Quels mécanismes pour (r)établir la cohésion sémantique textuelle ?

- Sur la prééminence des processus d'assimilation et de dissimilation
dans l'interprétation des énoncés contradictoires et métaphoriques


"Pour peu que l'on considère l'histoire des idées linguistiques occidentales, on s'aperçoit que le paradigme différentiel [essentiellement fondé sur la théorie saussurienne de la valeur] est le seul à avoir permis le projet d'une sémantique linguistique autonome à l'égard de la logique ou de la psychologie." (Rastier, 1991: 109)

La définition par Rastier des deux concepts, formant une dichotomie fondamentale en sémantique, (a) assimilation : "actualisation d'un sème par présomption d'isotopie"; (b) dissimilation : "actualisation de sèmes afférents opposés dans deux occurrences du même sémème, ou dans deux sémèmes parasynonymes" va nous donner l'occasion de réexaminer ces deux figures que sont la contradiction et la métaphore, particulièrement dans le texte proustien.


1. Contradiction chromatique dans Le Temps retrouvé

Pour une teinte donnée, on a pu montrer que le taxème (i.e. une classe minimale en langue) //couleurs de cheveux//, "noir, brun, châtain, roux, blond, blanc, gris, etc." n'est pas chez Proust un simple détail matériel, aussi insignifiant que la sortie d'une de ces marquises, honnies par Valéry, précisément celles que l'on retrouve chez la princesse de Guermantes...

Aussi, face à l'exemple de la révélation surprise suivante, de par l'attribution de coloris contradictoires, l'appel à des oppositions sur des axes sémantiques est nécessaire pour la surmonter :

axes
sèmes distinctifs du contenu de l'énoncé suivant :
dissimilations
La dame aux cheveux blancs était blonde
(a) d'univers : /selon vous/ /selon moi/
(b) épistémique : /entrevu/ (= /savoir/ + /ponctuel/) /vu attentivement/ (= /savoir/ + /duratif/)
(c) véridictoire : /vrai/ /faux/ (ex. teinture)
(d) ontique : /réel/ /représenté/ (ex. peinture, rêve)
(e) temporelle : /ultérieur-résultatif/ (vieillesse) /antérieur/ (jeunesse)

Il revient à l'énoncé pris dans sa globalité de sélectionner l'une au moins de ces cinq catégories virtuelles et socialement normées, chacune modifiant l'interprétation. L'activation de la dernière est la plus plausible dans le seul contexte de l'imparfait rétrospectif "était". C'est d'ailleurs la solution de Fauconnier, à qui l'on emprunte cet énoncé, censé illustrer un "espace temps", selon une théorie cognitive et pragmatique (1984: 47). On peut déclarer ce sens littéral; il n'en demande pas moins d'être construit, comme le serait le sens dit figuré, dont rien ne le distingue du précédent, si ce n'est un degré supérieur de complexité. Ainsi pour activer les acceptions (a), (b), (c) ou (d), d'autres interprétants auraient été requis, telles la situation interlocutive ou les circonstances de l'apparition.

Ce préambule n'avait pour fonction que d'introduire au problème interprétatif que soulève l'attribution similaire La blonde valseuse aux cheveux blancs, celle-là même qui retient l'attention de Marcel . Voici donc la phrase exacte, moins synthétisée, dont le contenu a priori très contingent devient essentiel si on lui restitue sa problématique globale, que développe le dernier volume de la Recherche, où elle se situe : "On me disait un nom et je restais stupéfait de penser qu’il s’appliquait à la fois à la blonde danseuse que j’avais connue autrefois et à la lourde dame à cheveux blancs qui passait pesamment près de moi." (Nouvelle Pléiade, IV, 518)

Stupéfaction, au niveau affectif, et pensée, au niveau cognitif, constituent le contenu spirituel de cette description unissant deux apparences matérielles contrastées d'une personne (blondeur et légèreté de jadis vs blancheur et lourdeur actuelles), dont l'identité, l'unité à soi, est révélée par le nom. L'émotion et la réflexion de Marcel observateur renvoient à la question à la fois mondaine et métaphysique, par le biais de l'ontologie (du Sein und Zeit) : comment identifier un être dont le temps a dissocié les apparences par les changements physiques qu'il a apportés ?

Pour prendre conscience de la teneur spirituelle d'un jeu de couleurs qui n'en est qu'un vecteur, la contextualisation est nécessaire. Ainsi dans les lignes précédentes, la superposition du blanc au blond perturbe l’identification jusqu'à ce que chacun soit respectivement corrélé à la vieillesse et la jeunesse de la même personne. Une telle dissimilation temporelle en termes sémantiques, qu'opère le lecteur, est l'équivalent (intra) linguistique du processus réaliste auquel est confronté Marcel : "« reconnaître » quelqu’un, et plus encore, après n’avoir pas pu le reconnaître, l’identifier, c’est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c’est admettre que ce qui était ici, l’être qu’on se rappelle n’est plus, et que ce qui y est, c’est un être qu’on ne connaissait pas; c’est avoir à penser un mystère [...]" (ibid., 518). Ce problème d'ordre épistémique qui se pose à l'observateur de la scène n'est qu'un contenu verbal, dans le cadre du récit.

Celui-ci insiste sur la même dualité féminine, plongée dans l'abîme du Temps, en marquant le portrait d'une évaluation, elle aussi nettement contrastée : "Pour que la vie [...] eût pu substituer à la légère blonde ce vieux maréchal ventripotent, il lui avait fallu accomplir plus de dévastations et de reconstructions [...]. On avait peine à réunir les deux aspects, à penser les deux personnes sous une même dénomination" (ibid., 519). La dégradation n’est toutefois pas fatale, puisque "souvent ces blondes danseuses ne s’étaient pas seulement annexé, avec une perruque de cheveux blancs, l’amitié de duchesses [...], l’art les avait touchées comme la grâce" (ibid., 520); soit une double promotion sociale et esthétique. A ce brouillage évaluatif, dû au fait que la blancheur s'associe à des éléments positifs (art et temps, la durée étant essentielle à la création chez Proust; mais aussi art et noble travestissement, comme si la duplicité de la perruque était un élément aussi essentiel à la quête cognitive de Marcel que l'est la dualité des êtres et des choses), le narrateur ajoute les catégories ontique et véridictoire /réel/ + /vrai/ vs /représenté/ + /faux/. Elles sont d'abord mélioratives : "Poussé à ce degré, l'art du déguisement devient [...] une transformation complète de la personnalité", une "métamorphose", qui, pour être radicale, n'en demeure pas moins "burlesque dans les coulisses du théâtre ou pendant un bal costumé", le fameux "Bal de têtes" (ibid., 500-1). Puis péjoratives avec ces "vieillards fantoches" à "barbe postiche" ayant une "invraisemblable blancheur" dans la longue période suivante :

"Des poupées, mais que pour les identifier à celui qu'on avait connu, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçaient à faire un travail d'esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder en même temps qu'avec les yeux avec la mémoire, des poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, des poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d'habitude n'est pas visible, pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s'en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique." (ibid., 503)

Il va de soi que pour qui connaît l'importance de cet objet merveilleux apparu dès premières pages de la Recherche, de même que "la mémoire", l'évaluation dominante redevient manifestement positive, quel que soit l'effort mental fourni par l'observateur, pour conjoindre ce qui est disjoint (le faux inanimé, présent, du vrai humain, passé).

A ce stade de l'exposé, il convient de citer Rastier pour montrer de nouveau que, si le narrateur a recours au dualisme philosophique altérité vs identité, cet appel à l'ontologie n'est pas de mise dans l'analyse du sens linguistique :

"nous nous refusons à poser la question de l’Être qui pour la phénoménologie contemporaine commande toute herméneutique. La différence ontologique qu’établit Heidegger entre l’Être et l’étant reste inutile à notre entreprise, quelle que soit par ailleurs sa pertinence pour les recherches cognitives. Les débats ontologiques qui y opposent la phénoménologie et la philosophie analytique témoignent qu’elles refusent à sortir de la métaphysique. Pire, notre froideur à l’égard de l’ontologie s’explique parce que la dévotion à l’Être a toujours empêché, depuis la condamnation platonicienne des sophistes, renouvelée jusqu’à Russell, la constitution d’une sémiotique générale, et plus particulièrement d’une sémantique des textes. [...] Pour une sémantique qui doit penser la diversité des textes, au sein d'une sémiotique des cultures, il faut rompre avec le préjugé que le sens témoigne de l'Etre, et doit être jugé à l'aune métaphysique de la référence et de la vérité." (1993: 15, 1996: 284)

Il est donc nécessaire, surtout concernant Proust, de dissocier l'objet d'étude de la méthode et de la théorie qui la guide, lesquelles n'ont nullement à se laisser envahir par le réalisme philosophique sur lesquels elles se penchent. En d'autres termes, si le sème /artificiel/ ou /inanimé/ du mot 'poupées' qui fascine Marcel relève des domaines de la représentation et de l'ontologie, cet élément de sens n'est pas l'Être qu'il signifie : le concept descriptif (ici de sème) soit être distingué de son contenu (ici la personnalité des invités).

Il est un autre argument anti-ontologique, celui qui constate que l'actualisation des sèmes en contexte contraint à revaloriser de tels "accidents". Or Rastier (1998) observe qu'aujourd'hui en linguistique « la décontextualisation devient à la fois condition et résultat de l'activité du linguiste : ne subsistent alors que des "formes", des "types", ou des "prototypes". Mais on ne saurait sous-estimer l'essentialisme qui préside à ces abstractions : il s'agit d'en finir avec les variations empiriques, pour rétablir l'Être dans sa permanence, sa non-contradiction et son identité à soi. » Position qui est antinomique de celle qui se penche sur les composants sémantiques instanciés par assimilation et/ou dissimilation dans telle ou telle zone d'un corpus littéraire.

Poursuivons sur Proust. Ce n'est pas le moindre paradoxe, auquel se complaît le narrateur, que de montrer que "la révélation du Temps", sacralisé, repose sur un art du "spectacle" à base d'illusion. C'est donc sur les plans à la fois véridictoire, ontique et épistémique que se joue la médiation mystique par laquelle la fausseté apparente (réalité empirique) qui affecte les invités reconduit à une vérité supérieure (réalité transcendante) : "ainsi le nouveau et si méconnaissable Argencourt était là comme la révélation du Temps, qu'il rendait partiellement visible." (ibid., 503) Cela justifie chez les hommes "la barbe blanche" de "prophète" tout aussi "merveilleusement argentée" que les moustaches, "comme s'il restait après elles le gel de la forêt du Petit Poucet". Il est vrai que cette "vision extraordinaire" "de féerie", qui affecte des aristocrates, se produit au domicile du "Prince de Guermantes" (ibid., 499-501), noblesse qui motive de tels comparants, dont l'accumulation dissipe bien entendu la plate et évidente normalité "mondaine". Ou plus exactement introduit dans ce qu'elle a de banalement réaliste le registre merveilleux.

En revenant alors au jeu des deux couleurs, celui de la "légère blonde" métamorphosée en "vieux maréchal ventripotent" blanchi, on s'aperçoit d'une double inversion évaluative : d'abord méliorative avec "le degré de blancheur des cheveux semblait comme un signe de la profondeur du temps vécu, comme ces sommets montagneux qui [...] révèlent le niveau de leur altitude au degré de leur neigeuse blancheur", puis de nouveau péjorative car "l'or des épis [...] sous la neige", est "comme une neige salie qui a perdu son éclat." (ibid., 519-520) Les comparants naturels, on le constate, finissent de façon récurrente par dévaloriser le blanc terne, au profit de l'éclat blond et jeune, lequel "n'existait plus que dans la mémoire d'êtres dont le nombre diminuait tous les jours." (ibid., 536) Précisément c'est là sa valeur épistémique car sans effort mnémonique, ici affaibli par la mort, nulle reconnaissance possible à travers le blanc déguisement.

Celui-ci est dévalué parce qu'il tente d'occulter la dorure précieuse et noble du passé. Mais cette couleur elle aussi est ambiguë, ne serait-ce que sur sa métaphore végétale. "Les parties blanches de barbes jusque-là entièrement noires rendaient mélancolique le paysage humain de cette matinée, comme les premières feuilles jaunes des arbres" (ibid., 505); cette couleur ouvertement située en "automne" actualise ici les traits /duratif/, /cessatif/, /dysphorie/ de la blanche vieillesse, et n'est pas ainsi compatible avec les précédents "épis" dont la blondeur possède en outre le sème /antérieur/, contrairement aux "feuilles jaunes". Toutefois cette dissimilation thématique et aspectuelle du coloris (quasi) identique n'empêche pas une assimilation inverse entre 'blond' et 'jaune', dans la mesure où, toujours au niveau végétal, les sèmes /duratif/, /inchoatif/, /euphorie/ sont paradoxalement réitérés dans le vieillissement, dont il est dit qu'il "faisait fleurir une nouvelle jeunesse" (ibid., 521). Cela réactive ainsi le sémantisme de la blancheur pure, féérique et révélatrice.

Bref, l'ambiguïté calculée de chacune des deux couleurs, tour à tour méliorative et péjorative, est telle, que ce n'est pas l'une des deux, seule, mais la bichromie, dans une forte tension dialectique, qui permet d'accéder à une réalité spirituelle située en dehors de l'ancrage temporel. On sait d'ailleurs que le Bal de têtes succède à un long exposé sur les impressions profondes qui décident Marcel à devenir écrivain interprète des signes "magiques" : "au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait [...] jouir de l'essence, des choses, c'est-à-dire en dehors du temps." (ibid., 450)

Ce que commente ainsi P. Ricoeur : "L'extra-temporel s'attache à une méditation sur l'origine même de la création esthétique" (Temps et récit II, 1984: 272). Mais si expérience phénoménologique remarquable du temps il y a dans Le Temps retrouvé, elle ne saurait simplement entraîner chez le lecteur une adhésion intuitive avec le vécu que refigurerait le "monde du texte", c'est-à-dire le monde qu'il ouvre par un nouvel acte de référence. Pareille conception passe sous silence le sens syntagmatique des mots qui suffit à lui seul à justifier une étude de sémantique textuelle, et non du vécu mis en texte (on plaide encore et toujours pour une désontologisation, à laquelle ne souscrit évidemment pas l'herméneutique phénoménologique de Ricoeur).

Pour en revenir à l'ensemble du contexte proustien qui nous intéresse, voici comment les axes du tableau précédent sont thématisés :

axes
sèmes distinctifs du contenu de l'énoncé suivant :
dissimilations
La blonde valseuse aux cheveux blancs
(a) esthétique : /causatif/, /réel/ (cheveux),
/concret/ ('salon')
/résultatif/, /représenté/ (gel, neige, argent), /mythique/ ('théâtre','art','féerie')
(b) épistémique : /évidence/ (par la mémorisation) /mystère/ (par la contradiction)
(c) temporelle : /antérieur/ ('jadis' : non conscience du temps), /cessatif/ (nostalgie) /ultérieur/ ('aujourd'hui' : temps conscient), /inchoatif/ ("nouvelle jeunesse")
(d) ontique : /survie mentale/, /léger/,
/dynamisme concret/
/survie merveilleuse/, /lourd/,
/dynamisme abstrait/
('métamorphose')
(e) véridictoire : /vrai matériel/ /faux matériel/ ('fantoche')
+ /vrai spirituel/
('prophète')

Par la conciliation de leurs termes contraires, ces catégories illustrent sur le plan linguistique cette esthétique littéraire d'origine romantique que décelait Ch. Robin dans la conclusion de son ouvrage, en conservant, il est vrai, la référence au vécu de Marcel : "La synthèse réalise [...] l'harmonisation des contraires [...]; c'est une quête de l'Unité perdue" (L'imaginaire du "Temps retrouvé", Circé, 7, 1977: 95, 100).

Notre construction thématique s'est opérée dans une localisation contextuelle qui couvre la section d'un volume. Or cette étendue, de même que celle de la vaste période proustienne, a rendu beaucoup plus contestable la réduction des sèmes (récurrents) à des idées dont le narrateur voudrait faire part au sujet de la couleur, que dans le cadre de la phrase élémentaire, où la prédication équivaut souvent à la transmission d'une pensée, selon les seuls paramètres pragmatique et psychologique, voire logique. La réalité du message n'a alors rien de spécifiquement (intra) linguistique.

Il revient à Genette d'avoir mis en lumière l'importance pour "l'apprentissage" de Marcel que revêt "la parole révélatrice" de l'intention profonde de l'interlocuteur, qui lui échappait sur le moment. C'est ainsi que le héros de la Recherche - recherche notamment du sens caché, supposé vrai, du discours qui s'adresse à lui - "assimile les leçons de l'herméneutique mondaine" (cf. Proust et le langage indirect, Figures II, 1969: 249, 253). Le cas échéant, il accède à la "signification complète de l'énoncé à condition de pénétrer ce que le locuteur a pu vouloir donner à entendre entre les lignes" (Strawson, in Fuchs & Le Goffic, 1992: 137). En témoigne cet exemple, lorsque dans le même contexte du vieillissement, la duchesse de Guermantes, héroïne du roman, s'adresse à Marcel en ces termes : "Quant à vous, reprit-elle, vous êtes étonnant, vous restez toujours jeune, expression si mélancolique puisqu'elle n'a de sens que si nous sommes en fait, sinon d'apparence, devenus vieux." (Le Temps retrouvé, ibid., 508). Fidèle à la rhétorique classique, il fait de cette remarque une antiphrase (que Genette identifiait à l'astéisme, ibid. 251) en lui attribuant une pensée implicitée contraire à celle qui est littéralement exprimée, en fonction d'un principe qui permet la déduction. Or à la page suivante, l'expression reprise littéralement par Marcel le tourne en ridicule dans le même salon, leçon amère qui a lieu lors d'une invitation au restaurant, l'obligeant à assumer ouvertement et cruellement sa vieillesse : "Comme je répondais : Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme, j'entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m'empressai d'ajouter : ou plutôt avec un vieil homme." (ibid., 509) Si bien que la thématique de cette reprise est moins celle de l'âge que de la duplicité (de la part de la duchesse flatteuse, de l'auditoire snob qui n'épargne pas le jeune vieil homme, de Marcel, enfin, qui ne peut assumer la naïveté d'une fausse jeunesse). Isotopie /duplicité/ qui intègre l'acte de langage que l'on pourrait appeler "auto-correction" de Marcel, dont le statut est toujours hésitant : "Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu'aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère, ma mère pour qui j'étais toujours un enfant." (ibid.)

Outre l'antiphrase et la rectification, la métaphore est aussi une figure que la pragmatique cognitive anglo-saxonne explique en termes d'intention interlocutive. Ainsi Sperber & Wilson évacuent-ils tout contenu proprement linguistique, au profit du couple verbal \ mental, suffisant selon eux, pour rendre compte de l'attribution métaphorique. Ainsi dans l'exemple qu'ils donnent Ce livre est un décapant pour le cerveau, la confrontation de la littérature avec le produit chimique permet de dégager l'afférence commune /effet purificateur/ (en termes sémantiques), laquelle est immédiatement identifiée à la "pensée apparentée à celle que le locuteur a littéralement exprimée, et qu'il a dû vouloir impliciter" (1992: 221). L'aune à la mesure de laquelle s'effectue l'analyse est - comme chez Proust, qui se situait lui-même dans le sillage de la triade scolastique et classique vox \ conceptus \ res - un contenu psychologique extérieur à la langue et la précédant. Ce qui pose deux problèmes : comment déterminer cette pensée, en quelque sorte profonde, par rapport à laquelle celle qui est "représentée" dans la proposition, en surface, serait similaire ? Peut-on éluder comme nos deux auteurs la signification des mots au profit de l'intentionnalité ?

Il est en tout cas plus facile d'analyser l'acte de prédication en ces termes, à la différence de la construction thématique qui implique plus naturellement la recherche en contexte de coïncidences sémiques. Or une telle dissociation de traitement entre le texte, objet de la thématique, et la proposition, contredit la nécessaire unification entre l'un et l'autre.


2. Métaphore et classe sémantique sociolectale

"La métaphore est une figure outrageusement envahissante, au dépens des tropes, des figures, puis de la rhétorique tout entière. L'inflation académique à son propos est sans exemple, et les théories cognitives n'ont fait que radicaliser un opportunisme théorique angoissant (cf. Une métaphore, c'est comprendre quelque chose par quelque chose d'autre, Lakoff et Johnson), qui en a fait le fondement de toute interprétation." (F. Rastier)

Pour en revenir à l'énoncé métaphorique de Sperber & Wilson, leur refus de la recherche traditionnelle du tertium comparationis (point commun au comparant - "décapant" - et au comparé - "livre") est une façon de nier l'évidence : "toute métaphore serait l'exploitation d'une ressemblance de sens entre le terme propre et le terme figuré [...]. Le succès deux fois millénaire de cette description de la métaphore a quelque chose d'étrange" (ibid. 236).

Notre analyse suit plutôt celle de R. Martin : "Dire de l'homme qu'il est un loup, c'est sélectionner dans les prédications propres au loup celle qui convient également au prédicat homme et éliminer transitoirement les autres"; leur "implication commune (le tertium comparationis) peut se traduire en termes d'appartenance à la classe inclusive des //êtres féroces// [...] toute la hardiesse de la métaphore vient de l'extension de cette propriété au comparé [...], car, si la férocité appartient au stéréotype du loup, l'extension à l'homme est loin de s'imposer" (1992: 207-219). Un bémol cependant à notre adhésion : la férocité n'est pas selon nous une propriété, ce qui assimilerait le comparant et comparé à des référents, dans un réalisme physique, inverse et complémentaire du réalisme mental des partisans du psychologisme, mais un sème inhérent au sémème 'loup'. Il se trouve socialement normé dans 'homme' par l'attribution parémiologique, donc doxale : homo homini lupus.

Mais est-ce là une théorie nécessaire et suffisante pour décrire la métaphore dans la textualité qui l'inclut ? Une mise au point sur les réquisits microsémantiques de cette figure nous paraît utile, au moment où elle connaît un succès croissant dans les recherches pragmatiques et / ou cognitives (se rangent sous cette bannière, de façon plus ou moins avouée, la plupart des linguistes cités dans notre synthèse : Anscombre & Ducrot, Caron, Diller, Fauconnier, Geeraerts, Hagège, Jonasson, Kerbrat-Orecchioni, Kleiber, Le Ny, Moeschler, Pottier, Sperber & Wilson, Vandeloise, etc. - jusqu'à la sémantique logique de Martin).

Avant d'ouvrir le débat, voyons d'emblée l’importance que revêtent chez Proust les connexions métaphoriques accumulées au sein de ses descriptions compactes. Elles apparaissent comme le vecteur privilégié de la spiritualité, signifiée figurément, au coeur de la matérialité, signifiée littéralement. Tels par exemple les lilas de Combray dont l'étymologie orientale (arabo-persane) semble avoir engendré ces comparants personnifiants qui fascinent Marcel :

"Avant d'arriver au parc de M. Swann, nous rencontrions, venue au-devant des étrangers, l'odeur de ses lilas. Eux-mêmes [...] levaient curieusement au-dessus de la barrière du parc, leurs panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait, même à l'ombre, le soleil où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachés par la petite maison en tuiles appelée maison des Archers dépassaient son pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré mon désir d'enlacer leur taille souple et d'attirer à moi les boucles étoilées de leur tête odorante, nous passions sans nous arrêter [...] Le temps des lilas approchait de sa fin; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres mauves les bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des parties du feuillage où déferlait, il y avait seulement une semaine, leur mousse embaumée, se flétrissait, diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et sans parfum."

Entre les notations olfactives (de "l'odeur" initiale au "parfum" final) s'insèrent les visuelles et tactiles des comparants - dans des associations synesthésiques coutumières chez Proust. Parmi ceux-ci, 'minaret', 'houris' (i.e. beauté féminine céleste), 'boucles étoilées' (quasi angéliques) sont indexés à l'isotopie générique /religion/, entrelacée avec /oriental/; mais aussi avec /esthétique/, indexant en outre 'miniatures' et "taille souple" qui, avec "tête", renvoie aux houris. Soit une spiritualité qui transfigure le simple végétal. Plus traditionnellement, une autre série de comparants, soulignés aussi, est indexée à l'isotopie /marine/, amorcée par le bain lumineux, dans une liquéfaction qui trouve aussi une motivation dans la forme des fleurs (/sphéroïdité/ + /multiplicité/ + /expansion/ olfactive).

N.B. : Les comparants marins serviront aussi aux poiriers, du Côté de Guermantes : "[...] quand on voyait des branches, selon l'exposition, la lumière venir se jouer sur les espaliers comme sur les eaux printanières et faire déferler çà et là, étincelant parmi le treillage à claire-voie et rempli d'azur des branches, l'écume blanchissante d'une fleur ensoleillée et mousseuse." Ainsi qu'à la célèbre métaphore filée des "baignoires" lors de la soirée à l'opéra dans le même volume, où de "brillants visages apparaissaient derrière le déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes [cf. celles des lilas], sous leurs chevelures de pourpre emmêlées de perles que semblait avoir courbées l'ondulation du flux", parmi lesquels celui de la duchesse : "Son cou et ses épaules sortaient d'un flot neigeux de mousseline sur lequel venait battre un éventail en plumes de cygne." Comparant marin que partage aussi Odette quand elle "recevait ses intimes dans des soies claires et mousseuses de peignoirs Watteau desquelles elle faisait le geste de caresser sur ses seins l'écume fleurie et dans lesquelles elle se baignait".

A Combray, deux pages après les lilas persans du parc Swann, répondent les comparants des aubépines indexés cette fois à /religion/ + /occidental/ : "La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d'elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s'il venait de traverser une verrière; leur parfum s'étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j'eusse été devant l'autel de la Vierge".
Il reviendra précisément à la duchesse "fée" de réunir les comparants à la fois solide-chrétien et liquide-païen : "Mme de Guermantes existait en moi, après n'avoir été pendant des années que le reflet d'un verre de lanterne magique et d'un vitrail d'église, commençait à éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l'imprégnèrent de l'écumeuse humidité des torrents."

Quant au dossier génétique des lilas, on peut y verser ces passages de Jean Santeuil, déjà éloquents : ils "dépassaient en une seule flèche, comme un clocher de couleur, le toit de la maison, [...] entremêlaient sur le toit leurs fusées de fleurs, [...] domesticité comme seule aurait pu en fournir dans un conte oriental une fée pleine de poétiques pouvoirs"; "La saison des lilas touchait à sa fin. Quelques-uns, encore dans toute leur fraîcheur, fusaient en hautes girandoles mauves leurs bulles délicates [...] déferlait jadis leur mousse mauve et embaumée [...] quelques-uns inclinaient encore leur tête fine avec une grâce nonchalante" (Pléiade, 278 et 280).


Pour Rastier (1987) "connexion : relation entre deux sémèmes appartenant à deux isotopies génériques différentes; (a) métaphorique ou in praesentia : entre sémèmes lexicalisés, telle qu'il y ait une relation d'incompatibilité entre au moins un de leurs traits génériques, et une relation d'identité entre au moins un de leurs traits spécifiques; (b) symbolique ou in abstentia : entre deux sémèmes, telle qu'à partir d'un sémème lexicalisé, on puisse lexicaliser un autre sémème (ex. 'boeuf' sur /agriculture/ donnant 'Apôtre' sur /religion/)".

Dans un numéro encore actuel de Langue française consacré à l'analyse des tropes, Kleiber - dans son article qui servira de fil conducteur à notre exposé, qui en réfute les thèses - reprend l'idée traditionnellement reçue que "la métaphore vive est d'abord perçue comme une incongruité sémantique qui en fait rejeter la lecture littérale. Sur la base de la présomption de pertinence et des connaissances générales l'auditeur construit un sens second." (Lerot, 1993: 57-8) Hiérarchie du "littéral\dérivé" qui sera plus loin remise en cause.

Techniquement, Kleiber confirme que cette connexion implique une incompatibilité sémique particulière : "la déviance se situe [...] uniquement au niveau des dimensions et des domaines" (1994: 40), au sens de Rastier, c'est-à-dire (a) dimension : "classe de sémèmes de généralité supérieure, indépendante des domaines. Les dimensions sont groupées en petites catégories fermées (ex : /animé/ vs /inanimé/, sèmes macro-génériques). Les évaluations font partie des dimensions." (b) domaine : "groupe de taxèmes (taxème : classe de sémèmes minimale en langue) lié à une pratique sociale." Ils induisent une opposition de sèmes méso-génériques du type /agriculture/ vs /astronomie/ dans la métaphore faucille d’or pour ‘lune’, chez Hugo. A ce propos, Rastier précise utilement : "la métaphore sera lue de façon conjonctive comme une conciliation entre les isotopies : une faucille d’or dans le champ des étoiles instaure par détermination une double conciliation entre le ciel et la terre." Mondes terrestre et céleste qui d'ailleurs peuvent être couplés aux deux types de réalité : empirique et transcendante. "En évoquant la mimésis, nous entrons déjà dans le domaine de l’ontologie. [...] Par exemple, dans la tradition hellénique puis chrétienne, qui ne s’est pas départie d’une ontologie dualiste, la métaphore doit ses privilèges exorbitants au fait qu’elle est utilisée pour relier les deux règnes de l’Être." (2001 : 116-7)

Chez Proust, dans une combinaison des sèmes dimensionnel et domanial, la connexion métaphorique revient à montrer quels traits spécifiques le comparé sélectionne dans le comparant : /couleur rose/, /orient/, /position haute/ ('dépassaient', 'tête'), outre le taxème inclusif des //curiosités touristiques//, commun aussi bien à la promenade du côté de chez Swann qu'à un possible voyage en Perse.

sèmes distinctifs
du comparant :
du comparé :
Le minaret
des lilas
macro-générique :
/minéral/
/végétal/
méso-générique :
/architectural/
/botanique/
sèmes communs spécifiques : /couleur rose/, /orient/, /position haute/
et micro-générique : /curiosités touristiques/

Pareille analyse de la métaphore proustienne s'inscrit dans le sillage de l'étude que lui a consacrée Lüdi. Le sémanticien germanique voyait en elle un mixte d'analogie (traits spécifiques) et "d'incongruence" (entre traits génériques). Or il utilisait pour la décrire la décomposition sémique des années 70 (cf. les titres Die semantische Komponentenanalyse ou Bedeutung als Semstruktur, 1973: 18, 29), inspirée des contraintes de sélection de la grammaire chomskyenne. Voilà pourquoi les sèmes identifiés avaient uniquement le statut macro-générique.

N.B. : A ce propos, si "une restriction sélective est une condition nécessaire et suffisante [...] qui autorise un sens à s'associer à un autre sens d'autres sémèmes", du type /animal/ dans Le lion rugit imposant la combinaison de 'rugit', et non 'crie', avec 'lion', Eco relève dans de telles isotopies macro-génériques l'inconvénient d'ignorer "l'usage contextuel des signes". Voilà pourquoi il proposait de pallier ce défaut en enregistrant dans le code des sens connotatifs : "le sémème 'lion' pourrait connaître des sélections circonstancielles telles que, lorsqu'il est amalgamé à 'cirque', il connote la dextérité et la domestication; et que, lorsqu'il est amalgamé à 'jungle', il connote la sauvagerie, la liberté et le danger" (1988: 139-141), pour retenir deux emplois contextuels typiques. Ainsi Eco plaide à bon droit pour "un modèle d'analyse componentielle de type encyclopédique tenant compte des sélections contextuelles et circonstancielles" (ibid. 149), lesquelles permettraient en outre de rendre compte des implic(it)ations, telles que les requiert la connexion métaphorique.

Autre exemple d'analyse sémique de la connexion métaphorique (par parataxe) hors contexte :

sèmes distinctifs
du comparé :
du comparant :
La truffe,
diamant de la cuisine
macro-générique :
/végétal/
/minéral/
méso-générique * :
/alimentation/
/joaillerie/
spécifiques :
/comestible/
/olfactif/
/noir/
/tendre/
/non comestible/
/inodore/
/incolore/
/dur/
sèmes communs spécifiques : /rare/, /précieux/, /noble/, /petit/, /dense/

* Mais non micro-générique, comme dans la connexion métaphorique Le bois avait l’aspect provisoire et factice d’une pépinière ou d’un parc (Proust), où, au sein du taxème //étendues végétales// (bois, forêt, jungle, parc, pépinière, plantation, etc.), ainsi structuré par l'opposition /naturel/ + /touffu/ vs /artificiel/ + /organisé/. Cela tendrait à prouver l'existence d'une connexion métaphorique intra-taxème (cf. infra), en dépit de Rastier qui persiste à la contester.

Dans le tableau, le détail du contenu dissipe les trop vagues concepts de "ressemblance" et "d'approximation" que défendent Sperber & Wilson (1989) dans l'étude de la métaphore. Elle met aussi à mal la distinction entre les deux types de signification, littérale et dérivée, puisque c'est l'opposition sélectionnée par l'énoncé paratactique qui choisit, y compris dans le comparé "littéral", quels sont les composants pertinents, parmi ceux que pourraient fournir la définition du mot, dans le dictionnaire ou l'encyclopédie. Le sens de l'énoncé est à la fois construit par l'analyste et révélateur d'une norme socioculturelle (cf. l'évaluation méliorative des sèmes spécifiques communs, qui constituent les isotopies de la connexion - dont le faisceau (a) ne peut être identifié à l'intention unifiante de l'émetteur de ce message, selon l'anti-mentalisme de l'analyse sémique, qui conteste à la psychologie le droit de s'accaparer du traitement de la métaphore - en termes d'intention dérivée ; (b) surmonte la prétendue "déviance" - cf. Kleiber 1994 - due aux incompatibilités des sèmes opposant le comparé au comparant).

N.B. : Purement linguistique, la sémantique rompt avec l'ontologie qui sous-tend la rhétorique de la réminiscence proustienne, censée donner l'essence des choses.

Autre analyse textuelle, celle qui explique l'enchaînement d'au moins deux phrases. Par exemple Tiens, je t'offre ça maintenant. Attendre le 25 juillet m'ennuie. Comme pour le cas de l'anaphore associative, ici la récurrence du sème générique socialement normé /cadeau d'anniversaire/ (cas accusatif : 'offre' et locatif temporel : date) assure la cohésion sémantique, avec l'autre isotopie saillante /impatience/. Soient 2 signifiés contextuels - situés à la fois en deçà du mot et au-delà de la phrase - qui, pour relever de "l'implicite", n'en sont pas pour autant des inférences pragmatiques, ni une réalité mentale ou logique, mais bien herméneutique. Cohésion sémantique qui garantit aussi bien l'acceptabilité de cet enchaînement transphrastique que "l'effet de vérité" de la connexion métaphorique. Elle révèle l'importance des composants socialement normés, qui concernent donc aussi bien l'anaphore que la métaphore.

Mais revenons à Kleiber. Selon lui, la métaphore, subissant une "contrainte de hauteur" (ibid. 46), ne pourrait s’instaurer en deçà de la relation entre domaines - on délaissera ici les "domaines notionnels" (Kittay) qui placent sur le terrain cognitif un concept descriptif beaucoup trop vague. Martin soulevait déjà la difficulté d’une connexion de sémèmes trop peu éloignés : "En disant que Sophie est un homme, j’ai à peine le sentiment de créer une métaphore. C’est que l’opposition antonymique homme\femme suppose un nombre considérable de propriétés communes." (1992: 219) L’appartenance aussi bien du comparé que du comparant au taxème //sexe adulte humain// est ici en cause. La cohésion s’établit cependant sur de plausibles afférences de ‘homme’, /force/, /aspect viril/, etc., mais non la propagation du sème spécifique inhérent /sexe masculin/, en dépit de la syntaxe attributive - l’hypothèse de la transsexualité excluant le sens métaphorique au profit de la dissimilation temporelle ('Sophie' en T1 vs 'homme' en T2). En revanche, dans Sophie est un glaçon, l’isotopie saillante /froid/ est bien le composant linguistique pertinent. Cette réalité est cependant contestée par Moeschler, qui voit dans "l'interprétabilité une question essentiellement pragmatique" (1991: 105). Ajoutons que la négation Sophie n'est pas un glaçon n'empêche pas la connexion métaphorique, sans laquelle cette assertion, littéralement "vraie", perdrait de son intérêt.

Mais est-ce leur trop grande ressemblance qui est l’obstacle à la métaphore, comme le soutiennent aussi Sperber & Wilson (cf. infra) ? Le critère de la distance gagnera à être replacé dans le cadre de l’analyse sémique interprétative, rendant compte du processus rhétorique. Précisons aussitôt que celui-ci diffère de la métonymie, définie par Rastier comme une connexion symbolique procédant par substitution de sèmes casuels : ‘fourchette’ échange ses sèmes inhérents /instrumental/ + /inanimé/ (signification générique : "couvert") contre les afférences /humain/ + /ergatif/ (acception : "mangeur"), toujours au sein du domaine alimentaire (cf. 1987: 187, 1991: 145, 1994: 95).

a) Connexion inter-taxèmes

(1) Ce lynx, c’est un (vrai) singe; (2) Cette chauve-souris, c’est un (véritable) faucon; - avec 'vrai' et 'véritable' en fonction d'enclosures, ces "opérateurs réduisant le degré d'allotopie" (Rastier) - (3) Des viandes pareilles, ce sont des douceurs.

Etant donnée a priori l’interdéfinition distinctive des sémèmes dans un même domaine, qui induit l’isotopie méso-générique /zoologie/ dans (1) et (2), la syntaxe équative de chacune des propositions révélerait la "déviance". Les énoncés seraient faux du fait qu'ils conjoignent des sèmes microgénériques inhérents exclusifs, issus de taxèmes spécialisés, /félidé/ vs /simien/ dans (1), /mammifère/ vs /oiseau/ dans (2). Pour surmonter l'effet de fausseté qui se dégage de telles assertions, intervient la flexibilité sémantique ainsi définie : "La métaphore sera interprétée comme un emploi d’un lexème qui n’est acceptable qu’aux conditions suivantes : qu’un certain nombre de sèmes du signifié correspondant prennent un relief extrêmement fort, alors que d’autres deviennent si peu saillants qu’ils en sont négligeables" (Le Ny, 1979: 231; cf. aussi Kleiber, 46). La connexion des sémèmes animaliers est métaphorique, car, sur fond d’incompatibilité, l'identification quasi immédiate d’une "analogie" (Kleiber, 43) fait ressortir un sème socialement normé dans le comparant attribué, que ce soit /agilité/, /comique/ pour ‘singe’, ou /adresse/, /rapacité/ pour ‘faucon’. Fondés sur la phraséologie, ils équivalent au sens dérivé que Kerbrat redéfinit dans le cadre de la pragmatique : "un trope se caractérise par la substitution [...] d'un sens dérivé au sens littéral : un contenu secondaire se trouve promu au statut de sens véritablement dénoté, cependant que le sens littéral se trouve corrélativement dégradé en contenu connoté" (1994: 57-58). Sémantiquement, la connotation équivaut ici à la perte de saillance, voire la neutralisation de(s) sèmes inhérents, alors qu'inversement la dénotation équivaut à l’actualisation d’un ou plusieurs sème(s) afférent(s).

Sur les trois énoncés, seule l’inversion Ce singe, c’est un (vrai) lynx est acceptable, car, hormis la souplesse féline commune au singe, elle active le sème /vue perçante/ qu’impose le syntagme figé yeux de lynx, propagé au 'singe' comparé. Le choix de l'isotopie vient du fait que, lorsqu'elle est vive et coupée de son contexte, "la métaphore laisse ouvert le champ des interprétations" (Martin, 1992: 221).

Par de tels traits saillants du comparant-"focus" compatibles avec le comparé-"topic", la propagation rétroactive s’établit et permet la cohésion de l’énoncé, qu’elle dote d’un effet de vérité. Or ce processus d’assimilation est volontairement ignoré par Kleiber car il ne le reconnaît pas définitoire de la métaphore.

Ajoutons que ces afférences spécifiques deviennent microgénériques (du fait que "aucun sème n’est par nature spécifique ou générique", Rastier, 1987: 52) en instaurant par exemple le taxème commun des //animaux agiles//, parmi lesquels aussi ‘serpent’, ‘gazelle’, ‘écureuil’, etc., qui eussent été de moins bons candidats que ‘singe’ à la connexion avec ‘lynx’. Plus exactement, en révélant l'existence plausible de ce paradigme sociolectal. De même "si Achille est un lion manifeste une connexion métaphorique [...] cela tient au fait qu'il n'existe pas en français de classe des //êtres courageux//, à la différence de celles des héros grecs et des félins sauvages" (Rastier, 1987: 196). Pas plus que dans Mon voisin est un ours il n'existe de classe des //être solitaires// (ce pourtant à quoi se réduit le message selon Charaudeau & Maingueneau, 2002, article "métaphore"). Certes, mais pour éviter la "voie réductrice" de la métaphore à Achille a le courage des héros (négation du code animal; or Rastier précise "qu'il y a aussi mise en saillance de /courageux/ dans 'lion' comparant", 1993: 64) ou Un lion a pour nom Achille (négation du code humain), il convient d'admettre que l'attribution instaure la classe des //mythes littéraires//, socialement normée, que révèle précisément la connexion métaphorique avec le roi des animaux, selon le genre du bestiaire.

L’énoncé (3) où l’antinomie est cependant moins perceptible du fait de la polysémie de ‘douceur(s)’ est un cas limite. Le domaine alimentaire établit l’opposition microgénérique inhérente /plat de résistance/ ('viande' /salé/) vs /dessert/ ('douceur' /sucré/). Ces sèmes sont respectivement couplés à T1 vs T2 du fait de leur succession dans la chronologie du repas. Observons simplement que l’évaluation méliorative du comparant permet de constituer le taxème original - car inexistant dans le système fonctionnel de la langue - des //plats agréables//, où ‘viandes’ se voit propager les afférences /tendreté/ ou /finesse/. Cela confirme que "les taxèmes codifiés en langue sont fréquemment remaniés dans le discours" (Rastier, 1994: 94).

Plus généralement, le processus métaphorique requiert une activation sémique qui estompe la déviance en obéissant à une condition minimale d’intelligibilité : "pour qu’un énoncé à allotopie forte soit interprétable, il faut que les sémèmes en relation d’attribution comportent au moins un sème identique" (1987: 164).

Pour illustrer l'ambiguïté contextuelle des "deux acceptions en relation dite métaphoriques" du sémème 'cuirasse' (/concret/ vs /abstrait/) qu'analyse Rastier (1987: 67), on citera Lorenzaccio (III, 3), dans la lignée du monologue de Don Diègue outragé et indigné :

"PHILIPPE. Seul, s'asseyant sur un banc, j'ai beaucoup d'enfants, mais pas pour longtemps, si cela va si vite. Où en sommes-nous donc si une vengeance aussi juste que le ciel que voilà est clair, est punie comme un crime ! Eh quoi ! les deux aînés d'une famille vieille comme la ville, emprisonnés comme des voleurs de grand chemin! la plus grossière insulte châtiée, un Salviati frappé, seulement frappé, et des hallebardes en jeu ! Sors donc du fourreau, mon épée. Si le saint appareil des exécutions judiciaires devient la cuirasse des ruffians et des ivrognes, que la hache et le poignard, cette arme des assassins, protègent l'homme de bien. ô Christ ! la justice devenue une entremetteuse ! l'honneur des Strozzi souffleté en place publique, et un tribunal répondant des quolibets d'un rustre ! Un Salviati jetant à la plus noble famille de Florence son gant taché de vin et de sang, et, lorsqu'on le châtie, tirant pour se défendre le coupe-tête du bourreau ! Lumière du soleil ! j'ai parlé, il n'y a pas un quart d'heure, contre les idées de révolte, et voilà le pain qu'on me donne à manger, avec mes paroles de paix sur les lèvres! Allons, mes ras, remuez ; et toi, vieux corps courbé par l'âge et par l'étude, redresse-toi pour l'action !"

A partir du jeu des paraphrases, reposant sur le taxème //armes blanches// ('épée', 'hache', 'poignard', 'hallebardes', 'coupe-tête'), dans un chiasme évaluatif :
- "le saint appareil des exécutions judiciaires" /mélioratif/ = "le coupe-tête du bourreau", qui défend "un Salviati" deshonorant = "la cuirasse des ruffians et des ivrognes" /péjoratif/,
- "la hache et le poignard, cette arme des assassins" /péjoratif/ = "protègent l'homme de bien" /mélioratif/.
Devant ce premier temps du constat, "l'épée" demeure le seul instrument de "vengeance" légitime, le faire justice soi-même, troisième voie qui permet de sortir du dilemme et que le chevaleresque Strozzi appelle de ses voeux.

Rastier détecte à bon droit l'inversion dialectique suivante (même si nous ne partageons pas son postulat "domanial" qui fonde la connexion métaphorique, précisément objet de discussion dans cet exposé) :

"L'arme agressive devient protection. L'honneur chevaleresque devient procès bourgeois. Dans un monde à l'envers où l'agression devient protection, et la hache du ruffian devient moyen de justice. Donc le taxème est brisé avec l'ordre du monde ; en effet, on a : épée chevaleresque vs hache, poignards (des ruffians) et hallebardes et coupe-tête de la justice (complice de cet ordre nouveau). Le coupe-tête officiel protège les ruffians, et la hache et le poignard des truands protègent l'homme de bien : inacceptable. Donc l'épée continue à s'imposer.
Pour parler d'une connexion métaphorique, il faudrait qu'on ait deux domaines sémantiques différents. Il s'agit donc de transformation-substitution (type ce bouleau est un chêne, etc.). Là le coupe-tête est une cuirasse, on reste dans le même domaine. Cela dit, toutes les armes, blanches en l'occurrence ne se valent pas : on a ici trois taxèmes : chevaleresques ; bourgeoises-de-justice ; de truands.
Avec des connexions symboliques comme : cuirasse > protection (cuirasse est le signifiant d'interface) ; coupe-tête > justice sociale ; épée > âme forte ; poignard > crime" (comm. personnelle).

Le problème interprétatif posé est ici celui du "coupe-tête" ayant rétroactivement pour comparant "cuirasse" (substantif concret qui trouve un équivalent abstrait dans le verbe "protègent") : le cas est proche d'une contradiction. La connexion métaphorique scinde le taxème //armes blanches// par l'opposition /défensives/ vs /offensives/, mais les sèmes /concret/ + /rigidité/ sont neutralisés dans 'cuirasse' alors qu'ils sont actualisés dans la 'lame' implicite du coupe-tête, cela pour éviter la métamorphose contrefactuelle de l'instrument. Bien au contraire, Philippe se place ici et en général dans la pièce sur le plan moral. L'originalité du contexte est évidemment qu'en énumérant le taxème //armes blanches// corrélé soit au taxème //canaille// ('assassins', 'ruffians', 'entremetteuse', 'ivrognes', 'rustre', 'Salviati'), soit au taxème //valeurs nobles// ('Strozzi', 'la plus noble famille de Florence', 'honneur', 'saint', 'justice', voire 'bourreau'), il maintient l'acception concrète, empêchant par là la restriction de 'cuirasse' à sa seule acception abstraite, isotope du contexte global. Il fait partie de ces mots connecteurs des deux dimensions, tel 'souffleté'.

- Plus loin dans la pièce, on a d'ailleurs l'illustration de l'acception /concrète/ : (IV, 9) Lorenzo : "Pourvu qu'il n'ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles", par assimilation entre éléments vestimentaires;
- et plutôt /abstraite/, s'agissant de la protection affective, de la carapace sentimentale, en dépit de la possible tenue de chasse : (III, 6) La Marquise : "O mon Laurent! j'ai perdu le trésor de ton honneur, j'ai voué au ridicule et au doute les dernières années de ta noble vie. Tu ne presseras plus sur ta cuirasse un coeur digne du tien; ce sera une main tremblante qui t'apportera ton repas du soir quand tu rentreras de la chasse."

Notons enfin que le sens dit figuré, du mot employé en tant que comparant, peut être concret (autrement dit, le sens spirituel n'est pas forcément abstrait) : "seule, Mme Aurélie restait là, immuable, dans la cuirasse ronde de sa robe de soie" (Au Bonheur des Dames), avec ici une connexion inter-domaniale //militaire// vs //mode//.

b) Connexion intra-taxème

A l’intérieur du seul taxème //couverts//, Rastier lève la contradiction de Cette fourchette est un couteau en opérant "une dissimilation entre dimensions modales : ‘fourchette’ /univers 1/ vs ‘couteau’ /univers 2/, corrélée à la dissimilation /destination/ vs /usage/" (1994: 95). Ou encore : "dans Le soleil des loups, ‘soleil’ symbolise ‘lune’ mais parce que ‘soleil’ est inclus dans la dimension //humain// et ‘lune’ dans la dimension //animal// (dans le contexte ‘loups’). Leur sème microgénérique commun /astre/ participe évidemment à la connexion." (1987: 196)

Citons enfin Cet orage est un (véritable) ouragan, où, en météorologie, les items du taxème //phénomènes atmosphériques// se dissimilent en /occidental/ ('orage', 'bourrasque', 'tempête') vs /exotique/ ('ouragan', 'typhon', 'cyclone'). L’attribution métaphorique revêt alors un caractère hyperbolique.

Le problème est que la dissimilation modale, comme la temporelle, élimine la métaphore au sein du taxème par une simple rectification : Ce pommier /selon X/ est un poirier /selon Y/, Ce rhinocéros /en apparence/ est un hippopotame /en réalité/, au sein du taxème //grosses bêtes africaines// dû à une "taxonomie populaire" (selon Rastier, 1991: 153). Plus exactement, la dissimilation est requise car aucune isotopie socialement normée ne vient s'établir entre ces deux sémèmes d'animaux (à la différence des 'singe', 'lynx', 'faucon'), auxquels l'ajout de 'éléphant' ou 'phacochère' ne modifie rien.

On soutiendra cependant que dans les "contre-exemples" fournis par Kleiber (1994: 47) : (4) Ce pékinois est un (vrai) doberman; (5) Ce chat est un (vrai) chien; (6) Ce bouleau, c’est un (vrai) chêne, s’établit la connexion métaphorique, pour des raisons à peu près identiques à la relation inter-taxèmes, sans qu’il soit nécessaire d’actualiser des sèmes dimensionnels et/ou domaniaux distincts.

Dans (4) et (6), l’incompatibilité des sèmes spécifiques inhérents /petit/ vs /grand/ - celle-là même qui permet la proportion Le pékinois est au doberman ce que le bouleau est au chêne dont l’absence d’anomalie vient du fait qu’aucune attribution n’a lieu au sein de et entre chacune des dimensions //animal// vs //végétal// - est surmontée par le recours au sociolecte. Jonasson précise en ce sens : "doberman, tout en désignant, comme pékinois, une race de chien, s’inscrit aussi dans le paradigme des humeurs et des tempéraments canins, vu que ce terme connaît déjà un emploi métaphorique conventionnalisé suggérant l’agressivité" (1991: 74-75). Autrement dit, ce "paradigme des humeurs et des tempéraments canins" pour lequel plaide Jonasson, mais dont on doute qu’il soit un taxème attesté, permet d’activer dans (4) le trait typique /dangereux/ et de le propager à ‘pékinois’ - neutralisant son afférence traditionnelle /inoffensif/, mais non sa petitesse -, ce qui confère un effet de vérité à la proposition.

Il active d'autre part le trait typique /fidèle/ de ‘chien’ dans (5) : "admettons que le chat de votre ami le suive partout où il va : vous pourrez exprimer cette fidélité toute canine de façon spécifique" (Kleiber, 1994: 53). Inversement, l'assertion selon laquelle "orme ne peut être une métaphore de frêne, ni chat de chien" (Rastier, 1987: 187) ne peut être soutenue à la lueur de cette analyse. En effet, s’il est plus difficile d’imaginer un contexte où apparaisse "un sens métaphorique conventionnel" (cf. Kleiber, 50, qui s'appuie sur l'exemple du trait /agressif/ de 'doberman') du sémème ‘chat’ en tant cette fois que comparant de ‘chien’ - non plus comparé -, cela n'est pas impossible : "on peut dire d’un chien que c’est un chat, s’il ressemble à un chat ou mange du poisson", affirme par exemple Malmberg (1977: 369), pour montrer que la fausseté référentielle d'une phrase déclarative le cède à "la pensée qu'elle exprime", en tant que vérité due au niveau rhétorique. L’acceptabilité repose sur un trait socialement normé, tel /à épaisse fourrure/ ou /aime le poisson/. Cela surmonte l’antinomie microgénérique /félidé/ vs /canidé/ - dont la question de la "hauteur" est étrangère au débat - qui distinguait ‘chat’ de ‘chien’ dans le taxème commun, attesté en langue, des //animaux domestiques//. Encore une fois il apparaît que l’afférence saillante du comparant est propagée au comparé, avec lequel elle est compatible.

De sorte que l’inclusion de ‘pékinois’ et ‘chat’ dans un paradigme original des "tempéraments d’animaux" justifie le doute de Rastier : "on peut se demander si certaines connexions métaphoriques n’ont pas pour effet de créer des taxèmes idiolectaux" (1987: 196).

Si l'on admet que le tertium comparationis est une "implication commune" au comparant et au comparé, il s’avère qu’un processus inférentiel est nécessaire à l’établissement de la connexion métaphorique. Il reprend, dans le cadre de l’analyse sémique, la théorie des implicatures, en pragmatique cognitive, dont usent Sperber & Wilson, à propos de la métaphore "très conventionnelle : Cette pièce est une porcherie. De tels exemples permettent typiquement d’activer un schéma encyclopédique comportant une ou deux hypothèses dominantes et très accessibles. Ainsi les porcheries, sont, selon le stéréotype, sales et en désordre." (1989: 353; ex. commenté par Rastier, 1991: 87) Cela justifie qu'au sein du même taxème des //logements pour animaux//, l'énoncé "cette étable est une véritable porcherie" soit acceptable, sans requérir nécessairement une dissimilation modale ('étable' /selon X/ vs 'porcherie' /selon Y/), par exemple. A contrario, si ‘orme’ et ‘frêne’, ci-dessus, ne peuvent être des comparants mutuels, cela vient du fait qu'ils dont dépourvus de cette propriété "banale, largement socialisée, relevant pour le moins du code culturel" qui aurait pu guider la sélection sémique, comme l’indique Martin (1992: 210). En revanche au sein du taxème //animaux domestiques//, la métaphore hyperbolique Ce canari est un doberman est rendue possible par la mise en scène de la férocité de l'oiseau, si étrange soit-elle, le "genre prochain" /canidé/, lui, perdant sa saillance dans ce contexte. Il n'en va pas différemment de l’exemple (6) Ce bouleau, c’est un (vrai) chêne où ce dernier active les afférences socioculturelles /noblesse/, /sacralité/, /puissance/ (cf. la phraséologie fort comme un chêne), /longévité/, /vénérabilité/, des Celtes à La Fontaine, jusqu'à Proust, qui achève son premier volume, au bois de Boulogne, en évoquant "leur couronne druidique" et leur "majesté dodonéenne". Si bien qu’en ce sens le bouleau comparé s'intègre au taxème des //arbres mythiques// (de l’olivier au pommier des Hespérides) plutôt qu’au "genre construit" des "arbres de grande taille" (Martin, 215) - par lequel la comparaison avec un baobab n'aurait rien d'incongru. La sélection sémique est fonction du contexte verbal et de la situation de communication car la lecture métaphorique du chêne comparant est fort plausible dans le discours (du promeneur surpris par sa robustesse, du bûcheron en proie à une réaction affective, etc.). De même 'bouleau' voit son afférence /flexible/ mise en relief lorsqu’il est à son tour comparant, de "jeune fille" (sur cet exemple, cf. Rastier, 1987: 45). Le sème pertinent résulte donc du meilleur choix parmi des composants instanciés par la norme sociale, voire idiolectale.

C’est pourquoi le "principe qui stipule que toute unité lexicale est décomposable en un ensemble fini d’unités de sens minimales" (Moeschler, 1991: 104-105), principe qui remonte à la tradition structuraliste et atomiste des années 70, n'est plus un préalable obligé, mais l’aboutissement d’un parcours interprétatif, si l'on passe à une vue ensembliste et herméneutique. En effet, pour reprendre l'exemple des deux arbres, les oppositions botaniques relevant du système fonctionnel /bétulacé/ + /petit/ (induisant la classe //bouleau, noisetier, amandier//) vs /cupuliféracé/ + /grand/ (induisant la classe //chêne, châtaigner, hêtre//) ne garantissent nullement la cohésion de l’énoncé, laquelle est la condition de la compréhension du trope.

Un mot sur la décomposition sémique : Greimas démontrait que la pertinence des "unités minimales de signification" est relative à "l’inventaire" des sémèmes comparés : au sème /contraction/, nécessaire et suffisant pour différencier ‘prendre’ de ‘donner’ (/expansion/), se substitue /inchoatif/ pour distinguer ‘prendre’ de ‘tenir’ (/duratif/). De sorte que la minimalité résulte de ces "réajustements" et ne saurait être le fruit d’une "construction apriorique" qui diviserait les unités : il est en effet superflu et inutilement complexe de "décomposer le sème /contraction/ en /solidité/ + /dynamique/" (1966: 67). De même que dans son contexte attributif 'chêne' ne requiert ni /arbre/ ni /cupuliféracé/.

En revanche, il s'avère que la juxtaposition des membres d'un même taxème induisent mutuellement des oppositions qui ne sont pas codifiées en langue, mais qui organisent le discours. Tel est le cas de l'exemple suivant que donne Rastier (1987: 80) et qui requiert quelques gloses explicatives. Il s'agit des "distinguos intéressant des emplois dits métaphoriques; cf. M. Bigeard : Quand je suis entré à l'Assemblée nationale, je sortais de la brousse pour entrer dans la jungle, où 'brousse' et 'jungle' ne s'opposent pas par les traits inhérents /sec/ + /africain/ vs /humide/ + /indien/ mais par les traits afférents /rustique/ + /simple/ vs /urbain/ + /complexe/ (cf. la jungle des villes)".

Reprenons l'analyse de cette phrase où sont juxtaposés deux éléments du même taxème, regroupant //steppe, savane, brousse, jungle, etc.//, et qui oppose en son sein des sémèmes comportant des afférences socialisées différentes. Le comparant 'jungle' évoque ce milieu où vivent les fauves, où s'exerce la loi de la sélection naturelle, dans un danger permanent, ce qui propage /milieu hostile/ au comparé, le monument de la capitale - qui vote les lois, précisément. Or cette afférence est paradoxale, dans la mesure où l'antinomie de l'institution politique européenne avec le milieu africain de la 'brousse' ôte à celle-ci toute dangerosité, pour ne laisser subsister que l'acception coloniale dépréciative de lieu inculte, du fait de l'éloignement des centres urbains (cf. /rustique/ + /simple/). L'enjeu est donc idéologique dans cette déclaration d'un militaire ayant combattu sur les deux continents. Face à ce contenu, le type de végétation devient dérisoire, donc secondaire, du fait que le géographique le cède au stratégique. Récapitulons le sémantisme le plus perceptible :

'brousse' au sens dit "littéral"'jungle' au sens dit "figuré"
/passé/ + /cessatif/
/Afrique/ + /inculture/ (préjugé socialement normé)
/inocuité/ (paradoxalement)
/présent/ + /inchoatif/
/Europe/ + /éducation politique/ (par connexion métaphorique avec le monument)
/hostilité/ (socialement normé)


c) Répondons maintenant aux objections que formule Kleiber à l’encontre de l'explication par la stéréotypie, la phraséologie, plus globalement le recours au code socioculturel.

(i) Nous semble erronée l’idée qu’il adopte selon laquelle les "analogies conventionnelles" (43) produites dépendraient de l’opposition dimensionnelle. Et très contestable l'une des conséquences de cette pseudo-règle : "Plus la distance est grande entre les termes identifiés [...], plus facile sera le processus métaphorique" (Martin, 219). Pareille proportion non seulement aboutit à des absurdités du type Le temps est une pomme, mais n’est pas un critère décisif car le processus métaphorique se manifeste aussi bien dans Guillaume est une femme, où les sémèmes ont une distance sémique minimale étant donné qu’ils relèvent du même taxème unidimensionnel //sexe adulte humain//, que dans Guillaume est un roc pourvu d'une opposition bi-dimensionnelle, /humain/ vs /inanimé/, c'est-à-dire à distance sémique maximale. L'explication réside plutôt dans le fait que le sème spécifique /solide/ inhérent à ‘roc’ ne nécessite pas de contexte particulier pour être activé, l’extension à l'homme reposant sur la phraséologie solide comme un roc. En revanche la première métamorphose de Guillaume requiert un contexte précis pour être compris, notamment pour que soit évitée la dissimilation, par exemple temporelle, dans un discours médical : Guillaume devenu femme. Au contraire, dans l’énoncé de Zola (Madeleine Férat) : Guillaume était la femme dans le ménage, l’être faible qui obéit, Rastier observe que le sème /sexe féminin/ inhérent à ‘femme’, incompatible, est neutralisé, au profit d’une lecture cohésive mettant en saillance l’afférence /faiblesse/ (1987: 81).

Pour prendre un autre exemple littéraire, lorsque le séducteur Valmont du roman épistolaire de Laclos écrit ironiquement à propos du Chevalier Danceny J’aurai été à la fois son ami, son confident, son rival et sa maîtresse! (Lettre CXV), l’incompatibilité du trait /féminité/ avec la virilité de ce Don Juan fait la saveur de la chute; il est pourtant féminin par la ruse consistant à le faire passer pour Cécile Volanges qu'il a pastichée ("je lui ai demandé, après, de voir sa Lettre; et comme je l'ai trouvée froide et contrainte, je lui ai fait sentir que ce n'était pas ainsi qu'elle consolerait son Amant, et je l'ai décidée à en écrire une autre sous ma dictée; où, en imitant du mieux que j'ai pu son petit radotage, j'ai tâché de nourrir l'amour du jeune homme par un espoir plus certain."). Donc ici encore /sexe féminin/ a été neutralisé au profit de /duplicité/, isotopie explicative du trope. Il reviendrait donc bien à une "propriété stéréotypée", de la féminité (la faiblesse) ou qui la situe dans un univers (le pastiche), de fonder le sens métaphorique, sans pour cela instaurer "une logique du flou, du plus ou moins vrai" (comme le prétend Martin, 1992: 168, 219), dès lors qu’elle est intégrée à un parcours interprétatif plausible.

Il est d'ailleurs révélateur que Kleiber, ardent défenseur des sémantiques référentielle et cognitive ait contesté ce concept de neutralisation sémique dans son compte rendu de Rastier (cf. 1987: 559-560), où il conçoit le sème comme une propriété objective ne pouvant disparaître sans que le monde en soit corrélativement modifié :

"je crois que la condamnation du sens “référentiel”, c’est-à-dire du sens conçu comme étant les conditions qu’un segment de la réalité doit présenter pour pouvoir être dénommé ainsi, n’est pas convaincante. [...] Les sèmes peuvent être conçus comme étant des propriétés que nous attribuons à certains segments et objets de la réalité . [...] Considérons le sème /non comestible/ inhérent à ‘arêtes’ : d’où provient-il ? Je veux bien que l’opposition linguistique caviar-arêtes soit partie prenante dans l’affaire. Mais n’est-ce pas notre connaissance des propriétés référentielles de ces deux substantifs qui s’avère ici déterminante ?"


(ii) Autre objection, Kleiber dénonce "le caractère un tant soit peu circulaire du raisonnement : [...] le genre construit se trouve défini par la métaphore et ce n’est pas la métaphore qui se trouve définie par lui" (1994: 48), relayant ainsi Sperber & Wilson (1987: 236-7) : "Quand le critique affirme Ce livre est un décapant pour le cerveau, les ressemblances qui viennent à l’esprit découlent de l’interprétation métaphorique et n’ont donc pas pu la fonder." Contestation qui aboutit à ce que l'analogie quitte le contenu des mots pour s'exercer au niveau de "l'intention communicative" des interlocuteurs. Il reviendrait alors au principe phare de "la pertinence" d'établir les conditions de "la ressemblance entre la proposition exprimée et la pensée communiquée". Ainsi plus généralement, pour comprendre le trope, "l'auditeur peut partir de l'hypothèse que les deux formes propositionnelles, celles de l'énoncé et celle de la pensée, possèdent en commun des implications logiques et contextuelles identifiables." (1989: 351-2) Or, quelle "forme propositionnelle de pensée" déceler dans l'exemple Robert est un bulldozer, qui soit distincte de cette "forme propositionnelle de l'énoncé" ? Et pourquoi le contenu de l'un serait-il linguistique alors que l'autre en serait exclu au profit d'une réalité purement mentale ? En outre, rien n'est dit des déterminations du contexte qui s'exercent sur de telles "implic(it)ations" de l'énoncé, et contraignent à extraire préférentiellement telle ou telle parmi celles "qui ont trait à la persévérance, à l'obstination, à l'insensibilité et à l'inflexibilité de Robert" (ibid. 354). On voit par cet exemple le rôle décisif qu'exerce la localisation de cette assertion dans son environnement verbal.

Il en va de même dans un secteur précis de la linguistique, quand S. Bouquet (in Cahiers Ferdinand de Saussure, 53, 2000) évoque "une possible chute du mur épistémologique", où les sèmes /historique/ et /révolution/, voire /surprise/, paraissent les plus saillants et propagés du comparant ('chute du mur' /matériel/) au comparé ('épistémologique' /intellectuel/).

En reprenant les termes de Martin, Kleiber plaide pour un dualisme simpliste au cœur du processus rhétorique entre d’une part les sèmes génériques mutuellement incompatibles qui "préexistent" en langue et celui ou ceux qui serai(en)t en quelque sorte entièrement "construit(s)" ex nihilo, formant le tertium comparationis. De fait, la compréhension du trope n'exige pas selon lui cette troisième instance de codification qu’est la norme socioculturelle, et qui nous est apparu au contraire bien souvent nécessaire et suffisante. Certes moins contraignante mais tout aussi prioritaire que le système fonctionnel de la langue, elle n'en fournit pas moins ces les topoï producteurs d’afférences, requises pour l'interprétation des textes, comme le prouvait dans le S/Z de Barthes ce "code culturel" prééminent. Or puisqu’elles ne concernent que certains sémèmes distinctivement (‘chêne’ mais non ‘orme’ ou ‘frêne’), pourquoi serait-il inconcevable qu'elles aient une "préexistence" reconnues, et qu'elles entrent comme constituants à part entière dans leur définition ? (on ne reviendra pas ici sur la terminologie contestée du "virtuème", cf. Rastier, 1987: 42-44)

Mais fidèle aux sciences cognitives, Kleiber préfère insister sur "l’écart par rapport à notre savoir catégoriel" à la base de la connexion métaphorique (1994: 45). Cela ne fait que rebaptiser au goût du jour l’anomalie du sens littéral dite "déviance". Elle fut au centre du traitement générativiste de la métaphore, violant une contrainte de sélection (cf. Moeschler, 1991: 103, qui fait de la métaphore une "construction anomale sémantiquement"). Les pragmaticiens la présupposent aussi, et Kerbrat souligne que "sans croyance à la littéralité, il ne peut exister de trope" (1994: 58). Or Rastier conteste de telles croyances : "une précision s'impose pour dissiper un malentendu persistant (cf. Kleiber, 1994) : l'isotopie dominante, même comparée [i.e. /lecture/ pour 'livre', 'cerveau' - T.M.], n'est pas le sens littéral, en ceci qu'elle n'est pas donnée, mais construite, et peut varier avec les moments du texte. L'isotopie comparante [i.e. /chimie/ pour 'décapant' - T.M.] diffère généralement de l'isotopie dominante, mais cette différence n'est pas un écart, encore moins une déviation : l'incompatibilité ou simplement l'allotopie entre deux sémies n'entraîne pas que l'une soit déviante et l'autre non." (2001: 114) De sorte que, en dépit des exemples d'attributions métaphoriques essentiellement contenues dans des propositions minimales, auxquels nous nous sommes limité pour la commodité de l'exposé, l'abandon du niveau "phrase-grammatical" au profit du niveau "texte-herméneutique" change radicalement la perspective sur l'approche de la figure de rhétorique : "c’est le contexte qui constitue le trope, et non son écart par rapport à un sens propre" (1994: 94). La problématique de l'activation sémique se substitue alors à celle de la pensée dérivée de la "proposition littéralement exprimée". Dans un tel nouveau cadre, ce n'est plus une différence de nature qui sépare les prétendus "sens littéral vs sens figuré" : "les tropes ne se distinguent du/des "sens littéraux" que par le degré de complexité des parcours interprétatifs qui permettent de passer de l’occurrence au type." (1994: 96)

La divergence de vue entre les chercheurs procède de la dualité : lexicaliste / sémasiologique d’un côté, ensembliste / onomasiologique de l’autre. Mais il y a plus. Lorsque Kleiber conçoit la métaphore comme simple "erreur de catégorisation" (54), théorie du prototype dont il veut ignorer la faiblesse explicative au niveau du sens linguistique, il ne se départit pas de sa visée ontologique et mentaliste, et se trouve de ce fait apparenté, malgré qu'il en ait, aux "partisans d'une pragmatique cognitive". Il s'agit là d'une théorie dite constructiviste, négligeant la déviance littérale pour inférer une intention dérivée (35-6). Ainsi Sperber & Wilson peuvent-ils prétendre, dans la lignée de Saint-Augustin : "Le codage et le décodage jouent évidemment un rôle dans la communication verbale, mais la signification linguistique d'une phrase énoncée n'encode pas complètement le vouloir-dire du locuteur" (1989: 48). Voilà donc reformulée, on ne peut plus clairement, la nécessité de quitter le niveau intra-linguistique (au profit du réalisme mental), du fait de sa limitation caricaturale au "modèle du code". Or celui-ci devrait intégrer les inférences fondées sur les topoï que mettent en oeuvre les mots en contexte, ainsi que les médiations argumentatives productrices de sèmes afférents (dans le cadre de la sémantique linguistique - cf. Rastier, 1987). Cela éviterait de classer dans l'extra-linguistique des processus qui, selon nous, n'en relèvent pas. Appliquée aux tropes, la "règle de littéralité soulève, selon eux, plus de problèmes qu’elle n’en résout" (1987: 222); cf. aussi Moeschler (1991: 97-98), qui associe constructivisme et principe de compositionalité, lequel est étranger à la sémantique interprétative (pour une discussion, cf. Rastier, 1993: 37).

Pareille "doxa figée" (Barthes) qui se révèle dans les sémèmes comparants se manifeste plus encore dans ceux des noms propres, célèbres et uniques. Ainsi dans un chapitre consacré à "l'imprécision du sens du mot", Ullmann précisait que "si l’on entend le nom de Napoléon à l’état isolé, l’idée qu’il évoque est une sorte d’amalgame des divers aspects du personnage : le vainqueur d’Austerlitz, l’exilé de Ste-Hélène; [...] c’est le contexte seul qui décidera [...] de ses aspects particuliers" (1952: 136). Jonasson ajoute que chacun des contextes d’occurrence "confère un contenu descriptif, une base descriptive, en caractérisant pour chacun de ces noms propres un référent qui servira ensuite de modèle interprétatif, de prototype. Ainsi Une Folcoche sera interprété comme dénotant une femme qui n’aime pas ses enfants parce qu’elle n’aime pas son mari, leur père." (1991: 69-70) Le vocabulaire demeure ontologique : "les propriétés caractéristiques de ce référent connu servent de base descriptive à l’interprétation métaphorique" (ibid. 79); une base "conventionnalisée" et "stable" à des degrés divers et selon les connaissances spécialisées des lecteurs-auditeurs; ainsi dans un énoncé comme Ce joueur est notre Mac Enroe français, le contenu du nom comparant sera globalement plus flou que celui de l’anti-héroïne du roman de Bazin.

Nous considérons pour notre part qu’il n’est nul besoin de recourir à "un modèle mental du référent" (ibid. 71) pour interpréter Nagasaka [nom inventé] est le Dickens japonais. On rejoint ici Orthony (1979) qui procède lui aussi par sélection de traits saillants dans le sémème-"focus" compatibles avec le sémème-"topic" : /écrivain social/ ou /œuvre abondante/, par exemple, pour ‘Dickens’, sans autre contexte que cette attribution. Le comparé nippon ne peut pas être identifié au comparant; il hérite seulement ses traits typiques. On ne saurait dire que ceux-ci sont "créés" par la connexion métaphorique, mais sélectionnés parmi les connaissances socioculturelles. Sans être secondaires, par conséquent, ils viennent compléter les sèmes inhérents des sémèmes du taxème //écrivains étrangers//.

On peut alors considérer la critique plus générale, émise par Wunderli dans son compte rendu de la théorie de Rastier, comme une exagération : "les sèmes afférents [...] sont des (re-)constructions et par là des artefacts du lecteur-interprétateur", car leur objectivité, dans l’analyse des métaphores que nous avons menée, paraît difficilement contestable. Wunderli attaque sous un autre angle le concept d’afférence, accusé d’être un "fourre-tout", comme le fut naguère celui de connotation, en réfutant l’interprétation sémique des tropes par Rastier que nous avons reprise et développée ici : "les figures rhétoriques ad hoc (métaphores, métonymies, synecdoques, etc.) ne produisent pas des sèmes afférents, mais des blocages et des déterminations d’un type particulier qui obéissent à des règles (abstraites) spécifiques. [...] Une telle restriction nous paraît s’imposer si l’on ne veut pas conférer à toutes les inférences et associations possibles le statut de sème." (1993: 148, 155; pour une critique plus radicale de ces concepts descriptifs, cf. Badir, 1999) Or selon nous il y a production d'un sème, isotopant, dès lors qu'est établie une relation sémantique, par assimilation ou dissimilation, dans le contenu de morphèmes (i.e. sémèmes).

Multiplions les illustrations tropiques, afin d'être persuasif. Soit l'énoncé Léon a épousé un rossignol interprété comme une métaphore du fait de l'incompatibilité a priori entre les macro-génériques /humain/ et /animal/. Dans cet exemple qu'il donne, Sperber a beau nier la conception selon laquelle "le sens figuré est justifié par des traits sémantiques qu’il posséderait en commun avec le sens littéral. Par exemple, ‘rossignol’ aurait le sème bon chanteur. Si tel était le cas, la proposition Les rossignols ne chantent pas bien devrait être une contradiction analytique comme Les rossignols sont pas des oiseaux" (1975: 410), nous soutenons que ces deux propositions sont bien des "contradictions analytiques", pour peu que l’on étende, pour la première, l’analycité à la norme socioculturelle qui instancie le sème /bon chanteur/ dans le sémème ‘rossignol’. Si c'est précisément ce trait qui, dans le contexte de "a épousé", permet la réécriture littérale "une excellente chanteuse", rien n'indique qu'il faille opérer une réduction à ce code humain. En outre, la lecture métaphorique n'a ici rien d'obligatoire; en effet, le parcours tropique (Rastier, 1994: 94) aurait pu inversement porter non plus sur l'oiseau mais sur 'a épousé', réécrit 'a adopté', faisant ainsi percevoir une hyperbole.

Quant à la métonymie de Léon a épousé un abonnement gratuit à l’Opéra et la synecdoque de Léon a épousé une voix sublime (Sperber, 411), elles n'invalident en rien le trait /bon chanteur/, lequel est bel et bien un sème de 'rossignol' du fait qu'il est distinctif dans le taxème //passereaux// (on répond par là à l'objection de Wunderli quant au statut des inférences sémantiques). En effet, en opérant la substitution paradigmatique dans Léon a épousé un pinson (vs un rossignol), on s’aperçoit que la phraséologie retient essentiellement le trait /gaieté/, typique de 'pinson', bien que celui-ci soit tout aussi bon chanteur selon les ornithologues. Ce sont ces différences gravées dans la norme socioculturelle que requiert l’analyse sémique des assertions métaphoriques. Le critère de plausibilité les rend nécessaires et suffisantes, au contraire des connaissances d’expert sur le référent (concernant la forme, la couleur, les mœurs, etc.), ici superflues, de même que le sont ces "processus mentaux impliqués par l’interprétation figurale" auxquels remonte, in fine Sperber.

Ils ne diffèrent guère "des processus inférentiels [qui] interviennent, en plus des processus sémantiques inhérents au traitement du lexique", selon la dualité que reprend Moeschler (1991: 101) à Sperber & Wilson, ayant formulé une alternative au "modèle du code" (1989: 13), dans la mesure où ils se fondent sur "un ensemble d’associations conceptuelles, à l’origine des inférences pragmatiques" (Moeschler, 109). Or une telle conception nie l'appartenance du sens inféré au contenu des mots en contexte, au double profit des niveaux mental et communicationnel. Rien ne prouve selon nous que le "degré de conventionnalité" des métaphores repose sur des "réseaux conceptuels qui leur permettent d’exister" (ibid. 112). Que ce soit /bon chanteur/ de 'rossignol' vs /gaieté/ de 'pinson', ces sèmes sont certes produits par un esprit et actualisés dans la situation d'énonciation (dont les "éléments obligatoires sont le ego, hic et nunc" dont parle Martin, 1976: 121), mais les identifier à cette double réalité psychologique et pragmatique ne dit rien d'une part de leur codification socioculturelle ni de leur condition d'inférence dans le passage du texte où se trouve le trope, de l'autre.

De même un effort interprétatif est requis pour différencier les deux syntagmes hors contexte, sur la base de l'opposition /dysphorie/ vs /euphorie/ :
- "Il reste peu de chocolat" : déjà peu, avec le sous-entendu du reproche ou le regret d’en avoir trop pris (ou du « renoncement à une distribution générale », selon Nyckees, 1998: 253), auxquels cas l’énoncé ferait percevoir un euphémisme ;
- "Il reste un peu de chocolat" : encore un peu, avec le sous-ententdu de l’espoir d’en obtenir ou de l’incitation à se servir (voire du « présage d’une plus grande générosité », Nyckees, ibid.), ce qui trace le parcours figuré cette fois d'une litote.
Or le fait de déceler des intentions argumentatives voire des sentiments de la part du locuteur n’implique pas selon nous que l’on quitte le contenu des énoncés au profit de réalités extra-linguistiques. L’attitude propositionnelle sous-jacente est partie intégrante du sens contextuel.

Martin complexifiait le distinguo entre l'énoncé en situation (modèle inférentiel) vs l'énoncé hors situation (modèle du code), en séparant dans un triptyque :
- « la composante phrastique, où se déterminent l’acceptabilité et le sens des phrases en tant que telles, ainsi que les relations de vérité qui les unissent » (1992: 226);
- « la composante discursive, où la phrase s’insère dans la cohésion du texte » (Halliday et thème\rhème) […] laquelle est établie « indépendamment de toute variation situationnelle » (ibid. 228), ce qui explique que cette composante, comme la précédente, constituent le domaine sémantico-linguistique (ibid. 17, 250), par opposition à
- « la composante pragmatique, où la phrase, devenue énoncé, s’interprète dans la situation énonciative » (de Grice à Ducrot) ; néanmoins toute pragmatique n’est pas discursive dans la mesure où il existe une « pragmatique de l’illocutoire » qui, parce qu’elle détermine la phrase en tant que « type » (vs énoncé occurrence), est intégrée au domaine sémantico-linguistique (ibid. 248-250).

De même, si un linguiste aussi tourné que Cl. Hagège vers le pôle pragmatique du langage (citons par exemple : "la production du sens [...] est orientée, par sa finalité même, sur la relation dialogale, c'est-à-dire sur le social", 1985: 203) admet l'existence de composants sémantiques, c'est pour nier aussitôt leur autonomie et les déterminer par un ailleurs sociologique qui leur est extérieur : "Les signifiés s'analysent eux-mêmes en unités sémantiques ou sèmes. L'organisation sémique reflète en toute langue la praxis de la société qui culturalise les référents" (ibid. 288). Cela est confirmé par l'un des trois points de vue organisateurs de la linguistique, selon Hagège, le sémantico-référentiel, distinct du morphosyntaxique et de l'énonciatif (dans la "théorie des trois points de vue" de la phrase - chap. IX - qui reprend la trilogie bien établie depuis Morris semantics \ syntactics \ pragmatics), lequel scinde ainsi son objet :
- le "sens comme représentation-description" du référent (ibid. 287);
- le "sens comme effet", produit par une "aptitude culturelle : on entend ici la connaissance que partagent les interlocuteurs quant à l'environnement physique, social et culturel propre à chaque langue et à chaque situation dialogale." (ibid. 290)
Bref, le modèle sémantique proposé ne s'émancipe pas de sa tutelle référentialiste, que le renvoi s'opère vers la réalité physique, psychologique ou sociologique.

Or on conteste précisément ces deux statuts en lesquels le sens serait censé se diviser, comme l'indique la dualité que posaient Anscombre & Ducrot : "l’utilisation de l’énoncé a un but au moins aussi essentiel que d’informer sur la réalisation de ses conditions de vérité [i.e. le "composant linguistique", sémantico-logique], et ce but est d’orienter le destinataire vers certaines conclusions [i.e. le "composant rhétorique", pragmatico-argumentatif]" (1983: 113; et Ducrot, 1984: 60). Or dans ce plaidoyer pour "un structuralisme sémantique, moins fondé sur les contenus communiqués que sur les rapports intersubjectifs liés à leur communication" (Ducrot, 1984: 66), on ne voit pas en quoi il serait utile de scinder le sens de l'énoncé entre cette variabilité pragmatique et l'invariance de type logique (ayant trait à l’information objective et la représentation du référent) sur laquelle elle se détache.

Il n'est que d'analyser les exemples suivants pour prendre conscience que les trois points de vue, de Hagège à Martin, sont unifiés au sein de la perspective interprétative. Soient les deux syntagmes figés par la phraséologie, proverbiale : (a) L’argent ne fait pas le bonheur; ou historiquement évocatrice : (b) L’or au bout de la pelle (phrase nominale faisant en effet songer à celle de "La Ruée vers l’Or"). Naguère employés lors des Jeux Olympiques dans le domaine //sport//, il apparaît que leur situation pragmatique détermine le sens, au niveau psychologique, dans la mesure
- où en (a) le constat à valeur prédictive laisse place à une déception, inversement rétrospective, concernant certaine médaille jaune attendue;
- où en (b) l’espoir n’est plus celui d’obtenir le « fabuleux métal » en prospectant mais dans la discipline du Kayak, par la métaphore de la pelle pour la pagaie.
De la même façon, un énoncé comme (c) Il faut venir à bout des montagnes russes n’implique plus dans ce contexte la structure métallique foraine (dimension //inanimé//) ni la frayeur associée à la vitesse et au vertige, mais une équipe de colosses féminins (dimension //humain//) dans la classe //sports collectifs//.

Le défigement peut ainsi être provoqué autant par le genre, en l’occurrence celui d’une émission satirique à propos des Romanov pour la phrase suivante, que par un mot ("roublard") lui-même rétroactivement lu comme une syllepse par l'effet d'un syntagme défigé ("monnaie courante"), dans l’assertion humoristique En Russie, les roublards sont monnaie courante. Le sens concret est réactivé par le "rouble" russe réécrit, lequel entre en concurrence dans un tel contexte avec le thème de la ruse lié à celui de la vénalité.

Il ne s'agit pas de la sémantique de la phrase au contenu modifié par un « accident » contextuel, mais de la sémantique de l’énoncé, dont le sens dit « figuré » (car où se situe-t-il dans le contexte financier russe cité ?) n’est pas secondaire par rapport à un sens plus « littéral ».

Pour revenir aux exemples (a) et (b), outre l’activation d’une axiologie différente de celle des syntagmes figés correspondants, l’isotopie /enrichissement/ afférente aux sémèmes ‘argent’ et ‘or’ dans la phraséologie est ici neutralisée par l’Esprit Olympique, qui sert d’instruction interprétative globale, et opère un défigement des deux syntagmes en contexte.

Nous nous rangeons au sage conseil méthodologique et déontologique émis naguère par Rastier : "Le recours aux connaissances encyclopédiques de toute sorte et de toute origine, à la condition expresse qu'il soit requis par des instructions textuelles ou génériques, et\ou qu'il renforce la cohésion de la lecture, n'est pas une facilité louche qui dissoudrait la linguistique dans l'ethnologie, l'histoire ou d'autres disciplines. Toute recherche utile à l'interprétation du texte est linguistiquement justifiée, même si ces connaissances requises ne relèvent pas de la linguistique." (1989: 51)

Voilà pourquoi Siblot argue de ces "afférences sémiques" fondées sur un tel recours pour y voir un signe des "dépassements de la linguistique saussurienne qui réintègrent dans le champ de l'analyse des déterminations auparavant renvoyées à l'extra-linguistique" (1996: 133). C'est là un contresens sur la théorie de Rastier selon laquelle un trait devient intra-linguistique dès lors qu'il est intégré à un parcours interprétatif textuel. Cette "linguistique de la parole" n'équivaut pas selon nous à ce lieu "où le sens se trouve mis en rapport manifeste avec le monde par les sujets" (ibid.), car un tel face-à-face pragmatique de la subjectivité et de l'objectivité via le langage fait fi aussi bien de l'espace des normes que de la construction du signifié textuel, lequel ne se réduit pas à des déterminations représentationalistes et intentionalistes. On rejette donc son alternative, fondée sur un dualisme philosophique classique, selon laquelle l'éloignement d'une "problématique idéaliste du langage" (i.e. celle de Saussure) conduirait "à prendre en charge une dimension matérialiste du sens, [...] à affronter la dimension ontologique inhérente à l'analyse du sens" (i.e. celle de la praxématique, d'obédience marxiste, que défend Siblot, ibid.). Autant de préjugés épistémologiques qui nous sont étrangers, et dont la meilleure réfutation est apportée par la théorie de Rastier (1987-1993).

Justifions notre réserve par un dernier exemple repris à Kleiber (1994: 52). La cohésion de l’énoncé équatif Les chats, c’est des vipères dépasse l’opposition des traits microgénériques inhérents /félidé/ vs /ophidien/ pour s’établir relativement au taxème //animaux dangereux// (i.e. le "genre construit" et pourtant attesté). Il induit les sèmes spécifiques socialement normés /agressivité/, /sournoiserie/, selon le contexte. Mais ce serait faire de la sociopsychologie de bas étage que de les rapporter aux qualités des deux référents, telles que les auraient mémorisées une moyenne d’individus interrogés. On peut supposer tout au plus que ces "modèles mentaux" reposent sur un apprentissage culturel, à base de textes mythiques et autres moyens sémiotiques ayant véhiculé ces comportements animaliers. On se bornera pour notre part, d’un point de vue intra-linguistique ("en élargissant l’objet de la sémantique à la norme", Rastier, 1987: 55), à constater l’actualisation réciproque par les deux sémèmes ‘chat’ et ‘vipère’ d’isotopies dues au sociolecte. D’autres interprétations de l’attribution restant bien sûr possibles, suivant les discours (cf. par exemple la dissimilation ontique Les chats /réel/, c’est des vipères /représenté/ à l’occasion d’un changement d’univers - onirique, pictural, etc.).

Jusqu'à présenter un caractère aporétique, notamment dans les textes Surréalistes. Ainsi Ballabriga conclut-il que "le rapport comparé/comparant peut être indécidable (sociolectalement), c'est-à-dire fondé sur des afférences idiolectales ou individuelles (dont la pertinence est problématique) : cet énoncé de Breton par exemple : Ma femme aux épaules de fontaine à têtes de dauphin sous la glace" (1998: 30). Certes, mais le comparé lu sur les isotopies /corporel/ + /féminin/ + /humain/ a ici un comparant dont l'unité interne est assurée par l'isotopie /liquidité/. Son afférence /emprisonnant/ répond à la violence animale d'un vers précédent ("Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre"), alors que la froideur intense précède le feu contraire ("Ma femme aux poignets d'allumettes", lui-même en écho au premier vers de L'Union Libre : "Ma femme à la chevelure de feu de bois"; tous présentant la même structure syntaxique de compléments du nom en cascade). Quant au sème /curviligne/ de "tête de dauphin" et de 'fontaine', il assure un effet de vérité en indexant aussi 'épaules'. Bref, l'étrangeté des comparants dans ce genre du Blason modernisé invite précisément à la construction des signifiés, dont le caractère décidable provient de la cohésion textuelle.

On conclut de ce développement que le sens est dans les mots. Constat qui n’est pas un truisme, une évidence creuse, puisque, "pour les sémanticiens cognitivistes, les expressions métaphoriques poétiques ou ordinaires, ne sont que le reflet langagier d’un autre type de phénomène que nous appellerons métaphore conceptuelle, et qui réside non plus au niveau des mots, mais de la pensée" (Diller, 1991: 210). Rien cependant ne justifie que le comparant relève d'un "domaine-source", sensible, censé "conceptualiser" le comparé rebaptisé "domaine-cible", intelligible (ibid.; ex. "tomber dans la misère" ou "un livre insipide"), si ce n'est le postulat de l'instrumentation du trope au service de l'idée. De ce point de vue, la reconnaissance du rôle des seuls composants verbo-sémantiques (sèmes, isotopies, molécules sémiques, rôles thématiques, etc.), qui constituent le contenu d’un discours donné, est empêchée par le postulat classique de la référence des mots aux choses via la pensée.

Remarque : En outre, la réduction mentale des signifiés n’est pas étrangère au rapprochement actuellement esquissé entre sémantique lexicale diachronique et recherches cognitives. L’évolution du sens des mots aurait pour "causes profondes" des "lois socio\psychologiques", outre les facteurs historiques, selon Van Ginneken (cité par Geeraerts, 1991: 17). Ainsi dès avant Ullmann ou Duchacek, Huguet témoignait du fait que la rhétorique fournit des figures psychologisées et référentielles à la théorie des changements sémantiques. En l'occurrence, l’euphémisme : "Nous aimons à déguiser sous des noms honnêtes des choses qui ne le sont pas. Pendant un certain temps ce masque peut faire illusion. Mais bientôt on reconnaît ce qu’il cache, et ce mot reste attaché à l’idée qu’il devait dissimuler" (1937: 117), sous le poids de facteurs socioculturels. A la triade classique mot\idée\chose s’ajoute ici le dualisme ontologique de l’être voilé par le paraître. Tel l’exemple de malostru (lat. male astrucus), qui signifie encore au XVIe s. "né sous un mauvais astre" et s’interprète a posteriori comme ayant masqué la signification "grossier", finissant par s’imposer. Cette "idée méprisante" tôt liée à l’idée du malheur qu’elle a remplacée (ibid. 122) s’apparente à une dérivation pragmatique : "les intentions expressives et communicatives qui servent de base aux changements linguistiques n’ont pas toujours le caractère conscient que leur attribue Bréal" (Geeraerts , 1991: 21). Rastier conteste a bon droit cet intentionalisme et défend la thèse de l’autonomie du sens des mots en replaçant l’étude de mots polysémiques dans une perspective onomasiologique, tant en diachronie qu’en synchronie (cf. sa théorie des parangons et des subordonnés génériques, 1991: 197-202). Si bien que pour rendre compte des relations entre acceptions, les effets de "l’axiologie d’une culture [...], puissant facteur d’évolution du lexique" (ibid.), sont plus convaincants que les directes opérations mentales sur le mot pris dans une perspective sémasiologique.

Or cette thèse adverse trouve en Vandeloise un ardent défenseur. Il oppose "notre conceptualisation du monde" (1991: 86) et le vécu subjectif immédiat, phénoménologique, que nous en avons, à la sémantique structurale des années soixante, où, précise-t-il, "je crois reconnaître dans la définition différentielle de la valeur des signes les effets du principe d’autonomie" (ibid 73-74). S’il est légitime de reprocher aux analyses sémiques première manière leur atomisme, leur universalisme, leur statisme, ou leur réductionisme (de par le nombre restreint de sèmes sous-jacents à certains champs lexicaux), faire table rase de leurs acquis et limiter leur activité à la période 1930-1975 est en revanche abusif. C’est ce que fait Geeraerts, en défenseur de la sémantique cognitive, affirmant "qu’il serait trompeur de dire qu’à présent l’analyse componentielle structuraliste est la conception dominante, théoriquement la plus avancée, de la sémantique lexicale" (1991: 39). Comme lui, Vandeloise en est resté à un modèle d’un simplisme caricatural (cf. 1991: 72) qu’il discrédite au profit d’un empirisme psychologique renaissant, faisant fi ainsi des récents développements de la sémantique interprétative. Or celle-ci ne nie pas les effets psychologiques induits par le signifié verbal, mais montre quelles contraintes exerce celui-ci sur les représentations. Par exemple (sur le modèle de Rastier, 1991: 211), si "l’image mentale" de l'homme dans L'homme souleva le piano est plutôt celle d'un déménageur à la différence de celle de L'homme accorda le piano (cf. Caron, 1989: 121, évoquant par ces énoncés la flexibilité sémantique), cela repose sur les traits sémantiques distinctifs et isotopants /lourdeur/ vs /musicalité/. Leur renvoi à une topique révèle, corrélativement, les afférences /force/ vs /finesse/.

En sorte que "l’impression référentielle" dépend de la construction contextuelle du signifié, lequel repose ici, comme pour la métaphore, sur le "principe interprétatif d’assimilation" (de 'piano' avec 'soulever', ou avec 'accorder'). Cela a pour effet de rendre prioritaire la sémantique intra-linguistique, à l'encontre de l'opinion traditonnellement reçue, que reformule Caron (1989: 123) en ces termes : "Le langage sert à parler de quelque chose, c'est-à-dire d'une certaine réalité extra-linguistique - perceptive ou conceptuelle; et c'est par rapport à cette réalité particulière que les mots prennent leur sens. La sémantique ne peut esquiver les problèmes de la référence". Priorité de l'intra-linguistique particulièrement évidente au niveau syntagmatique : ainsi l'énoncé Il a retrouvé dans un fauteuil son siège de député révèle le peu d’importance du sème /locatif/ (spatial) pour la cohésion sémantique textuelle, à la différence de /aisance/ et /facilité/, qui dominent dans ce contexte ludique, via l'expression idiomatique dans un fauteuil, défigée par sa proximité avec 'siège', lui-même objet d'une syllepse. Les connaissances extra-linguistiques sur les sièges concrets ne revêtent ici aucun caractère de pertinence. Identifier le sème à une propriété physique du référent (telle "lieu où s'asseoir") s'avère ainsi une erreur.

Il est un autre réductionnisme, celui du réalisme mental, dont parle Nyckees : « Si on veut donner au concept de sème un statut scientifique et un véritable contenu opératoire, on est donc nécessairement conduit à postuler que ces unités ont une réalité, une existence effective dans l’esprit humain. » (1998: 215) De cette conclusion - qui s’applique bien davantage aux noèmes qu'aux sèmes - dérivent celles « d’unités reconstruites par abstraction » (ibid.), ainsi que de « traits sémantiques pertinents extraits par l’intuition du chercheur, de façon subjective » (ibid. 232) ; l’intuition pouvant être « appuyée sur le contexte verbal et la situation » (ibid. 237). Or précisément l'ordre syntagmatique couplé à l'herméneutique met à mal ce double grief de réalité mentale et subjective du composant, comme l'ont montré nos analyses contextuelles, visant une objectivité du signifié verbal.

Ainsi selon Nyckees le fait que les sèmes proviennent d'une "abstraction" ou d'une extraction intuitive accrédite l'idée que leur existence est, sinon conceptuelle (terme qu'il réserve après Pottier aux primitifs ou noèmes ; 1998: 223), du moins purement mentale. C'est là un réductionnisme de la notion de sème. Le second, inverse, identifierait le sème à une propriété physique du référent. Nyckees le sous-entend lorsqu'il s'appuie sur l'étude des structures lexicales par J. Picoche : "l'analyse sémique ne fonctionne de façon vraiment satisfaisante que lorsqu'elle s'applique à des substantifs désignant des êtres concrets." (233) C'est dans cette convergence des deux réductionnismes que se situe le schéma génératif sémantique de Pottier (1987) selon lequel le niveau référentiel des choses mondaines donne lieu ensuite au niveau conceptuel, par l'entremise de l'opération abstractive, pour aboutir enfin au niveau linguistique de la "mise en mots" de telles propriétés mentalisées. Schéma peu innovant puisqu'il reformule la triade aristotélicienne res \ conceptus \ vox, comme l'a démontré Rastier (1990). Siblot se sert du second réductionnisme pour combatre ainsi, au niveau paradigmatique,

"les analyses de la sémantique structurale qui se voulaient stictement fidèles aux préceptes saussuriens. Distinguer tabouret de pouf par les traits /sur pied/ ou /avec matériaux rigides/ implique qu’on prenne en considération la réalité concrète. Et quoi qu'on en dise, Greimas ne peut pareillement opposer tête d'un arbre et tête de canal selon les sèmes /verticalité/ et /horizontalité/ sans un report à l'ordre mondain. Kleiber a fait justice du caractère "purement linguistique" de ces traits différentiels : "Dire que le sème /pour ville/ est pertinent pour autobus, parce qu'il permet de distinguer autobus d'autocar (/pour la campagne/) revient à dire qu'un transport en commun de ce type, pour pouvoir être appelé autobus, doit être destiné aux parcours urbains" (1990 : 25). C'est dire que la prise en considération de "l'extra-linguistique" [...] concerne aussi la "langue" elle-même." (Siblot, 1997: 5)

On objectera à cela
- que la (les) représentation(s) mentale(s) du référent, induite(s) par le contenu du mot ou du syntagme suscite(nt) une multitude de traits dont seuls quelques-uns sont distinctifs, au niveau du sens intra-linguistique ; bref l'impression référentielle n'invalide pas l'approche différentielle fonctionnelle ;
- que pour des sémèmes "concrets" tels 'caviar', c'est le sème évaluatif, donc déjà beaucoup plus culturel que naturel, /luxueux/, qui est plus saillant que /granuleux/ ou /salé/ (cf. Rastier, 1991 : 215) ;
- que l'isotopie aspectuelle /imperfectif/ de syntagmes comme 'pendant l'année' ou 'durant une heure' (Rastier, 1991 : 220) est dépourvue d’image mentale, de corrélat référentiel, alors qu'elle constitue le sens, de façon autonome.

Or si l'on s'en tient à ce seul niveau linguistique du texte, et au contenu global signifié par les diverses unités qui le constituent, l'analyse que l'on en fait conteste le déterminisme
- physique, par une prétendue désignation des propriétés référentielles
- mental, par l'assimilation à des idées ou concepts,
mais montre comment l'interprétation du contexte verbal sélectionne des sèmes pertinents, sans que ceux-ci se heurtent aux deux écueils que mentionne Nyckees : "arbitraire et explosion combinatoire" (1998: 236).

Certes des unités récurrentes comme /ascendant/ ou /lumineux/ - ici adjectivales - peuvent avoir des corrélats représentationnels (une montagne ou une étoile, en contexte plutôt poétique) ou noémiques (tels 'mouvement' + 'hauteur' ou 'visuel'), mais ces deux directions ne nous occupent pas, dans la mesure où les recherches sur l'imaginaire d'un monde textualisé ou sur les unités conceptuelles s'éloignent de cet objectif : rendre compte des phénomènes de (dis)cohésion du contenu textuel.

Revenons-en, pour mettre un terme à nos objections à Kleiber, à la circularité vicieuse qu’il croit déceler dans "la définition" des sèmes qui rendent l’énoncé métaphorique interprétable. Ce serait la lecture de celui-ci qui leur donnerait, à elle seule, "une existence reconnue" a posteriori (1994: 49). Or dans l’exemple cité du comparant 'vipères', l’actualisation des afférences /agressif/, /sournois/ et la neutralisation du sème inhérent /reptile/ se sont opérées à la faveur du processus d’assimilation. Ces deux opérations complémentaires relèvent d’un acte de perception et de "présomption" d’isotopie qui permet en retour d’identifier les sèmes récurrents pertinents (Rastier, 1987: 12). Il s’est avéré que cette performance discursive reposait sur une compétence sociolectale, l'identification de codes culturels, dont les paradigmes existant a priori (tel //animaux dangereux//) dans une connaissance dite encyclopédique complètent nécessairement ceux que requiert la définition en langue.


Epilogue

On achèvera l'exposé en en revenant à Proust et à son approche mentaliste de la métaphore.

On a pu constater combien sont réelles les affinités entre cette doctrine et les développements actuels en pragmatique cognitive. Néanmoins une telle concordance ne préjuge en rien de l'adéquation avec l’objet d’étude, qui demeure la textualité, du point de vue du contenu. Dans un article consacré aux tropes, Sperber & Wilson recourent "à une forme de psychologie associationniste" - laquelle était loin d’être étrangère à Proust, comme le remarquait Deleuze (dans Proust et les signes, PUF, 1964: 71) - permettant d’inférer ce que le locuteur pourrait avoir voulu dire (1987: 222; i.e. ce contenu implicite théorisé par Grice). Or, dans le cadre du contenu implicité, de telles inférences ne sauraient équivaloir à des idées coupées du langage, situées dans l’esprit en tant que résultat d’une intersubjectivité (cf. "une métaphore créative et réussie révèle [...] l’existence d’une certaine communion de pensée entre les interlocuteurs", ibid. 238).

Cet acte de compréhension trop simplement bilatéral néglige la nécessaire médiation des normes (dialectale, sociolectale, idiolectale); d'autre part, pour éviter que la mentalisation n'oblitère la verbalisation, il convient de distinguer le sens figuré de l'intention. Si celle-ci peut être inférée d’un énoncé, c’est en tant qu'afférence, dont la précision n’a rien de cette "approximation" chère à Sperber & Wilson. Tel /laideur/, sème socialement normée dans l’attribution Ces panneaux sont des verrues sur le paysage (exemple repris à Caron, 1989: 122-3). Il y a fort à parier que si le temps d’interprétation de telles expressions métaphoriques n’est pas forcément supérieur à celui des littérales (parfois même inférieur; ibid.), cela est dû à l’activation rapide du trait. Lequel relève moins d’une encyclopédie référentielle que d’une axiologie sociolectale. Corrélativement, le sème inhérent générique, dit "littéral", /dermatologie/ se trouve neutralisé, au contraire de /pathologie/, alors que /circulation routière/ ou /tourisme/ restent activés. Pareille analyse reste intra-linguistique du fait qu'elle n'a pas eu à quitter le plan verbal, plus précisément celui du contenu des morphèmes et lexies syntagmatisés. En sorte que l’explication par le principe de pertinence apparaît superflue.

Dès avant les recherches actuelles en pragmatique, le terme métaphore, employé au moins deux fois dans la Recherche, dans une acception distincte, concernant le domaine de l’art, implique une opération mentale qui permet à cette figure de dénoter et surtout de transformer le réel concret. Car à la différence des tropes de salon (on a donné un exemple de l’antiphrase mondaine et l'auto-correction de Marcel, supra), son but ultime est référentiel. On ne confondra donc pas chez Proust deux usages du signe, qui correspondent à deux pratiques sociales distinctes : intentionnel et profane d’une part, pour le monde des salons, naturel et sacré de l’autre, pour ces sensations peu nombreuses qui font l’objet d’une transposition esthétique "essentielle". L’alternative ouvre deux directions : d’un côté le règne du sous-entendu conversationnel; de l’autre, la théorie romantique voulant que le "créateur" fixe sa relation intime au monde vécu.

Cette seconde voie est bien sûr celle d’Elstir. Son atelier à Balbec offre des toiles modernes à la contemplation de Marcel :

"j'y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore et que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c'est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu'Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables et qui nous force à éliminer d'elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion." (A l'ombre des jeunes filles en fleurs, II, Pléiade, 191).

"Parfois à ma fenêtre, à l'hôtel de Balbec, [...] il m'était arrivé grâce à un effet de soleil, de prendre une partie plus sombre de la mer pour une côte éloignée [...]. Bien vite mon intelligence rétablissait entre les éléments la séparation que impression avait abolie." (ibid.) "Mais les rares moments où l'on voit la nature telle qu'elle est, poétiquement, c'était de ceux-là qu'était faite l'oeuvre d'Elstir. Une de ses métaphores les plus fréquentes qu'il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elle toute démarcation." (ibid., 192)

"L'art met en lumière certaines lois [...] : l'effort d'Elstir de ne pas exposer les choses telles qu'il savait qu'elles étaient, mais selon ces illusions optiques dont notre vision première est faite, l'avait précisément amené à mettre en lumière certaines de ces lois de perspective, plus frappante alors, car l'art est le premier à les dévoiler." (194)

Cela concorde avec le modèle de Kleiber dans la mesure où la métaphore constitue une "déviance", ici des sens par rapport à la rationalité. Même si l’art est une apparence que dissipe la reconnaissance des éléments distincts du réel, il fait prendre au pied de la lettre l’antinomie (une mer solidifiée, et vice-versa); il crée par là un mixte qui n’a pas de nom. Tel est le processus tropique que permet de visualiser le tableau impressionniste. La description par Marcel des toiles figurant aussi bien les églises de Criquebec qui pêchent au large que la course du matelot joyeux se promenant avec sa barque carriole sur des champs ensoleillés de la mer, se traduit par des mots qui constituent un ensemble de sémèmes entrelaçant remarquablement la paire d’isotopies méso-génériques /marin/ vs /campagnard/. Cela dit en dehors des considérations esthétiques sur le réalisme qui préoccupent le narrateur.

Quant à l'autre occurrence célèbre de "métaphore", toujours dans le domaine artistique, elle marque l’aboutissement du commentaire théorique sur le rôle de la littérature :

"Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent [...], rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. [...] La vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique, de la loi causale, dans le monde de la science et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. Même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore." (Le Temps retrouvé, IV, Pléiade, 468 - je souligne)

A l’opposé de la "logomachie" mondaine qui n’est que "verbiage superficiel", l’acte créatif est doublement ontologique puisqu’il fixe "la réalité" concrète en en saisissant "l’essence" spirituelle. Par l’introspection, les sensations vécues trouvent leur reflet verbal dans "une alliance de mots". Autrement dit, ce trope résulte de "l’impression" inconsciente retrouvée, antinomique de la "vérité logique". L’écrivain peut alors créer son "livre intérieur" (458). Sa cryptomanie, en quelque sorte, l’engage à "traduire" les choses, devenues des états de l’âme, via le style (verbal, non pictural, car les toiles d’Elstir n’atteignent pas la même profondeur que le récit; en outre, leur description requiert le système sémiotique médiateur et central des mots). Avec ce couple, l'essence des choses par l'alliance de mots, le vécu spiritualisé par la rhétorique, réapparaît la triade scolastique res\conceptus\vox.

Inséparable de son contenu vital, la métaphore extra-temporelle scelle une vision d’intense félicité. Par exemple, pour ce qui est des "deux objets différents" que sont deux "pavés", unis par l’acte de réminiscence, Marcel, butant contre celui de Paris, retrouve en lui la sensation de celui de Venise, associé à un univers totalement différent. Leur rapprochement spatio-temporel, dans l’esprit, puis dans les mots, a force de révélation. D’où la métaphore "la cour des Guermantes c’est le baptistère de St-Marc".

En termes purement linguistiques, la connexion métaphorique des deux sémèmes ‘pavés’ est rendue possible par leur dissimilation dialectique méso-générique /mondain/ (comparé; de T2 : le présent) vs /religieux/ (comparant; de T1: le passé). Au-delà de l’incompatibilité, l’identité provient du faisceau d’isotopies spécifiques /sacralité/ (la mondanité des Guermantes n’est pas celle des Verdurin), /douceur/ (malgré la chute), /féminité/ (mère à Venise, duchesse à Paris) - outre le macro-générique /minéral/. L’actualisation de ces sèmes communs, par le lecteur à partir du texte, n’est pas le corollaire de la visée référentielle du narrateur percevant les "qualités communes à deux sensations" dans le monde.

Quant à l’isotopie /union/ qu’actualise densément la citation ci-dessus ("rapport, enchaîner, enfermera dans les anneaux, lien indestructible, alliance, rapprochant, commune, réunissant"), son implication méthodologique doit se situer selon nous seulement au niveau textuel : en effet, elle dépasse la simple relation du comparant au comparé pour concerner le phénomène de cohésion sémantique, sans lequel tout sémème serait dépourvu de contenu thématique, au plan syntagmatique.

Revenons sur l'antithèse "impression" + vérité psychologique vs "intelligence" + vérité logique, qui remonte à Balzac, en justifiant la série d'homologations qu'elle implique par les contextes extraits du dernier volume de la Recherche. Elle donne lieu à l'opposition évaluative entre la bonne littérature fondée sur l'art, la spiritualité, le vécu subjectif, à la mauvaise fondée sur la science, la matérialité, l'objectivité :

La Recherche de l'Absolu :
"la puissance de vision qui fait le poète"
La Recherche de l'Absolu :
"la puissance de déduction qui fait le savant"
Le Temps retrouvé :
art, style, Littérature - impression - niveau spirituel - profondeur - lent déchiffrage - fixation - vérité nécessaire - réalisme par l'intériorisation, rapport unique entre les sensations - mémoire - vision, élucidation
Le Temps retrouvé :
théorie, logique - raisonnement - niveau intellectuel - superficialité - immédiateté - vagabondage - vérité possible - défilé cinématographique des choses - l'art prétendu réaliste, externaliste - ignorance, secret

"déjà à Combray je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m' avait forcé à la regarder , un nuage , un triangle , un clocher , une fleur , un caillou , en sentant qu' il y avait peut - être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir , une pensée qu' ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphes qu' on croirait représenter seulement des objets matériels . Sans doute , ce déchiffrage était difficile , mais seul il donnait quelque vérité à lire . Car les vérités que l' intelligence saisit directement à claire - voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond , de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression , matérielle parce qu' elle est entrée par nos sens , mais dont nous pouvons dégager l' esprit .

En somme , dans ce cas comme dans l' autre , qu' il s' agisse d' impressions comme celles que m' avait données la vue des clochers de Martinville , ou de réminiscences comme celle de l' inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine , il fallait tâcher d' interpréter les sensations comme les signes d' autant de lois et d' idées , en essayant de penser , c' est - à - dire de faire sortir de la pénombre ce que j' avais senti , de le convertir en un équivalent spirituel . Or , ce moyen qui me paraissait le seul , qu' était - ce autre chose que faire une oeuvre d' art ? [...] L' art véritable n' a que faire de tant de proclamations et s' accomplit dans le silence . D' ailleurs ceux qui théorisaient ainsi employaient des expressions toutes faites qui ressemblaient singulièrement à celles d' imbéciles qu' ils flétrissaient . Et peut - être est - ce plutôt à la qualité du langage qu' au genre d' esthétique qu' on peut juger du degré auquel a été porté le travail intellectuel et moral .

Mais inversement cette qualité du langage [...] dont croient pouvoir se passer les théoriciens , ceux qui admirent les théoriciens , croient facilement qu' elle ne prouve pas une grande valeur intellectuelle , valeur qu' ils ont besoin pour la discerner de voir exprimer directement et qu' ils n' induisent pas de la beauté d' une image . D' où la grossière tentation pour l' écrivain d' écrire des oeuvres intellectuelles . Grande indélicatesse . Une oeuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix . Encore cette dernière ne fait - elle qu' exprimer une valeur qu' au contraire en littérature le raisonnement logique diminue . On raisonne , c' est - à - dire on vagabonde chaque fois qu' on n' a pas la force de s' astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation , à l' expression de sa réalité .

La réalité à exprimer résidait , je le comprenais maintenant non dans l' apparence du sujet mais dans le degré de pénétration de cette impression à une profondeur où cette apparence importait peu , comme le symbolisaient ce bruit de cuiller sur une assiette , cette raideur empesée de la serviette qui m' avaient été plus précieux pour mon renouvellement spirituel que tant de conversations humanitaires , patriotiques , internationalistes .

Plus de style avais - je entendu dire alors , plus de littérature , de la vie . On peut penser combien même les simples théories de M. de Norpois " contre les joueurs de flûtes " avaient refleuri depuis la guerre . Car tous ceux qui n' ayant pas le sens artistique , c' est - à - dire la soumission à la réalité intérieure , peuvent être pourvus de la faculté de raisonner à perte de vue sur l' art , pour peu qu' ils soient par surcroît diplomates ou financiers , mêlés aux " réalités " du temps présent , croient volontiers que la littérature est un jeu de l' esprit destiné à être éliminé de plus en plus dans l' avenir . Quelques - uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses . Cette conception était absurde . Rien ne s' éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu' une telle vue cinématographique . Justement , comme en entrant dans cette bibliothèque , je m' étais souvenu de ce que les Goncourt disent des belles éditions originales qu' elle contient , je m' étais promis de les regarder , tant que j' étais enfermé ici .

Et tout en poursuivant mon raisonnement , je tirais un à un , sans trop y faire attention du reste , les précieux volumes , quand au moment où j' ouvrais distraitement l' un d' eux : François le Champi de George Sand , je me sentis désagréablement frappé comme par quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles , jusqu' au moment où , avec une émotion qui alla jusqu' à me faire pleurer , je reconnus combien cette impression était d' accord avec elles . [...] Et je sentais que ce devait être la griffe de leur authenticité . Je n' avais pas été chercher les deux pavés de la cour où j' avais buté . Mais justement la façon fortuite , inévitable , dont la sensation avait été rencontrée , contrôlait la vérité d' un passé qu' elle ressuscitait , des images qu' elle déclenchait , puisque nous sentons son effort pour remonter vers la lumière , que nous sentons la joie du réel retrouvé . Elle est le contrôle de la vérité de tout le tableau fait d' impressions contemporaines qu' elle ramène à sa suite , avec cette infaillible proportion de lumière et d' ombre , de relief et d' omission , de souvenir et d' oubli , que la mémoire ou l' observation conscientes ignoreront toujours . Le livre intérieur de ces signes inconnus ( de signes en relief , semblait - il , que mon attention explorant mon inconscient allait chercher , heurtait , contournait , comme un plongeur qui sonde ) , pour sa lecture , personne ne pouvait m' aider d' aucune règle , cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer , ni même collaborer avec nous . Aussi combien se détournent de l' écrire , que de tâches n' assume - t - on pas pour éviter celle - là . Chaque événement , que ce fût l' affaire Dreyfus , que ce fût la guerre , avait fourni d' autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre - là ; ils voulaient assurer le triomphe du droit , refaire l' unité morale de la nation , n' avaient pas le temps de penser à la littérature .

Mais ce n' étaient que des excuses parce qu' ils n' avaient pas ou plus , de génie , c' est - à - dire d' instinct . Car l' instinct dicte le devoir et l' intelligence fournit les prétextes pour l' éluder . Seulement les excuses ne figurent point dans l' art , les intentions n' y sont pas comptées , à tout moment l' artiste doit écouter son instinct , ce qui fait que l' art est ce qu' il y a de plus réel , la plus austère école de la vie , et le vrai Jugement dernier .

Ce livre , le plus pénible de tous à déchiffrer , est aussi le seul que nous ait dicté la réalité , le seul dont " l' impression " ait été faite en nous par la réalité même . De quelque idée laissée en nous par la vie qu' il s' agisse , sa figure matérielle , trace de l' impression qu' elle nous a faite , est encore le gage de sa vérité nécessaire . Les idées formées par l' intelligence pure n' ont qu' une vérité logique , une vérité possible , leur élection est arbitraire . Le livre aux caractères figurés , non tracés par nous est notre seul livre . Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement , mais nous ne savons pas si elles sont vraies .

Seule l' impression , si chétive qu' en semble la matière , si invraisemblable la trace , est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d' être appréhendée par l' esprit car elle est seule capable , s' il sait en dégager cette vérité , de l' amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie . L' impression est pour l' écrivain ce qu' est l' expérimentation pour le savant avec cette différence que chez le savant , le travail de l' intelligence précède et chez l' écrivain vient après. [...] La grandeur de l' art véritable , au contraire , de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante , c' était de retrouver , de ressaisir , de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons , de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d' épaisseur et d' imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons , cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l' avoir connue , et qui est tout simplement notre vie , la vraie vie , la vie enfin découverte et éclaircie , la seule vie par conséquent réellement vécue , cette vie qui en un sens , habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l' artiste .

Mais ils ne la voient pas , parce qu' ils ne cherchent pas à l' éclaircir . Et ainsi leur passé est encombré d' innombrables clichés qui restent inutiles parce que l' intelligence ne les a pas " développés " . Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l' écrivain aussi bien que pour le peintre est une question non de technique , mais de vision . Il est la révélation , qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu' il y a dans la façon dont nous apparaît le monde , différence qui s' il n' y avait pas l' art , resterait le secret éternel de chacun ."


Retenons que dans les deux utilisations respectivement profane et sacrée du trope, son sens propre constitue un travestissement alors que son sens figuré, par un dévoilement inverse sur "un mode herméneutique" (Rastier 1994: 88), est de l’ordre du Vrai, de l’Etre, du moi profond. Plus précisément, son usage conversationnel contient une forme d’idéalisme augustinien, par lequel, "la fonction du langage instrument est de représenter l’intention par inférence" (Rastier, 1992: 100), alors que l’usage artistique mobilise une forme d’idéalisme néoplatonicien, dans la mesure où il y a "participation" de la matière empirique avec l’idée (ibid. 93-95), mixte de présent et de passé. Du fait que dans ce cas les isotopies comparantes, émanation du "beau style", ont un rôle spiritualisant en "reconduisant" à l'essence des choses, la métaphore métamorphose la vision banale du monde.

Voilà en quoi elle relève d'une transcendance, le trope révélant la profondeur de l'inconscient. Reconduisant l'Etre mental, ces choses devenues métaphores par leur traduction en mots deviennent de façon optimiste l'essentiel, non plus une illusion.

Puisque la "vérité logique" de "l'intelligence pure" le cède au déchiffrage de l'impression dans le "livre intérieur", le réalisme demeure cependant empirique. Aussi les innombrables métaphores voilent certes le monde sensible, mais n'empêchent nullement sa représentation, dans ses innombrables détails, notamment de Combray, minutieusement décrits. Néanmoins si les célèbres madeleines ont le sens propre de la "pâtisserie" dépassé par le sens figuré d'un "coquillage sensuel et dévot", l'essentiel de leur vérité transcendante réside dans l'expérience introspective et mnémonique qu'elles occasionnent. Leur vraie sens métaphorique provient de la superposition des époques (présent et passé reviviscent). Telle est la l'impression retrouvée, par l'intériorité, telle est la "passion" rhétorique, antinomique de la logique, de la froide raison, et du monde extérieur pris dans la "vision cinématographique", laquelle ne permet pas, au contraire, de révéler le merveilleux que contient le monde concret.

Quoi qu’il en soit de ces considérations philosophiques, notre perspective interprétative ne cherche pas à atteindre les couches de l’Etre, mentale et référentielle. De sorte que l’analyse de contenu du texte proustien se limite à son plan verbal. Voilà en quoi elle diffère de l’interprétation du monde par le narrateur, résolument tourné vers l’Erlebnis. Soit une divergence cruciale entre la méthode et son objet d’étude.


Références des articles et ouvrages linguistiques

Communications, 53, 1991 :
- Diller, A.-M. Cohérence métaphorique, action verbale et action mentale en français
- Geeraerts, D. La grammaire cognitive et l'histoire de la sémantique lexicale
- Vandeloise, Cl. Autonomie du langage et cognition

Langue française, 101, 1994 :
- Kerbrat-Orecchioni, C. Rhétorique et pragmatique : les figures revisitées
- Kleiber, G. Métaphore - le problème de la déviance
- Rastier, F. Tropes et sémantique linguistique

Sémantique et rhétorique, éd. univ. du sud, Toulouse, 1998 :
- Ballabriga, M. Sémantique et tropologie
- Fontanille, J. Tropes, valeur et passions
- Rastier, F. Rhétorique et interprétation ou le Miroir et les Larmes

Anscombre, J.-Cl. Regards sur la sémantique française contemporaine, Langages, 129, 1998
Anscombre, J.-Cl. & Ducrot, O. L'argumentation dans la langue, Bruxelles, Mardaga, 1983
Badir, S. Sème inhérent et sème afférent, Travaux de linguistique, 38, 1999
Caron, J. Précis de psycholinguistique, PUF, 1989
Charaudeau, P. & Maingueneau, D. Dictionnaire d'analyse du discours, Seuil, 2002
Ducrot, O. Le Dire et le dit, éd. de Minuit, 1984
Eco, U. Le Signe, Bruxelles, Labor, "Livre de Poche", 1988
Fauconnier, G. Espaces mentaux, éd. de Minuit, 1984
Fuchs, C. & Le Goffic, P. Les linguistiques contemporaines, Hachette, 1992
Greimas, A.-J. Sémantique structurale, Larousse, 1966
Hagège, Cl. L'homme de paroles, Fayard, 1985
Huguet, E. L'évolution du sens des mots, PUF, 1937
Jonasson, K. Les noms propres métaphoriques, Langue française, 92, 1991
Kleiber, G. Compte rendu de Rastier [1987], Revue de linguistique romane, 51, pp. 556-561, 1987
- Sémantique du prototype, PUF, 1990
Le Ny, J.-F. La sémantique psychologique, PUF, 1979
Lerot, J. Précis de linguistique générale, éd. de Minuit, 1993
Lüdi, G. Die Metapher als Funktion der Aktualisierung, Bern, Francke, 1973
Malmberg, B. Signes et symboles, Picard, 1977
Martin, R. Inférence, antonymie, paraphrase, Klincksiek, 1976
- Pour une logique du sens, PUF, 1992 [1983]
Missire, R. Remarques sur l'article de S. Badir, 1999, site web Texto!, 2002
Moeschler, J. Métaphores et idiomes, Lexique et inférence(s), Klincksieck, 1991
Nyckees, V. La sémantique, Belin, 1998
Orthony, A. (éd.) Metaphor and Thought, Cambridge University Press, 1979
Pottier, B. Théorie et analyse en linguistique, Hachette, 1987
Rastier, F. Sémantique interprétative, PUF, 1996 [1987]
- Sens et textualité, Hachette, 1989
- Sémantique et recherches cognitives, PUF, 1991
- La triade sémiotique et le trivium, Nouveaux actes sémiotiques, Limoges, PULIM, 1990
- Réalisme sémantique et réalisme esthétique, Théorie, Littérature, Enseignement, 10, 1992
- Sémantique pour l'analyse, Masson, 1993
- Le problème épistémologique du contexte, Langages, 129, 1998
- Indécidabe hypallage, Langue française, 129, 2001
Siblot, P. Un nom, cela explique bien des choses, Modèles linguistiques, VII, 2, vol. 34, 1996
- Langue, praxis et production de sens, Langages, 127, 1997
Sperber, D. Rudiments de rhétorique cognitive, Poétique , 23, 1975
Sperber, D. & Wilson, D. La pertinence, éd. de Minuit, 1989
- Ressemblance et communication, Introduction aux sciences cognitives, Andler éd., 1992 [1987]
Tutescu, M. La sémantique pragmatique, Revue roumaine de linguistique, XXXIV, 3, 1989
Ullmann, St. Précis de sémantique française, Bern, Francke, 1952
Wunderli, P. "Traits afférents ?", Travaux de linguistique, 26, 1993