédité de 76 occurrences dans ce même corpus Verne, pic quantitatif, contre seulement 3 chez Zola, 5 chez Balzac, 12 chez Hugo. De même "appareil-" est crédité de 250 occurrences dans ce même corpus Verne, autre pic quantitatif, contre 42 chez Zola, 68 chez Balzac, 55 chez Hugo.

D'un point de vue moins quantitatif que qualitatif, quelques contextes méritent ici l'attention, que ce soit la prédiction apocalyptique que le narrateur vernien n'a de cesse de conjurer dans Cinq semaines en ballon: "D'ailleurs, dit Kennedy, cela sera peut-être une fort ennuyeuse époque que celle où l'industrie absorbera tout à son profit! A force d'inventer des machines, les hommes se feront dévorer par elles! Je me suis toujours figuré que le dernier jour du monde sera celui où quelque immense chaudière chauffée à trois milliards d'atmosphères fera sauter notre globe!"; ou plus simplement l'antithèse /échec/ (technologique du forage) vs /découverte/ (humaine d'Axel, narrateur, neveu d'un savant, héros initiatique), dans Voyage au centre de la terre: "Or, jamais minéralogistes ne s'étaient rencontrés dans des circonstances aussi merveilleuses pour étudier la nature sur place. Ce que la sonde, machine inintelligente et brutale, ne pouvait rapporter à la surface du globe de sa texture interne, nous allions l'étudier de nos yeux, le toucher de nos mains."
Néanmoins la réconciliation des deux univers peut s'opérer par la métaphore biologique dans Les cinq cents millions de la Bégum: "C'était à vingt ans un grand corps déhanché et robuste, plein de vie et d'action, une machine organique au maximum de tension et de rendement. [...] Il lui plaisait de fortifier, du surplus de sa sève, cette plante anémique, et de la faire fructifier auprès de lui." Ou par l'utilisation adamique de l'animal, dans cette robinsonnade qu'est L'île mystérieuse: "Bien, répondit Cyrus Smith. Nous en ferons des soufflets de forge! - Des soufflets de forge! s'écria Pencroff. Eh bien! Voilà des phoques qui ont de la chance! C'était, en effet, une machine soufflante, nécessaire pour le traitement du minerai, que l'ingénieur comptait fabriquer avec la peau de ces amphibies." (Dans ce sillage, Tournier dans Vendredi fera du bouc "Andoar volant", instrument éolien ludique.)
Plus trivialement, le contexte de Vingt mille lieues sous les mers aide au repérage de syntagmes figés récurrents, tels les concrets "la chambre des machines" ou "machine à vapeur"; appartenant au genre du roman scientifique, il se caractérise par un vocabulaire technique, qu'un enseignant pourra demander d'identifier: "Cependant, j'examinais avec un intérêt facile à concevoir la machine du Nautilus. Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j'emploie des éléments Bunzen, et non des éléments Ruhmkorff. Ceux-ci eussent été impuissants. Les éléments Bunzen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui vaut mieux, expérience faite. L'électricité produite se rend à l'arrière, où elle agit par des électro-aimants de grande dimension sur un système particulier de leviers et d'engrenages qui transmettent le mouvement à l'arbre de l'hélice. Celle-ci, dont le diamètre est de six mètres et le pas de sept mètres cinquante, peut donner jusqu'à cent vingt tours par seconde. - Et vous obtenez alors? - Une vitesse de cinquante milles à l'heure."

Autre élément pédagogique, la mise en évidence, par exemple dans Le tour du monde en quatre-vingts jours, du fait que l'hyperonyme "machine-" gagne en précision par la lexicalisation contextuelle de ses hyponymes (les machines de locomotion, parmi lesquelles le traîneau à voile; ailleurs le brick, la nacelle, aérostat, ou le Nautilus, "bateau sous-marin"): "à la rigueur, et en Europe, où il s'agit de parcours d'une longueur relativement médiocre, on peut compter sur l'arrivée des trains à heure fixe; mais quand ils emploient trois jours à traverser l'Inde, sept jours à traverser les Etats-Unis, pouvait-on fonder sur leur exactitude les éléments d'un tel problème? Et les accidents de machine, les déraillements, les rencontres, la mauvaise saison, l'accumulation des neiges, est-ce que tout n'était pas contre Phileas Fogg? Sur les paquebots, ne se trouverait-il pas, pendant l'hiver, à la merci des coups de vent ou des brouillards?"

Autre intérêt que l'on peut trouver à la liste Concordance fournie par le logiciel, non des moindres, celui de la visualisation immédiate des spécificités lexicales d'un roman. Ainsi Le Château des Carpathes est-il le seul dans le corpus à comporter trois occurrences du mot collectif suivant, au service d'une topique bien identifiée (hormis celles de Robur, ouvrage moins classique, où "une machinerie électrique qui devait communiquer à ses propulseurs une puissance de locomotion supérieure à tout ce qui avait été obtenu jusqu'alors" relève de la simple technologie novatrice). En effet, conformément au genre du roman fantastique-gothique, cet ensemble de machines y demeurent maféfiques, instruments d'un savant fou: "En somme, tout cela s'expliquait facilement si les êtres humains, malfaiteurs ou autres, qui occupaient le burg, possédaient la machinerie capable de produire ces effets fantasmagoriques. (p. 161) Aussi, pourvu de tout ce qu'il fallait pour ses expériences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les éléments. Et alors l'idée lui vint de les utiliser en vue d'éloigner les importuns. Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et Orfanik installa une machinerie spéciale, destinée à épouvanter le pays en produisant des phénomènes, qui ne pouvaient être attribués qu'à une intervention diabolique. (p. 215) Cette nuit-là, la machinerie de Orfanik, qui était toujours prête à fonctionner, produisit une série de phénomènes purement physiques, de nature à jeter l'épouvante sur le pays environnant: cloche tintant au campanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, mélangées de sel marin, qui donnaient à tous les objets une apparence spectrale, formidables sirènes d'où l'air comprimé s'échappait en mugissements épouvantables, silhouettes photographiques de monstres projetées au moyen de puissants réflecteurs, plaques disposées entre les herbes du fossé de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le courant avait saisi le docteur par ses bottes ferrées, enfin décharge électrique, lancée des batteries du laboratoire, et qui avait renversé le forestier, au moment où sa main se posait sur la ferrure du pont-levis. (p. 217)"

Outre Verne et Zola, l'intertextualité oblige à un détour par quelques acceptions intéressantes. D'abord chez ce prédécesseur du conte fantastique que fut Gautier, dans le contexte ésotériste occultiste d'Avatar: "Une machine électrique, avec ses bouteilles remplies de feuilles d'or et ses disques de verre tournés par des manivelles, élevait sa silhouette inquiétante et compliquée au milieu de la chambre, à côté d'un baquet mesmérique où plongeait une lance de métal et d'où rayonnaient de nombreuses tiges de fer. M. Cherbonneau n'était rien moins que charlatan et ne cherchait pas la mise en scène, mais cependant il était difficile de pénétrer dans cette retraite bizarre sans éprouver un peu de l'impression que devaient causer autrefois les laboratoires d'alchimie." En dehors de ce genre littéraire, l'objet mis au point par le docteur fou n'est pas plus inquiétant que celui, réaliste, de Charles, qui conduira à l'amputation de l'innocent Hippolyte que le docteur Canivet tente de sauver de la torture, occasion pour Flaubert de stigmatiser la médecine de son époque dans Madame Bovary: "Il se tordait, le stréphopode, dans des convulsions atroces, si bien que le moteur mécanique où était enfermée sa jambe frappait contre la muraille à la défoncer. Avec beaucoup de précautions, pour ne pas déranger la position du membre, on retira donc la boîte, et l'on vit un spectacle affreux. Les formes du pied disparaissaient dans une telle bouffissure, que la peau tout entière semblait près de se rompre, et elle était couverte d'ecchymoses occasionnées par la fameuse machine. Hippolyte déjà s'était plaint d'en souffrir; on n'y avait pris garde; il fallut reconnaître qu'il n'avait pas eu tort complètement; et on le laissa libre quelques heures."
Le pessimisme se poursuit chez Loti à travers l'exotisme turc d'Aziyadé, dont l'anticonformisme conduit à la perte d'identité de l'occidental: "La civilisation vous absorbe; les mille et un rouages de la grande machine sociale vous engrènent; vous vous trémoussez dans l'espace; vous vous abêtissez dans le temps, grâce à la vieillesse : vous faites des enfants qui seront aussi bêtes que vous." Pessimisme surtout présent chez Balzac ayant recours à la comparaison/métaphore, dans Les Chouans: "Employer habilement les passions des hommes ou des femmes comme des ressorts que l'on fait mouvoir au profit de l'État, mettre les rouages à leur place dans cette grande machine que nous appelons un gouvernement, et se plaire à y renfermer les plus indomptables sentiments comme des détentes que l'on s'amuse à surveiller, n'est-ce pas créer, et, comme Dieu, se placer au centre de l'univers?" Gobseck: "La vie n'est-elle pas une machine à laquelle l'argent imprime le mouvement? Sachez-le, les moyens se confondent toujours avec les résultats : vous n'arriverez jamais à se séparer l'âme des sens, l'esprit de la matière. L'or est le spiritualisme de vos sociétés actuelles." Les Employés: "Les escompteurs applaudirent à cette doctrine par un mouvement de leurs têtes métalliques; et qui les eût vus, aurait cru entendre les cris de machines mal graissées." Jusqu'à l'isotopie /famille/ qui oppose la dureté maternelle à la tendresse filiale-florale du Lys dans la Vallée: "Pour avoir une idée de cette lutte entre une femme sèche, froide, calculée, ambitieuse, et sa fille, pleine de cette onctueuse et fraîche bonté qui ne tarit jamais, il faudrait vous figurer le lys auquel mon coeur l'a sans cesse comparée, broyé dans les rouages d'une machine en acier poli." ou /militaire/ de La physiologie du mariage: "Jusqu'ici vous n'avez protégé votre honneur que par les jeux d'une puissance entièrement occulte. Désormais les rouages de vos machines conjugales seront à jour. Là où vous prévenez naguère le crime, maintenant il faudra frapper. Vous avez débuté par négocier, et vous finissez par monter à cheval, sabre en main, comme un gendarme de Paris. Vous ferez caracoler votre coursier vous brandirez votre sabre, vous crierez à tue-tête et vous tâcherez de dissiper l'émeute sans blesser personne." En outre, le verbe est indexé comme le nom, ce qui pose le problème de la polysémie/homonymie, dans Illusions perdues: "Ne machine-t-on pas quelque chose contre lui?" Citons enfin La Peau de chagrin qui exploite le topos de la mégalomanie scientifique couplée au surnaturel maléfique: "Je vais vous démontrer en deux mots l'existence d'une machine sous laquelle Dieu lui-même serait écrasé comme une mouche. Elle réduirait un homme à l'état de papier brouillard, un homme botté, éperonné, cravaté, chapeau, or, bijoux, tout… - Quelle horrible machine!"

Pour clore ce rapide panorama - simple échantillon représentatif -, Maupassant feint de s'enthousiasmer, comme le fera de façon plus poétique Verhaeren, pour la description industrielle du Creusot, dans le style colossal affectionné de Zola: "Du feu! on en voit partout. Les immenses bâtiments s'alignent à perte de vue, hauts comme des montagnes et pleins jusqu'au faite de machines qui tournent, tombent, remontent, se croisent, s'agitent, ronflent, sifflent, grincent, crient. Et toutes travaillent du feu. Ici des brasiers, là des jets de flamme, plus loin des blocs de fer ardent vont, viennent, sortent des fours, entrent dans les engrenages, en ressortent, y rentrent cent fois, changent de forme, toujours rouges. Les machines voraces mangent ce feu, ce fer éclatant, le broient, le coupent, le scient, l'aplatissent, le filent, le tordent, en font des locomotives, des navires, des canons, mille choses diverses, fines comme des ciselures d'artistes, monstrueuses comme des œuvres de géants, et compliquées, délicates, brutales, puissantes. Essayons de voir, et de comprendre. [...] On ne distingue plus, on ne sait plus, on perd la tête. C'est un labyrinthe de manivelles, de roues, de courroies, d'engrenages en mouvement. A chaque pas on se trouve devant un monstre qui travaille du fer rouge ou sombre." Antithèse du retour salutaire à la nature, dans la chute: "Oh! quelques fleurs, une prairie, un ruisseau et de l'herbe où se coucher sans pensée et sans autre bruit autour de soi que le glissement de l'eau ou le chant du coq, au loin!" Quant à Daudet, le mot sert de métaphore naïve à la réflexion du Petit chose. Histoire d'un enfant: "Ses yeux voient, ses oreilles entendent. Il respire; il reprend pied... La machine à penser, qui dormait dans un coin du cerveau avec ses rouages fins comme des cheveux de fée, se réveille et se met en branle; d'abord lentement, puis un peu plus vite, puis avec une rapidité folle, tic! tic! tic! à croire que tout va se casser. On sent que cette jolie machine n'est pas faite pour dormir et qu'elle veut réparer le temps perdu… Tic! tic! tic!… Les idées se croisent, s'enchevêtrent comme des fils de soie : Où suis-je, mon Dieu?"