Autour de la comète : de Zola à Proust
L'hypertexte au service de la thématique


Le présent fichier puise dans le corpus des Rougon-Macquart (CD-Rom Catalogue des Lettres, retenu pour sa banalisation dans le monde éducatif et pour la fiabilité de sa numérisation, au niveau philologique). Les extraits ainsi obtenus par assistance informatique sont regroupés et organisés en fonction d'une thématique, autour d'un mot vedette a priori - pour ne pas multiplier les requêtes, on s'est limité au choix d'un seul "mot clé", au sens documentaire, et non herméneutique, du terme. Cette réalisation technique - d'aucuns diraient ce "bricolage" - dans laquelle réside la difficulté se présente sous la forme d'un hypertexte dont les relations lexicales intra- et inter-textuelles à longue portée sont matérialisées par la technologie des hyperliens.
Le problème paraît d'ordre lexical, puisqu'il s'agit de constater d'emblée qu'autour des 8 occurrences de comète(s) attestées dans le corpus zolien, gravitent, si l'on peut dire, une série de co-occurrents dont la présence par rapport au mot-clé est stéréotypée (citons pour exemple "incendi-", "rouge-", "saign-", "couler", "noyer", "jaune", "ardent-", "triomph-", "-bra(i)s-", "flam-", "feux", "allum-", "brûl-", "soleil", "couch-", "étoiles", "astres", "rayon-", "lumière", "éclairer", "éclat", "brillant", "nuée", "nébuleuse", "voie lactée", "poussière", "sable", "constell-", "horizon", "firmament", etc.). En termes sémantiques, F. Rastier, dans la théorie de qui nous nous situons, dirait que la plupart d'entre eux lexicalisent un sème socialement normé du sémème 'comète'. Qu'ils appartiennent au même domaine (astronomique, notamment), ou qu'ils réalisent une connexion métaphorique inter-domaines (tel larmes sur l'isotopie /deuil/, comparant affectif qui relève cette fois d'une norme idiolectale), la transformation de leur statut en celui de corrélats, c'est-à-dire d'éléments susceptibles d'entretenir une relation sémantique avec le mot vedette, n'apparaît contestable qu'aux tenants d'une position grammaticale, qui exigent le repérage d'une structure syntaxique unissant le mot vedette aux corrélats. Or selon notre visée que l'on pourrait qualifier de "distributionnaliste" (une fois écartée sa connotation positiviste), le simple fait de relever leur présence systématique à proximité du mot pivot est nécessaire et suffisante pour écarter l'hypothèse de leur emploi aléatoire (en d'autres termes, à invalider l'explication de leur emplacement par le hasard lexical), et les proposer comme candidats à au moins un parcours interprétatif. Notons que la notion de fréquence demeure ici intuitive, en dépit des bénéfices qu'elle tire du logiciel de lexicométrie Hyperbase d'E. Brunet (avec les mesures scientifiques qu'il fournit concernant Les Rougon-Macquart), au cours de cette étude qui privilégie volontairement l'accès au "plein texte", par souci de simplification de l'outil informatique, dans une utilisation pédagogique. Le plaisir de l'enquête lexicale réside pour bonne part dans la recherche de "chaînons manquants", intermédiaires qui abondent dans les contextes zoliens, pour établir la relation sémantique. Tel par exemple ce rayonnement bénéfique doré du soleil, dont la comète est l'un des attributs dans le premier des romans cités, et qui lui transmet par ce biais son corrélat "fécond". Au-delà de telles lexicalisations, l'intérêt de cette recherche qui concerne le plan du contenu et le sens contextuel réside dans la tentative d'isoler une molécule sémique, laquelle devient ainsi a posteriori le véritable principe d'articulation des passages collectés. Pour y aboutir, nous avons fait usage d'une lecture non linéaire.

1. La Faute de l'Abbé Mouret (1875) : Harmonie du couple, Albine et Serge, dans la nature, laquelle, depuis le début du Livre II, joue un rôle thérapeutique pour Serge. Leur "conquête" est aussi celle d'un couple en rupture avec la norme et qui triomphe du préjugé Note 1. Paragraphe de fusion cosmique dont la violence préfigure celle de la passion :

(II, 13) Ainsi, maintenant, en face, à gauche, à droite, ils étaient les maîtres, ils avaient conquis leur domaine, ils marchaient au milieu d'une nature amie, qui les connaissait, les saluant d'un rire au passage, s'offrant à leurs plaisirs, en servante soumise. Et ils jouissaient encore du ciel, du large pan bleu étalé au-dessus de leurs têtes; les murailles ne l'enfermaient pas, mais il appartenait à leurs yeux, il entrait dans leur bonheur de vivre, le jour avec son soleil triomphant, la nuit avec sa pluie chaude d'étoiles. Il les ravissait à toutes les minutes de la journée, changeant comme une chair vivante, plus blanc au matin qu'une fille à son lever, doré à midi d'un désir de fécondité, pâmé le soir dans la lassitude heureuse de ses tendresses. Jamais il n'avait le même visage. Chaque soir, surtout, il les émerveillait, à l'heure des adieux. Le soleil glissant à l'horizon trouvait toujours un nouveau sourire. Parfois, il s'en allait, au milieu d'une paix sereine, sans un nuage, noyé peu à peu dans un bain d'or. D'autres fois, il éclatait en rayons de pourpre, il crevait sa robe de vapeur, s'échappait en ondées de flammes qui barraient le ciel de queues de comètes gigantesques, dont les chevelures incendiaient les cimes des hautes futaies. Puis, c'étaient, sur des plages de sable rouge, sur des bancs allongés de corail rose, un coucher d'astre attendri, soufflant un à un ses rayons; ou encore un coucher discret, derrière quelque gros nuage, drapé comme un rideau d'alcôve de soie grise, ne montrant qu'une rougeur de veilleuse, au fond de l'ombre croissante; ou encore un coucher passionné, des blancheurs renversées, peu à peu saignantes sous le disque embrasé qui les mordait, finissant par rouler avec lui derrière l'horizon, au milieu d'un chaos de membres tordus qui s'écroulait dans de la lumière.

Au Paradou, cet Eden d'avant "la faute", succède une scène d'imploration et du souvenir du prêtre avec Albine, dans une rêverie hallucinatoire. Le paganisme des phénomènes naturels, qui pénètrent l'église, rivalise avec la richesse des objets religieux sacrés, dans une fête de la vie, équivoque puisque l'or divin est ardent comme le désir interdit qui brûle le prêtre, lequel oscille ainsi de la vénération à la sensualité :

(III, 9) Là, Jésus avait un léger rire de bienveillance, se rapprochant, encourageant les aveux, si bien que le prêtre peu à peu s'enhardissait à lui détailler la beauté d'Albine. Elle avait les cheveux BLONDS des anges. Elle était toute blanche avec de grands yeux doux, pareille aux saintes qui ont des auréoles. Le rire de Jésus pâlissait, mourait comme un rayon d'astre au bord de l'horizon. [...] Oh! la prendre, la posséder encore, sentir son flanc tressaillir de fécondité, faire de la vie, être Dieu! [...] L'abbé Mouret ouvrit les yeux. La vision ardente d'Albine disparut. Ce fut un soulagement brusque, inespéré. Il put pleurer. Des larmes lentes rafraîchirent ses joues, pendant qu'il respirait longuement, n'osant encore remuer, de crainte d'être repris à la nuque. Il entendait toujours un grondement fauve derrière lui. Puis, cela était si doux de ne plus tant souffrir, qu'il s'oublia à goûter ce bien-être. Au-dehors, la pluie avait cessé. Le soleil se couchait dans une grande lueur rouge, qui semblait pendre aux fenêtres des rideaux de satin rose. L'église, maintenant, était tiède, toute vivante de cette dernière haleine du soleil. Le prêtre remerciait vaguement Dieu du répit qu'il voulait bien lui donner. Un large rayon, une poussière d'or, qui traversait la nef, allumait le fond de l'église, l'horloge, la chaire, le maître-autel. Peut-être était-ce la grâce qui lui revenait sur ce sentier de lumière, descendant du ciel? Il s'intéressait aux atomes allant et venant le long du rayon, avec une vitesse prodigieuse, pareils à une foule de messagers affairés portant sans cesse des nouvelles du soleil à la terre. Mille cierges allumés n'auraient pas rempli l'église d'une telle splendeur. Derrière le maître-autel, des draps d'or étaient tendus; sur les gradins, des ruissellements d'orfèvrerie coulaient, des chandeliers s'épanouissant en gerbes de clartés, des encensoirs où brûlait une braise de pierreries, des vases sacrés peu à peu élargis, avec des rayonnements de comètes ; et, partout, c'était une pluie de fleurs lumineuses au milieu de dentelles volantes, des nappes, des bouquets, des guirlandes de roses, dont les cœurs en s'ouvrant laissaient tomber des étoiles. [...] Mais quel émerveillement, lorsque toute cette pompe était ainsi étalée! Il devenait le pontife d'une église d'or. [...] Le rayon de soleil montait toujours, le maître-autel flambait, le prêtre se persuadait que c'était bien la grâce qui lui revenait, pour qu'il éprouvât une telle jouissance intérieure. [...] L'or montait de nouveau, ruisselait entre ses doigts. Il rentrait dans un bain d'or. [...] Il mettait à son lit de noces les rideaux de drap d'or de l'autel. Comme bijoux, il donnait à sa femme les cœurs d'or, les chapelets d'or, les croix d'or, pendus au cou de la Vierge et des Saintes. [...] La nappe de soleil qui inondait le maître-autel avait grandi lentement, allumant les murs d'une rougeur d'incendie. Des flammèches montèrent encore, léchèrent le plafond, s'éteignirent dans une lueur saignante de braise. [...] Il sembla que le feu de ce coucher d'astre venait de crever la toiture, [...] Mais, aujourd'hui, instruit dans la chair, il saisissait jusqu'aux moindres soupirs des feuilles pâmées sous le soleil. [...] Et bientôt tout fut en mouvement; [...] peuple en rut dont le souffle approchait, tempête de vie à l'haleine de fournaise, emportant tout devant elle, dans le tourbillon d'un accouchement colossal. [...] Le village, les bêtes, toute cette marée de vie qui débordait, engloutit un instant l'église sous une rage de corps faisant ployer les poutres. Les femelles, dans la mêlée, lâchaient de leurs entrailles un enfantement continu de nouveaux combattants. [...] Maintenant, l'arbre géant touchait aux étoiles. Sa forêt de branches était une forêt de membres, de jambes, de bras, de torses, de ventres, qui suaient la sève; des chevelures de femmes pendaient; des têtes d'hommes faisaient éclater l'écorce, avec des rires de bourgeons naissants; tout en haut, les couples d'amants, pâmés au bord de leurs nids, emplissaient l'air de la musique de leur jouissance et de l'odeur de leur fécondité. Un dernier souffle de l'ouragan qui s'était rué sur l'église en balaya la poussière, [...] L'arbre de vie venait de crever le ciel. Et il dépassait les étoiles.

Dans ce roman dominent quantitativement non seulement ASTRE* (20 occurrences sur 85 au total) mais aussi le co-occurrent "FECOND*" (23 occ. sur 70 vs 31 pour "FERTIL*" : il manque à ce synonyme le sème /apte à se reproduire/ dans un cycle voué à la généalogie d'une famille reposant sur l'hérédité - cf. les 111 occ. de "hérédit*", ou les 970 de "sang" - comme d'ailleurs son antonyme stéril* (6 occ. sur 25), ainsi que "CHAIR" (76 occ. sur 521) ou "SEVE" (16 occ. sur 51) - mais non "semence" qui domine dans La Terre. On est fondé à prolonger l'enquête lexico-sémantique en s'attardant sur la personnification par la chevelure, élément caractéristique de la comète. On constate ainsi que les co-occurrents fonctionnent entre eux sans forcément la présence du mot-vedette (comète); cela témoigne de la permanence de la molécule sémique, quelles que soient ses lexicalisations, et illustre ainsi le passage du point de vue sémasiologique (entrée dans le corpus par mot clé) à l'onomasiologique (repérage de composants sémantiques récurrents et stables) :

(II, 3) Quelle heureuse et tendre journée! Le soleil entrait à droite, loin de l'alcôve. Serge, pendant toute la matinée, le regarda s'avancer à petits pas. Il le voyait venir à lui, jaune comme de l'or, écornant les vieux meubles, s'amusant aux angles, glissant parfois à terre, pareil à un bout d'étoffe déroulé. C'était une marche lente, assurée, une approche d'amoureuse, étirant ses membres BLONDS, s'allongeant jusqu'à l'alcôve d'un mouvement rythmé, avec une lenteur voluptueuse qui donnait un désir fou de sa possession. Enfin, vers deux heures, la nappe de soleil quitta le dernier fauteuil, monta le long des couvertures, s'étala sur le lit, ainsi qu'une chevelure dénouée. Serge abandonna ses mains amaigries de convalescent à cette caresse ardente, il fermait les yeux à demi, il sentait courir sur chacun de ses doigts des baisers de feu, il était dans un bain de lumière, dans une étreinte d'astre. Et comme Albine était là qui se penchait en souriant : - Laisse-moi, balbutia-t-il, les yeux complètement fermés; ne me serre plus si fort... Comment fais-tu donc pour me tenir ainsi, tout entier, entre tes bras? Puis, le soleil redescendit du lit, s'en alla à gauche, de son pas ralenti. Alors, Serge le regarda de nouveau tourner, s'asseoir de siège en siège, avec le regret de ne l'avoir pas retenu sur sa poitrine. Albine était restée au bord des couvertures. Tous deux, un bras passé au cou, virent le ciel pâlir peu à peu. Par moments, un immense frisson semblait le blanchir d'une émotion soudaine. Les langueurs de Serge s'y promenaient plus à l'aise, y trouvaient des nuances exquises qu'il n'avait jamais soupçonnées. Ce n'était pas tout du bleu, mais du bleu-rose, du bleu lilas, du bleu-jaune, une chair vivante, une vaste nudité immaculée qu'un souffle faisait battre comme une poitrine de femme. A chaque nouveau regard, au loin, il avait des surprises, des coins inconnus de l'air, des sourires discrets, des rondeurs adorables, des gazes cachant au fond de paradis entrevus de grands corps superbes de déesses. Et il s'envolait, les membres allégés par la souffrance, au milieu de cette soie changeante, dans ce duvet innocent de l'azur; ses sensations flottaient au-dessus de son être défaillant. Le soleil baissait, le bleu se fondait dans de l'or pur, la chair vivante du ciel BLONDISSAIT encore, se noyait lentement de toutes les teintes de l'ombre. Pas un nuage, un effacement de vierge qui se couche, un déshabillement ne laissant voir qu'une raie de pudeur à l'horizon. Le grand ciel dormait. - Ah! le cher bambin! dit Albine, en regardant Serge qui s'était endormi à son cou, en même temps que le ciel.

(III, 8) "Tes bras étaient aussi BLONDS que les miens." Elle avait porté la main sur la soutane, comme pour en arracher l'étoffe. Lui, la repoussa du geste, sans la toucher. Il la regardait, il s'affermissait contre la tentation, en ne la quittant pas des yeux. Elle lui paraissait grandie. Elle n'était plus la gamine aux bouquets sauvages, jetant au vent ses rires de bohémienne, ni l'amoureuse vêtue de jupes blanches, pliant sa taille mince, ralentissant sa marche attendrie derrière les haies. Maintenant, un duvet de fruit BLONDISSAIT sa lèvre, ses hanches roulaient librement, sa poitrine avait un épanouissement de fleur grasse. Elle était femme, avec sa face longue, qui lui donnait un grand air de fécondité. Dans ses flancs élargis, la vie dormait. Sur ses joues, à fleur de peau, venait l'adorable maturité de sa chair. Et le prêtre, tout enveloppé de son odeur passionnée de femme faite, prenait une joie amère à braver la caresse de sa bouche rouge, le rire de ses yeux, l'appel de sa gorge, l'ivresse qui coulait d'elle au moindre mouvement. [...] Elle rêva un instant encore, elle reprit : "La vie, c'était le Paradou." La vie, c'était les herbes, les arbres, les eaux, le ciel, le soleil, dans lequel nous étions tout BLONDS, avec des cheveux d'or.

2. Une Page d'amour (1878) : Toujours dans le domaine religieux, car, comme dans le roman précédent, la protagoniste est "déchirée entre l'amour et les scrupules" (DOLF, op. cit.) que lui inspire sa dévotion refuge :

(III, 5) "- Que d'étoiles! murmura l'abbé Jouve. Elles brillent par milliers." Il venait de prendre une chaise et de s'asseoir près d'elle. Alors, elle leva les yeux, regardant le ciel d'été. Les constellations plantaient leurs clous d'or. Une planète, presque au ras de l'horizon, luisait comme une escarboucle, tandis qu'une poussière d'étoiles presque invisibles sablait la voûte d'un sable pailleté d'étincelles. Note 2 [...] Ils se turent, les yeux toujours levés, éblouis et pris d'un léger frisson en face de ce fourmillement d'astres qui grandissait. Des milliers d'étoiles apparaissaient, et cela sans cesse, dans la profondeur infinie du ciel. C'était un continuel épanouissement, une braise attisée de mondes brûlant du feu calme des pierreries. La voie lactée blanchissait déjà, développait ses atomes de soleil, si innombrables et si lointains qu'ils ne sont plus, à la rondeur du firmament, qu'une écharpe de lumière. - Cela me fait peur, dit Hélène à voix très basse. [...] Le prêtre eut un geste large de la main, montrant les vastes espaces. - Ma fille, voyez cette belle nuit, cette paix suprême en face de votre agitation... Pourquoi refusez-vous d'être heureuse?
Paris entier était allumé. Les petites flammes dansantes avaient criblé la mer des ténèbres d'un bout de l'horizon à l'autre, et maintenant leurs millions d'étoiles brûlaient avec un éclat fixe, dans une sérénité de nuit d'été. Pas un souffle de vent, pas un frisson n'effarait ces lumières qui semblaient comme suspendues dans l'espace. Paris, qu'on ne voyait pas, en était reculé au fond de l'infini, aussi vaste qu'un firmament. Cependant, en bas des pentes du Trocadéro, une lueur rapide, les lanternes d'un fiacre ou d'un omnibus, coupait l'ombre de la fusée continue d'une étoile filante; et là, dans le rayonnement des becs de gaz, qui dégageaient comme une buée jaune, on distinguait vaguement des façades brouillées, des coins d'arbres, d'un vert cru de décor. Sur le pont des Invalides, les étoiles se croisaient sans relâche; tandis que, en dessous, le long d'un ruban de ténèbres plus épaisses, se détachait un prodige, une bande de comètes dont les queues d'or s'allongeaient en pluie d'étincelles ; c'étaient, dans les eaux noires de la Seine, les réverbérations des lanternes du pont. Mais, au-delà, l'inconnu commençait. La longue courbe du fleuve était indiquée par un double cordon de gaz, que rattachaient d'autres cordons, de place en place; on eût dit une échelle de lumière, jetée en travers de Paris, posant ses deux extrémités au bord du ciel, dans les étoiles. A gauche, une autre trouée descendait, les Champs-Elysées menaient un défilé régulier d'astres de l'Arc de triomphe à la place de la Concorde, où luisait le scintillement d'une pléiade; puis, les Tuileries, le Louvre, les pâtés de maisons du bord de l'eau, l'Hôtel de Ville tout au fond, faisaient des barres sombres, séparées de loin en loin par le carré lumineux d'une grande place; et, plus en arrière, dans la débandade des toitures, les clartés s'éparpillaient, sans qu'on pût retrouver autre chose qu'un enfoncement de rue, un coin tournant de boulevard, un élargissement de carrefour incendié.
Sur l'autre rive, à droite, l'esplanade seule se dessinait nettement, avec son rectangle de flammes, pareil à quelque Orion des nuits d'hiver, qui aurait perdu son baudrier; les longues rues du quartier Saint-Germain espaçaient des clartés tristes; au-delà, les quartiers populeux braisillaient, allumés de petits feux serrés, luisant dans une confusion de nébuleuse. C'était, jusqu'aux faubourgs, et tout autour de l'horizon, une fourmilière de becs de gaz et de fenêtres éclairées, comme une poussière qui emplissait les lointains de la ville de ces myriades de soleils, de ces atomes planétaires que l'œil humain ne peut découvrir. Les édifices avaient sombré, pas un falot n'était attaché à leur mâture. Par moments, on aurait pu croire à quelque fête géante, à un monument cyclopéen illuminé Note 3 avec ses escaliers, ses rampes, ses fenêtres, ses frontons, ses terrasses, son monde de pierre, dont les lignes de lampions traceraient en traits phosphorescents l'étrange et énorme architecture. Mais la sensation qui revenait était celle d'une naissance de constellations, d'un agrandissement continu du ciel. [...]
Cependant, sur Paris allumé, une nuée lumineuse montait. On eût dit l'haleine rouge d'un brasier. D'abord, ce ne fut qu'une pâleur dans la nuit, un reflet à peine sensible. Puis, peu à peu, à mesure que la soirée s'avançait, elle devenait saignante; et, suspendue en l'air, immobile au-dessus de la cité, faite de toutes les flammes et de toute la vie grondante qui s'exhalaient d'elle, elle était comme un de ces nuages de foudre et d'incendie qui couronnent la bouche des volcans.

Point d'orgue du chapitre, l'innocence d'un tel tableau doit être nuancée par sa coloration de fête nuptiale prémonitoire. En effet le descriptif le cède à l'argumentatif quand on sait que dans les lignes précédentes le prêtre joue les entremetteurs en cherchant à persuader Hélène de la nécessité de se marier avec un homme qu'elle n'aime pourtant pas. On note l'alternance /confidence intimiste/ vs /spectacle cosmique/, la seconde isotopie servant de connexion symbolique à la première (épanchement et éclairement provenant de l'intériorité affective, selon le topos romantique) Note 4.
L'extrait suivant, de nouveau clausulaire du chapitre, réitère la paire isotopique, la nature y jouant un rôle thérapeutique à l'égard non de la fille malade (Jeanne), mais de la mère tourmentée (Hélène) :

(II, 5) : Que de fois, à pareille heure, l'inconnu de la grande ville, dans le calme d'un beau soir, l'avait bercée d'un rêve attendri! Cependant, devant elle, Paris s'éclairait de coups de soleil. Au premier rayon qui était tombé sur Notre-Dame, d'autres rayons avaient succédé, frappant la ville. L'astre, à son déclin, faisait craquer les nuages. [...] un rayon, dont les rais jaillissaient en pluie de la crevasse d'un nuage, tomba dans le trou vide qu'elle laissait. On en voyait la poussière d'or filer comme un sable fin, s'élargir en vaste cône, pleuvoir sans relâche sur le quartier des Champs-Elysées, qu'elle éclaboussait d'une clarté dansante. Longtemps, cette averse d'étincelles dura, avec son poudroiement continu de fusée. Eh bien! la passion était fatale, Hélène ne se défendait plus. Elle se sentait à bout de force contre son cœur. Henri pouvait la prendre, elle s'abandonnait. Alors, elle goûta un bonheur infini à ne plus lutter. Pourquoi donc se serait-elle refusée davantage? N'avait-elle pas assez attendu? [...] Et un souvenir lui vint, celui de cette claire matinée de printemps, avec la ville blanche et nette comme sous un cristal, un Paris tout BLOND d'enfance, qu'elle avait si paresseusement contemplé, étendue dans sa chaise longue, un livre tombé sur ses genoux.
Ce matin-là, l'amour s'éveillait, à peine un frisson qu'elle ne savait comment nommer et contre lequel elle se croyait bien forte. Aujourd'hui, elle était à la même place, mais la passion victorieuse la dévorait, tandis que, devant elle, un soleil couchant incendiait la ville. Il lui semblait qu'une journée avait suffi, que c'était là le soir empourpré de ce matin limpide, et elle croyait sentir toutes ces flammes brûler dans son cœur.
Mais le ciel avait changé. Le soleil, s'abaissant vers les coteaux de Meudon, venait d'écarter les derniers nuages et de resplendir. Une gloire enflamma l'azur. Au fond de l'horizon, l'écroulement de roches crayeuses qui barraient les lointains de Charenton et de Choisy-le-Roi, entassa des blocs de carmin bordés de laque vive; la flottille de petites nuées nageant lentement dans le bleu, au-dessus de Paris, se couvrit de voiles de pourpre Note 5 ; tandis que le mince réseau, le filet de soie blanche tendu au-dessus de Montmartre, parut tout d'un coup fait d'une ganse d'or, dont les mailles régulières allaient prendre les étoiles à leur lever.
Et, sous cette voûte embrasée, la ville toute jaune, rayée de grandes ombres, s'étendait. En bas, sur la vaste place, le long des avenues, les fiacres et les omnibus se croisaient au milieu d'une poussière orange, parmi la foule des passants, dont le noir fourmillement BLONDISSAIT et s'éclairait de gouttes de lumière. Un séminaire, en rangs pressés, qui suivait le quai Debilly, mettait une queue de soutanes, couleur d'ocre, dans la clarté diffuse. Puis, les voitures et les piétons se perdaient, on ne devinait plus, très loin, sur quelque pont, qu'une file d'équipages dont les lanternes étincelaient. A gauche, les hautes cheminées de la Manutention, droites et roses, lâchaient de gros tourbillons de fumée tendre, d'une teinte délicate de chair; tandis que, de l'autre côté de la rivière, les beaux ormes du quai d'Orsay faisaient une masse sombre, trouée de coups de soleil. La Seine, entre ses berges que les rayons obliques enfilaient, roulait des flots dansants où le bleu, le jaune et le vert se brisaient en un éparpillement bariolé; mais, en remontant le fleuve, ce peinturlurage de mer orientale prenait un seul ton d'or de plus en plus éblouissant; et l'on eût dit un lingot sorti à l'horizon de quelque creuset invisible, s'élargissant avec un remuement de couleurs vives, à mesure qu'il se refroidissait.
Sur cette coulée éclatante, les ponts échelonnés, amincissant leurs courbes légères, jetaient des barres grises, qui se perdaient dans un entassement incendié de maisons, au sommet duquel les deux tours de Notre-Dame rougeoyaient comme des torches. A droite, à gauche, les monuments flambaient.[...] Le dôme des Invalides était en feu, si étincelant, qu'on pouvait craindre à chaque minute de le voir s'effondrer, en couvrant le quartier des flammèches de sa charpente. Au-delà des tours inégales de Saint-Sulpice, le Panthéon se détachait sur le ciel avec un éclat sourd, pareil à un royal palais de l'incendie qui se consumerait en braise. Alors, Paris entier, à mesure que le soleil baissait, s'alluma aux bûchers des monuments. Des lueurs couraient sur les crêtes des toitures, pendant que, dans les vallées, des fumées noires dormaient. Toutes les façades tournées vers le Trocadéro rougissaient, en jetant le pétillement de leurs vitres, une pluie d'étincelles qui montaient de la ville, comme si quelque soufflet eût sans cesse activé cette forge colossale.
Des gerbes toujours renaissantes s'échappaient des quartiers voisins, où les rues se creusaient, sombres et cuites. Même, dans les lointains de la plaine, du fond d'une cendre rousse qui ensevelissait les faubourgs détruits et encore chauds, luisaient des fusées perdues, sorties de quelque foyer subitement ravivé. Bientôt ce fut une fournaise. Paris brûla. Le ciel s'était empourpré davantage, les nuages saignaient au-dessus de l'immense cité rouge et or.
Hélène, baignée par ces flammes, se livrant à cette passion qui la consumait, regardait flamber Paris, [...] Alors, toutes deux, la mère et la fille, demeurèrent muettes, en face de Paris incendié. Il leur restait plus inconnu encore, ainsi éclairé par les nuées saignantes, pareil à quelque ville des légendes expiant sa passion sous une pluie de feu.
[...] L'ombre du dôme des Invalides, démesurément grandie, noyait tout le quartier Saint-Germain; tandis que l'Opéra, la tour Saint-Jacques, les colonnes et les flèches zébraient de noir la rive droite. Les lignes des façades, les enfoncements des rues, les îlots élevés des toitures, brûlaient avec une intensité plus sourde. Dans les vitres assombries, les paillettes enflammées se mouraient, comme si les maisons fussent tombées en braise. [...]
Et le ciel, élargi aux approches du soir, arrondissait sa nappe violâtre, veinée d'or et de pourpre, au-dessus de la ville rougeoyante. Tout d'un coup, il y eut une reprise formidable de l'incendie, Paris jeta une dernière flambée qui éclaira jusqu'aux faubourgs perdus. Puis, il sembla qu'une cendre grise tombait, et les quartiers restèrent debout, légers et noirâtres comme des charbons éteints.

3. Son Excellence Eugène Rougon (1883) : lors d'une "vente de charité" où les mondanités vont bon train, le portrait suivant, qui coïncide avec la dimension du paragraphe, éclaire la banalité et la matérialité du quotidien de la serveuse par le merveilleux païen de ses comparants. Sa transcendance, perceptible à travers la "perfection de ses formes" et la "majesté" de son port, justifie son statut de favorite de l'empereur :

Clorinde [la grande fille devenue femme, le buste élargi, les reins solides, accomplissant posément les actes les plus extraordinaires, ayant réalisé son rêve longtemps caressé d'être une force] régnait au buffet. C'était elle qui servait le public des tables. On eût dit Junon fille de brasserie. Elle portait une robe de satin jaune, coupée de biais de satin noir, aveuglante, extraordinaire, un astre dont la traîne ressemblait à une queue de comète. Décolletée très bas, le buste libre, elle circulait royalement entre les chaises cannées, promenant des chopes sur des plateaux de métal blanc, avec une tranquillité de déesse. Elle frôlait les épaules des hommes de ses coudes nus, se baissait, le corsage ouvert, pour prendre les ordres, répondait à tous, sans se presser, souriante, très à l'aise. Quand les consommations étaient bues, elle recevait dans sa main superbe les pièces blanches et les sous, qu'elle jetait d'un geste déjà familier au fond d'une aumônière pendue à sa ceinture. (chap. 13)

4. La Joie de vivre (1884) : titre ironiquement antiphrastique du caractère du protagoniste Note 6 :

Chez Lazare, c'était le déséquilibre de sa nature d'hypocondre, qui le jetait aux idées pessimistes, à la haine furieuse de l'existence. [...] son ennui devenait immense, un ennui d'homme déséquilibré, que l'idée toujours présente de la mort prochaine dégoûtait de l'action et faisait se traîner inutile, sous le prétexte du néant de la vie. [...] Au moindre tracas, il regrettait de n'être pas crevé encore. Un simple mal de tête le faisait se plaindre rageusement de sa carcasse. Avec un ami, sa conversation tombait tout de suite sur les embêtements de l'existence, sur la rude chance de ceux qui engraissaient les pissenlits, au cimetière. Les sujets lugubres l'obsédaient, il se frappa de l'article d'un astronome fantaisiste annonçant la venue d'une comète, dont la queue devait balayer la terre comme un grain de sable: ne fallait-il pas y voir la catastrophe cosmique attendue, la cartouche colossale qui allait faire sauter le monde, ainsi qu'un vieux bateau pourri ? Et ce souhait de mort, ces théories caressées de l'anéantissement, n'étaient que le débat désespéré de ses terreurs, le tapage vain de paroles sous lequel il cachait l'attente abominable de sa fin. (chap. 9)

5. L'Œuvre (1886) : La description du paysage naturel, antidote par son euphorie à la très zolienne isotopie /dégradation/, est une compensation à la désillusion de Claude le peintre impressionniste incompris Note 7 :

La nuit d'août était superbe, chaude, criblée d'étoiles. [...] Il marcha un instant sur le pont des Saints-Pères, s'approcha de la rampe, au-dessus de l'eau; et elle crut qu'il se jetait, un grand cri s'étouffa dans l'étranglement de sa gorge. Mais non, il demeurait immobile. N'était-ce donc que la Cité, en face, qui le hantait, ce cœur de Paris dont il emportait l'obsession partout, qu'évoquait de ses yeux fixes au travers des murs, qui lui criait ce continuel appel, à des lieues, entendu de lui seul ? Elle n'osait l'espérer encore, elle s'était arrêtée en arrière, le surveillant dans un vertige d'inquiétude, le voyant toujours faire le terrible saut, et résistant au besoin de s'approcher, et redoutant de précipiter la catastrophe, si elle se montrait. Mon Dieu! être là, avec sa passion ravagée, sa maternité saignante, être là, assister à tout, sans pouvoir même risquer un mouvement pour le retenir! Lui, debout, très grand, ne bougeait pas, regardait dans la nuit.
C'était une nuit d'hiver, au ciel brouillé, d'un noir de suie, qu'une bise, soufflant de l'ouest, rendait très froide. Paris allumé s'était endormi, il n'y avait plus là que la vie des becs de gaz Note 8, des taches rondes qui scintillaient, qui se rapetissaient, pour n'être, au loin, qu'une poussière d'étoiles fixes. D'abord, les quais se déroulaient avec leur double rang de perles lumineuses, dont la réverbération éclairait d'une lueur les façades des premiers plans, à gauche les maisons du quai du Louvre, à droite les deux ailes de l'Institut, masses confuses de monuments et de bâtisses qui se perdaient ensuite, en un redoublement d'ombre, piqué des étincelles lointaines. Puis, entre ces cordons fuyant à perte de vue, les ponts jetaient des barres de lumières, de plus en plus minces, faites chacune d'une traînée de paillettes, par groupes et comme suspendues. Et là, dans la Seine, éclatait la splendeur nocturne de l'eau vivante des villes, chaque bec de gaz reflétait sa flamme, un noyau qui s'allongeait en une queue de comète. Les plus proches, se confondant, incendiaient le courant de larges éventails de braise, réguliers et symétriques; les plus reculés, sous les ponts, n'étaient que des petites touches de feu immobiles. Mais les grandes queues embrasées vivaient, remuantes à mesure qu'elles s'étalaient, noir et or, d'un continuel frissonnement d'écailles, où l'on sentait la coulée infinie de l'eau. Toute la Seine en était allumée comme d'une fête intérieure, d'une féerie mystérieuse et profonde, faisant passer des valses derrière les vitres rougeoyantes du fleuve. En haut, au-dessus de cet incendie, au-dessus des quais étoilés, il y avait dans le ciel sans astres une rouge nuée, l'exhalaison chaude et phosphorescente qui, chaque nuit, met au sommeil de la ville une crête de volcan.
Le vent soufflait, et Christine grelottante, les yeux emplis de larmes, sentait le pont tourner sous elle, comme s'il l'avait emportée dans une débâcle de tout l'horizon. Claude n'avait-il pas bougé ? N'enjambait-il pas la rampe? Non, tout s'immobilisait de nouveau, elle le retrouvait à la même place, dans sa raideur entêtée, les yeux sur la pointe de la Cité, qu'il ne voyait pas. Il était venu, appelé par elle, et il ne la voyait pas, au fond des ténèbres. Il ne distinguait que les ponts, des carcasses fines de charpentes se détachant en noir sur l'eau braisillante. Puis, au-delà, tout se noyait, l'île tombait au néant, il n'en aurait pas même retrouvé la place, si des fiacres attardés n'avaient promené, par moments, le long du Pont-Neuf, ces étincelles filantes qui courent encore dans les charbons éteints. Une lanterne rouge, au ras du barrage de la Monnaie, jetait dans l'eau un filet de sang. Quelque chose d'énorme et de lugubre, un corps à la dérive, une péniche détachée sans doute, descendait avec lenteur au milieu des reflets, parfois entrevue, et reprise aussitôt par l'ombre. Où avait donc sombré l'île triomphale? Etait-ce au fond de ces flots incendiés ?(chap. 11)

(Souvenir de la brûlure saignante due à un orage sur Paris au chap. 1) Mais Christine jeta un cri, un nouvel éclair l'avait aveuglée; et, cette fois, elle venait de revoir la ville tragique dans un éclaboussement de sang. C'était une trouée immense, les deux bouts de la rivière s'enfonçant à perte de vue, au milieu des braises rouges d'un incendie. [...] près du pont Marie, on aurait compté les feuilles des grands platanes, qui mettent là un bouquet de superbe verdure; tandis que, de l'autre côté, sous le pont Louis-Philippe, au Mail, les tours alignées sur quatre rangs avaient flambé, avec les tas de pommes jaunes dont elles craquaient. [...] Le ciel s'éteignit, le flot ne roula plus que des ténèbres, dans le fracas de la foudre. [...] Le ciel était redevenu très pur, il voyait les étoiles étinceler, dans l'ardente nuit de juillet; et, malgré l'orage, la chaleur restait si forte, qu'il brûlait, les bras nus, hors du drap. Cette fille l'occupait, un sourd débat bourdonnait en lui, le mépris qu'il était heureux d'afficher, la crainte d'encombrer son existence, s'il cédait, la peur de paraître ridicule, en ne profitant pas de l'occasion; mais le mépris finissait par l'emporter, il se jugeait très fort, il imaginait un roman contre sa tranquillité, ricanant d'avoir déjoué la tentation. Il étouffa davantage et sortit ses jambes, pendant que, la tête lourde, dans l'hallucination du demi-sommeil, il suivait, au fond du braisillement des étoiles, des nudités amoureuses de femmes, toute la chair vivante de la femme, qu'il adorait.

(Mais surtout du chap. 4, où, par la répétition, référence est explicitement faite à "l'horizon de cité maudite, aperçu dans un éclaboussement de sang" du chap. 1 - rappelant celui du Christ aux "membres tordus, éclaboussés de sang" de La Faute de l'Abbé Mouret (I, 2), et végétalisé par les "éclaboussures de sang" d'un œillet rouge (II, 7) -, avec la comparaison des monuments "à une falaise rocheuse, s'enfonçant au milieu d'une mer phosphorescents", deuxième des deux occurrences de cette épithète dans le roman Note 9) Depuis les grands froids de décembre, Christine ne venait plus que l'après-midi; et c'était vers quatre heures, lorsque le soleil déclinait, que Claude la reconduisait à son bras. Par les jours de ciel clair, dès qu'ils débouchaient du pont Louis-Philippe, toute la trouée des quais, immense, à l'infini, se déroulait. D'un bout à l'autre, le soleil oblique chauffait d'une poussière d'or les maisons de la rive droite; tandis que la rive gauche, les îles, les édifices, se découpaient en une ligne noire, sur la gloire enflammée du couchant. Entre cette marge éclatante et cette marge sombre, la Seine pailletée luisait, [...]
Ah! que de beaux couchers de soleil ils eurent, pendant ces flâneries de chaque semaine! Le soleil les accompagnait dans cette gaieté vibrante des quais, la vie de la Seine, la danse des reflets au fil du courant, l'amusement des boutiques chaudes comme des serres, et les fleurs en pot des grainetiers, et les cages assourdissantes des oiseliers, tout ce tapage de sons et de couleurs qui fait du bord de l'eau l'éternelle jeunesse des villes. Tandis qu'ils avançaient, la braise ardente du couchant s'empourprait à leur gauche, au-dessus de la ligne sombre des maisons; et l'astre semblait les attendre, s'inclinait à mesure, roulait lentement vers les toits lointains, dès qu'ils avaient dépassé le pont Notre-Dame, en face du fleuve élargi. Dans aucune futaie séculaire, sur aucune route de montagne, par les prairies d'aucune plaine, il n'y aura jamais des fins de jour aussi triomphales que derrière la coupole de l'Institut. C'est Paris qui s'endort dans sa gloire. A chacune de leurs promenades, l'incendie changeait, des fournaises nouvelles ajoutaient leurs brasiers à cette couronne de flammes.
Un soir qu'une averse venait de les surprendre, le soleil, reparaissant derrière la pluie, alluma la nuée tout entière, et il n'y eut plus sur leurs têtes que cette poussière d'eau embrasée, qui s'irisait de bleu et de rose. Les jours de ciel pur, au contraire, le soleil, pareil à une boule de feu, descendait majestueusement dans un lac de saphir tranquille; un instant, la coupole noire de l'Institut l'écornait, comme une lune à son déclin; puis, la boule se violaçait, se noyait au fond du lac devenu sanglant. Dès février, elle agrandit sa courbe, elle tomba droit dans la Seine, qui semblait bouillonner à l'horizon, sous l'approche de ce fer rouge. Mais les grands décors, les grandes féeries de l'espace ne flambaient que les soirs de nuages. Alors, suivant le caprice du vent, c'étaient des mers de soufre battant des rochers de corail, c'étaient des palais et des tours, des architectures entassées, brûlant, s'écroulant, lâchant par leurs brèches des torrents de lave ; ou encore, tout d'un coup, l'astre, disparu déjà, couché derrière un voile de vapeurs, perçait ce rempart d'une telle poussée de lumière, que des traits d'étincelles jaillissaient, partaient d'un bout du ciel à l'autre, visibles, ainsi qu'une volée de flèches d'or. Et le crépuscule se faisait, et ils se quittaient avec ce dernier éblouissement dans les yeux, ils sentaient ce Paris triomphal complice de la joie qu'ils ne pouvaient épuiser, à toujours recommencer ensemble cette promenade, le long des vieux parapets de pierre.

6. La Bête humaine (1890) : les deux seules occurrences du mot dans le roman se situent au moment où le mécanicien Jacques Lantier peine à assurer à sa machine une progression sans heurts :

Par la vitre de l'abri, brouillée d'eau, il ne distinguait rien; et il restait la face sous les rafales, la peau flagellée de milliers d'aiguilles, pincée d'un tel froid, qu'il y sentait comme des coupures de rasoir. De temps à autre, il se retirait, pour reprendre haleine; il ôtait ses lunettes, les essuyait; puis, il revenait à son poste d'observation, en plein ouragan, les yeux fixes, dans l'attente des feux rouges, si absorbé en son vouloir, qu'à deux reprises il eut l'hallucination de brusques étincelles sanglantes, tachant le rideau pâle qui tremblait devant lui. Mais, tout d'un coup, dans les ténèbres, une sensation l'avertit que son chauffeur n'était plus là. Seule, une petite lanterne éclairait le niveau d'eau, pour que nulle lumière n'aveuglât le mécanicien; et, sur le cadran du manomètre, dont l'émail semblait garder une lueur propre, il avait vu que l'aiguille bleue, tremblante, baissait rapidement. C'était le feu qui tombait. Le chauffeur venait de s'étaler sur le coffre, vaincu par le sommeil.
Sacré noceur! cria Jacques, furieux, le secouant. Pecqueux se releva, s'excusa, d'un grognement inintelligible. Il tenait à peine debout; mais la force de l'habitude le remit tout de suite à son feu, le marteau en main, cassant le charbon, l'étalant sur la grille avec la pelle, en une couche bien égale; puis, il donna un coup de balai. Et, pendant que la porte du foyer était restée ouverte, un reflet de fournaise, en arrière sur le train, comme une queue flamboyante de comète, avait incendié la neige, pleuvant au travers, en larges gouttes d'or. [...] la Lison continua sa marche avec une bonne vitesse, sans trop de peine. Elle se lassait pourtant. A toute minute, le mécanicien devait faire son geste, ouvrir la porte du foyer, pour que le chauffeur mît du charbon; et, chaque fois, au-dessus du train morne, noir dans tout ce blanc, recouvert d'un linceul, flambait l'éblouissante queue de comète, trouant la nuit. Il était sept heures trois quarts, le jour naissait ; mais, à peine en distinguait-on la pâleur au ciel, dans l'immense tourbillon blanchâtre qui emplissait l'espace, d'un bout de l'horizon à l'autre. Cette clarté louche, où rien ne se distinguait encore, inquiétait davantage les deux hommes, qui, les yeux pleins de larmes, malgré leurs lunettes, s'efforçaient de voir au loin. Sans lâcher le volant du changement de marche, le mécanicien ne quittait plus la tringle du sifflet, sifflant d'une façon presque continue, par prudence, d'un sifflement de détresse qui pleurait au fond de ce désert de neige. [...] le mécanicien avait ouvert la porte du foyer, pour que le chauffeur activât le feu. Et, maintenant, ce n'était plus une queue d'astre incendiant la nuit, c'était un panache de fumée noire, épaisse, qui salissait le grand frisson pâle du ciel. (chap. 7)


HYPERBASE donne accès à d'autres corpus romanesques. D'abord les contes et nouvelles fantastiques de Maupassant, où l'isotopie /irrationnel/ est soit à peine dénoncée par un narrateur au ton didactique qui n'assume pas son sceptiscisme :

L'homme a toujours vécu sous le joug des superstitions. On croyait autrefois qu'une étoile s'allumait en même temps que naissait un enfant ; qu'elle suivait les vicissitudes de sa vie, marquant les bonheurs par son éclat, les misères par son obscurcissement. On croit à l'influence des comètes, des années bissextiles, des vendredis, du nombre treize. On s'imagine que certaines gens jettent des sorts, le mauvais œil. On dit : ”Sa rencontre m'a toujours porté malheur.” Tout cela est vrai. J'y crois. Je m'explique : je ne crois pas à l'influence occulte des choses ou des êtres ; mais je crois au hasard bien ordonné. Il est certain que le hasard a fait s'accomplir des événements importants pendant que des comètes visitaient notre ciel ; qu'il en a placé dans les années bissextiles ; que certains malheurs remarqués sont tombés le vendredi, ou bien ont coïncidé avec le nombre treize ; que la vue de certaines personnes a concordé avec le retour de certains faits, etc. De là naissent les superstitions. Elles se forment d'une observation incomplète, superficielle, qui voit la cause dans la coïncidence et ne cherche pas au-delà. Or, mon étoile à moi, ma comète, mon vendredi, mon nombre treize, mon jeteur de sorts, c'est bien certainement un marchand de coco. [...] (Coco, frais!, 1878)

soit paradoxalement désignée comme support d'une vérité cachée (=> registre merveilleux de la science-fiction) par un interlocuteur finissant par convaincre le narrateur grâce à des arguments ayant l'aspect de la scientificité (=> registre réaliste dû à la doxa des connaissances scientifiques admises, selon un code culturel) :

Il faut être un sot, un crétin, un idiot, une brute, pour supposer que les milliards d'univers brillent et tournent uniquement pour amuser et étonner l'homme, cet insecte imbécile, pour ne pas comprendre que la terre n'est rien qu'une poussière invisible dans la poussière des mondes, que notre système tout entier n'est rien que quelques molécules de vie sidérale qui mourront bientôt. Regardez la Voie lactée, ce fleuve d'étoiles, et songez que ce n'est rien qu'une tache dans l'étendue qui est infinie. [...] Vous savez sans doute que les mondes de notre système, de notre petite famille, ont été formés par la condensation en globes d'anneaux gazeux primitifs, détachés l'un après l'autre de la nébuleuse solaire ? [...] on a cru autrefois que l'atmosphère de Mars était rouge comme la nôtre est bleue, mais elle est jaune, Monsieur, d'un beau jaune doré. [...] dites-vous que les habitants de Mars sont peut-être supérieurs à nous [...] C'est maintenant que vous allez me prendre pour un fou… quand je vous aurai dit que j'ai failli les voir… moi… l'autre soir. Vous savez, ou vous ne savez pas, que nous sommes dans la saison des étoiles filantes. Dans la nuit du 18 au 19 surtout, on en voit tous les ans d'innombrables quantités ; il est probable que nous passons à ce moment-là à travers les épaves d'une comète. [...] Les comètes, Monsieur, qui rôdent sur les frontières de la grande nébuleuse dont nous sommes des condensations, les comètes, oiseaux libres et lumineux, viennent vers le soleil des profondeurs de l'Infini. Elles viennent traînant leur queue immense de lumière vers l'astre rayonnant ; elles viennent, accélérant si fort leur course éperdue qu'elles ne peuvent joindre celui qui les appelle ; après l'avoir seulement frôlé, elles sont rejetées à travers l'espace par la vitesse même de leur chute. Mais si, au cours de leurs voyages prodigieux, elles ont passé près d'une puissante planète, si elles ont senti, déviées de leur route, son influence irrésistible, elles reviennent alors à ce maître nouveau qui les tient désormais captives. Leur parabole illimitée se transforme en une courbe fermée et c'est ainsi que nous pouvons calculer le retour des comètes périodiques. Jupiter a huit esclaves, Saturne une, Neptune aussi en a une, et sa planète extérieure une également, plus une armée d'étoiles filantes... Alors... j'ai peut-être vu seulement la Terre arrêter un petit monde errant... "Adieu, Monsieur, réfléchissez, et racontez tout cela un jour si vous voulez..." C'est fait. Ce toqué m'ayant paru moins bête qu'un simple rentier. (L'Homme de Mars, 1889)

Quand le mot vedette passe du statut de comparé (à des oiseaux - sème /volant/ - et des esclaves - sème /force d'attraction/) à celui de comparant (en l'occurrence d'une partie de morte), les isotopies sont /mystère/, /merveilleux/ vs /folie/ (cf. in fine 'asile', 'médecin'), voire /fétichisme/ par propagation du contexte global au local :

Oui, une chevelure, une énorme natte de cheveux BLONDS, presque roux, qui avaient dû être coupés contre la peau, et liés par une corde d'or. Je demeurai stupéfait, tremblant, troublé! Un parfum presque insensible, si vieux qu'il semblait l'âme d'une odeur, s'envolait de ce tiroir mystérieux et de cette surprenante relique. Je la pris, doucement, presque religieusement, et je la tirai de sa cachette. Aussitôt elle se déroula, répandant son flot doré qui tomba jusqu'à terre, épais et léger, souple et brillant comme la queue en feu d'une comète. Une émotion étrange me saisit. Qu'était-ce que cela ? Quand ? Comment ? Pourquoi ces cheveux avaient-ils été enfermés dans ce meuble ? Quelle aventure, quel drame cachait ce souvenir ? [...] j'avais aux mains et au cœur un besoin confus, singulier, continu, sensuel de tremper mes doigts dans ce ruisseau charmant de cheveux morts. [...] je la buvais, je noyais mes yeux dans son onde dorée afin de voir le jour BLOND, à travers. [...] Le médecin me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux BLONDS qui vola vers moi comme un oiseau d'or. [...] Et je restai le cœur battant de dégoût, comme au contact des objets traînés dans les crimes, et d'envie, comme devant la tentation d'une chose infâme et mystérieuse. Le médecin reprit en haussant les épaules : "L'esprit de l'homme est capable de tout." (La Chevelure, 1885)

Précisons que flot d'or, comparant qui se concilie avec ses contraires (feu et air), est ailleurs indexé à des isotopies comparées moins originales que cet élément de parure féminine, telles /argent/ (Une Vie : "un flot d'or se répandit : deux mille francs") ou /agriculture/ (Atala : "les épis roulaient à flots d'or").
Maupassant fait preuve de constantes lexicales transgénériques, comme en témoigne le portrait de sa Vénus Rustique dans sa brève production de poésie narrative. La molécule est récurrente, avec en outre le sème /violence/ dû à l'interruption de la belle fécondité ("lait" et radiation céleste) par le meurtre :

Il osa seul entrer en face de son crime, Et, ramassant la morte aimée, il l'apporta, Pour la leur jeter, nue [...] Elle semblait vivante, endormie. Un reflet De beauté surhumaine illuminait sa face. Mais le couteau restait planté, juste à la place Où s'ouvrait une route entre ses seins de lait. [...] Sa figure faisait une tache dorée Sur la blancheur du sol. Les hommes éperdus La contemplaient ainsi qu'une chose sacrée! Et ses cheveux ardents, en cercle répandus, Luisaient comme la queue en feu d'une comète, Comme un soleil tombé de la voûte des cieux; On eût dit des rayons qui sortaient de sa tête, L'auréole qu'on met autour du front des dieux! (1880)

Le genre du conte fantastique justifie la comparaison avec Gautier, réactivant la paire isotopique /mythologie/ + /menace/ :

Le Roi Candaule (1831) : Les statues de basalte remuaient les yeux et ricanaient hideusement. La lampe grésillait, et sa lueur s'échevelait en rayons rouges et sanglants comme les crins d'une comète; dans les coins mal éclairés s'ébauchaient vaguement des formes monstrueuses de larves et de lémures.

Le corpus balzacien est plus varié, car si l'extrait suivant est encore indexé à l'isotopie /surnaturalité/ (=> registre fantastique), liée à /puissance occulte/ et /danger/, bien que cette paire soit localement niée (cf. "incrédule, prétendu") :

La Peau de chagrin : Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siège où il s'était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension n'excédait pas celle d'une peau de renard ; mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d'une petite comète. Le jeune incrédule s'approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s'en moqua par une phrase mentale. Cependant, animé d'une curiosité bien légitime, il se pencha pour regarder alternativement la peau sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité.

En revanche le phénomène céleste, toujours comparant, est indexé à l'isotopie /succès mondain/ (=> registre réaliste) :

Le Député d'Arcis : Le petit salon et la salle à manger étaient pleins de monde. Jamais excepté dans les grandes occasions de bals ou de jours de fête, Mme Marion n'avait vu de groupes à l'entrée du salon et formant comme la queue d'une comète dans la salle à manger. - C'est l'aurore de la faveur, lui dit Olivier qui lui montra ce spectacle si réjouissant pour une maîtresse de maison qui aime à recevoir."

Avec une acception particulière (cf. Littré : "comète : sorte de ruban étroit qui a beaucoup d'apprêt") indexée à /parure/,
/sentimentalité/, /sacralité/ (=> registre idéaliste) :

Ursule Mirouët : Aussi le docteur eut-il les yeux mouillés de larmes, sans savoir pourquoi, quand il vit la fille de son cœur partant pour l'église, habillée d'une robe de crêpe blanc, chaussée de souliers de satin blanc, parée de rubans blancs, la tête ceinte d'une bandelette royale attachée sur le côté par un gros nœud, les mille boucles de sa chevelure ruisselant sur ses belles épaules blanches, le corsage bordé d'une ruche ornée de comètes, les yeux étoilés par une première espérance, volant grave et heureuse à une première union, aimant mieux son parrain depuis qu'elle s'était élevée jusqu'à Dieu.

Toujours dans la veine post-romantique, le Hugo de Quatre-vingt-treize (1874) constitue localement une origine plausible des descriptions zoliennes par l'accumulation locale des co-occurrences lexicales :

Toutes les splendeurs de l'incendie se déployaient; l'hydre noire et le dragon écarlate apparaissaient dans la fumée difforme, superbement sombre et vermeille. De longues flammèches s'envolaient au loin et rayaient l'ombre, et l'on eût dit des comètes combattantes, courant les unes après les autres. Le feu est une prodigalité; les brasiers sont pleins d'écrins qu'ils sèment au vent; ce n'est pas pour rien que le charbon est identique au diamant. Il s'était fait au mur du troisième étage des crevasses par où la braise versait dans le ravin des cascades de pierreries; les tas de paille et d'avoine qui brûlaient dans le grenier commençaient à ruisseler par les fenêtres en avalanches de poudre d'or, et les avoines devenaient des améthystes, et les brins de paille devenaient des escarboucles.

Alors que dans Les Misérables (1862) l'isotopie /déterminisme divin/ se trouve dévalorisée par assimilation avec le phénomène céleste qui sert de comparant à un comparé macabre :

Les grands accidents sont la loi; l'ordre des choses ne peut s'en passer; et, à voir les apparitions de comètes, on serait tenté de croire que le ciel lui-même a besoin d'acteurs en représentation. Au moment où l'on s'y attend le moins, Dieu placarde un météore sur la muraille du firmament. Quelque étoile bizarre survient, soulignée par une queue énorme. Et cela fait mourir César. Brutus lui donne un coup de couteau, et Dieu un coup de comète. Crac, voilà une aurore boréale, voilà une révolution, voilà un grand homme; 93 en grosses lettres, Napoléon en vedette, la comète de 1811 au haut de l'affiche. Ah! la belle affiche bleue, toute constellée de flamboiements inattendus! Boum! boum! spectacle extraordinaire. Levez les yeux, badauds. Tout est échevelé, l'astre comme le drame. [...] Le corbillard dépassa la Bastille, suivit le canal, traversa le petit pont et atteignit l'esplanade du pont d'Austerlitz. Là il s'arrêta. En ce moment cette foule vue à vol d'oiseau eût offert l'aspect d'une comète dont la tête était à l'esplanade et dont la queue développée sur le quai Bourdon couvrait la Bastille et se prolongeait sur le boulevard jusqu'à la porte Saint-Martin.

En revanche l'ambivalence évaluative ressort du corpus poétique des Contemplations, Légende des siècles, Orientales, Année terrible, Odes, Chansons, Fin de Satan. Ajoutons que l'isotopie /astronomie/ (+ /mythologie/) le cède à /interrogation métaphysique/, et que la revalorisation se manifeste notamment avec la Vénus érotique qui renoue avec le thème de la fécondité (compatible avec le miel biblique) :

évaluation péjorative
évaluation méliorative
La comète est un monde éventré dans les ombres
Qui se traîne, laissant de ses entrailles sombres
La lumière tomber.
----------------------
En est-il un, parmi les pires, qui promette
Le retour de ce monstre éperdu, la comète?
La comète est un monde incendié qui court,
Furieux, au-delà du firmament trop court;
----------------------
Tu verrais! - un soleil; autour de lui des mondes,
Centres eux-mêmes, ayant des lunes autour d'eux;
Là, des fourmillements de sphères vagabondes;
Là, des globes jumeaux qui tournent deux à deux;
Au milieu, cette étoile, effrayante, agrandie;
D'un coin de l'infini formidable incendie,
Rayonnement sublime ou flamboiement hideux! [...]
Et, par instants encor, - tout va-t-il se dissoudre?
- Parmi ces mondes, fauve, accourant à grand bruit,
Une comète aux crins de flamme, aux yeux de foudre,
Surgit, et les regarde, et, blême, approche et luit;
Puis s'évade en hurlant, pâle et surnaturelle,
Traînant sa chevelure éparse derrière elle, [...]
Soleils, astres aux larges queues,
Gouffres! ô millions de lieues! [...]
Les démentis audacieux
Que donne aux soleils la comète,
Cette hérésiarque des cieux?
----------------------
Les globes, fruits vermeils des divines ramées,
Les comètes d'argent dans un champ noir semées,
Larmes blanches du drap mortuaire des nuits,
Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis,
----------------------
Les rayons dévoraient l'affreux linceul flottant;
L'étoile aux feux divins, plus large à chaque instant,
Météore d'abord, puis comète et fournaise,
Fondait le monstre ainsi qu'un glaçon dans la braise.
----------------------
Les comètes aussi sont fortes et terribles,
Elles vont à l'assaut du soleil rayonnant,
Elles font peur au ciel; mais Dieu, rien qu'en tournant
Son doigt mystérieux vers les nuits scélérates,
Fait dans l'océan noir fuir ces astres pirates.
----------------------
De tout ce qui paraît, disparaît, reparaît,
Une accusation lugubre sortirait ;
Le réel suinterait par d'affreuses fêlures ;
Les comètes viendraient tordre leurs chevelures ;
----------------------
Épouvantant les nuits d'une trompeuse aurore,
Là, souvent à ma voix un rouge météore
Croise en voûte de feu ses gerbes dans les airs ;
Et le chasseur, debout sur la roche pendante,
Croit voir une comète ardente
Baignant ses flammes dans les mers !
----------------------
Quand la comète tombe au puits des nuits, du moins
A-t-elle en s'éteignant les soleils pour témoins ;
Satan précipité demeure grandiose,
Son écrasement garde un air d'apothéose ;
Et sur un fier destin, farouche vision,
La haute catastrophe est un dernier rayon.
Le Poète aime l'abîme
Où fuit l'aigle audacieux,
Le parfum des fleurs mourantes,
L'or des comètes errantes
----------------------
Quand les comètes vont et viennent, formidables,
Apportant la lueur des gouffres insondables
A nos fronts soucieux,
Brûlant, volant, peut-être âmes, peut-être mondes,
Savons-nous ce que font toutes ces vagabondes
Qui courent dans nos cieux?
----------------------
Et de l'astre apportant le miel,
Essaim de flamme ayant le monde pour Hymettes,
Mouches de l'infini, les abeilles comètes
Volent de tous les points du ciel.
----------------------
Un jour l'étoile vit la comète passer,
Rit, et, la regardant au gouffre s'enfoncer,
Cria : - La voyez-vous courir, la vagabonde?
Jadis, dans l'azur chaste où la sagesse abonde,
Elle était comme nous étoile vierge, ayant
Des paradis autour de son cœur flamboyant, [...]
Et la comète dit à l'étoile: - Vesta,
Je suis Vénus. Quand Dieu [...] m'ordonna
D'aller incendier le gouffre où tout commence,
Et Dieu mit la sagesse où tu vois la démence. [...]
J'éveille du chaos le rut démesuré;
Voici l'épouse en feu qui vient! l'astre effaré [...]
Et je me prostitue à l'infini, sachant
Que je suis la semence et que l'ombre est le champ;
----------------------
Les comètes de braise elles-mêmes jamais
N'oseraient effleurer des flammes de leurs queues
Le chariot roulant dans les profondeurs bleues.
----------------------
Et, comme la comète aux clartés vagabondes
Marche libre à travers les soleils et les mondes
----------------------
Rien n'arrête en son cours sa puissance prudente.
Soit que son souffle immense, aux ouragans pareil,
Pousse de sphère en sphère une comète ardente,
Ou dans un coin du monde éteigne un vieux soleil!
----------------------
Dieu, le père qui mit dans les fêtes
Dans les éthers, dans les sillons,
Qui fit pour l'azur les comètes
Et pour l'herbe les papillons,
----------------------
Montre-moi l'Éternel, donnant, comme un royaume,
Le temps à l'éphémère et l'espace à l'atome ;
Le vide obscur, des nuits tombeau silencieux ;
Les foudres se croisant dans leur sphère tonnante,
Et la comète rayonnante,
Tramant sa chevelure éparse dans les cieux ;
----------------------
Il traverse d'un vol, sur tes ailes de flamme,
Tous les champs du possible, et les mondes de l'âme ;
Boit au fleuve éternel ;
Dans la nuit orageuse ou la nuit étoilée,
Sa chevelure, aux crins des comètes mêlée,
Flamboie au front du ciel.

Les deux dernières occurrences suivantes de La Légende des siècles confirment la tonalité négative du comparant astral dans la poésie hugolienne, d'abord sur l'isotopie visuelle, inséparable du mythique :

Il semble à tout ce tas d'Oedipes qui frissonne
Que l'ouragan, clairon des nuages qui sonne,
La comète, horreur du voyant,
L'hiver, la mort, l'éclair, l'onde affreuse. et vivante,
Tout ce que le mystère et l'ombre ont d'épouvante
Sorte de cet oeil effrayant.
----------------------
Quoi! lui, le destructeur flamboyant, étoilé,
De l'antique caverne et de l'antique geôle,
Il n'a pu fondre encor la glace que d'un pôle!
Quoi! celles qui de l'âme élèvent le niveau
Et qui n'ont qu'à passer pour faire un ciel nouveau,
Quoi! du pur idéal ces comètes errantes,
Ces guerrières du bien, ces vastes conquérantes,
Les révolutions, archanges de clarté,
N'ont mis que la moitié de l'homme en liberté!
N.B.: Une rapide analyse de contenu effectuée avec TROPES apprend que dans cette poésie versifiée, outre les 9 occurrences du substantif monde(s) que le logiciel ne parvient pas à intégrer à un "univers de référence", les classes //feu// (10 occ.), //religion// (8 occ.), //lumière// (7 occ.) sont les trois plus nombreuses après //astres// (43 occ.) ; cela rapproche Hugo de Zola.


Postérité de Zola : A la recherche du temps perdu (6 occ. dans 3 volumes)

C'est Oriane, la fameuse duchesse de Guermantes, qui est l'astre de Marcel. Par intermittence affective, la fascination mystérieuse qu'elle exerce sur lui alterne avec la condensation sentimentale des jeunes filles (dans un contexte dominé par l'isotopie /psychologie/) :

[...] l'image de Mme de Guermantes, grande, avec sa coiffure haute de cheveux BLONDS et légers ; [...] de temps à autre, le scintillant sourire de Mme de Guermantes, la sensation de douceur qu'il m'avait donnée, me revenaient. [...] puis c'était l'image de l'une ou l'autre des deux jeunes filles que j'approchais de ces idées auxquelles, aussitôt après, je tâchais d'adapter le souvenir de la duchesse. Auprès de ces idées romanesques, le souvenir de Mme de Guermantes à l'Opéra était bien peu de chose, une petite étoile à côté de la longue queue de sa comète flamboyante ; de plus je connaissais très bien ces idées longtemps avant de connaître Mme de Guermantes ; le souvenir lui, au contraire, je le possédais imparfaitement [...] Je n'avais pas su à quoi attribuer le changement de route de la duchesse quand je l'avais vue dévier de sa marche stellaire, venir s'asseoir à côté de moi et m'inviter à dîner, effet de causes ignorées faute de sens spécial qui nous renseigne à cet égard. (II, 360 et 672, Le côté de Guermantes).

Cette acception n'a pas encore subi la dévalorisation que lui confèreront les "bons mots" d'Oriane, lors du dîner mondain où on parle alimentation. En d'autres termes la lexie figée de l'année de la comète se trouve resémantisée non par une évaluation méliorative (comme chez Balzac avec l'euphorie ambiante de ces Petits bourgeois : "Joséphine apporta trois bouteilles de vin de Bordeaux. De l'année de la comète! cria Thuillier"), mais par l'afférence /snobisme/ et l'ironie qu'elle engendre :

Babal sait toujours tout ! s'écria la duchesse de Guermantes. Je trouve charmant un pays où on veut être sûr que votre crémier vous vende des œufs bien pourris, des œufs de l'année de la comète. (II, 794, ibid. - nous soulignons) Note 10

Le comparant est motivé métonymiquement (cf. Genette, Figures III, 1972) par un retour en arrière lors de la soirée à l'Opéra, où Marcel admire ainsi le jeu de la Berma :

c'était bien cela, la noblesse, l'intelligence de la diction. Maintenant je me rendais compte des mérites d'une interprétation large, poétique, puissante, ou plutôt c'était cela à quoi on a convenu de décerner ces titres, mais comme on donne le nom de Mars, de Vénus, de Saturne, à des étoiles qui n'ont rien de mythologique. [...] Puis le rideau se leva. Je ne pus constater sans mélancolie qu'il ne me restait rien de mes dispositions d'autrefois quand, pour ne rien perdre du phénomène extraordinaire que j'aurais été contempler au bout du monde, je tenais mon esprit préparé comme ces plaques sensibles que les astronomes vont installer en Afrique, aux Antilles, en vue de l'observation scrupuleuse d'une comète ou d'une éclipse ; quand je tremblais, que quelque nuage (mauvaise disposition de l'artiste, incident dans le public) empêchât le spectacle de se produire dans son maximum d'intensité (II, 349, 344, Le côté de Guermantes).

Cela engendrera dans le dernier volume un ressouvenir des êtres mythiques, avec une variation sur l'allongement de la chevelure; ici l'isotopie /continuité/, de même que l'éclat lumineux, est dématérialisée par la réflexion sur le temps :

C'est pendant des années que Bergotte m'avait paru un doux vieillard divin, que je m'étais senti paralysé comme par une apparition devant le chapeau gris de Swann, le manteau violet de sa femme, le mystère dont le nom de sa race entourait la duchesse de Guermantes jusque dans un salon : origines presque fabuleuses, charmante mythologie de relations devenues si banales ensuite, mais qu'elles prolongeaient dans le passé comme en plein ciel avec un éclat pareil à celui que projette la queue étincelante d'une comète. (IV, 552, Le Temps retrouvé)

L'isotopie narrative /rétrospection nostalgique/ indexe aussi bien le registre merveilleux de la légende que l'époque de la jeunesse passée du narrateur, inséparable de la charge affective qui l'accompagne traditionnellement. Bref, dans la mesure où la comparaison astrale sert à représenter une idéalité - intérieure ici alors qu'elle s'extériorisait dans le spectacle nocturne chez Zola volontiers plus métaphorique - elle participe du réalisme transcendant (cf. Rastier, qui unit rhétorique, mimèsis et ontologie dans cette phrase de Arts et sciences du texte, PUF, 2001, p. 149 : "Pour les tenants d'un réalisme transcendant, le langage permet de dévoiler tant soit peu l'autre monde, et les tropes participent de cette entreprise de révélation, voire de reconduction.")

Dans le domaine de la guerre, en revanche, la phraséologie (année de la comète, tirer des plans sur la comète) donne au narrateur l'occasion d'ironiser sur les parlures des domestiques, dans une dédramatisation du climat belliciste (ici 'tirer' resémantise la lexie figée par son acception militaire "envoyer des projectiles sur l'ennemi") ; soit l'isotopie globale /vengeance/ par rapport au sourire méprisant de
la servante envers Marcel :

Bien que cela ne durât que deux minutes, c'était invariable, comme une représentation. Ses fautes de français corrompaient le langage de Françoise tout autant que les fautes de sa fille. Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués auxquels elle ne comprenait rien, par le maître d'hôtel qui n'y comprenait guère davantage, et chez qui le désir de tourmenter Françoise était souvent dominé par une allégresse patriotique ; il disait avec un rire sympathique, en parlant des Allemands : "Ça doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans sur la Comète." Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il s'agissait, mais n'en sentait pas moins que cette phrase faisait partie des aimables et originales extravagances auxquelles une personne bien élevée doit répondre, avec bonne humeur, par urbanité, et haussant gaiement les épaules d'un air de dire : "Il est bien toujours le même", elle tempérait ses larmes d'un sourire. (IV, 329, Le Temps retrouvé)

Toutefois quelques pages plus loin, le registre comique le cède à l'épique, lors des entretiens successifs avec Saint-Loup, puis Charlus à la germanophilie provocatrice :

Il faisait allusion à un raid de zeppelins qu'il y avait eu la veille et il me demanda si j'avais bien vu, mais comme il m'eût parlé autrefois de quelque spectacle d'une grande beauté esthétique. [...] Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. "Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c'est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations, car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu' on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n'aimes pas mieux le moment où définitivement assimilés aux étoiles, ils s'en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils font apocalypse, même les étoiles ne gardant plus leur place. Et ces sirènes était-ce assez wagnérien, ce qui du reste était bien naturel pour saluer l'arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, très Wacht am Rhein avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale; c'était à se demander si c'était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient". Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des walkyries et l'expliquait d'ailleurs par des raisons purement musicales: "Dame, c'est que la musique des sirènes était d'un Chevauchée . Il faut décidément l'arrivée des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris." [...] La plus grande impression de beauté que nous faisaient éprouver ces étoiles humaines et filantes était peut-être surtout de faire regarder le ciel vers lequel on lève peu les yeux d'habitude dans ce Paris dont en 1914, j'avais vu la beauté presque sans défense, attendre la menace de l'ennemi qui se rapprochait. [...] Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles et des projecteurs promenaient lentement dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d'astres, d'errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s'insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans une autre hémisphère en effet, en voyant ces étoiles nouvelles. M. de Charlus me dit son admiration pour ces aviateurs et comme il ne pouvait pas plus s'empêcher de donner libre cours à sa germanophilie qu'à ses autres penchants tout en niant l'une comme l'autre. (IV, 337-38, 380-81, Le Temps retrouvé)

Or, dès avant l'opposition entre le bellicisme et le rêve aérien ("un aéroplane, bien que meurtrier, je ne l'imaginais que stellaire et céleste"), Saint-Loup était bagarreur :

[...] tout à coup, comme apparaît au ciel un phénomène astral, je vis des corps ovoïdes prendre avec une rapidité vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient de composer, devant Saint-Loup, une instable constellation. Lancés comme par une fronde ils me semblèrent être au moins au nombre de sept. Ce n'étaient pourtant que les deux poings de Saint-Loup, multipliés par leur vitesse à changer de place dans cet ensemble en apparence idéal et décoratif.

Bref le comparant astral rejoint la thématique de la nébuleuse dans la mesure où il traduit un premier temps de confusion pour l'observateur de la scène ; ce n'est qu'a posteriori que Marcel comprend la scène.

Ces extraits incitent à élargir l'enquête aux comparants astraux, le mot vedette fût-il absent. Ils ont un enjeu cognitif, notamment avec l'acception de "nébuleuse" (qui vient aux personnages par l'onirisme du narrateur, comme elle vient à la comète par sa chevelure floue). Par exemple lors de la révélation de la fusion originelle d'Odette avec la Dame en rose d'une part, d'Oriane avec son ancêtre Brabant d'autre part, où la paire /multiplicité/ + /discontinuité/ vs /unité/ + /continuité/ conduit corrélativement à opposer le souvenir flou (passé : /illusion/) au sérieux scientifique (présent : /vérité/), la spiritualité au matérialisme scientiste :

Non seulement séparée, mais différente, parée des rêves que j'avais eus dans des temps si différents, comme d'une flore particulière, qu'on ne retrouvera pas dans une autre planète ; au point qu'après avoir pensé que je n'irais déjeuner ni chez Mme de Forcheville, ni chez Mme de Guermantes, je ne pouvais me dire, tant cela m'eût transporté dans un monde autre, que l'une n'était pas une personne différente de la duchesse de Guermantes qui descendait de Geneviève de Brabant, et l'autre de la Dame en rose, que parce qu'en moi un homme instruit me l'affirmait avec la même autorité qu'un savant qui m'eût affirmé qu'une voie lactée de nébuleuses était due à la segmentation d'une seule et même étoile. (IV, 568, Le Temps retrouvé)

Plus dure sera la chute pour ces rêveries célestes, du fait de leur dévalorisation par leur comparé humain, terre-à-terre. Voilà comment est décrite la compagne de Saint-Loup, quelques pages avant la bagarre que déclenchera indirectement la comédienne :

Rachel avait un de ces visages que l'éloignement dessine et qui, vus de près, retombent en poussière. Placé à côté d'elle, on ne voyait qu'une nébuleuse, une voie lactée de taches de rousseur, de tout petits boutons, rien d'autre. A une distance convenable, tout cela cessait d'être visible et, des joues effacées, résorbées, se levait comme un croissant de lune un nez si fin, si pur, qu'on aurait souhaité être l'objet de l'attention de Rachel, la revoir autant qu'on aurait voulu, la posséder auprès de soi, si jamais on ne l'avait vue autrement et de près. [...] Elle continuait à régir les actes de Robert comme ces astres qui nous gouvernent par leur attraction, même pendant les heures où ils ne sont pas visibles à nos yeux. [...] La forme, l'éclat de ce jeune astre si brillant tout à l'heure avaient disparu. En revanche, comme si nous nous approchions de la lune et qu'elle cessât de nous paraître de rose et d'or, sur ce visage si uni tout à l'heure je ne distinguais plus que des protubérances, des taches, des fondrières. (II, 472-475, Le côté de Guermantes) Note 11

Dans ces deux segments consacrés à une vision rapprochée, l'inversion dialectique trace un parcours de dégradation - à la différence du comparant botanique \ alimentaire des taches de rousseur de Mlle Vinteuil, antérieurement Note 12. Une dissimilation évaluative affecte ainsi "ce jeune astre si brillant" de loin, différent de la triste lune et de sa nébuleuse de défauts épidermiques, à proximité. Comme toujours chez Proust, la modalisation épistémique subjective est ici de la plus haute importance.
Dès le premier volume, le rêve de Marcel pour Balbec était déjà associé à l'astronomie :

Et ces lieux qui jusque-là ne m'avaient semblé être que de la nature immémoriale, restée contemporaine des grands phénomènes géologiques - et tout aussi en dehors de l'histoire humaine que l'Océan ou la grande Ourse, avec ces sauvages pêcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il n'y eut de moyen âge - ç'avait été un grand charme pour moi de les voir tout d'un coup entrés dans la série des siècles, ayant connu l'époque romane, et de savoir que le trèfle gothique était venu nervurer aussi ces rochers sauvages à l'heure voulue, comme ces plantes frêles mais vivaces qui, quand c'est le printemps, étoilent çà et là la neige des pôles. (I, 378, Du côté de chez Swann)

Le comparant astronomique, mêlé au marin, n'est véritablement valorisé et développé que lors de l'approche de la petite bande des jeunes filles de Balbec :

Qui eût pu reconnaître maintenant en elles, à peine mais déjà sorties d'un âge où on change si complètement, telle masse amorphe et délicieuse, encore tout enfantine, de petites filles que, quelques années seulement auparavant, on pouvait voir assises en cercle sur le sable, autour d'une tente : sorte de blanche et vague constellation où l'on n'eût distingué deux yeux plus brillants que les autres, un malicieux visage, des cheveux BLONDS, que pour les reperdre et les confondre bien vite au sein de la nébuleuse indistincte et lactée ? Note 13 [...] Comme ces organismes primitifs où l'individu n'existe guère par lui-même, est plutôt constitué par le polypier que par chacun des polypes qui le composent, elles restaient pressées les unes contre les autres. [...] il avait fallu hier l'indécision et le tremblé de ma perception première pour confondre indistinctement les sporades Note 14 aujourd'hui individualisées et désunies du pâle madrépore. Note 15 (II, 180-81, A l'ombre des jeunes filles en fleurs)

Ce taxème //organismes marin// ("protozoaires en polypiers") ici connecté à //corps céleste// requiert le contexte de la soirée à l'Opéra où la duchesse, dans sa "baignoire", est en train de

regarder les madrépores anonymes et collectifs du public de l'orchestre car je sentais heureusement mon être dissous au milieu d'eux, quand, au moment où en vertu des lois de la réfraction, vint sans doute se peindre dans le courant impassible des deux yeux bleus, la forme confuse du protozoaire dépourvu d'existence individuelle que j'étais, je vis une clarté les illuminer : la duchesse, de déesse devenue femme et me semblant tout d'un coup mille fois plus belle, leva vers moi la main gantée de blanc qu'elle tenait appuyée sur le rebord de la loge, l'agita en signe d'amitié, mes regards se sentirent croisés par l'incandescence involontaire et les feux des yeux de la princesse laquelle les avait fait entrer à son insu en conflagration rien qu'en les bougeant pour chercher à voir à qui sa cousine venait de dire bonjour, et celle-ci qui m'avait reconnu, fit pleuvoir sur moi l'averse étincelante et céleste de son sourire. (II, 357-58, Le côté de Guermantes)

Toujours à propos des jeunes filles nébuleuses, mais en fin de roman, l'épisode de la confusion entraînée par la paronymie de la blonde "Mlle d'Eporcheville \ de l'Orgeville \ de Forcheville", est introduit par la difficulté qu'a Marcel de faire le deuil de la brune unique qu'il a tant aimée. Encore sous le coup de l'annonce de son décès, il l'identifie paradoxalement aux multiples inconnues, ce qui accroît la confusion :

[...] à Balbec, quand j'avais désiré connaître Albertine, la première fois, n'était-ce pas parce qu'elle m'avait semblé représentative de ces jeunes filles dont la vue m'avait si souvent arrêté dans les rues, sur les routes, et que pour moi elle pouvait résumer leur vie ? Et n'était-il pas naturel que maintenant l'étoile finissante de mon amour en lequel elles s'étaient condensées, se dispersât de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses ? Toutes me semblaient des Albertine, l'image que je portais en moi me la faisant retrouver partout [...] (IV, 142, Albertine disparue).

'condensées', 'résumer' : sèmes /unité/ + /continuité/, liés à /cessatif/ + /singulatif/ ("l'étoile finissante de mon amour")
'disséminée', 'dispersât' : /multiplicité/ + /discontinuité/, liés à /inchoatif/ + /itératif/ (nébuleuses toujours renaissantes)

Une telle inversion dialectique aspectuelle, portée sur le plan astronomique, empêche de valoriser une série de contraires plutôt que l'autre, car leur interchangeabilité les rend équivalentes "pour moi" (sème /réciprocité/). A la page suivante, l'amour pour Mlle d'Eporcheville dans le groupe des trois nouvelles jeunes filles qui surgissent ne saurait être une fragmentation superficielle du fait que, précisément, il contient l'essence d'Albertine.

Variation intéressante que celle des matérialisations stellaires du lesbianisme (dans lesquelles F. Rastier, commentant ce passage, décèle une antithèse : "La fusion - Paradis sur terre - chez Zola, la séparation chez Proust", sans doute par l'obstacle au couple désiré par Marcel que constituent "ces Yeux d'or balzaciens maintenant au ciel lesbien") :

Un autre incident fixa davantage encore mes préoccupations du côté de Gomorrhe. J'avais vu sur la plage une belle jeune femme élancée et pâle de laquelle les yeux, autour de leur centre, disposaient des rayons si géométriquement lumineux qu'on pensait, devant son regard, à quelque constellation. [...] je craignais que ces regards incessamment allumés n'eussent la signification conventionnelle d'un rendez-vous d'amour [...] yeux rayonnant [...] brillants signaux [...] Souvent, quand dans la salle de casino deux jeunes filles se désiraient, il se produisait comme un phénomène lumineux, une sorte de traînée phosphorescente allant de l'une à l'autre. [...] c'est à l'aide de telles matérialisations, par ces signes astraux enflammant toute une partie de l'atmosphère que Gomorrhe, dispersée, tend à rejoindre ses membres séparés, à reformer la cité biblique. [...] Une fois je vis l'inconnue qu'Albertine avait eu l'air de ne pas reconnaître. Les yeux de la jeune femme s'étoilèrent [...] (III, 244-5, Sodome et Gomorrhe)


NOTES :

(1) Serge est en effet "partagé entre son désir inavoué pour Albine et sa dévotion mariale". Ce topos du prêtre amoureux du Ciel et de la chair fut une provocation : "Le scandale qui accueillit ce cinquième roman de la série des Rougon-Macquart s'explique en partie par le climat idéologique de l'époque, marqué entre autres par la lutte entre l'Église et la République, l'ordre moral et l'anticléricalisme." Ajoutons que dans ce roman "la sexualité est participation euphorique aux grands rythmes de la nature : Désirée, la sœur de Mouret, y prend part en admirant les portées nombreuses des pensionnaires de sa ferme, et bien sûr Albine, malgré son nom, puisqu'elle se donnera à Serge au milieu de la nature fertile, de ses fruits, de ses mille animaux. Le combat est donc entre Vénus et la Vierge, entre l'acceptation de la sexualité et son refus antinaturel." Autre réaction négative, cette fois non plus au niveau moral mais esthétique : "certains, il est vrai, furent réticents devant les accumulations descriptives" (Dictionnaire des Œuvres littéraires de Langue Française, Bordas, CD-Rom). Zola lui-même objecte à ses détracteurs :

Je me suis exténué à répéter que le naturalisme était une formule, et non une rhétorique, qu'il ne consistait pas dans une certaine langue, mais dans la méthode scientifique appliquée aux milieux et aux personnages. Dès lors, il devient évident que le naturalisme ne tient pas au choix des sujets; [...] Est-ce que l'ignoble auteur de L'Assommoir n'a pas écrit la deuxième partie de La Faute de l'abbé Mouret, une idylle adamique, une sorte de symbole, des amours idéales dans un jardin qui n'existe pas ? (Les romanciers naturalistes, 1881)

(2) Association lexicale récurrente en dehors d'un tel cadre spiritualisant, par ex. dans La Curée : "le décorateur avait représenté un sable fin constellé de perles et de paillettes d'argent."

(3) Ce roman lexicalise l'isotopie mythologique, laquelle n'était qu'afférente à cet extrait du Ventre de Paris (1873) : "les becs de gaz, droits, espacés régulièrement, mettaient seuls la vie de leurs courtes flammes jaunes, dans ce désert de mort [...] les becs de gaz, avec leur œil unique, couraient à droite et à gauche, en emportant la route" ou de La Conquête de Plassans (1874) : "il ramenait les yeux, lorsqu'il vit une lueur de lampe, au second étage, derrière les rideaux épais de l'abbé Faujas. Ce fut comme un œil flamboyant, allumé au front de la façade, qui le brûlait." Pareilles lexicalisations concernant l'éclairage artificiel inspireront Maupassant dans Pierre et Jean (1888) : "les deux phares électriques du cap de la Hève, semblables à deux cyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur la mer leurs longs et puissants retards. Partis des deux foyers voisins, les deux rayons parallèles, pareils aux queues géantes de deux comètes, descendaient, suivant une pente droite et démesurée, du sommet de la côte au fond de l'horizon."

(4) Par rapport aux extraits précédents, "on pourrait croire à un exercice de style, ou même à un quasi-pastiche"; toutefois ici la différence est d'ordre social, avec le milieu grand bourgeois : "il y a un charme et une qualité d'atmosphère spécifique dans ce monde factice et insouciant: salons où l'on ne fait rien, futilités de la conversation, après-midi passées à broder, goûters d'enfants, aimable oisiveté, tout un fond de tableau cotonneux et un peu vide" (DOLF).
Zola est lucide à ce sujet, conscient de la difficulté d'échapper au mouvement littéraire qui détermine plus d'une de ses pages :

Enfin, notre siècle arrive avec les orgies descriptives du romantisme, cette réaction violente de la couleur; et l'emploi scientifique de la description, son rôle exact dans le roman moderne, ne commence à se régler que grâce à Balzac, Flaubert, les Goncourt, d'autres encore. [...] Aujourd'hui, le romantisme agonise, le naturalisme triomphe. [...] Si j'ai parfois des colères contre le romantisme, c'est que je le hais pour toute la fausse éducation littéraire qu'il m'a donnée. J'en suis, et j'en enrage. (Les romanciers naturalistes, 1881)

La relation actorielle incite en outre à un rapprochement étroit : au couple Serge/Albine répond celui de Hélène/Henri; dans les deux cas la dévotion est un substitut à l'amour interdit (adultère, Henri étant marié; l'abbé Jouve est confident).

(5) On pourrait accepter l'analyse suivante : "Un élément échappe cependant à la convention: les descriptions parisiennes à la fin de chaque partie, dont on sait qu’elles furent un point fixe du livre dès le départ [...] le Paris pourpre ressemble à la passion contenue d'Hélène, de la même façon que le Paris d'orage fait écho aux bouleversements de l'adultère. Le procédé peut paraître un peu systématique ou fabriqué, il traduit cependant un vrai regard de peintre : on a souvent, sur ce point, rapproché l'art de Zola avec celui de Monet, par le principe de la série variée sur un même sujet et par les descriptions colorées où les paysages et les états d'âme se confondent en un même tableau impressionniste" (DOLF), si elle n'omettait de mentionner qu'un tel colorisme affecte de la même façon La Faute et L'Œuvre (cf. supra et infra); partant, le jeu de couleurs au couchant n'est pas spécifique du moral de tel ou tel personnage. Quant à cette peinture, Zola en contestait d'ailleurs la gratuité :

D'abord, ce mot description est devenu impropre. [...] il y aurait là une nécessité de savant, et non un exercice de peintre. [...] C'est injustement rapetisser notre ambition que de vouloir nous enfermer dans une manie descriptive, n'allant pas au-delà de l'image plus ou moins proprement peinturlurée. Dans un roman, dans une étude humaine, je blâme absolument toute description qui n'est pas un état du milieu qui détermine et complète l'homme. [...] Le personnage y est devenu un produit de l'air et du sol, comme la plante; c'est la conception scientifique. Dès ce moment, le psychologue doit se doubler d'un observateur et d'un expérimentateur, s'il veut expliquer nettement les mouvements de l'âme. Nous sommes dans l'étude exacte du milieu, dans la constatation des états du monde extérieur qui correspondent aux états intérieurs des personnages. [...] Ce qu'on me reproche surtout, même des esprits sympathiques, ce sont les cinq descriptions de Paris qui reviennent et terminent les cinq parties d'Une page d'amour. On ne voit là qu'un caprice d'artiste d'une répétition fatigante, qu'une difficulté vaincue pour montrer la dextérité de la main. [...] dès ma vingtième année, j'avais rêvé d'écrire un roman, dont Paris, avec l'océan de ses toitures, serait un personnage, quelque chose comme le chœur antique. Il me fallait un drame intime, trois ou quatre créatures dans une petite chambre, puis l'immense ville à l'horizon, toujours présente, regardant avec ses yeux de pierre le tourment effroyable de ces créatures. (Les romanciers naturalistes, 1881)

(6) Le palier global est déterminant avec l'ambiance générale pessimiste (qui ici indexe 'comète' à /cataclysme/, dans sa littéralité "nue", car c'est la seule occurrence du corpus à ne pas avoir statut de comparant) "dans le genre schopenhauerien : une population sordide, vicieuse, misérable. Quant aux protagonistes, ils sont soumis à la maladie et à la dépression [...] Tout se passe comme si les lieux semblaient chargés d'un maléfice irrémédiable, d'une mort omniprésente: des éléments aux personnes, tout paraît tendre à la laideur ou à la corruption" (DOLF).

(7) Les trois extraits descriptifs, dont il convient d'analyser la cohésion interne, engagent à dépasser les données biographiques, du type "L'ouvrage suscita certaines réticences dans les milieux artistiques décrits, et une quasi-rupture, pense-t-on, entre Zola et Cézanne" (DOLF). Par exemple l'évaluation est purement interne au roman : dans la mesure où ces spectacles du Paris nocturne relèvent de la focalisation interne du couple, ils constituent une compensation à l'échec du peintre Claude, car celui-ci au chap. 8 "choisit le sujet d'un grand tableau, un paysage parisien avec l'île de la Cité ; mais il a beau s'acharner, l'œuvre ne vient pas" (DOLF).
En outre dans la mesure où "le livre vit d'une opposition fondamentale entre les effets de groupe et la solitude de Claude" (ibid.), le sème /multiplicité/ des "becs de gaz = poussière d'astres = fourmil-ière(-lement) = myriade = gouttes, etc." accentue la saillance de son contraire /unicité/, définitoire du peintre contemplateur, artiste marginal dans la lignée des Romantiques (cf. le Frenhofer de Balzac), qui par antinomisme (énantiologie, eût dit Barthes), semble se disséminer dans le paysage. Ajoutons que "si la campagne est finalement décevante, c'est qu'elle est soumise à l'empire d'une force inhumaine, tandis que le peintre peut espérer participer activement au spectacle urbain, toujours renouvelé et pleinement humain" (ibid.) ; c'est surtout que le spectacle urbain englobe celui de la nature cosmique.

(8) Autre co-occurrent, indexé à l'isotopie /feu/, que l'on rapprochera d'Une page d'amour, mais aussi de La Bête humaine : "Des étincelles brillèrent, on allumait les becs de gaz, le long des quais" ou de L'Assommoir.
Certains indices lexicaux prouvent, par leurs rares attestations en contexte, l'inséparabilité thématique de romans, tel "myriades" qui n'est crédité que de deux occurrences, respectivement dans Une Page d'amour et La Faute de l'Abbé Mouret ("d'insectes").

(9) Elle concerne ailleurs d'autres phénomènes météos : "Il n'y avait pas de coups de tonnerre; mais de grands éclairs bleuâtres, incessants, semblaient courir au ras du sol, en larges sillons de phosphore"; par métaphore métonymique, "les centaines d'yeux phosphorescents qui flambaient" des moutons ont "des réverbérations d'éclairs" (La Terre); "l'orage qui passait en face, au midi, dans le ciel ténébreux, les continuels éclairs lui suffisaient, baignant les objets d'une phosphorescence livide" (Le Docteur Pascal). Mais aussi la félinité (depuis Les Chats de Baudelaire : "Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, \ Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques") : "Renée, l'échine allongée, pareille à une grande chatte aux yeux phosphorescents" (La Curée) ; "les yeux troubles du marquis étaient devenus deux yeux de chat, phosphorescents, pailletés d'or" (Nana).

(10) Littré évoque le "vin de la comète, vin recueilli dans l'année 1811, célèbre par l'apparition d'une très belle comète, par la chaleur de l'été et de l'automne, et par l'excellence de ses vins." (cf. Chateaubriand : "en 1811, j'avais suivi des yeux la comète qui pendant la nuit courait à l'horizon des bois; elle était belle et triste, et, comme une reine, elle traînait sur ses pas son long voile"). Ici Proust se réfère indirectement au passage de la comète de Halley en 1910, événement retentissant ayant engendré des scènes de panique.

(11) La métaphore filée se développe au détour d'une conversation où Robert de Saint-Loup demande à Marcel d'évoquer "ce monsieur qui mêle le snobisme et l'astronomie" (II, 470); de là son fondement métonymique étudié naguère par Genette. Elle se fonde en outre sur le souvenir de Combray, où il était déjà question "d'étoiles de l'Opéra", selon le syntagme stéréotypé : "Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de Maubant sortant un après-midi du Théâtre-Français m'avait causé le saisissement et les souffrances de l'amour, combien le nom d'une étoile flamboyant à la porte d'un théâtre, combien, à la glace d'un coupé qui passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage d'une femme que je pensais être peut-être une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongé, un effort impuissant et douloureux pour me représenter sa vie. Je classais par ordre de talent les plus illustres, Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m'intéressaient." (I, 74, Du côté de chez Swann)

(12) "Quand, au moment de quitter l'église, je m'agenouillai devant l'autel, je sentis tout d'un coup, en me relevant, s'échapper des aubépines une odeur amère et douce d'amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites places plus BLONDES, sous lesquelles je me figurai que devait être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le goût d'une frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil." (I, 112, Du côté de chez Swann) Ici la vision n'est plus télescopique, mais microscopique. Or Proust pousse le paradoxe jusqu'à appliquer l'instrument d'observation des astres à celle des atomes (selon l'antithèse hugolienne : "Tout est l'atome et tout est l'astre") : "Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités [...] me félicitèrent de les avoir découvertes au microscope quand je m'étais au contraire servi d'un télescope pour apercevoir des choses très petites en effet, mais parce qu'elles étaient situées à une grande distance et qui étaient chacune un monde." (Le Temps retrouvé)

(13) Il est alors logique que la luminosité du blond prime sur son contraire (brun), même si le nouveau comparant astral n'est pas explicitement connecté au clair coloris. En témoigne déjà cet extrait du Cahier 25 de 1909, brouillon ouvrant des pistes de génétique textuelle, notamment par la connexion avec la duchesse de Guermantes, elle aussi éminemment astrale et indexée à l'isotopie /confusion/ dans le mental de Marcel observateur :

"une masse amorphe et délicieuse de petites filles, sorte de vague constellation, d'indistincte voie lactée où [...] par moments je distinguais deux yeux noirs brillants, puis à un autre moment un visage BLOND et hésitant, tous riant [...] Elles m'aperçurent qui les regardais puis un fou rire agitait toute la grappe de ces nébuleuses et tout se confondait dans une scintillante et pâle voie lactée [...] L'une avait des cheveux BLONDS coulants, un visage rose, des yeux verts, un visage poupin, un air rieur [...]" (II, 932, A l'ombre des jeunes filles en fleurs).

Redoublement d'un physique identique qui n'a d'égal que celui dû au souvenir, frappé d'incertitude : "cette brillante comète qui longeait la plage était peut-être la pâle nébuleuse informe d'il y avait un an ou deux; on change vite à cet âge" (II, 933).

Le texte final paraphrasera ces caractéristiques, non seulement de façon pléonastique (ajout de "blanche" au lacté, de "malicieux" au rire, etc.), mais en les connectant à celles d'un tableau impressionniste. En effet leur apparition frappée du sceau de "cette absence, dans ma vision, des démarcations que j'établirais bientôt entre elles, propageait à travers leur groupe un flottement harmonieux, la translation d'une beauté fluide, collective et mobile" (II, 148) précède la contemplation des œuvres picturales d'Elstir, où précisément "dans le premier plan de la plage, le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de démarcation absolue, entre la terre et l'océan" (II, 193). Pareille "métaphore" du port de Carquethuit témoigne de la permanence des isotopies /fascinant/, /esthétique/, /osmose/ (cette dernière indexant certes l'agglomérat nébuleux mais aussi le lien perceptif qui l'unit à Marcel observateur). Pareille unification du multiple motive cet autre comparant cette fois alimentaire : "la gelée d'une grappe scintillatrice et tremblante" (II, 180). Or l'intermittence signifiée par ces deux dernières épithètes est inhérente au côté cyclique des comètes, lesquelles ne sont plus lexicalisées dans le texte final correspondant, au profit de "j'avais pu supposer que des lois réglaient le retour de ces constellations" (II, 188), comparant du "cortège féminin" comparé.

(14) Étoiles sparsiles ou sporades et informes, en dehors des constellations. "L'île des Sporades" confirme la convergence des espaces marin et céleste (cf. encore l'étoile de mer, etc.).

(15) "Famille de polypes = animaux à corps mou, contractile, enroulé ou cylindrique, à bouche supérieure et antérieure garnie de tentacules rayonnés" (Littré). "La surface de ces corps est parsemée de trous sillonnés qui ont la forme d'une étoile"; "Polype, nom générique commun à différents corps, qui n'ont d'autre analogie que la multitude de pieds, de branches ou de ramifications" (L'Encyclopédie).