Le fauve élégiaque dans le désert pyrénéen -
Thématique de Russell assistée par ordinateur

À l'occasion de cette conférence dédiée au centenaire de la mort de Russell, nous nous pencherons, dans une approche résolument textuelle, sur la thématique des Souvenirs d'un Montagnard (1908). Comment justifier dès lors le choix d'un thème comme le désert, outre la déclaration liminaire du comte Henry qui le place au sommet des valeurs : "J'ai l'âme sauvage, et ce que j'ai le plus aimé dans la nature, c'est le désert." ?

Les ressources offertes par le texte numérisé de l'ouvrage, mais surtout par un logiciel expert de lexicométrie (de mesure quantitative du lexique), HYPERBASE, confèrent une légitimité à ce choix. En effet, si l'on se penche sur la fonction du "vocabulaire spécifique", tel que le définit l'outil statistique informatisé, des pistes se tracent sous les yeux du lecteur, devant l'écran suivant :

Vocabulaire spécifique du corpus (excédents par ordre décroissant). Premiers mots des Souvenirs :

1. pic(s)
2. mètres
3. Pyrénées
4. glacier(s)
5. ouest
6. neige(s)
7. sud
8. ascension
9. nord
10. lac(s)
11. col
12. crevasses
13. montagnes
14. sommet(s)
15. neigeux
16. Pau
17. altitude
18. cime(s)
19. Aragon
20. sapins
21. précipice(s)
22. brèche
23. kilomètre(s)
24. rocher(s)
25. Luz
26. pentes
27. arête
28. Célestin
29. crête
30. montagnard
31. cirque
32. mont
33. maudits
34. cascade(s)
35. cabane(s)
36. vallon
37. plaines
38. montâmes
39. arrivâmes
40. grotte(s)
41. calcaire
42. nuages
43. Sibérie
44. abîmes
45. monts
46. descendîmes
47. sommets
48. hauteur
49. torrent(s)
50. soleil
51. tropiques
52. Alpes
53. nous
54. rive
55. descente
56. vallée(s)
57. régions
58. guide(s)
59. port
60. glace
61. trouvâmes
62. droite
63. Espagne
64. orages
65. descendant
66. graduellement
67. roide
68. vivres
69. forêts
70. niveau
71. gelé
72. hospice
73. granit
74. heures
75. presqu'
76. déserts
77. montant
78. gauche
79. fîmes
80. océan
81. nature
82. vent
83. pelouses
84. superbe
85. hiver
86. partout
87. blocs
88. chaos
89. brouillard
90. solitudes

Sont évidemment représentés en masse, sans surprise, les mots des montagnes pyrénéennes, du "guide" "Célestin" (Passet) aux "chaos" de "blocs" (de Gèdre). Mais ce qui retient l'attention, ce sont ces trois intrus soulignés en rouge, "Sibérie", "tropiques", qui sont unis par "déserts" dans une même étendue quasi-infinie, et dans une antithèse que traduit la phraséologie, adoptée par Russell : hiver sibérien vs été tropical.

Ils servent de comparant pour signifier, dans les Pyrénées, l'exotisme du voyageur, lequel ne répugne d'ailleurs pas aux comparaisons facétieuses : Je fumai un cigare en grillant au soleil, comme un alligator aux rives brûlantes du Nil, pour une chaleur minérale au sommet du Vignemale. De façon plus dramatique, ce dernier requiert à trois reprises le Cap Horn, pour signifier sa rudesse météorologique. L'hémisphère austral n'est pas seul représenté, et le comparant nordique est tout aussi dépaysant, non seulement pour le Vignemale, assimilé aussi à un petit Spitzberg, mais dans ce panorama à partir du port de Vénasque : Des clartés boréales donnaient au ciel et aux grandes neiges un éclat métallique, le vent soufflait douloureusement, et les étoiles, en s'allumant sur les pitons glacés de la Maladeta, jetaient des lueurs si vives, qu'elles avaient l'air de phares, illuminant les noirs écueils et rougissant l'écume des mers Arctiques, dans l'obscurité blanche des nuits diaphanes de la Scandinavie. (A2 987)

Par sa commande Graphique, le logiciel permet de visualiser d'un simple coup d'œil la distribution d'occurrences massives.

Exemple : Répartition des occurrences de "désert-" dans les 76 sections de l'ouvrage :

Il ne resterait plus alors qu'à passer en revue les contextes de concordanciers comme le suivant, afin d'établir le sens contextuel de chaque occurrence.

Exemple des 107 occ. de la chaîne EFFR-
(1 seul intrus : "effrité") :



cet effrayant spectacle
quelque chose d'effrayant
un effrayant déluge de sang
un spectacle effrayant
un beau, mais effrayant spectacle
C'était superbe, mais effrayant
un nombre de mètres très effrayant
il est un peu moins effrayant
Quel chaos effrayant de couleurs !
c'était encore plus effrayant
un effrayant contraste
le relief extraordinaire, presque effrayant
le silence effrayant et lugubre de la mort
pousse un cri effrayant
La vue est magnifique, mais effrayante
C'est d'une splendeur presque effrayante
son effrayante aridité
Me trouvant au sommet d'une effrayante paroi à pic
d'une hauteur effrayante
l'effrayante stérilité de Clarabide
Ils ont une effrayante intensité
une effrayante rapidité
Il y règne l'effrayante majesté de la mort
la face humaine peut devenir effrayante
les lignes brisées, tumultueuses, effrayantes des glaciers
d'effrayantes crevasses
des formes effrayantes et bizarres
des lueurs effrayantes luttent avec les ténèbres
les effrayantes et pâles magnificences qui
d'effrayantes ruines d'un azur fantastique
des montagnes effrayantes du Thibet
les monts effrayants qui défendent le berceau
s'ouvrent d'effrayants abîmes
aux jours effrayants de ses colères
ces précipices sont effrayants
les rendaient presque effrayants

la nuit effraye les animaux
rien n'effraye autant les animaux que la voix
n'effrayait pas le moins du monde

les oreilles d'un cheval effrayé
Un isard effrayé s'échappe
l'air effrayé de la nature
les falaises effrayées par l'orage
comme des fous effrayés

un ours et l'effrayer
la nature a voulu m'effrayer
avoir le plaisir d'effrayer quelque chose
s'ils pouvaient sentir et s'effrayer
destinée à effrayer les fauves
ces lieux pleins d'effroi
On est vraiment saisi d'effroi
spectateur entre l'extase et l'effroi
l'œil plonge avec effroi dans un énorme
un douloureux effroi
malgré l'avis et l'effroi des bergers
au grand effroi de Gil Narcisse
l'effroi était partout
L'effroi y règne partout
un Ténare, qui inspire plus d'effroi que d'amour
une sorte d'effroi
Un vague effroi semblait régner partout
c'est l'effroi : l'amour ne vient qu'après
Je me rappelais avec effroi
une vague tristesse ; mêlée d'effroi et de respect
vos yeux avec effroi, avec horreur
c'est l'effroi qu'ils inspirent
c'était plutôt l'effroi des lieux, l'horreur
effroi des dames, qui crient
une impression d'effroi
le comble à leur effroi, les éclairs fantastiques

le désert effroyable de Gobi
l'effroyable chaos monte
une tourmente effroyable et glaciale
une effroyable pâleur
un temps effroyable
une chaleur effroyable
le flanc de l'effroyable précipice
sa chute effroyable
une agonie qui dut être effroyable
une chaleur tout à fait effroyable
un effroyable orage
la gorge effroyable de Ramougne
des orages d'une violence effroyable
une grêle effroyable
l'effroyable silence du pôle
je fis l'effroyable découverte
le désert effroyable et néfaste de Gobi
un effroyable plongeon
un effroyable orage fondit sur eux
un effroyable cyclone
une mer effroyable
C'est effroyable. Craignant d'être foudroyé
d'effroyables tourmentes de neige
de grandes masses effroyables et confuses
par bourrasques effroyables et subites
d'orages effroyables
des temps effroyables
des effroyables batailles
d'effroyables mâchoires vertes
d'effroyables collisions
ces effroyables tourmentes de neige
d'effroyables tempêtes de neige
d'effroyables avalanches
ses effroyables et monstrueuses crevasses
d'ouragans effroyables au Cap Horn
les treize cents effroyables kilomètres

Ce faisant, le lecteur attentif peut déceler des mots récurrents gravitant autour du mot pôle (ou pivot). Il peut alors obtenir les seuls contextes communs à ces mots associés, cela en utilisant la commande Cooccurr. du logiciel (menu Contexte).

C'est précisément la manière dont nous avions opéré dans une précédente étude sur le comparant poétique (éminemment visuel) du bijou pour la montagne, lequel se trouvait en étroite corrélation avec quelques-unes des 180 occurrences du radical "désert-" :

Ah! j’aime nos vallées vertes et pastorales, leurs gaves mousseux, et la blancheur neigeuse de leurs villages : j’aime les grands bois de hêtres, de chênes et de mélèzes, attristés par le soir ou jaunis par l’automne, qui leur donne l’air d’une forêt d'or, d’émeraude et de rubis : j’aime le tonnerre des cataractes qui fument sous les sapins, et font pleuvoir des perles et des diamants sur la mousse et les fleurs. Mais tout cela n’est qu’un spectacle. Pour bien jouir de la vie, dans toute la plénitude de sa santé et de sa liberté, il faut monter plus haut : il faut atteindre les grands plateaux, balayés par des brises éternelles, de la région moyenne des Pyrénées, d’où l’on domine généralement les nuages, et vivre en philosophe pendant des mois entiers, loin des miasmes et du bruit de la plaine, loin des journaux et de la politique, dans ces déserts dorés et lumineux où en levant la tête au coucher du soleil, le voyageur qui a couru le monde croit subitement revoir les neiges sanglantes des Andes ou de l'Himalaya, drapées dans leur virginité sublime, avec une majesté surnaturelle et des airs d'un autre monde, comme si la terre était indigne de leur servir de piédestal! (Va 1100)

Où trouverait-on un site plus romantique que le sommet de l'orgueilleuse colline couronnée par les Bains de Vénasque ? Sapins en haut, sapins en bas, rochers partout : et sur l'autre rive de l'Essera, qui coule à 200 mètres plus bas comme un torrent d'émeraude et d'aigue-marine, les neiges et la désolation de Litayrolles et du Perdighero. Là, sur des pentes toujours arides, on voit encore vaguement, comme accrochés aux flancs des précipices, quelques sapins rêveurs et solitaires, auxquels les ombres et le silence du soir donnent une étrange solennité. Sans être privé des douceurs de la vie, on a de tous côtés le spectacle enivrant du désert, dans le plus beau climat qu'il soit possible d'imaginer. [...] Il faisait lourd comme à midi sous l'équateur, et resserré entre des rivages d'émeraude, coulait sans le plus léger murmure, quadruplant la distance à force de serpenter en revenant sur lui-même, un ruisseau de la plus admirable transparence. (A2 878) L'Hospice est au Sud-Est d'une vaste pelouse horizontale et naturelle, qui se déroule comme un lac de verdure au sein d'un monde de rochers formidables, de sapins séculaires, de torrents, de fougères et de fleurs, tout cela dominé par des neiges éternelles, et par les plus hautes cimes des Pyrénées. C'est sauvage au possible, mais pas triste : ce n'est pas un désert. (A2 900)

La mousse était déjà tout étoilée par les larmes de l'aurore, quand je cessai d'entendre la voix tonnante et grave de la cascade de Lardana, espèce de cataracte, fille sauvage du désert et des neiges, qui écumait au clair de lune comme un fleuve d'étincelles, de phosphore et de perles, imitait les éclairs et la foudre, et déchirait au loin le silence des forêts endormies, en y roulant ses flots sonores et sa fureur. (A2 842)

Au Vignemale, en 1884 (dans l'exposé qui suit, on donnera les dates pour ce sommet, étant donné la multiplicité des ascensions qui le concernent, et des passages descriptifs afférents) : après avoir salué une aurore magnifique, nous fîmes une poétique promenade sur les collines de neige et les immenses névés qui scintillaient à perte de vue devant mes grottes, comme les mines de Golconde. Ils formaient un désert de diamants. L'effet purement physique produit par les étincellements de cette grandiose savane de neiges nouvelles, brûlées par le soleil, sous un ciel aussi noir que le fond de la mer, était féerique et saisissant. (A1 260)

Un vrai déluge de neige avait tout submergé pendant l'hiver, la glace était cachée partout et les séracs ne reparurent qu'à la fin de l'été, comme les débris informes et solennels d'une ville antique engloutie sous les sables du désert, et déterrée soudain par le Simoun. Je regrettais ces grandes vagues de saphir, ces obélisques de glace, ces chaos verts et azurés, qui sont une des merveilles des Pyrénées. (A1 197)

Toutefois, afin de restreindre le caractère intuitif de cette recherche, le concepteur du logiciel, E. Brunet, a mis au point la commande Thème (menu Contexte), qui agit sur l'environnement de 1000 mots (max.) autour d'un mot-pôle. Elle détermine automatiquement quels sont ces corrélats, par un test statistique, lequel ôte à cette attraction lexicale son caractère aléatoire.

Se dessine ainsi tout un réseau de mots associés dans des contextes qui se font écho, au-delà de leur dispersion dans l'ouvrage. Cette cohésion lexicale, ainsi assistée par ordinateur, révèle l'unité descriptive des passages abordés. Et en particulier l'unité géographique, par la reprise de comparaisons concernant des lieux hétéroclites pris à différents endroits de la chaîne des Pyrénées, ou des antipodes.

Rompre ainsi la linéarité de la lecture de l'ouvrage, en rapprochant par la méthode des mots-clés les passages – distants – où ils sont attestés, est une activité qui permet le soulignement d'une thématique, laquelle restitue une continuité, voire une unité.

Au-delà, on peut faire découvrir un auteur par la mise en parallèle des plus beaux de ses passages ; affaire d'esthétique littéraire, dira-t-on.

Pour donner une limite à ce travail, nous avons délibérément choisi un "secteur" du désert, qui constitue l'angle pour aborder l'étude. Le tableau suivant rassemble des corrélats statistiques du mot pivot, autour duquel gravite comme on le voit le vocable "fauve(s)". Ce dernier devient donc un bon candidat à l'observation de ses propres corrélats, parmi lesquels l'étrange "élégies" : ce chant plaintif, voire macabre, aurait-il un étroit rapport avec le rugissement du fauve ? Ou avec sa couleur chatoyante ? Tant est évidente l'ambivalence du comparant fauve : coloris pictural esthétique ET animal dangereux, deux aspects transposés en montagne, que le comte Henry prétendit "dompter".

Le logiciel étant fondé sur l'hypertexte, il était donc logique que notre présentation utilisât elle aussi des hyperliens. C'est en cliquant sur des mots-clés, ainsi réunis, que se déroule le fil de notre exposé, et que s'appuient nos parcours interprétatifs. À commencer par les sept occurrences de "élégie(s)", qui, en co-occurrence avec "fauve(s)" et "désert(s)", sera notre fil conducteur. Des parcours interprétatifs complémentaires sont proposés par d'autres hyperliens et mots colorisés en fonction du champ lexical. De tels soulignements ne visent pas à s'en tenir aux simples reprises lexicales, mais invitent à la recherche thématique.

Environnement thématique de 6 vocables, leurs co-occurrents apparaissant par ordre décroissant :

E.th. DÉSERTS E.th. VENT E.th. SOLIT- * E.th. SABL- E.th. FAUVE- E.th. ÉLÉGI-
AFRIQUE
DORÉS
DÔMES
SABLE
TROPIQUES
CEUX
MERS
REVOIR
SUBI
ENTENDU
CES
LEURS
FORÊTS
LEUR
AMÉRIQUE
LOINTAINS
BRILLANTS
VOYAIS
PYRÉNÉENS
BRISES
STEPPES
GOBI
RAPPELLENT
PERTE
IMAGINATION
VENT
NUES
CHARME
SAVANES
PÔLES
LIEUES
ÉTOILES
FRANÇAIS
SABLES
MOURIR
DANS
SEMBLAIT
PYRAMIDES
NATUREL
BLANCHEUR
INDE
ÉTÉ
ONT
TOUCHE
TELLES
ÉCLAIRS
FORMIDABLES
ASIE
AUX
ENTENDRE
LACS
COTIEILLA
BRISE
PENSÉE
AIMER
QUEL
AMOUR
BRUIT
SOUFFL-
RAGE
FUREUR
GÉMIR
GRONDE
TEMPÊTE
TONNERRE
LAMENTATIONS
SIFFLER
SENT
TOUCHÉ
PRODUIT
GRÊLE
VIOLENT
FUREURS
RAFALES
AGITE
BRUIT
ACCENTS
LUNDI
ALLUMÉES
TOURBILLONS
déserts
CONTRE
SAHARA
FAUVE
FURIEUX
ORCHESTRE
BOUFFÉES
OUEST
ARDENT
FROID
SIFFLE
PARIS
LIT
SAIN
TOURMENTÉES
CIMETIÈRE
BEL
MERS
ÉLÉMENTS
MER
ATLANTIQUE
NUAGES
TROUS
FLAMMES
FÉROCES
DÉVORE
POLAIRES
DIFFÉRENCE
ÉTRANGES
VOUS
COEUR
DÉCHARNÉES
FORÊTS
GOÛTS
CHIENS
SILENCE
SEUL
VIE
SAINTETÉ
AMIS
FOULES
FAUVES
NATURE
CAPITALES
ANALOGIES
AIMAIS
RUINES
désertes
STÉRILES
ARIDES
LOUPS
CHANGEMENT
AGNEAU
SOUVENIR
GRANIT
AIMER
PENSAIS
DIVINE
SAUVAGES
DEUIL
désert
SAHARA
GOBI
OCÉAN
MERS
ÉTENDENT
VAGUES
PLAGE
DUNES
DÉVORANT
IMMENSITÉ
déserts
JAUNES
ÉLÉGANTS
ARIDES
TANTÔT
LEURS
SIROCCO
SIMOUN
FAUVES
CATARACTES
FUYAIT
RUSSE
LAMES
ARDENTE
SOLITUDES
FORÊTS
TOURS
PLAGES
KILOMÈTRES
PROMÈNE
MARS
COMME
ECUME
POUSSIÈRE
AFRIQUE
HIVER
FUMÉE
AUSTRALIE
TROPIQUES
FROIDS
FINI
TOUTES
PERTE
VENT
SUPERBE
ÉNORMES
RAPPELLENT
COUVERTS
CONTRASTE
COTIEILLA
SUBLIMES
RIVES
IMAGINATION
COLLINES
CHEVAL
AMOUR
LEUR
SOLEIL
CIEL
SOUVENIRS
BÊTE(S)
TORCHES
ÉLÉGIES
FUREUR
VOIX
VOIS
VENT
ENTEND
GÉMIR
REDESCENDIS
COURONNE
AGITANT
CROIT
FOUDRE
RUGIT
DÉCOLORÉS
COUTUME
TYPHONS
ÉTOILE
CONFUSES
CONCERTS
CANNE
BENGALE
ALLUMÉES
MUSIQUE
LIONS
TIGRES
VOÛTE
SEPTIÈME
FLAMME
PEUR
ÉTRANGES
TRAGIQUE
DÉVORE
COMMENÇAIENT
SEMBLABLES
DIRAIT
CHARMER
NOIRES
AIMAIS
SUBLIME
RÊVE
DERNIÈRE
EFFRAYANT
ARIDES
ARDENT
TABLEAU
FUNÈBRE
ÉMU
SAHARA
MENAÇANT
FUITE
ESPÈCE
GLACIER
DÉJÀ
GRONDE
VERDURE
COTIEILLA
DANS
COLLINES
SABLES
GÉMIR
FAUVES
CHARME
CANTIQUES
FIN
LARMES
TRAGIQUES
SÉRIEUSES
MORTES
TRISTESSE
RÊVE
EXTASE
DÉSOLÉE
SOUFFLE
SONORES
SINISTRES
PYRÉNÉENNES
ESSERA
FORÊTS
REGRETTE
OCÉAN
OMBRES
ÉCARLATES
VOIX
FIÈVRE
DÉSOLATION
JEUNES
FAISANT
ÎLES
DES
MER
JOIE
POURRAIT
QUARANTE
PAUVRE
FLOTS
FONT
MAJESTÉ
ÉTAIS
BOUT
MUSIQUE
TOUJOURS
COURSES
ÉTERNELLES
QUI

* On laissera en italiques ce radical solit- dans les contextes d'attestation, pour souligner sa synonymie avec désert. Demeurent en caractères gras quelques cooccurrents visuels et auditifs du mot pôle.

Abordons donc la métaphore du fauve, trait de style original, qui unit des passages fort éloignés, et qui se situe pour commencer dans le long chapitre
Déserts pyrénéens (dont le graphique ci-dessus a montré le pic statistique du radical), lequel tend à l'exotisme oriental :

Nos poumons, comme notre âme, ont besoin d'Infini, et le désert leur fait du bien. Heureusement, nous l'avons à nos portes : il y a des Saharas en France, et ils pourraient devenir des Paradis. Si le désert que j'affectionne le plus, et dont je viens ici chanter les charmes et les vertus, n'est pas absolument particulier aux Pyrénées, il y est, pour diverses causes, infiniment plus développé qu'en Suisse. Aucun glacier Pyrénéen ne descend à 2.200 mètres : les deux qui en approchent le plus, celui de Gaube, et le petit glacier très tumultueux du Gabiétou, sont encore éloignés de plusieurs kilomètres de la zone forestière : ils meurent dans le désert, comme ceux des Andes, bien qu'à la fin d'Août, les troupeaux aillent brouter à leur base. [...] À la fin d'un été tropical, les glaciers étaient non seulement à nu partout, mais disloqués et déchirés d'abîmes sans fond. […] Je répondrai à ceux qui s'étonneraient de mes prédilections pour les chaos sauvages et la stérilité, que tout est beau dans la nature, même le désert. [...] Derrière Vénasque, le Cotieilla dressait au loin ses arêtes jaunes, sablonneuses et fumantes, aussi arides que les collines ardentes et fauves du Sahara. Plus près de moi, au Sud-Est et au Sud, se déroulait un monde funèbre, glacial et bouleversé de calcaire, de granit, de forêts foudroyées, et de sables morainiques, où même à 3.000 mètres, il n'y avait plus de neige, et qui me rappelait le désert effroyable et néfaste de Gobi… Et au-dessus de toutes ces nudités, de toutes ces solitudes, les pointes neigeuses de la Maladeta, enflammées par le soir, perçaient le ciel de l'Aragon comme des lames d'or, tandis que ses glaciers, dévorés par l'orage, le sirocco et le soleil, apparaissaient vaguement à travers une espèce de fumée, qui n'était pas encore un nuage, mais qui mettait leurs neiges en deuil. D'autres trouveront cela horrible. Ils aimeraient mieux un diorama ou le bois de Boulogne, et se seraient enfuis devant un tel spectacle. C'est une affaire de goût et de tempérament. Mais moi, j'étais émerveillé, pour ne pas dire ensorcelé! J'aime le sauvage dans la nature. Comme la terre serait laide, si c'était l'homme qui l'avait faite! Où l'a-t-il embellie ? Les grands Saints d'autrefois chérissaient le désert; et ce n'est pas pour le plaisir de regarder du sable, ni par misanthropie, qu'ils s'y ensevelissaient à la fleur de leur âge, avec un crucifix et le soleil. C'est là qu'ils devenaient des Saints. D'ailleurs, ils ne s'en portaient pas plus mal, car saint Antoine mourut à 105 ans! La vie mondaine est une fièvre continuelle. Et Dieu lui-même a aimé le désert. N'y a-t-il pas vécu ? N'en a-t-il pas couvert le monde ? L'Océan n'est-il pas un désert ? Mais sans parler de lui, et en ne tenant compte que de la terre proprement dite, que resterait-il de cultivé et de civilisé sur notre planète, si on en enlevait l'immensité presque infinie de sables qui s'étendent du Maroc au Thibet, sur une longueur de 20.000 kilomètres ? Les quatre cinquièmes du monde sont couverts d'eau, de sable, et de neiges éternelles. […]
Ce que j'appellerai les "Steppes Pyrénéennes" : Ce sont des Mongolies en miniature. L'hiver y est glacial; mais en été, quel temps superbe! Les vrais déserts, les grands, ceux qui ressemblent à des empires, ont peut-être moins de charme que les autres. Ils fascinent comme la mer, et leur immensité frappe l'imagination ; mais leurs climats terribles y rendent la vie bien dure. Comme ils m'ont fait souffrir! Ayant mangé du rhum gelé dans celui de Gobi, et m'étant presque "éthérisé", dix mois après, dans ceux de l'Australie, par 49° à l'ombre, j'en ai gardé des souvenirs assez lugubres. Aussi je ne suis pas suspect, lorsque je viens plaider leur cause, après avoir été tenté de les maudire! Mais entre l'amour et les malédictions, il n'y a qu'un pas… Que ne pardonne-t-on pas à la beauté ? Et soit au Nord, soit au Midi, comme les déserts passionnent les âmes aventureuses et romanesques éprises du Beau! Dans ceux du Nord, qui rappellent ceux des montagnes de l'Europe, la neige alterne avec le sable, et leur donne l'air étrange et presque vivant d'une immense peau de léopard. Sous les tropiques, leurs dunes échevelées, mouvantes et jaunes, simulent des lions énormes prêts à bondir, crinière au vent. Leurs nuages, toujours en feu, ne ressemblent pas aux nôtres, et notre soleil d'Europe leur servirait de lune! Leurs soirées graves et solennelles, empreintes d'une sorte de religion et de sainteté, font tomber les chrétiens à genoux, comme s'ils voyaient monter l'encens qui fume autour des Séraphins, et va mourir en flots de pourpre et d'or aux pieds de l'Eternel. Et à la fin d'un jour torride, quand le soleil a disparu sous l'horizon poudreux et désolé du Sahara, quand tout s'est endormi sur les champs infinis de la soif, des larmes de sang descendent du ciel, où des nuages prodigieux, écarlates et fébriles, plus hauts que des montagnes et pleins d'éclairs, sortent de la nuit qui monte et les entoure, mais sans jamais éteindre leurs sommets rouges comme du cinabre. On songe alors aux grands saints du désert, et on comprend non seulement leur bonheur, mais leur génie et leurs vertus, car les splendeurs de la nature inspirent et sanctifient les solitaires, à part toute influence surnaturelle. S'il y dans ces solitudes fauves, énormes et menaçantes, quelque chose de fatal et de morne, si elles font peur, et semblent incompatibles avec la Providence et la bonté divine, qui pourrait nier pourtant qu'elles sont aussi sublimes que l'Océan, qu'elles élèvent l'âme jusqu'à l'extase, et qu'on finit par les aimer ? Leur délire même les rend superbes : on en évoque souvent le souvenir avec amour, et on regrette les élégies du vent fiévreux qui passait sur les sables, en les faisant gémir comme l'écume tourmentée de la mer. Il y a des flammes dans cette musique. (Va 1087-99)


Commentaire de "élégie(s)" 1 : on note l'union des contraires : Mongolies et tropiques, Sahara et Océan, sable et écume, eau et flammes, Sud et Nord, présent et passé, espace (extériorité) et spiritualité (intériorité). C'est ce face à face entre l'homme et l'immensité naturelle qui confère un aspect mystique et esthétique aux descriptions, ainsi qu'une philosophie de "Robinson" : L'expérience est du reste bien facile, dans mille recoins perdus des Pyrénées, où à partir de 2.000 m., il n'y a plus rien, ni arbres, ni pâturages, ni trace humaine : [...] C'est le désert dans toute sa majesté, sa gloire et sa virginité. Ah! quel bonheur, quel privilège, de pouvoir vivre souvent et même longtemps là-haut, comme un Arabe ou un Mongol, pour retremper ses forces, son énergie, son caractère, et même son cœur, en un mot tout son être, dans ces lieux sans souillures, d'où sont bannis à tout jamais [...] tous les maux, toutes les misères, tous les fléaux qu'engendre la civilisation. (Va 1240) Or, concernant les Sanatoria des Pyrénées, que de déserts sont devenus habitables! (Va 1081)


Le vent : [...] c'est surtout sous les tropiques, dans les pays dorés des murmures éternels, que l'homme est entouré des symphonies les plus sublimes de la nature. Nulle part au monde le vent n'a des accents plus mélodieux, plus émouvants, plus passionnés, que sur les sables incandescents et désolés des grands déserts de l'Equateur ou dans ses prodigieuses forêts. Il est tout imprégné de leur tristesse et gémit nuit et jour. On croit entendre passer l'âme ardente et mystique de Chopin, dans les orages de l'Inde ou de l'Afrique. Les musiciens qui n'ont copié personne sont rares, s'il y en a jamais eu. Mais la nature varie ses créations à l'infini, et l'atmosphère a des milliers de voix. Comme ils diffèrent du sirocco, les vents tragiques et formidables qui viennent des mers du Nord, creusent des vallées dans l'Océan, couvrent les plaines de ténèbres, de terreur et de ruines, et font trembler le granit des montagnes! La brise a tous les sons, toutes les modulations imaginables, suivant les lieux où elle promène son vol. Quand c'est dans une forêt, il en sort un concert ineffable et confus, que Wagner a traduit en musique dans Siegfried. Sur le sable des déserts, comme sur la neige et les glaciers des hautes montagnes, il y a du désespoir, de la fureur et des menaces, dans la voix des tempêtes. Dans les typhons des mers de Chine, le vent rugit comme une bête fauve. Dans les mers calmes, il change de ton. Comme il émeut, comme il passionne et fait rêver, lorsqu'assis sur le pont d'un navire, par une nuit solennelle des tropiques, on l'entend soupirer dans les voiles, siffler dans les poulies, et chanter ou pleurer tour à tour, alors que balancés par une houle éternelle, les mâts oscillent comme un pendule d'une étoile à une autre, en dessinant indolemment sur la coupole tiède et pourprée du ciel des figures capricieuses, des arabesques étranges, et des courbes inconnues! Mais si le vent est le plus bel orchestre de la nature, il est utile aussi. [...] Le vent que j'aime le mieux, c'est celui du Midi, autrement dit le sirocco, qui nous arrive souvent en plein hiver, avec de longues lamentations, des rafales somnifères et plaintives, encore chargées du feu des vents ardents du Sahara. Oui, j'aime ce vent rêveur et douloureux qui a l'air de pleurer le désert. Il fait chanter les arbres sur tous les tons, en sorte que les forêts deviennent des chœurs ou des orchestres, où domine l'élégie : il y a de la tristesse dans les colères du sirocco : il a le charme de la désolation, et c'est à lui que nous devons souvent le privilège d'avoir trop chaud en plein hiver ; ne nous en plaignons pas. Comme il dévore la neige sur les montagnes! Sans lui, presque personne ne pourrait faire de courses sérieuses avant le mois de mai : et grâce à lui plus encore qu'au soleil, on peut souvent monter sans peine à 2.000 mètres avant la fin de février. Car il allume toute la nature, il a toujours la fièvre, et quand il souffle, il donne aux Pyrénées l'aspect caniculaire des Andes, en faisant resplendir sur leurs neiges éternelles, la majesté, la gloire et les ardeurs de la lumière équatoriale. (Va 1040)

Musicalité et effet calorifère confirmés pour un synonyme de ce vent, dès l'Introduction : Qui donc pourrait entendre, sans trembler d'émotion, la voix terrible et douloureuse de l'Océan, le bruit mystique des vagues et des cascades au milieu de la nuit, et le souffle embrasé du Simoun, quand il soupire sous les sapins brûlants des Pyrénées, et les agite comme s'ils avaient la fièvre ?

Quant à la comparaison animale, elle est reprise au sommet du Vignemale (en 1883), ce qui confirme la transposition du désert marin : Dehors, la neige se lamentait comme une mer orageuse. [...] La nuit approche, et la nature prend un aspect féroce : il y a du sang dans le soleil couchant. Déjà les nuages fendent l'air qui siffle partout, même dans l'espace : car l'air devient sonore quand il est en mouvement, à part le bruit qu'il fait en heurtant un obstacle. Il a une voix à lui, comme l'eau quand on l'agite. Dans les typhons des mers de Chine, toute l'atmosphère gronde et rugit comme une bête fauve, et on entend passer des voix désespérées dans l'étendue, bien au-dessus des flots et du navire. Nous écoutons, car ce bruit est sublime, surtout quand on est bien blotti au fond d'une grotte, dans la sécurité la plus complète, sur de la paille, avec la porte barricadée, des bougies allumées, des cigares et du punch! Le Vignemale tremble, mais il ne tombera pas! À l'Ouest du col, le vent s'écrase contre les abîmes avec la force et la fureur des vagues de l'Atlantique : on croit sentir une vraie trépidation… À huit heures, c'est déjà une tempête, à dix heures, une tourmente, et à minuit un ouragan. (A1 213)


Commentaire de "élégie(s)" 2 : la nature s'avère naturellement musicale, artistique. Elle passe, sans antinomie, du mode mineur, le gémissement de Chopin (pour ces rafales "somnifères et plaintives"), au mode majeur, le rugissement wagnérien (pour ces tourmentes et typhons). Antithèse musicale corrélée à la géographie par le climat : chaleur méridionale vs froid septentrional. Si le mot "désert-" n'apparaît pas parmi les corrélats statistiques de "élégi-" (comme le montre la sixième colonne du tableau d'environnements ci-dessus), en revanche c'est "la poésie de la désolation" et son cortège de sentiments tristes qui assurent le lien avec les espaces infinis.


Concerts de Pau. Caractère béarnais. [...] les mers lumineuses des tropiques, même quand elles sont soulevées par la tempête, n'ont pas ce rugissement et ces clameurs sinistres des mers toujours en deuil et en colère qui grondent éternellement et sourdement sous les brouillards opaques des pôles. Plus on va vers le Nord, moins la nature est harmonieuse. Elle crie, elle hurle, elle appelle au secours : on sent qu'elle souffre. [...] À part les ouragans, cyclones, typhons, qui sont des accidents, et ne durent pas, la brise qui souffle sur les mers bleues ressemble à celle du Sahara, car elle en a le timbre, le rythme indéfini et la langueur : c'est le Simoun de l'Océan : et qu'elle vienne de la mer ou des sables, la voix des solitudes sans nuages a des accents magiques. Elle est toujours la même : une élégie presque amoureuse, où semble gémir l'âme de Chopin, une espèce de berceuse, un chant toujours plaintif, où l'on sent la douleur éternelle de la mer et la fièvre de ses flots, mais rarement leur colère. [...] Dans les mers sombres du Nord, le vent a d'autres accents, parle une autre langue que dans les pays bleus. Menaçant et féroce, il a perdu toute sa tendresse : c'est un fléau qui passe en semant la terreur : il a l'air de maudire les pays qu'il ravage, et entre sa voix brutale et celle qui pleure et chante sous les palmiers émus des côtes d'azur, il y a autant de différence qu'entre celle d'un rossignol et celle d'un lion, qui passe sa vie à dévorer et à rugir. (Va 1009)
Début : S'il était vrai que la musique a le don de charmer les bêtes fauves, il y en aurait assez à Pau pour changer en agneaux les loups les plus voraces des Pyrénées.

Les reprises lexicales, lors de la session de septembre 1883 au Vignemale, font de la montagne l'équivalent de la mer : C'était ma dixième ascension, et pour moi elle sera mémorable, car le soir du 19, toutes les fureurs de l'équinoxe fondirent sur nous : vent féroce, vraie tourmente, nuages écarlates, clameurs sinistres et trombes de neige, avec un froid terrible, et des ténèbres polaires. Rien n'y manqua, et ces horreurs durèrent deux jours! Bombardés par le vent, et secoués fortement, les précipices eux-mêmes tournés à l'Ouest avaient des spasmes, de véritables trépidations, et résonnaient comme des bourdons de cathédrales. (Va 1138)


Commentaire de "élégie(s)" 3 : contrairement au début de l'article qui énonçait la suprématie de l'homme artiste sur l'animal sauvage, la suite inverse les rôles, en rendant la musique (gémissante de tendre douleur au Sud, rugissante de colère au Nord ; "berceuse" féminine contre "férocité" masculine - ne lit-on pas l'hiver nous rend virils, alors que les nuits tropicales sont amollissantes, énervantes et perfides, Va 1028) immanente à la nature : Le son sort de partout, comme d'une lyre à mille cordes. (Va 1008) De là par exemple le bruit mystique des vagues et des cascades. C'est elle qui est donc susceptible d'influencer l'homme.


Un thème biblique - outre celui, bien connu, du comparant de la tour de 2 m. ajoutée au sommet du Vignemale pour arriver à 3.300 m. : Mais la nature, se révoltant contre cette profanation d'une de ces œuvres, foudroya notre Babel, qui fut anéantie le sixième jour (A1 241) - régit ce passage des Ascensions solitaires : Dans les éclairs qui déchirent les ténèbres, la neige devient toute rouge, et des déserts de sang s'allument au haut des nues. Les forêts pleurent, les arbres se tordent, les torrents hurlent comme des bêtes fauves, la terre a le vertige, et quand la foudre frappe un sommet qui blanchit sous le coup, on croit voir flamboyer dans la nuit le glaive surnaturel d'un Dieu vengeur, tombant du ciel pour poignarder la terre, comme si la dernière heure du monde avait sonné. [...] Le calme était revenu, et la nature avait l'air de prier : mon cœur allait partout. Dans le ciel purifié par l'orage, dans les vallées bleuâtres où s'endormaient les nuages, dans les forêts déjà vermeilles, qui commençaient à semer les prés verts de larmes d'or, enfin sur les sommets neigeux et rouges qui étincelaient autour de moi comme des volcans qui vont s'éteindre, il régnait une espèce de Sainteté, une poésie céleste, une gravité divine, qui me réconciliaient avec la solitude. (Va 1206)

Sur le poignard de l'éclair, qui, loin de tuer le fauve, le réveille, cf. aussi : [...] Vénasque, où nous entrons par une soirée sanglante, quelques minutes avant, un effroyable orage. Les nuages et les montagnes prennent des lueurs purpurines, des glaives de feu traversent la nuit, et le tonnerre étouffe bientôt tous les cantiques de la nature. Les orages du Posets rappellent ceux des tropiques. Ils ont une effrayante intensité. (A2 847)

En dehors de l'orage, le paysage vers le pic de la Baroude est, lui, purement visuel : C'est une espèce de Mongolie. […] cinq minutes après, nous arrivons au lac de la Gela, perdu dans un affreux désert, sans le moindre arbrisseau. À gauche du lac, qui est la seule chose gracieuse de tout le tableau, l'herbe pousse encore, mais sa verdure semble un miracle. À droite et presque partout, c'est un hideux chaos de rochers prodigieux, les uns tout blancs, les autres noirs comme la nuit, étendus sur la plage et ressemblant à des bêtes fauves. (A1 416)

De même vers Clarabide : Le Batoua est tout noir, et on dirait une muraille monstrueuse de métal, qui semble épouvanter le ciel. Il a la forme d'un lion couché, mais menaçant, dont la tête est à gauche, et la queue au S.-O.; entre elles, la crête se cambre de la manière la plus gracieuse, et tout le long du précipice qui tombe sur le val de Peguère, se dessinent de grandes rides qui simulent parfaitement la crinière. [...] Il a les lignes et l’altitude d’un lion surnaturel. (A1 436, 455)

Ailleurs, au-dessus de Vénasque, la zoomorphie peut prendre une autre allure : Le Posets, vu de là, est sublime. Il a l'air d'une baleine monstrueuse et bronzée, endormie sur la neige… (A2 855)

- L'ascension de la Maladeta fait momentanément place à des vacances sur la côte : Que d'heures j'ai passées là, près du phare de Biarritz, à contempler le désert bleu de l'Océan, à écouter ses vagues et ses tempêtes, à voir ses collines d'eau bondir sur les rochers qu'elles dévoraient comme une armée sauvage de lions! (A2 889)
- De là, dans l'article consacré aux Nuages, leur comparaison avec des flots irrités de vapeur, qui bondissaient comme de l'écume [...] (Va 1210)
- Cf. encore au Batchimale : les nuages troublés et tumultueux avaient l'air de bondir, comme des vagues qui déferlent. Ils écumaient contre les rochers, et l'illusion était complète. (A1 450)
- Déjà le chapitre évoquant Biarritz présentait ainsi les vagues : Elles ont l’air d’hésiter, elles chancellent un instant, puis se hérissent verticalement, comme des précipices d’eau : enfin leur sommet crève avec d’épouvantables détonations. Souvent alors une petite brise de l’Est en saisissant l’écume, la rejette en arrière comme une crinière de neige où se joue un instant l’arc-en-ciel. (A1 36)
- St-Jean-de-Luz était aussi implicitement fauve, par la férocité :
Partout et à toute heure, n'importe où l'on dirige ses pas, l'oreille est poursuivie par l'éternelle détonation des vagues, mugissant sur la plage avec des bruits de cataractes et dévorant le sable et les galets qui grincent avant de disparaître sous des torrents d'écume. (A1 39)

De même, de l'hospice des bains de Vénasque, point de départ pour le pic d'Eroueil, et pittoresquement perché sur un escarpement, l'œil plonge dans le vide, où gronde et tourbillonne éternellement le vent, avec des hurlements sinistres et de longues élégies, qui font rêver en plein été aux tourmentes de l'hiver, et aux accents tragiques des mers du Nord. [...] De longues et tristes rafales balayaient les forêts de sapins, tordaient leurs branches, et les faisaient siffler comme des serpents. (A2 864)

Cf. le facteur auditif de la foudre, aux Monts Maudits : Mais le plus grand, le plus sonore, le plus sauvage des bruits confus et formidables qui s'élevaient de toutes parts, celui qui dominait tout ce tumulte, c'était un bourdonnement lugubre, plaintif, universel, qui sortait des rochers. Tout le vallon d'Eroueil hurlait, comme un monstre à mille gueules. Il n'y avait pas une pointe, pas un caillou, qui n'eût son gémissement. Les yeux fermés, on aurait pu se croire entouré d'animaux. Le bruit enflait et mourait tour à tour, comme les clameurs de l'Océan. C'était tantôt une psalmodie, tantôt un rugissement, tantôt un râle ; concert barbare, inouï, digne des damnés, et qui nous tint pendant une heure entre la stupeur et la curiosité. C'est qu'en effet, la voix et les lamentations d'une pierre donnent le frisson ; elles ressemblent à des sons d'outre-tombe, et quand le bruit cessa, nous crûmes sortir d'un mauvais rêve, ou du fond de l'Averne. C'est sur le compte de l'électricité qu'il faut sans doute rejeter tout cela. Les rochers en étaient surchargés. (A2 917)

Dans la même région, se rétablit l'équilibre entre sens auditif et visuel : Bientôt parut au sommet de cinq collines de neige superposées, le col si mystérieux, si glacial et si haut, qui absorbait toutes mes pensées. Sa belle courbe blanche se profilait sur un ciel Sibérien. [...] C'est une promenade polaire, mais facile et charmante. [...] Nous reculons machinalement. Un abîme infernal, absolument à pic, et plein de rugissements, se creuse en demi-cercle à l'Ouest et sous nos pieds, où sous une plaine de neige, à 600 m. de profondeur, je devine la présence du lac de Gregonio. Les parois granitiques et bistrées du haut desquelles nos regards effarés tombent sur lui, ont quelque chose de satanique. Des blocs aux formes étranges y regardent dans le vide en dépassant la verticale, et ressemblent à des monstres échappés de l'enfer. Ils ont un air épouvanté, comme s'ils étaient pris de vertige, et cependant ils ne bougent pas. Ce précipice taillé en hémicycle porte cependant mille traces de convulsions. Le froid, la foudre et l'ouragan l'ont disloqué; il est ridé, fendu et stratifié dans tous les sens, et la malédiction y est empreinte partout. Aussi, puisque le col qui le domine n' a pas encore de nom, infligeons-lui, sans hésiter, celui de Col Maudit. (A2 903)

Voici maintenant la vallée de Gregonio, en vue du pic d'Estatats, toujours côté espagnol, mais à la différence d'autres extraits, majoritaires, la "crinière" de flammes n'est pas ici métaphorique : notre premier soin fut d'allumer deux beaux sapins, qui pétillèrent bientôt jusqu'à leur faîte, avec des bruits sinistres. Leurs branches, qui se tordaient comme des vipères agonisantes, avaient l'air de souffrir. Des flammes pyramidales et rouges, dont les reflets arrivaient jusqu'aux nuages, montaient en rugissant dans les ténèbres, et on voyait au loin palpiter des éclairs écarlates sur les blocs monstrueux de granit qui semblaient tressaillir : bataille superbe entre le feu et la nuit! C'est près de cette fournaise que nous couchâmes, [...] (A2 863)

Cela concorde avec le spectacle infernal, opposé à la douceur auditive, quelques pages plus haut : [...] on voit sous ses plus beaux aspects le fier pic d'Albe qui, au Sud-Est, monte dans les nues comme un Titan de neige ? C'est cette grande image blanche qui m'a le plus frappé à ma descente de la gorge de Ramougne, dont je ne dis plus rien, car c'est un vrai Ténare, qui inspire plus d'effroi que d'amour. Avec quelle joie je revins à l'Hospice, au bruit de mille ruisseaux dont le murmure, s'adoucissant au crépuscule, se mêlait à la voix des sapins et du vent, et chantait dans la nuit. (A2 856)
- Attendrissement musical dans la région d'Albe : C'est un jardin, un Paradis. La brise et les oiseaux passent en chantant sous les sapins, et l'air est plein de vagues et mystérieux murmures que l'on dirait venus du ciel pour consoler la terre et l'attendrir, tant ils sont suaves et indéfinissables. (A2 882)
- Même si un bruit plus sauvage n'est pas pour autant disgracieux : je ne me lassais pas de voir descendre silencieusement la nuit du haut des monts sur les vallées, dont les murmures avaient cessé : les torrents seuls grondaient encore. Jamais poète ou peintre n'a rien rêvé de comparable. (A2 880)
- Cf. encore ce contraste, en Bigorre : Cher Bagnères! [...] Comment rester sauvage dans ces sites enchanteurs ? Je n'y résiste jamais. Entre les murmures, les mélodies et les parfums qui montent le soir des rivages odorants de l'Adour, et les brises harmonieuses qui caressent les pelouses, les ruisseaux et les bois du Bédat, je m'attendris toujours, j'écoute amoureusement les clochettes des troupeaux que l'automne fait descendre des montagnes, et me sentant heureux d'être près des hommes, je ne regrette ni les arêtes maudites, ni les chaos de glace où le vent rend des sons désolés, inconnus et tragiques. (A2 988)
- Ou au val d'Aspé, vers Gavarnie : L'eau seule remuait, et consolait ma solitude par son murmure. Il y en avait partout. Sans elle, le deuil de la nature aurait été aussi complet qu'au fond de la Patagonie [...] (A1 110)
- Ou bien ce premier petit Lac des Gourgs-Blancs, que nous laissâmes à droite, en en longeant les bords. Quelle solitude! Mais le murmure des eaux dorées par le soleil, qui les faisait étinceler et scintiller comme un ciel plein d'étoiles, nous consolait un peu de la tristesse et du silence qui régnaient autour d'elles. (A1 461)
- Voire la vallée de Péramo, où se confirme le clivage traditionnel : riant au soleil, austère à l'ombre : Rien n'est plus beau, plus émouvant qu'une grande montagne neigeuse, à l'heure sereine et solennelle où l'un de ses côtés, tout flamboyant et en fusion, plein de murmures et d'étincelles, est embrasé par la lumière dorée du soir, tandis qu'il gèle déjà et qu'il fait noir sur la face opposée, où les abîmes et les glaciers se taisent, se couvrent d'un bleu lugubre, et s'endorment dans la nuit. (A2 837)

Mais ceux-ci, en particulier au Vignemale, en 1888, troquent une de ces "brises harmonieuses" de l'Adour contre les gémissements de ses flots (le chiasme sensoriel "blancheur d'altitude - voix émue - chantent et pleurent - écume des glaciers" hiérarchise le paysage en valorisant logiquement les hauteurs) : Quel malheur! L'homme a fait de belles choses dans la plaine : mais aucune d'elles ne me console de ne plus voir les déserts blancs qui touchent au ciel, et de ne plus entendre la voix toujours émue, toujours aimée de leur brise éternelle, qui charme autant notre âme que nos oreilles, et la rend harmonieuse. Même au bord des torrents flamboyants et mousseux qui chantent ou pleurent sous les sapins, je regrette la pâleur et l'écume des glaciers, et la fumée de leurs tempêtes. (A1 285)


Il est temps d'aborder leurs colères, telles qu'elles se manifestent, au sortir des fameuses grottes russelliennes : Que dire maintenant de ma campagne de 1886 sur le Vignemale ? [...] ce fut, pendant les cinq premières journées, la même histoire qu'en 1885, la même série morose et démoralisante de grosses tempêtes de neige, de brouillards fauves et furibonds, d'éclipses totales, de sifflements sinistres et d'élégies, avec trois, quatre et cinq degrés de froid! (A1 253) [...]

Aucune plainte en revanche n'accompagne ce brouillard fauve, et déchiré d'affreux zig-zags de feu, qui caractérise l'ouragan subi au lac de Bécibère (A2 995).

[...] Puis tout disparaissait, tout s'éclipsait comme un éclair, dans la nuit et la neige, et un instant après, on avait d'autres apparitions, où le rouge dominait, comme si l'Enfer allait s'ouvrir. On s'imaginait voir les signes terribles dont parlent les Ecritures, qui précéderont la fin du monde : et on croyait entendre ces bruits sauvages et douloureux qui font mugir les grèves du Nord, et pleurer les falaises effrayées par l'orage, quand la mer a la fièvre, quand son écume électrisée brille dans la nuit, et quand le feu du ciel fait pâlir les abîmes et trembler les montagnes. À ceux de mes lecteurs qui aiment l'horrible et les fureurs polaires, je souhaite une promenade sur le col de Cerbillonas dans une tourmente de neige. (A1 255)

4 ans plus tard, en 1890, au col de Cerbillonas : À 3000 mètres, nous vîmes à droite, tout entouré d'abîmes de glace, un sérac solitaire et carré, de près de cent mètres cubes! C'était superbe, mais effrayant, surtout dans la tempête, et au milieu des nuages violets, blafards, bleuâtres, et pleins de neige, qui accouraient de tous les points de l'horizon, avec des rugissements féroces. Ils ressemblaient à des bêtes fauves. (A1 289)


Commentaire de "élégie(s)" 4 et 5 : disjointes du "désert", elles demeurent associées au "fauve" par ces "hurlements sinistres" qui font basculer d'ailleurs le bestiaire vers le pandémonium mythologique. L'oscillation du visuel à l'auditif permet l'alternance des arts, du pictural ("tableau") au musical.


Qu'en est-il de l'élégie commune au simoun et au sirocco (occ. 1, 2, 3), quand ce mot n'est plus lexicalisé ? Reste ce vent chaud venu du Sud, porteur de pluie, cet autan qui est décrit avec des corrélats similaires :

On retrouve le chant plaintif pour évoquer L'automne à Pau. Le vent d'Espagne y souffla si souvent en Octobre, qu'il fit presqu'aussi chaud qu'au mois d'Août. Comme je les aime, ces rafales désolées du Simoun! Comme elles soupirent, et comme elles font rêver! Tout chante dans le Midi, dans les régions sereines et lumineuses où la nature elle-même est un orchestre, et où l'amour et la douleur s'exhalent en mélodies qui font le tour du monde! (Va 1250)

Plus violent en altitude, à Clarabide. Ayant mon sac en peaux d'agneaux, et mes guides n'ayant rien pour lutter contre le froid, je m'allongeai dehors, dès qu'il fit nuit, sur un sol moins humide que le leur, et où j'avais aussi plus de place qu'eux, tout le désert étant à moi, mais où j'étais à la merci de tous les vents. [...] Pendant la nuit du 7 au 8 juillet, j'eus au lac d'Oo une telle tempête, que je craignais pour la maison. Après une soirée fauve, électrique et violette, le vent d'Espagne arriva comme la foudre. Aussi ardent que s'il avait passé sur un cratère, il alluma toute la nature, qui se mit à gémir. Avec quelle rage il souffle, même après un parcours de 2.000 kilomètres, ce vent fougueux et courroucé du Sahara! Comme il dévore la neige en la brûlant! Et comme il gronde! Prise dans ses tourbillons, la grande cascade ne tombait plus verticalement : elle oscillait ; ses mugissements étaient entrecoupés, et souvent même son tonnerre se taisait : celui du vent dominait tout. (A1 462, 469)

Juste au Sud, paraissait l'âpre et blanche ouverture du port d'Oo, où sanglotait le vent d'Espagne. (A1 487)

Comme au sortir du port de Vénasque, dont l'exotisme est décrit dans Sanatoria : Située à l'origine de la vallée immense de l'Essera, au pied des Monts-Maudits et des glaciers qui forment la source occidentale de la Garonne, cette charmante plaine offre d'étonnants contrastes. Toute verte et pastorale qu'elle soit, elle est sur les confins de l'éternelle stérilité, et touche à la désolation. C'est un mélange du Canada, de l'arabie et du Spitzberg; et malgré son soleil éblouissant, ses torrents bleus et ses forêts mystiques de vieux sapins, où dorment de petits lacs, elle prend souvent des airs terribles. Car c'est là que semblent naître les plus violents orages des Pyrénées : c'est sur ces monts vraiment “maudits” et Sibériens que soufflent avec le plus de rage ces ouragans qui font fumer la neige et les glaciers comme ceux du Kamschatka, et les couvrent de vapeurs menaçantes, où grondent les voix les plus funèbres de la nature. Les torrents blancs d'écume, sont saisis de vertige, et mugissent comme des lions : les forêts courbent la tête, et les rochers pâlissent, comme s'ils pouvaient sentir et s'effrayer… Mais ce sont là des accidents qu'on ne regrette jamais : on finit même par les aimer, tant ils sont émouvants et sublimes. [...] Que de nuits merveilleuses j'ai passées sur le Plan des Etangs, sous les étoiles, au bord de l'eau, et sans aucun abri, ne connaissant, comme disent les Maures, d'autres maîtres que Dieu et le désert! (Va 1083)

Le comparant animal transparaît parfois au simple détour d'une épithète, ici au pic des Tempêtes : on entendait des mugissements vraiment féroces, tandis qu'à l'Est-Sud-Est le Montarto disparaissait dans la brume et la grêle. (A2 962)

Le comparant musical artistique s'incrit dans une série d'oppositions, dans l'article consacré au lac de Gaube : Lorsque la neige couvre les montagnes [...], font-elles autant d'effet qu'aux jours torrides où leurs têtes seules restent blanches, tandis que tout le reste est vert, et arrosé de mille ruisseaux qui murmurent entre la mousse, les sapins et les fleurs ? Autrement dit, les ascensions d'hiver valent-elles celles de l'été ? À cela comment répondre ? On pourrait aussi bien comparer [...] la “marche funèbre” de Beethoven aux mélodies angéliques de Mozart, ou le Spitzberg à l'Inde. (A1 408) Cf. encore : Au Nord-Est de la Tusse de Maupas, à la sortie des neiges, et au bord d'un ruisseau dont la musique aurait charmé Mozart. (A1 541)

aspect rude, austèreaspect doux, riant
neige, blanchesvert, arrosé de mille ruisseaux qui murmurent
ascensions d'hivercelles de l'été
“marche funèbre” de Beethovenmélodies angéliques de Mozart
le Spitzberg (polaire)l'Inde (tropicale)

Toutefois le cri sourd de menace ("mugir", associé à "gronder"), si contraire aux doux murmures, peut aussi migrer au monde humain pour le dévaloriser, non plus sur le plan du danger, mais de la laideur, comme ici au Balaïtous : Enseveli dans mon sac, j'entends parfois de violentes bouffées de vent passer comme des boulets : et le bruit majestueux des torrents, le tonnerre éternel des cascades, augmentent et diminuent mystérieusement. Oh! loin de moi le mugissement des capitales! (A1 87)
On retrouve l'opposition Nature vs Humanité, au travers d'un cri similaire : Un bon rocher vaut une maison, et on se sent chez soi. Aucun voisin pour faire du bruit : pas d'ouvriers, pas de bébés miaulant ou gémissant! (Va 1194)

L'adoucissement du même paysage est perceptible, en 1883, à la descente du Vignemale, ce "Ténare de glace" : Mes yeux s'étonnent en revoyant de la verdure, et mes oreilles aussi, en écoutant la mélodie des torrents écumeux qui bondissent au soleil. (A1 215)
À l'Eristé : Nous montâmes au Nord-Ouest, sur des pentes assez douces, mais pierreuses, et tout-à-fait stériles, bien qu'arrosées par mille ruisseaux qui murmuraient en bondissant partout. (A2 787)
Dans le Marcadau, les torrents mélodieux, bleus et blancs, écumaient au soleil en chantant. (A2 639)

Remarquons d'autre part que "tigre-" n'a pas la même distribution contextuelle ; il ne concerne que l'aventure orientale. N'étant pas comparante, et prise au sens littéral, cette faune perd sa dimension mythologique : C'est une féerie, qui me fait pardonner au désert de Gobi les infortunes dont il m'a abreuvé, et oublier que nous entrons dans la patrie des rennes et des zibelines, où le mercure gèle en hiver, bien qu'en été, on y rencontre souvent des tigres, et partout des serpents. (Va 1307) quand vers onze heures j'entends des mugissements sauvages, que les échos prolongent comme celui du tonnerre, quand j'ai la certitude qu'un tigre en liberté rôde dans mon voisinage, au milieu de la nuit, je suis ému, et mon pouls s'accélère… Encore un rugissement qui fait trembler la terre : c'est une autre voix… (Va 1377)
Tout cela est plein de monstres, fauves ou serpents énormes. (Va 1363)
Seule cette occurrence unique de l'adjectif est pertinente, du point de vue visuel, lors de la descripion des Pyrénées ariégeoises : De Pla Subra, le Montcalm est superbe : il nous domine encore d'au moins mille mètres ; il est tigré de neige du haut en bas, et ses noirs précipices font un contraste
funèbre avec les éblouissants couloirs qui les découpent. (A1 566)
On la rapprochera de cet autre pelage typique : le pic d'Estats, toujours zébré de neige, trônait à l'Est sur le chaos des montagnes de l'Ariège. (A2 986) La splendeur du Vignemale, vu de là, ne saurait se décrire, tout son glacier hérissé de séracs et zébré de crevasses gigantesques, se dressant jusqu'aux nues comme une mer bleue et blanche. (A1 309)
On notera que le hérissement des vagues était co-occurrent de leur "crinière de neige", comme ici de rayures, pour signifier une même agressivité.

La férocité auditive domine aussi au Pic d'Enfer : Le jour où je quittai Cauterets, le temps n'était pas sûr. Dès 4 h. du matin, de chaudes et lourdes bouffées de vent d'Espagne faisaient fuir vers le Nord des chaos de vapeurs, qui menaçaient de se résoudre en pluie. Il y a de la désolation dans ces brises du Midi : on dirait quelles regrettent les déserts de l'Afrique. D'autres vents rugissent, d'autres sifflent… Le vent du Sud soupire, il pleure, et fait gémir tout ce qu'il touche, surtout les arbres. C'est un vent de douleur. (A2 622, 639) Le vent du Sud endort les hommes, comme la nature. (Va 1250)

Et l'effet thermique - tactile - au Vignemale, en 1883 : Comme le glacier avait changé d'aspect en quelques semaines! Ardent comme le désert, le vent fiévreux d'Espagne avait passé par là. Trop belle sans doute pour n'être pas éphémère, la couche immaculée des neiges avait terriblement fondu, et des crevasses la ridaient en tout sens. Il fallut s'attacher. (A1 205)

Le sens visuel reprend ses droits picturaux, sur le point culminant du Cirque : Une belle et calme soirée d'août me retrouva au coucher du soleil, sur le sommet du pic du Marboré, spectacle de la dernière magnificence. Tandis que la lumière agonisante du jour empourprait tristement la plaine aride de neige et de cailloux qui forme le faîte de cette étrange montagne, elle éclairait d'un rouge terrible les abîmes gigantesques qui regardent Gavarnie. Le reste du monde était déjà plongé dans une nuit bleue, semblable à celle qui règne au fond de l'Océan. En Espagne, où soufflait le Simoun, les nuages avaient encore la fièvre ; ils étaient pleins d'éclairs, et leurs sommets ressemblaient à des flammes. (A1 350)

De même, au chapitre initial des Déserts pyrénéens, où un autre vent, froid et nordique, conciliait sa férocité avec une douceur méridionale : Même aux confins les plus décolorés du monde, au sein des glaces polaires où l'aquilon rugit toujours et fait pleurer la mer, la neige et les sapins inconsolables, même au milieu des rochers noirs et consternés qui sortent comme des tombeaux du fond des brumes et des blancheurs arctiques, même dans ces lieux sinistres, qui symbolisent la mort, et où on ne voit qu'elle partout, la nature a un charme ineffable, une poésie suprême, et une mélancolie magique qui attendrissent le cœur, l'exaltent et le fascinent autant que les palmiers, les soirées écarlates, et les mers harmonieuses des tropiques. (Va 1095)

Celles-ci sont similaires à l'océan, sur le thème artistique, dans le chapitre qui succède aux Déserts, consacré aux Pyrénées Occidentales : Si l'Orient symbolise le matin, la jeunesse et la joie, il y a un charme encore plus grand dans le mystère et la tristesse de l'Occident, quand on y voit dormir une mer sans bornes et lumineuse, quand c'est sur l'Océan que descend pompeusement le soleil, en rougissant les neiges lointaines d'une grande chaîne de montagnes, à la fin d'un beau jour. Le soir est l'heure des larmes : les brises de l'Océan gémissent toujours, et la musique des flots n'est qu'une longue élégie : et cependant, n'est-ce pas vers l'Ouest, vers les mers écarlates du couchant, que sont presque toujours tournés les yeux des peintres, des amoureux et des poètes, comme si la joie était moins naturelle à l'homme, moins douce et moins aimable que la mélancolie ? La majesté de l'Océan, sa voix tantôt tragique et tantôt mélodieuse [...] (Va 1109)


Commentaire de "élégie(s)" 6 : par cette alternative en "tantôt", et par la restrictive "n'est que", les sèmes /terrifiant/ et /macabre/ des "hurlements" tragiques", du Nord, et autres superbes lueurs mystiques et sépulcrales de vitraux multicolores d'une cathédrale (du lac de Montarouye, A1 521), ne font plus ici partie du groupement sémique récurrent qui promeut par antithèse la triste mélodie, au Sud-Ouest :
/marin/, /cessatif/, /occidental/, /méridional/, /doux/ (chaleur, tendresse), /artistique/.


Subtile variation sur le bruit de d'engloutissement, les deux occurrences de "ingurgit-" présentent un net contraste, sur fond d'un décor sanglant identique, car la seconde revêt, pour l'homme consommateur, une valeur dédramatisée et humoristique, par opposition au topos tragique de la montagne cannibale, dont le sang - si proche du "fauve" - s'épanche sur tout le paysage :

Petit Vignemale. Les eaux moins agitées, laissant à sec leurs lits de glace, s'engloutissaient dans des gouffres bleus où leur voix se perdait; et bien qu'on entendît encore dans les noires profondeurs des crevasses, des plaintes étranges, des bruits sans nom qui ne s'entendent que là, des ingurgitations semblables à celles d'un fauve qui dévore sa victime, le glacier s'endormait… Une espèce de langueur, de lassitude, et même de somnolence, se répandaient partout, dans l'air et sur la terre, dont l'aspect seul rendait rêveur, et dont les voix confuses et mélodieuses commençaient à s'éteindre en montant vers le ciel, comme une prière émue de la nature. Car tout se calme le soir, les glaciers, les torrents, les orages, l'Océan, et jusqu'au cœur de l'homme… Moi-même assoupi là entre deux crevasses qui mugissaient encore, et dont les gueules béantes étaient ensanglantées par le soleil couchant, je croyais voir une machine formidable, toute puissante, qui travaille et se plaint, qui grince et se déchire pendant le jour, mais dont les pulsations s'arrêtent mystérieusement, comme celles d'un cœur qui va cesser de battre, à l'heure bénie, à l'heure toujours si douce, si chère aux âmes troublées, où sur la plaine et les montagnes, meurent lentement tous les bruits de la terre qui se voile et s'endort. (A1 135)

Même mélange harmonieux du visuel et de l'auditif au port de Vénasque : Plus bas, à droite, dans les vallées encore ardentes qui descendaient vers l'Ebre sous les vapeurs vermeilles de l'Aragon, mouraient vaguement les mélodies et les rougeurs du soir… Tout respirait le calme et la tristesse des dernières belles soirées de l'automne [...] (A2 808)

Au Grand Vignemale, en 1880 : Ayant ingurgité avec délices un punch beaucoup plus chaud que ceux que l'on me sert dans les cafés, puis un verre de chartreuse, j'allumai mon cigare, que je fumai solitairement sur mon trône aérien [...] (A1 153)

Quelques lignes plus bas, au lever du jour, il apparaît que la comparaison avec Chopin n'est pas réservée au vent : Bientôt le grand glacier d'Ossouë après avoir pris feu aussi, s'empourpra tout-à-coup sur une longueur de plusieurs kilomètres : il avait l'air d'un fleuve de sang, couvert de vagues énormes et rouges, et ses crevasses, qui sont tout aussi grandes que celles des Alpes, ressemblaient à des gueules écarlates. [...] Dans tous ces bruits confus je croyais reconnaître (tant je l'aime), la voix inconsolable du torrent de Splumouse, qui remplissait d'une harmonie tantôt sauvage, tantôt morbide, l'abîme neigeux qui tombe au Nord du Grand Vignemale. Il me rappelait vaguement la musique éplorée de Chopin. (A1 158-159)

Relevons maintenant les occurrences de la couleur obsessionnelle, picturale, et poétique par ses comparants :

En 1883 : Nous agitons nos bras et nous sautons : les ombres répondent ; mais comme elles sont entourées d’un halo, elles nous rappellent les saints des cathédrales, et nos pensées deviennent sérieuses, puis sombres, à mesure que la nuit envahit les vallées, les glaciers et les pics ; quelques colosses neigeux conservent encore une rougeur infernale, comme si un effrayant déluge de sang avait passé dessus. (A1 199)

Toujours sur ce Vignemale (en 1893), dont le lien avec la colère est aisé : Arrivé au sommet au coucher du soleil, après une ascension très orageuse, pendant laquelle le Mont-Ferrat fut foudroyé à quelques pas de nous, mes yeux tombèrent soudain, de 3.000 mètres au Nord, sur une mer prodigieuse et fumante de brouillards écarlates, tumultueux et bronzés, remuant partout, tourmentés comme les vagues de la mer au milieu d'un typhon, remplis de vent, d'éclairs et de tonnerre, et montant à l'assaut des grandes cimes, qui prirent au crépuscule un aspect non seulement menaçant, mais tragique et maudit. Dans aucune langue on ne saurait décrire les teintes étranges et terrifiantes dont la nature colore les hautes montagnes par une soirée d'orages. Ces couleurs-là n'ont pas de nom : elles expriment la fureur, et inspirent l'épouvante. (A1 292)

Trois ans plus tard (1896), la menace identique passe à exécution : À la descente, un autre orage, féroce et rouge comme s'il allait pleuvoir du sang, fondit sur nous au milieu du glacier : la grêle nous bombardait avec fureur et horizontalement, et les nuages qui montaient des vallées étaient si sombres, qu'à six heures il fit noir! (A1 298)

Déjà en 1884 : Nous fûmes bientôt témoins d'un spectacle effrayant, et qui tenait vraiment du merveilleux. Dans la soirée, à huit heures et demie, après la fin du crépuscule, alors qu'il faisait nuit, une rougeur tropicale et sanglante, venue de l'Ouest par le col de Cerbillonas, incendia subitement toutes les neiges du Vignemale. Elles devinrent écarlates, tandis que les rochers restaient affreusement noirs, comme les écueils d'une mer de sang. (A1 230)

- L'antithèse était déjà présente dans le propos introductif de l'ouvrage : Les grands glaciers reprennent chaque soir leur manteau d'écarlate, la neige s'y mêle au feu, le céleste au funèbre, et les teintes désolées du couchant, en rappelant solennellement au montagnard les tristesses et la fin de la vie, viennent redorer la sienne.
- Cf. aussi Philosophie des ascensions : c'est surtout le soir qu'on se passionne pour les montagnes : car jamais dans la plaine on n'a rien vu d'aussi fastueux et d'aussi solennel que la rougeur mélancolique des neiges et des glaciers au coucher du soleil. C'est un déluge de sang et d'or : c'est d'une grandeur tragique. (Va 1006)
- Au Batoua : Le soleil, tout sanglant, tombe à l'Ouest dans une mer de montagnes : l'éclat intolérable de sa lumière, qui nous aveugle, fait paraître l'ombre noire comme la nuit. (A1 438) [...] à l'Ouest, devant nous, l'aurore embrase le Batchimale d'un rouge sanglant. (A1 431)
- Comme le Balaïtous : Mais l'aurore a paru. Le front du monstre que nous allons dompter devient tout rouge, et les étoiles s'éteignent dans les brouillards sanglants du crépuscule… (A1 82)
- Les crevasses d'Oo : En automne, ces glaciers s'illuminent tous les soirs de lueurs sanglantes si fantastiques, que l'homme des plaines, à cinquante lieues de là, croit voir des incendies au beau milieu du ciel. (A1 479)
- Le Mail Barrat, au Nord-Est de la Tusse de Maupas : Au Nord, mais à mille mètres plus bas, dormait une mer presque infinie de nuages, dont les vagues écarlates et brûlantes laissaient voir ça et là des sommets émergeant comme des îles, et rougis d'un côté par les feux assoupis du soleil, qui projetait au loin leurs ombres à l'est, sur un monde fantastique de vapeurs rutilantes. On aurait dit un archipel immense, sortant d'une mer de sang. Au couchant, le soleil descendait dans la gloire. (A1 542)
- Nuages et montagnes : Le soir, quand le soleil descend solennellement, prêt à mourir, sur les mers endormies des tropiques, on voit monter et flamboyer à l'horizon des nuages si écarlates, si gigantesques et menaçants, qu'ils inspirent une espèce de stupeur. On dirait un enfer circulaire allumé sur les flots, ou l'incendie d'un continent lointain. Même à minuit, ils sont encore incandescents comme de la braise et pleins d'éclairs, mais sans tonnerre : on n'entend rien, pas même une vague… (Va 1208)
- Gourgs-blancs : Nos plus ardentes soirées ne donnent aucune idée de ces lueurs d'incendie que jette, en se couchant, le soleil écarlate des tropiques, [...] (A1 479)
Avec un bruit qui lui aussi renvoie à l'exotisme : Puis le pic des Gourgs-Blancs disparut entièrement à son tour dans des bourrasques de grêle. Une fumée noire et bleue s'en échappait, comme s'il avait pris feu, et on y entendait gronder le vent. On aurait dit le mugissement lointain des mers du Nord. (A1 517)
- Versant espagnol, au Batchimale, où l'élégie est encore sous-jacente : À l'Est, la Montagnette et ses arêtes barbares devinrent d'un rouge sinistre. Il y avait du courroux dans ces lueurs écarlates : elles me rappelaient les crépuscules sanglants qui précèdent les typhons de la Chine… Mais l'incendie ne dura qu'un instant, et à sept heures et demie il fallut s'arrêter sur les splendides pelouses où glisse de près d'un kilomètre la folle cascade de Batchimale. [...] Quelle nuit! Quelle majesté partout, et quelle sérénité! Je n'entendais que la triste et plaintive harmonie des cascades, où miroitaient des reflets phosphoriques [...] (A1 455)
- Même s'il est dit avec insistance que les Pyrénées étincellent comme les mers tropicales, et par les belles soirées d'automne, elles se couvrent de rougeurs inconnues dans le Nord (A1 303), je revins modestement vers les plaines lumineuses du Béarn : heureux pays dont le soleil, encore dans toute sa gloire, donnait aux Pyrénées l'aspect et les couleurs des montagnes vaporeuses et dorées de l'Afrique, mettait le feu aux nuages, et s'éteignait chaque jour dans ces rougeurs vermeilles qui font rêver aux soirées somnifères, solennelles et sublimes des tropiques (A1 173), la couleur est aussi boréale ; ainsi apparut le Néthou, que l'orage et le soir couvraient de lueurs sanglantes et hyperboréennes. (A2 968) Les sifflements du vent dans les serrures, l'aspect pourpré du ciel, les teintes glaciales et hyperboréennes des pics, la fuite des nuages, l'air effrayé de la nature, tout rappelait le Nord et ses hivers, [...] (A2 934)
- Au port de Vénasque : Quel air pur, et quel site merveilleux! Chaque fois que j'y vois naître le jour sur les aiguilles dorées ou écarlates de la Maladetta, la passion du désert, l'amour de la stérilité, la fièvre de l'infini m'enflamment le cœur, le sang et le cerveau comme à vingt ans! [...] J'entre dans un monde moral nouveau toutes les fois qu'en passant la frontière à quatre heures de Luchon, je me retrouve soudain devant les masses neigeuses et théâtrales des Monts-Maudits ensanglantés par le soleil couchant : je change en un instant de caractère, et je comprends la vie sauvage. (A2 858)
- Le même paysage, vu du Vignemale, en 1900 : Rarement me suis-je trouvé au haut de la Pique-longue par une soirée si calme, si pure et si dorée, où régnait un silence religieux, comme dans une cathédrale quand les fidèles ont disparu, et quand l'orgue ne joue plus. [...] Déjà, au fond des horizons lointains et vaporeux où l'Aragon touche à la Catalogne, les pyramides en ruines et les arêtes glacées des Monts-Maudits, plus neigeuses que jamais, plus écarlates que les dunes de l'Afrique au coucher du soleil, et comme émues partant de gloire et de splendeur, sortaient en flamboyant des ombres livides qui montaient à vue d'œil sur leurs flancs violacés : mais, plus la nuit les menaçait, plus elles semblaient la dominer, en rougissant d'orgueil et de colère. Cette lutte suprême entre les ténèbres et l'agonie du jour sur des sierras neigeuses, où il met si longtemps à mourir, a quelque chose de triste, d'attendrissant, et même de dramatique. (A1 314)
- Aux Posets : Bien loin à l'Ouest, et à des profondeurs vertigineuses, paraissait l'Hospital de Gistain, petit point blanc perdu dans un désert bronzé, où il faisait déjà presque nuit. La neige que nous foulions était vermeille, et resta tout illuminée, jusqu'au moment suprême où le disque du soleil, descendant sur des brumes écarlates, sombra dans un Océan d'or, de pourpre, et de montagnes en feu : un vrai brasier. (A2 840)

Dans la même région, un lac, vers le pic d'Eristé, fait la transition entre splendeur visuelle et menace auditive : Au couchant, se dressaient pompeusement des colosses de vapeur et de feu, où grondait sourdement le tonnerre. Ces masses, rouges ou plombées se miraient dans le lac, tandis que le soleil, caché derrière leurs tourbillons, dont il dorait les bords, jetait surtout le reste du monde, mais surtout sur la neige, des reflets d'incendie… En vérité, c'était sublime, et si l'Enfer a des magnificences, c'est à cela qu'elles ressemblent. Pourtant mon attention se détourna bientôt d'un autre côté. Que se passait-il donc dans la cascade par où les eaux du lac s'échappent au Nord ? À chaque instant, mais pas toujours, on entendait sortir du gouffre étroit, presque tubulaire où elle tombait, un mugissement, un grondement, vague et sourd, un bruit inquiet et inquiétant, sans nom connu… (A2 830)

Sur le même coloris, la pierre précieuse prend le relais du sang ; on note que même si ces deux comparants ont en commun celui de l'incendie et du macabre, ils ne se trouvent que rarement dans les mêmes passages :

- Au couchant vu du Pailla en automne : Sur les montueux déserts du Piméné, [...] la plus intense lumière régnait partout, et tout était habillé d'or. [...] On n'entendait plus rien, et la désolation se répandit sur ma colline et ses sapins. Mais au-dessus de leurs noires et funèbres pyramides, le Marboré, semblable à un Olympe de neige, de marbre et de rubis, et plus rouge qu'un volcan irrité, luttait encore avec la nuit, ne voulait pas s'éteindre, et perçait les ténèbres comme une flamme immortelle. (Va 1155)

- De la terrasse Belle-Vue au pied du Mont-Perdu : Maintenant la nuit approchait à grand pas. Un vent glacial descendait par moments du sud-ouest, où le soleil s'était éteint depuis longtemps, et où la neige était d'un bleu d'acier qui faisait frissonner. Il n'y avait plus d'illuminés que trois sommets brillant dans le plus pur éther comme trois torches écarlates, pendant que sous nos pieds montait mystérieusement l'immense marée de l'ombre. Le Cotieilla, le Posets et la Munia mirent longtemps à s'éteindre ; ce fut sur celui-ci que disparut enfin le jour ; il était rouge comme un rubis, mais un instant après, la nuit l'avait noyé. (A2 696)

- Plus généralement, à propos de l'Hiver pyrénéen : Ce qu'il [Nansen] n'entendra pas, dans l'effroyable silence du pôle, c'est l'éternel tonnerre de nos cascades, grondant sous des tunnels de glace, ou fumant, au soleil au milieu des frimas, et jetant leur écume sur la neige, comme une pluie de diamants, de rubis et d'étoiles. [...] C'est quand les Pyrénées sont ensevelies sous les neiges de l'hiver, qu'il faut voir leurs couchers de soleil… quelle clarté! Quelle splendeur! Quelle rougeur! Elles ont l'air de saigner! (Va 1026)
Les froids extrêmes rendent les nuages impossibles ; ils se solidifient, et tombent lentement en fine poussière de neige qui ne cache pas le bleu superbe du ciel, ou en petits cristaux multicolores. On dirait un déluge de diamants, qui se changent en rubis au coucher du soleil ; et leur chute est si lente, qu'ils ont l'air de flotter dans l'espace. C'est un spectacle vraiment magique, qui fait aimer le Nord, et qu'on ne voit que là, dans les climats arctiques, ou sur les grands névés des hautes montagnes, même en Europe, quand les premiers rayons du jour éclatent sur les glaciers en feu, après une nuit glaciale. (Va 1031)
Leurs déserts même et leurs rochers ont des couleurs. Bleuâtres pendant le jour, ils ont l'air de saigner tous les soirs, comme le ciel écarlate des tropiques au coucher du soleil. (Va 1230)

- Un couchant si proche de l'aurore, toujours arctique et artistique, au Vignemale en 1883 : Voici le jour dans tout l'éclat de sa jeunesse : l'horizon est somptueux ; les rayons du soleil, pénétrant par les trous de ma porte, dessinent des filons d'or et de rubis, des arabesques de feu, sur la voûte et les murs encore sombres de ma grotte, et les névés rutilent à perte de vue comme une plaine de diamants. Suis-je en Norwège ou dans les Pyrénées ? Je mène la vie d'un Esquimau. (A1 211)

- Ou au pic du midi de Bigorre : Quel temps! quelle matinée! Il gelait, mais à peine. Il faisait clair comme en Norwège, et l'horizon étant aussi limpide que le zénith, le soleil incendia toute la chaîne aussitôt qu'il parut. Ce fut instantané. Il mit le feu en une seconde à 300 kilomètres de pics blancs et glacés comme la mort, et les rendit plus rouges que des rubis, tandis qu'au dessous des grandes neiges, les pentes et les vallées, tout à l'heure noires comme le fond de l'Erèbe, entraient dans la pénombre, et s'azuraient d'un bleu céleste. (A1 392)

- Cet aspect polaire n'empêche évidemment pas le souvenir de la même pierre précieuse tropicale : Le lendemain, l'aurore fut magnifique. Laissant alors à l'Est le large col de Cambiel, [...] quelque chose d'admirable vint bientôt mettre le comble à ma joie. Juste à l'entrée des neiges nouvelles, le sol étincelait, comme si tous les diamants et les rubis de l'Inde étaient tombés dessus en pluie brillante. À chaque brin d'herbe pendaient des gouttes parfaitement rondes, où se jouaient tour à tour en tremblant, toutes les couleurs du prisme, suivant la direction et la force de la brise, et l'angle où on les regardait. L'herbe avait l'air en feu, ou pleine d'étoiles et de lueurs électriques, et faisait mal aux yeux. Jamais assurément les rosées de la plaine n'ont une scintillation si merveilleuse, et il me semble que les gouttes d'eau elles-mêmes se transfigurent sur les montagnes. (A1 370)
À de pareilles hauteurs, le soir est bien plus beau que le matin. Des teintes glaciales et violacées se répandent sur les plaines, les pics s'allument, et le soleil, brûlant les bords des grands nuages écarlates qui l'entourent, s'éteint dans des rougeurs qui ne sont plus terrestres. L'aurore est moins ardente sur les montagnes. Elle glace un peu l'âme et les sens. (A1 379)

Je les [les plages tropicales] ai tant aimées ! Ne les reverrai-je plus ? Si je ne dois plus voir que par le souvenir ces paradis terrestres où le saphir, l'opale et le rubis se mêlent aux cocotiers, aux aloès et aux cactus, où l'homme n'a pas autre chose à faire qu'à être vertueux, où le soleil suffit pour émousser toutes ses douleurs … j'irai me consoler au haut des Pyrénées, dans les déserts de marbre, ou dans le monde radieux des neiges : car la nature a des sourires sous les frimas, comme sous les fleurs. (Va 1286)

Le 7 Juillet, nous passâmes l'Equateur, et le sur lendemain, c'est-à-dire vingt-cinq jours après avoir quitté Sydney, nous aperçûmes la plus belle île du monde, la reine des îles, vrai Paradis terrestre, l'heureuse Ceylon, terre du saphir et du rubis, endormie sous les fleurs, les cocotiers et le voile virginal de vapeur dont l'enveloppe l'écume toujours fumante de l'Océan. (Va 1356)


La contemplation de tels spectacles visuels et auditifs trouve une justification dans cet aveu, situé au début de la partie sur le versant Sud, ou Espagnol, des Pyrénées, inexploré : Je suis jaloux de ceux que la géodésie, l'anatomie des pics et l'éclimètre, passionnent autant que les voix des torrents, la pourpre des précipices, et l'incendie des neiges au coucher du soleil. Mais à chacun son rôle… Le mien fut de marcher et de sentir. (A2 591)


Souvenir d'une ascension menée côté espagnol : Le Cotieilla est une sorte de squelette solitaire et lugubre, à peine couvert de chairs ardentes. Il a l'air lamentable, caduque et consterné d'un vieux volcan qui va s'éteindre. Pendant bien des années, chaque fois que je faisais une ascension sur la frontière d'Espagne, et que de là ma vue errait sur l'Aragon, j'y regardais avec autant d'envie que de curiosité une montagne orgueilleuse et aride, dont la hauteur et l'aspect africain m'intriguaient tant, que je pouvais à peine résister au désir d'y monter. [...] Sur un désert, l'œil est tout dérouté. De même sur l'Océan. [...] J'entrais dans un pays calcaire, où l'eau est aussi rare qu'en Arabie, et n'est jamais aussi limpide que celle des régions granitiques. [...] Bientôt tout le pays se dépouilla, comme je montais au S.-S.-O. sur d'arides pentes derrière lesquelles la tête encore plus fauve du Cotieilla ne tarda pas à se cacher. (A2 745)

Le pic Suelsa et le Posets se dressent dans le N.-E. en masses énormes. Mais au-delà du col ou brèche calcaire, le monde se ferme pour nous. Nous enfilons un ravin large et à pentes douces, qui s'évase graduellement à un quart d'heure plus haut, et fait place au désert, dans l'acception la plus réelle et littérale du mot. C'est le sommet du Cotieilla, pic sans pareil dans toute la chaîne des Pyrénées, et entouré de Saharas. Cet horizon de pierres est tout découpé par des ravins plus ou moins parallèles, comme l'Océan dans une tempête. [...] Sont-ce vraiment là les Pyrénées, ou des montagnes de l'Arabie ? (A2 760)

[...] au sud, quel contraste! Là, tout était brûlé, stérilisé par les ardeurs d'un soleil dévorant. Jusqu'au port de Saoum, c'était une masse sauvage de montagnes sablonneuses et pierreuses, s'abaissant graduellement, et comme rougies au feu. Quelques petits lacs bleus brillaient pourtant sur leurs flancs calcinés. Le Cotieilla était superbe. Jamais il ne m'avait semblé dominer à ce point les déserts foudroyés qui l'entourent. (A2 790)

Mais aussi, côté français, de l'Astazou : Plus loin, autour du Cotieilla, se déroulaient dans la vapeur les horizons décolorés de l'Aragon, déserts montueux et aussi fauves que les collines poudreuses de l'Arabie Pétrée. (A1 360)

Ou du Vignemale, en 1887, au contraste saisissant : Sur les glaciers, dont la lune éclairait toutes les nuits la grandeur désolée, le ciel, couvert d'étoiles qu'on ne voit pas des plaines, jetait le bleu sublime et doux des nuits équatoriales ; et le jour, les collines rutilantes et poudreuses de l'Espagne semblaient sortir du milieu de l'Afrique, comme les grandes vagues incandescentes et muettes du Sahara. (A1 262)

Aucun changement, pour le point de vue de ce sommet, en 1894 : En Espagne, tout était pur, incandescent et africain ; les pics brûlés, stériles et jaunes de l'Aragon avaient l'aspect austère et calciné de l'Arabie Pétrée ou de l'Atlas, et ils faisaient penser aux Maures, aux sables et au Simoun! Entr'eux et nous, brillaient comme un monde boréal les neiges et les glaciers du Cirque de Gavarnie, [...] (A1 296)


Le Sud et sa chaleur ne sont cependant pas les seuls à motiver la comparaison animale.

Ainsi, fin septembre, aux pics de la Cascade, 3000 mètres au-dessus de Gavarnie : nous montâmes graduellement vers le Nord, sur un sol très étrange, raviné, fauve et jaune, mais moucheté de neige, qui lui donnait tout à fait l'air d'une peau de léopard. (A1 346)

Avec cette variante sur l'animal sauvage exotique, au pic de Batchimale : Là, je me retrouvai au bas d'un âpre vallon de cailloux et de glace, où rien ne pousse, et qui descend de l'Est à l'Ouest sur la gorge Espagnole de la Pez. [...] Escaladant au Nord un couloir presqu'à pic, où suintait un peu d'eau, nous nous trouvâmes à son sommet sur de vastes pentes désertes, couvertes de cailloux jaunes, mais tellement douces qu'on pourrait les gravir à cheval. Ces longues pentes montent à l'Est jusqu'au Grand Batchimale, en s'effilant un peu vers le sommet. Partout ailleurs, c'est une espèce de grande route inclinée d'une trentaine de degrés. Vue d'un peu loin, cette croupe aride, et longue d'au moins un kilomètre, ressemble assez, autant par sa couleur que par sa courbe, au cou fauve, mais gracieux, d'une girafe qui regarde le soleil. (A1 453)

Ou, plus modestement, au Pibeste : Il y a un charme étrange à se promener solitairement pendant l'hiver sur les montagnes, dans la désolation des forêts mortes, fauves, rousses et décharnées, sur des clairières décolorées, désertes, et mouchetées de neige, où on n'entend que les sanglots du vent qui fait gémir la neige elle-même, donne une voix inconnue au granit et au marbre, et remplit d'élégies les vallées transformées en tombeaux. Sans doute, cet éloignement des hommes quand le monde est en deuil, quand la nature entière a l'air de les pleurer, et ressemble à une vaste nécropole, cet exil volontaire serre le cœur et l'attriste… Et cependant on l'aime : on en jouit, et il est salutaire. (A1 384)
Et ce, par contraste, quelques lignes plus haut, avec : la plaine était encore aussi verte et vivante qu'en été. Il en sortait de vagues murmures, et des vapeurs dorées.


Commentaire de "élégie(s)" 7 : son sème /macabre/ (au contraire de "murmures") concorde avec le gémissement du félin, ailleurs avec sa prédation. Il ne s'agit toutefois plus ici de lions, mais de la couleur fauve dont le tachetage blanc ne peut que renvoyer à ce léopard du chapitre initial sur les déserts pyrénéens ; on y notait l'antithèse remarquable des deux fauves comparants : léopard des neiges, nordique vs lion tropical.
Ce statisme du pelage pictural n'a alors plus rien de commun avec le comparant d'agilité que l'on pouvait lire :
Faisant alors un bond énorme de bas en haut, mon guide sauta dessus comme un vrai léopard : je le suivis, et le sommet extrême du Quaïrat se trouva sous nos pieds. (A1 525) Pas plus qu'avec l'idée d'agressivité, puisqu'un même sol jaune, dépourvu de tout danger - en cela différent des zébrures du glacier - peut donner lieu à la comparaison avec une paisible girafe.


La même comparaison avec le bestiaire mythologique s'applique aux "nuages" et "océan", le dynamisme du vent leur étant commun :

Il est réservé à ce morceau de bravoure qu'est le récit de l'ascension du Mont-Perdu, où les corrélats du thème se trouvent rassemblés : Aussi s'est-il vengé en m'accueillant comme une bête fauve à ma septième visite. Mais je le lui pardonne : car sa colère superbe ne m'a pas fait grand mal. (A2 711)

Sur le trajet, à la brèche de Roland : Le jour décline : il va mourir. Bientôt la neige s'allume, le monde a l'air en feu… Mais c'est la fin, car le soleil s'en va. Il disparaît dans un tombeau d'opale et de rubis, et tout meurt avec lui. L'ombre monte partout, et les Sierras dorées de l'Aragon s'éteignent les unes après les autres dans la pourpre et la gloire. Notre cœur se serre un peu… (A2 713)

Je garde le punch pour le sommet du Mont-Perdu, où il fera sans doute un froid terrible. Nous sommes juste aux confins de la nuit, et souvent dans les nuages. Mais en levant la tête, je retrouve un ciel pur, où règne la majesté des nuits Arctiques, et je savoure, comme à vingt ans, les délices du désert. Tout le reste est dans l'ombre, et le contraste est aussi terrifiant que splendide. Inondé de clartés hivernales et vermeilles, et dominant de 300 mètres l'océan silencieux de la nuit, le Marboré […] À sa droite, le Cylindre semble un monstre, car sur ses flancs à pic, les rochers tournent en cercles. On dirait qu'il remue. À l'Est, droit devant nous, la pyramide électrisée du Mont-Perdu, où des lueurs effrayantes luttent avec les ténèbres et les nuages, se dresse vaguement dans les immensités glaciales de l'air, qui se met à mugir… Sa voix a quelque chose de prophétique. Le calme a disparu : la neige a des phosphorescences et des éclairs : les glaciers ont la fièvre, et la nature entière, devenue nerveuse, commence à frissonner, à palpiter et à gémir… Au Sud, à l'horizon lointain des plaines, vers Saragosse, s'agite une grande flamme rouge, peut-être un incendie. [...] Après avoir passé le petit lac endormi toute l'année dans la neige au Sud-Est du Cylindre, nous entendons rugir le vent qui recommence, et des nuages formidables et funèbres se reforment aux quatre points cardinaux, comme la fumée fuligineuse d'un monde en feu [...] nous marchions accroupis, presque assis sur la glace, et je l'avoue sans peine, ce n'était plus le froid qui me faisait trembler, mais bien la force et la fureur épouvantable du vent. C'était un vrai cyclone. [...] Nous attaquons le grand couloir occidental du Mont-Perdu, où on ne voit plus rien, la lune étant masquée à droite par d'immenses barricades de rochers. C’est un Erèbe, balayé par des trombes infernales qui nous forcent à ramper, et font gronder les crêtes en les démolissant. Il fait si noir que nous ne voyons plus nos pieds. Il faut grimper comme des reptiles, en se collant au sol, [...] Ce fut, comme notre dîner, une scène inoubliable. Qu'auraient pu croire les mortels de la plaine, s'ils avaient vu des langues de feu sortir du haut du Mont-Perdu au milieu de la nuit, s'y tordre comme des couleuvres, et y lancer de mystérieux éclairs sur quatre figures humaines contractées et rougies par le froid ? [...] Quel chaos effrayant de couleurs! Quelles batailles et quel bruit! Le vent, qui souffle de tous les horizons et de tous les abîmes, a des sons tour à tour élégiaques et tragiques, qui rappellent l'éternel désespoir de la mer, autour des îles glaciales et désolées du Nord. La lune se couche comme une grosse larme de sang, dans un ouragan rouge : les nuages vertigineux, à l'aspect démoniaque, aux contours écarlates, mais sombres et tuméfiés au centre, fondent sur nous du Sud-Ouest, en légions échevelées, en masses fougueuses, sonores et courroucées, qui ont l'air de sortir du Ténare. Ils se battent, se culbutent, et roulant sur eux-mêmes, dévorent l'espace comme des obus, ou comme des lions épouvantés fuyant dans le désert. Parfois il se déchirent, et au fond d'un abîme de vapeur, on voit alors fumer des champs de neige, et des glaciers bleuâtres et disloqués, dont les crevasses ressemblent à des tombes entrouvertes. (A2 715-723)

Avec cette variante - certes sans la souple torsion animale - que font sentir les reprises lexicales spécifiques "disloquer, culbutent, abîme", concernant les icebergs d'Oo, comparés à ceux des terres polaires : ils s'écroulent un beau jour dans la mer. Les courants ou les vents les emportent, et ils s'en vont au Sud comme des fantômes. Ils errent partout, ils vont échouer sur cent rivages, d'où ils repartent ensemble ou dispersés : on dirait des sépulcres en voyage. Ils se disloquent et se renversent les uns les autres dans un affreux tonnerre : ils se culbutent, ils sombrent, et reparaissent soudain du fond de l'abîme avec d'autres formes et d'autres couleurs. La mer a beau les bombarder, elle glisse dessus sans même les faire bouger, et gronde en vain dans leurs cavernes de glace. (A1 491)

Reprises lexicales qui permettent de constater combien la comparaison marine du minéral au pic Suelsa, qui succède à celle du Mont-Perdu : une bande de rochers rouges, sorte de fleuve pétrifié, où se hérissent partout, comme les vagues de la mer au milieu d'un typhon, des cônes sanguinolents. (A2 732)

se fonde sur le côté fauve des mers d'Asie : Du fond d'un horizon sanglant, il arrive comme la foudre : c'est un typhon, la terreur des marins. Il fait nuit en plein jour. La mer n'est plus qu'un vaste enfer de pyramides d'écume, hautes de quinze à vingt mètres, qui fument comme des volcans, et sifflent comme des couleuvres. Entr'elles s'ouvrent des cratères tout noirs, des abîmes d'eau sans fond visible, où il fait calme, car ils sont abrités. Sur la lune qui a l'air irritée, des nuages hideux, blafards et en lambeaux, passent comme des vols d'obus. [...] Et quel vacarme! Quels hurlements! Le rugissement du vent, qui semble tomber verticalement sur nous, étoufferait les clameurs d'une bataille! Un tel spectacle, où la désolation se mêle à la fureur, est non seulement tragique, mais terrifiant. On dirait que cette mer est maudite… (Va 1313)

Fauve Gavarnie : Mais un spectacle peut-être encore plus émouvant et plus grandiose, c'est celui des orages déchaînés en été sur le Cirque, à la fin des journées électriques de Juillet et d'Août. À leur approche, surtout s'ils viennent d'Espagne, des nuages énormes, échevelés, bizarres et menaçants franchissent les crêtes fumantes et violacées de la frontière comme un vol de fantômes, et viennent bondir au Nord dans les vallées Françaises, qu'ils remplissent d'ombre et d'explosions dont les échos mêlés aux gémissements du sirocco s'entendent jusque dans la plaine [...] Le Cirque, avec ses neiges et ses abîmes rayés de nuages électrisés, a l’air de palpiter dans chaque éclair, qui en dessine spasmodiquement tout le profil, comme en plein jour : puis on ne voit plus rien… Ces convulsions superbes de la nature ne peuvent se voir dans toute leur majesté qu’au voisinage de sommités de premier ordre [...] (Va 1255)

Sur ce spasme de la nature, cf. le sommet du Vignemale, en 1869 : J'invite les géologues à venir étudier les couches schisteuses de cette falaise Cerbillonas, qui a un millier de mètres de haut. Eux seuls pourront peut-être nous expliquer quel cataclysme a jamais pu tourner et retourner ces longues assises de pierre en forme de cercles, ou de serpents boas, morts dans des convulsions atroces. (A1 148)

Quant aux Effets de nuages sur le Vignemale, en 1891, ils sont tels des lions diaboliques : Ces vagues se hérissaient : hautes d'une centaine de mètres, elles avaient des crinières ; elles simulaient des flammes, et l'ensemble avait l'air d'un enfer agité par le vent, mais dans le plus profond silence. Le long des côtes, c’est-à-dire sur le flanc des montagnes, ces flots énormes léchaient les précipices : ils essayaient d’escalader les rochers et les cimes, en s’accrochant partout, comme des reptiles épouvantés s’échappant d’une fournaise ; mais ils ne montaient pas longtemps ; une force irrésistible et invisible les arrêtait, les refoulait toujours à leur niveau normal, et brisait leur orgueil ; ils retombaient vaincus. Ailleurs, ces nuages fantômes, ces cônes mouvants et tuméfiés ressemblaient à des monstres à moitié endormis, couchés, bâillant, et grimaçant : ouvrant des yeux lugubres et des gueules noires, secouant leurs cheveux blancs, et se levant théâtralement comme de grands morts qui ressuscitent. Je pensais à Wagner, à Meyerbeer, et à Victor Hugo… Quels vers et quelle musique un tel spectacle leur aurait inspirés! Car le silence inspire autant les musiciens que les poètes. Au Sud, dans un lointain crépusculaire, le cirque de Gavarnie flottait sur cette mer blanche et pleine d'écume, comme un Léviathan morne et naufragé. Plus loin, au fond de l'Aragon, s'allongeaient massivement les grands nuages passionnés du Midi, remplis et déchirés d'éclairs en zigzags, en étoiles et en croix. Ils étaient en colère, ou plutôt en délire, on pourrait dire en feu : car quelques-uns ressemblaient à des torches allumées, sortant d'une ombre sanglante, où grondait sourdement et vaguement le tonnerre. (Va 1158)

On note le souci de cohésion descriptive, unissant des contextes hétérogènes, par de remarquables reprises de comparaisons : "comme des reptiles épouvantés" (Vignemale, 1891) par "comme des lions épouvantés + comme des obus" (Mont-Perdu), mais aussi par "comme des couleuvres + comme des vols d'obus" (Asie), et "comme un obus + lorsque les nuages épouvantés" (Vignemale, 1881) ci-dessous. Ajoutons que l'imitation n'est pas lexicalisée que par ce "comme" traditionnel, mais aussi par le verbe "simuler" (4 occurrences, sur le thème de l'enfer), ici hyperliées.

Ainsi, comme au pic d'Eristé :
En un instant, je foulai le granit, qui d'ici, forme à l'Ouest une espèce de désert aérien, en ondulant comme les grandes houles de l'Atlantique. (A2 828)

Voici La plaine changée en glace du Vignemale : en été, elle est horizontale, toute blanche, et hérissée de vagues de neige qui rappellent le désert et ses dunes. Formées et ciselées par la tempête, qui les chasse devant elle, ces majestueuses ondulations, par leur aspect et leurs allures, ont une analogie frappante et significative avec les vagues de sable des grands déserts.
Le 5 août 1881, nous arrivons au col de Cerbillonas, juste au moment où le soleil se couche dans des brumes écarlates : [...] J'arpente des plages stériles et mornes où le glacier semble écumer. J'ai d'un côté, à l'Ouest, le vide, un abîme colossal, et une mer infinie de montagnes qui sommeillent à mes pieds : de l'autre une plaine de neige où rêve la lune, et d'où je vois sortir, comme des îles ténébreuses, les pics fauves du Vignemale. Leurs noires silhouettes ont quelque chose d'épouvantable et de brutal. On dirait une rangée de démons. [...] Quelle nuit! Son seul souvenir me fait passer des frissons dans les veines, car ce ne fut qu'une longue tourmente, un vrai cyclone de neige, une tempête du
Cap Horn. Les nuages étaient si noirs et si opaques, qu'ils ressemblaient à des démons échappés subitement des ténèbres éternelles, et saisis de terreur. Le vent avait des spasmes. Nous l'entendions d'abord mugir comme le tonnerre au fond des gorges d'Espagne : puis il prenait son vol, faisait frémir et gronder les rochers en montant, et arrivait à nous en quelques secondes, après une ascension de 2.000 mètres. Alors il traversait le col comme un obus, et se précipitait dans les fureurs d'un Sahara de neige, que l'on voyait fumer au clair de lune, lorsque les nuages épouvantés se déchiraient assez pour la laisser paraître et resplendir. À sa lumière troublée, tremblante et sépulcrale, le Vignemale avait l'air de remuer, comme un grand somnambule. Les pierres volaient autour de nous, la neige allait dans tous les sens, et au milieu de ces vertiges, notre petite toile, fouettée par l'ouragan, faisait autant de bruit que les voiles échevelées d'un navire en détresse, lorsqu'elles s'agitent, se tordent et se débattent dans les brises infernales de l'hiver Antarctique. (A1 163-167)

Comparaison réitérée, lors de la session 1888 : Et quel charmant objet que cette brave et coquette petite tente, sans peur et sans reproche, solitairement posée au sein des neiges, à 3.200 mètres d'altitude, comme une oasis perdue dans le désert, ou un esquif livré à la merci de l'Océan! (A1 276)

L'évocation de l'ouragan sera reprise, in fine, pour "l'Histoire et les vicissitudes de mes grottes" : quand le glacier tonnait, fumait et se soulevait comme une mer en fureur, [...] la malheureuse toile, qui se tordait dans d'affreuses convulsions, menaçait de partir… (Va 1130)

On note que "convulsions" répond ici à "spasmes", là à "spasmodiquement", comme "tordait" à "tordent", que ce soit sous l'effet du vent, de l'orage, du feu, ou de cet effort physique qui caractérisait ci-dessus l'arrivée sommitale au Mont-Perdu, par la comparaison ophidienne, ainsi qu'au Balaïtous : nous nous trouvons bientôt sur une arête vertigineuse, étroite et disloquée, [...] C'est comme des acrobates que nous escaladons cet enfer de rochers : [...] nous grimpons à pic comme des reptiles collés à une paroi. Nous nous hissons avec les mains, les coudes et les genoux, nous nous tordons et nous rampons, en regardant toujours en l’air, jamais en bas, où s’ouvre le vide. (A1 95) De même dans un pic du Luchonnais, présentant d'ailleurs deux cheminées semblables à celles qui du glacier de las Néous, montent au Balaïtous [...]; en nous accrochant partout, en nous collant au sol, nous arrivâmes en vingt minutes, tantôt comme des gymnastes, tantôt comme des reptiles, tantôt comme des convulsionnaires, sur le point culminant du Crabioules. (A1 511) Ou encore au Cambalès : Nous n'avancions, de bosse en bosse, qu'avec les mains, et si doucement qu'on aurait pu nous prendre pour des gymnastes étudiant l'art de la dislocation et de l'écartèlement, plutôt que pour des montagnards. (A1 101)

Soit une série de reptations que condamne l'article L'acrobatie dans les montagnes : Le but réel des ascensions modernes n'est plus du tout d'escalader un pic par goût, par enthousiasme, et pour jouir de la vue, mais bien d'y arriver le plus difficilement possible, à tour de bras, en se tordant comme des convulsionnaires ou des serpents (Va 1234) ; l'Alpinisme était pour lui [Packe] un culte, une sorte de religion, et non une gymnastique convulsionnaire, pour le moins inutile. [...] Celle de ces équilibristes de la nouvelle école, dont l'idéal est la difficulté vaincue, et qui n'admirent que les abîmes, la gymnastique et les dislocations. (Va 1188) - lesquelles trouvent néanmoins, comme on l'a vu, une justification dans la description de la nature, elle-même convulsée, démembrée.

Ci-dessous, la troisième et dernière occurrence de la comparaison du Vignemale avec une couleuvre - la cinquième si on lui adjoint celles de la vipère et du boa supra -, prolongation de la dangereuse ondulation marine, voire féline :

En 1883 : Mais qui fermerait volontairement les yeux, s'il lui était donné de voir ce que je vois par le trou de ma porte ? Au premier plan, sous les rayons de la pleine lune, les névés brillent comme à midi. On pourrait dire qu'il y fait jour ; et des milliers de petites vagues vermeilles leur donnent l'aspect mousseux d'un lac de crème, d'une plaine d'écume où il n'y a rien, pas même une pierre, qui puisse faire tache ou projeter une ombre. La seule qui s'y dessine, c'est la trace que nos pas ont creusée dans la neige. Elle est assez profonde pour empêcher la lumière d'y entrer : il en résulte une ligne sinueuse et sombre qui tranche comme une couleuvre sur la blancheur environnante, et coupe nettement tout le glacier en deux. Au loin, très bas, dans des abîmes aussi profonds et aussi muets que ceux de l'Océan, je vois d'immenses vagues noires, des silhouettes fauves, des chaos nébuleux de montagnes… (A1 209)

En 1884 : Quant au Vignemale, noir de frayeur, et couché tristement sur la neige, il avait l'air d'un monstre blessé. Sa pointe électrisée ne cessait de mugir, et très souvent j'en entendais sortir un bourdonnement atroce et menaçant. (A1 237) [...] C'était un beau, mais effrayant spectacle, que ces nuages fauves et gigantesques qui, semblables à des lions échevelés dont le vent agiterait la crinière, sortaient en frémissant du fond des précipices, escaladaient les crêtes avec fureur en les couvrant d'éclairs, et s'écroulaient de l'autre côté avec des explosions confuses et métalliques, dont les échos lugubres et prolongés allaient frapper la voûte cendrée du ciel, comme des blasphèmes de la nature. D’autres, à l’abri du vent et accrochés aux cimes, ressemblaient à des pieuvres. (A1 242)

Reptiles et félins de nouveau associés, depuis ce Léviathan, supra (digne du Hugo de La Légende des siècles : "Si colossal, au vent du grand abîme clair, Que le Léviathan, rampant dans l'âpre mer"; et des Travailleurs de la mer : "La pieuvre nage ; elle marche aussi. Elle est un peu poisson, ce qui ne l'empêche pas d'être un peu reptile. Elle rampe sur le fond de la mer. [...] aucune stupeur n'égale la subite apparition de la pieuvre, Méduse servie par huit serpents.")

Peña Collarada : Toujours ému par la vue du désert, mais un peu moins sauvage que de coutume, et subissant le charme d'une nature plus riante, je me sentis tout attendri, quand je revis les prés, la lumière et les bois, en émergeant, par une ardente soirée d'été, de ces régions funèbres et foudroyées. À gauche, au haut des précipices bronzés de la Collarada, et sur de lisses parois neigeuses dévorées par les siècles et le vent, erraient encore des nuages fauves et sanglants, restes de l'orage qui avait fui. (A2 615)

Pic du midi de Bigorre : La terre était partout décolorée, l'herbe était brune, et les rochers eux-mêmes étaient plus fauves que de coutume. Mais il y avait de la grandeur dans cette désolation universelle à l'approche de l'hiver, dans l'agonie de la nature, et dans l'orgueil mélancolique des sommités suprêmes, déjà cernées par le désert, la neige et le silence. (A1 388)


Commentaire des 5 occurrences de "échevelé(e)s" : le spectacle du déchaînement de la nature est aussi "sonore", avec la plainte élégiaque, qui rime avec démoniaque, et le lecteur procède à la réécriture du passage en termes de "fauves", de "élégies" et de "déserts", qui, bien que non lexicalisés, sont implicites et sous-jacents. En outre, avec "légions, armée, obus, bombardement, canonnades, mitraillé, détonations, explosions, pulvérisa, forêt de baïonnettes étincelantes", et autre “artillerie des montagnes”, outils des "attaque, assaut, victoire, défaite, bataille", d'un alpinisme de "conquête", le champ lexical du militaire se mêle au déchaînement de la météo (pour une mimésis de réalisme empirique) et de l'enfer (pour une mimésis de réalisme transcendant). Exemple significatif, ces crevasses qui mugissaient encore, et dont les gueules béantes étaient ensanglantées (supra) ne peuvent que susciter la réécriture du paysage en termes de "fauve" ou de "Cerbère" (mot d'ailleurs absent, contrairement au "Styx")...


En conclusion, si l'on cherche à ressaisir les valeurs que prend au fil des contextes l'élégie fauve, on s'aperçoit qu'elle donne lieu à deux variations :

douceur élégiaquetragique élégiaque
plainte du vent fiévreuxtyphons de Chine et tempêtes de montagne
mélodie tropicale rugissement polaire sinistre
simoun de l'océan, écume et sable"enfer d'écume" des glaciers, sirocco orageux

Contrairement au précédent tableau, le clivage n'est pas tranché, puisque, la joie étant absente, conformément à la tonalité romantique, la tristesse unit les termes antithétiques. De même pour les couleurs. Que ce soit la blancheur ambivalente (scintillante ou spectrale), ou la "mer de sang" du crépuscule, révélatrice des tropiques rugissants ou au contraire des "mers endormies des tropiques". Enfin, si l'opposition Sahara vs désert de Gobi distingue le jaune de la crinière de lion et celui de la peau de léopard, elle ne coïncide pas avec la dualité auditive que montre le tableau.


Une question plus générale d'ordre littéraire se pose au terme de cette analyse : la valeur du récit des Souvenirs ne provient-elle pas, pour une large part, de la qualité et de l'insertion, très étudiées, de tels détails descriptifs ? L'énumération de ceux-ci est d'ailleurs assimilée par le narrateur à un Graal, qu'il se complaît à reconnaître parfois comme inaccessible, telle cette aurore au sommet du Cotieilla : tout cela, je le crois sincèrement, ne peut pas plus se décrire que se peindre, et j'y renonce. (A2 762)

Cette impossibilité se résout par la communication mystique, réitérée et constante, avec le sentiment divin : Comme le soleil baissait beaucoup, nous nous hâtâmes d'aller le voir coucher au sommet du Vignemale. Quel peintre pourra jamais mettre sur une toile, traduire par la couleur, les lueurs mourantes, la tristesse infinie, et la gloire dont se couvre la nature à la fin d'un beau jour, sur ces sommets vertigineux où l'homme est entouré d'une telle immensité, se trouve si haut, et voit si loin, qu'il lui semble être sorti du monde, et dominer un hémisphère ? Quel écrivain saurait décrire ce qui se passe alors dans l'âme qui sait encore sentir ? Elle se recueille comme la nature, elle s'illumine et se passionne ; les nuages dorés qui s'assoupissent à l'horizon la font rêver aux séraphins prosternés devant Dieu, et dans chaque brise qui passe, elle croit entendre un chant du ciel égaré sur la terre. Pendant tout notre séjour sur le Vignemale (de 1882), les soirées furent les mêmes. [...] Au moment du coucher du soleil, ces brumes immenses se hérissaient de vagues pourprées, comme on en voit le soir, entre deux tempêtes, dans les mers irritées du Cap Horn ; on aurait dit un Océan de feu et d'or. (A1 178)
Je suis resté dix-sept jours au Vignemale cette année-là (1904), et j'ai revu un soir, au crépuscule, le phénomène inexplicable et majestueux de l'illumination subite et brillante de l'Orient, comme si le jour allait y reparaître, et un nouveau soleil s'y lever dans la gloire à l'entrée de la nuit. Spectacle étrange et magnifique, qui évoquait en moi de vagues souvenirs d'aurores australes dans les mers courroucées du Cap Horn… (A1 320)

Cette priorité du vécu sur la représentation n'est qu'obéissance au topos de l'Erlebnis romantique. Et, dans une prééminence de réalisme transcendant, la foi chrétienne est l'aboutissement d'une réflexion qui donne le primat à l'intériorité sur l'extériorité, dans la perception des éléments naturels (à partir d'une vue du sommet des Gourgs-Blancs) : Le plus grand peintre du monde serait assez embarrassé, si on lui commandait un paysage, avec défense d'y mettre autre chose que de la neige et des rochers! Cela suffit pourtant à la nature pour arriver à des effets sublimes. Elle fait le beau avec l'horrible. Pour moi, je vois dans ce mystère une preuve nouvelle de l'existence de Dieu. Il prouve qu'il y a autre chose dans la nature que ce qu'on y voit : il y a ce qu'on y sent et ce qu'on y devine. (A1 478)

Reste l'art auditif par excellence, dont l'élégiaque est la tonalité privilégiée : En écoutant certains passages de Beethoven, de Meyerbeer, de Rossini et du divin Mozart, n'est-on pas complètement dérouté, quand on veut exprimer par des mots l'enthousiasme et l'extase qu'ils produisent ? La plume tomberait des mains du plus grand des poètes, s'il essayait de les décrire. [...] On ne peut jamais voir le Divin : encore moins le sculpter ou le peindre. Mais on peut le sentir, et parmi toutes les inventions humaines, il n'y a que la musique qui opère ce prodige. La musique seule, le plus mystique de tous les arts, touche au Divin : elle nous prouve qu'il existe, car elle nous le dévoile, et nous le fait sentir, comme un aveugle qui sent une fleur qu'il ne voit pas. [...] Sans doute, le peintre et le statuaire arrivent aussi à des effets sublimes. [...] Mais ils s'arrêtent aux portes du ciel : ils n'ont aucun moyen d'aller plus haut ; leurs ailes sont trop terrestres pour cela. (Va 1014)
Qu'est-ce que la peinture ou la parole auprès de la poésie des sons ? Quand l'orgue en pleurs gémit sous les voûtes catholiques et nous enivre d'une pieuse tristesse, ne nous semble-t-il pas voir s'entr'ouvrir devant nous les portes de l'infini et la patrie des séraphins ? [...] Notre âme est avant tout mystique : les faits et les réalités ne lui suffisent jamais. [...] La poésie mystique et passionnée des sons est certainement ce que les hommes ont inventé de plus divin. Elle me transporte au septième ciel, surtout quand elle est triste : car la mélancolie a des charmes infinis. [...] Notre âme et la musique sont sœurs. La mélodie nous jette parfois dans une extase que jamais la parole n'aura le don de remplacer ou de traduire; elle est plus douce que la verdure à l'œil, et même que l'espérance au cœur. (Introduction)

Sa "Philosophie des ascensions" conforte sa foi, en considérant, non sans angélisme, qu'aucune souillure, aucun mauvais instinct ne montent si près de Dieu. La transparence de l'air à de grandes altitudes, l'intensité de la lumière, le bleu marin du ciel, la clarté merveilleuse qui fait tout resplendir, et le relief extraordinaire, presque effrayant, que prennent tous les objets, même les plus éloignés, tout cela aussi a une puissante action morale. On ne croit plus être sur la terre ; on est ébloui ; on ferme les yeux ; et même alors, on est encore halluciné par la lumière. On n'a que des pensées heureuses, dorées, riantes, Elyzéennes et lumineuses, et l'idéal du Paradis devient un Océan de neige illuminé par le Soleil. (Va 1004)
Le champ lexical (domaine) de la religion est densément attesté, notamment dans Ascensions solitaires, pour un lieu naturel hiérophanique (dans l'article liminaire de l'exposé, il s'agissait des Déserts pyrénéens et tropicaux, revêtus de pourpre et d'or) : Les montagnes sont des temples, dont la splendeur et la solennité ont quelque chose d'austère et de sacré. On dirait des lieux saints, dont aucune main profane n'a jamais renversé les autels. On a souvent brisé ceux des chrétiens : mais ni les siècles, ni les orages, ni les impies n'ont jamais dépouillé de leur gloire les basiliques de neige et de granit élevées par la nature entre les hommes et le ciel. N'y pénétrons qu'avec respect, comme à l'église, et non comme au théâtre. Le montagnard a des analogies avec le moine, et les païens eux-mêmes, les bonzes et les lamas de l'Inde et du Thibet, ont érigé presque tous leurs monastères au sommet des montagnes, où leurs prières et leurs méditations ressemblent à des extases. Jamais je n'ai vu d'hommes plus graves. S'ils ne sont pas des Saints, ils en ont l'air. L'adoration semble naturelle sur les sommets : mais pour cela, il faut qu'ils soient déserts, ou à peu près. (Va 1203)

En particulier, à Gavarnie : Dans le silence grandiose et religieux de ces belles nuits d'été, on n'entend que la voix lamentable, monotone, éternelle et sauvage des cascades, qui s'engouffrent sous la neige, et continuent à y mugir. La pâleur des abîmes, des crêtes en ruines et des glaciers évoque vaguement l'image ou le souvenir des basiliques désertes et solennelles ou, à minuit, la lune n'éclaire que des statues livides, des chapelles solitaires et des tombes : et les monts endormis ont alors tellement l'air de rêver, de sentir, d'adorer quelque chose ou quelqu'un, qu'on est vraiment tenté de voir en eux des êtres vivants, émus, quoiqu'assoupis, et que le jour va réveiller en les transfigurant, mais sans les embellir, car rien n'est beau comme la pleine lune errant silencieusement pendant la nuit sur les coupoles neigeuses et les déserts phosphorescents des hautes montagnes. (Va 1257)


ANNEXE 1 - Pour montrer l'empreinte du macabre : les occurrences restantes et disséminées de "fantôm-" (19 au total), "spectr-" (9), ("funèbre-"), "sépulcr-" (9) et "Erèbe" (5), outre les 4 autres occurrences de nécropole(s) :

- Sous le ciel velouté du Midi, les pyramides neigeuses des Pyrénées ont tant d'éclat, de grâce et de fierté, qu'on pourrait les appeler les cathédrales de la nature. Par le beau temps, elles n'ont jamais l'aspect glacial et morne des Alpes, qui ressemblent à d'énormes nécropoles, pour ne pas dire à des démons.

- Rien n'est plus solennel que cet assoupissement de tous les bruits sur les montagnes à l'entrée de la nuit : les ruisseaux gèlent, le vent s'endort, tout a l'air de mourir, et dans ce calme universel qui se reflète sur l'âme, on pense avec pitié aux habitants des villes, qui changent la nuit en jour : même sur un lit, de pierres, on ne les envie pas. Les orgies de la terre sont inconnues là-haut. Déjà il nous semblait que tout allait rentrer dans l'immobilité d'une nécropole [...]

- Au bord du lac, dont les brises désolées du couchant faisaient gémir et sangloter les eaux, il y avait des millions de rochers monstrueux, dans toutes les attitudes possibles, espèce de nécropole à perte de vue.

- On ne voit rien que des légions de blocs de toutes les formes (humaines et autres), de toutes les dimensions, aigus, carrés et menaçants, perchés ou accroupis sur les rivages neigeux du lac, comme des millions de mastodontes. Ils semblent une nécropole à perte de vue, ou les ruines de Palmyre. Et par dessus cette mer de monstres, brillent les glaces éternelles de la Maladetta, dont le dos tombe sur le lac Gregonio (Gregueña).

C'était très pittoresque, et jamais le Vignemale n'avait vu tant de monde à la fois. Marchant sans bruit, dans un brouillard livide et immobile, nous avions l'air de spectres ou d'Esquimaux à moitié gelés, errant silencieusement dans les glaciers brumeux de leur patrie. À chaque instant, nous arrivions au bord d'une crevasse formidable, que le brouillard rendait encore plus noire et monstrueuse. […] Rochers, ravins, moraines, cascades, tout dormait sous la neige comme au fond d'un sépulcre, et dans ce blanc illimité, qui foudroyait nos yeux, nous seuls faisions trois taches errantes. Nous avancions sans bruit comme des fantômes, dans un silence étrange, universel et absolu : car rien au monde n'est aussi muet qu'une solitude de neige. […] En 1890 : Les nuages d'en bas, éclairés et blanchis par la lune, remontaient en flocons, en fragments, en groupes bizarres, de toutes les formes imaginables. Quand leur profil était plus net, ils simulaient tour à tour des fusées, des javelots, des fantômes, ou quelquefois des animaux, des araignées, des salamandres et des serpents surexcités bondissant sur leur proie. […] Mais nos nuits furent très tristes et lugubres. La lune étant absente, il faisait aussi noir que sous terre. En haut, en bas, et de tous les côtés, on ne voyait partout que de grandes masses de neige dispersées, isolées et blafardes, d'une blancheur formidable, flottant comme des fantômes dans des ténèbres impénétrables. La terre n'existait plus pour nous, car on n'en voyait pas un seul lambeau. C'était funèbre et terrifiant : des larmes blanches dans un noir infini… Mais si je ne voyais plus rien, il me restait, pour charmer mes oreilles, l'éternelle harmonie des torrents, qui ne dorment qu'en hiver, et qui, pendant l'été, mêlant leur voix à celle de toutes les brises, font palpiter la nuit, et chanter les abîmes. [...] quand soudain, à minuit, il se produit une explosion violente et formidable, suivie de plusieurs coups sonores et secs, partis d'on ne sait où, comme si c'était l'espace qui frémissait. C'est le glacier qui se réveille, respire et se disloque… Sa voix puissante a quelque chose de terrifiant, dans le silence austère et sépulcral qui nous entoure. C'est comme la voix surnaturelle d'un mort qui ressuscite… Mais non ; rassurons-nous : cette voix terrible prouve au contraire que la Nature palpite encore, qu'une puissance invisible la fait vivre, et on sent planer Dieu sur le monde, qui n'était qu'endormi. [...] Peut-on s'imaginer l'effet moral d'une aussi longue captivité, dans une caverne dont il fallait nécessairement laisser la porte toujours fermée, où il faisait trop noir pour lire, et qui finit par prendre l'aspect funèbre d'un hôpital ? Il y régnait un silence sépulcral. [...] Mais à l’Ouest, quelles ténèbres! On ne distinguait pas la terre de l’atmosphère : on ne voyait même pas la neige; et malgré leur blancheur naturelle, le pic d’Enfer et le Balaïtous se cachaient dans la nuit comme de grands malfaiteurs. Quand la lumière frappait un champ de glace, on aurait dit un mort flottant sur l’ombre. Nous avions d’un côté la Sibérie au clair de lune à travers des rafales, et de l’autre, le silence et la nuit de l’Erèbe. C’était épouvantable. [...] Le lendemain, matinée Sibérienne, mais très claire, et même calme. Voici l'aurore, et la paix est revenue sur le monde, qui s'allume, se réveille et se dore. Il est tombé un demi-mètre de neige pendant la nuit, et on dirait que nous avons changé de continent, ou de saison. Tout resplendit autour de nous, le glacier, le soleil et le ciel : je ne dis pas la terre, car nous n'en voyons plus. Aussi c'est sur un horizon plus blanc que l'écume de la mer, que le soleil se lève, et ses rayons naissants colorent en rosé les petites trombes de neige poudreuse qui tourbillonnent encore follement sur le glacier. J'ai des souvenirs du désert de Gobi en hiver. (Vignemale)

Des pentes crevassées, ravagées par le vent de l'Atlantique : quelques brins d'herbe qui frissonnent : enfin des lambeaux de neige éternelle, froide et morne comme le marbre du sépulcre, tel est en somme l'entourage du pic d'Anie, dont les flancs, jamais dangereux, deviennent cependant très roides et fatigants vers la cime. (pic d'Anie)

Vers neuf heures, il se mit à pleuvoir, puis à grêler. Enfin vint le tonnerre, accompagné d'éclairs et de bourrasques, où les montagnes, ensevelies sous la neige, apparaissaient à tout moment comme des spectres rouges. La beauté du spectacle aurait suffi pour m'empêcher de fermer l'œil : mais bien d'autres choses s'y opposaient ! (pics d'Enfer)

Nous dormîmes cependant, la tête tout près d'un monceau de neige, Mont-Blanc en miniature, et ce qui nous éveilla souvent, ce fut peut-être un peu d'orgueil, à la pensée que nous avions le faîte des Pyrénées pour lit. On pouvait voir, comme des fragments de fantômes, sous un mystérieux clair de lune, les blanches parois du Casque, quand le vent déchirait le brouillard en sifflant dans la Brèche (de Roland).

Les Pyrénées occidentales n'ont rien de comparable à ces géants funèbres et silencieux de granit et de glace, qui se hérissent entre le port d'Oo et la vallée du Lys [...] Ils sont si blancs qu'on les voit même pendant la nuit, et de très loin, par un temps clair ; la lune leur donne alors l'air de fantômes. Le brouillard seul peut les voiler. (Astazou)

La lune les rendait blêmes. Avec leurs bases encore dans l'ombre la plus profonde, ces légions de montagnes argentées avaient l'air de flotter sur la nuit, comme des glaçons polaires ou des fantômes. (pic du Midi de Bigorre)

À chaque nuage qui passait sur la lune, des lumières vagues et des ombres sans contours, glissaient, fuyaient ou s'arrêtaient autour de moi, comme ces fantômes qu'on aperçoit en rêve, et qui troublent le cerveau ; tandis qu'au loin, sur les sommets pelés où la clarté régnait encore, on ne voyait partout qu'une effroyable pâleur. (Clarabide)

[...] Mais à l'ombre, les reflets métalliques de la glace rappellent la Sibérie, et quelque beau que soit le temps, jamais on ne contemple sans un frisson ce morne empire des neiges, où se dressent comme des spectres de granit, les forteresses éternelles de la mort. C'est le tombeau de la nature, car elle ne s'y réveille jamais. [...] Un lac où tombe à pic un glacier crevassé, qui se disloque avec un bruit funèbre, des rochers monstrueux, et à gauche, une espèce de falaise plongeant sous l'eau ou sous la glace, tout cela, quand on est seul, fait un peu hésiter. (Crêtes d'Oo, Perdiguère)

Partis de très bonne heure le 30 juillet, nous arrivâmes en trois heures 15 au lac glacé du Portillon, juste en même temps que le soleil, par une de ces journées aussi rares qu'adorables, où le ciel est d'un bleu si tendre, qu'on ne sait plus comment l'appeler. Mais plus on monte, plus ce bleu devient sombre, ce qui donne à la neige une blancheur incroyable, et l'aspect d'un linceul. Malgré toutes les splendeurs de la lumière, les monts neigeux qui se profilent sur un ciel noir ont quelque chose de sépulcral, et ils ont l'air de morts énormes, solennellement couchés dans la blancheur et le silence. On les dirait inviolables et sacrés. (Crabioules)

Malgré le froid, la faim et le sommeil, je trouvais cela superbe : je passai une partie de la nuit à me promener le long du lac, entre de grands blocs plus gros que des maisons, et quand le jour dissipa ces visions, plus mystiques et spectrales que des songes, j'en étais presque fâché! [...] On y verra s'ouvrir d'énormes crevasses, et des gouffres bleus, remplis de râles, de plaintes et de clameurs épouvantables. Il n'y aura plus de neige; tout sera bleu, disloqué, déchiré, chancelant, et dans cet infernal chaos de glace, on ne pourra plus faire un pas sans le tailler à coups de hache. (Maladeta, Néthou)

Je me rappelais avec un douloureux effroi les trois journées fatales où je restai une fois perdu, tout seul et sans manger, sur les montagnes de la Nouvelle-Zélande, obligé de lutter, nuit et jour, avec toutes les fureurs de la nature. Ce souvenir me hantait comme un spectre… (Gourgs blancs)

Puis il souffla avec une vraie fureur. L'anxiété me gagnait. Les nuages se déchiraient maintenant, et je voyais alors la cime du Mont-Perdu, si brillante le matin, ayant à présent l'air d'un spectre ou d'un sépulcre. […] Ces gradins gigantesques ne sont pas praticables ; il faut toujours longer leur base du côté nord, mais pas trop près, car ils lancent sur la glace de grands blocs blancs pesant au moins vingt tonnes. Dispersés ça et là dans la monotonie des neiges, ils ont l'air de fantômes. […] Tout à coup les nuages fondent : il n'y en a plus un seul ! Le ciel est d'un bleu sombre : la lune devient la reine incontestée du monde, et on y voit si clair, que nous passons partout sans la moindre peine, errant comme des fantômes sur les grandioses savanes de neige et les terrasses de marbre qui tournent presque horizontalement sur les flancs, et au Sud, du Cylindre. (Mont-Perdu)

Grimpant d'abord à l'Ouest sur des pelouses, je vis, au bout d'une heure et demie, paraître à l'O.-S.-O., comme un spectre de granit, un pic très décharné, que je crus être le pic Posets : mais ce n'était pas lui. Puis je trouvai un petit lac triangulaire. J'étais déjà perdu, car ni Packe ni personne n'avaient passé par là. […] C'est l'eau de neige qui empoisonne, pas celle qui sort des rocs en frémissant. Ici, coup de théâtre ! Inclinant au Sud-Est, et cherchant le Posets sur la gauche, nous en voyons soudain la cime neigeuse à l'Est, à une telle altitude, qu'on aurait dit l'Himalaya ! Le voilà, ce grand spectre, au sommet de la gorge si longtemps désirée, dont l'embouchure est à nos pieds. [...] C'était sublime, mais ça faisait trembler! Ce bruit, ces éclairs rouges et spasmodiques jetant des lueurs sans nom sur le glacier de la Paoul et sur les précipices du pic Posets, où bouillonnaient déjà des brumes d'un bleu livide, les coups de vent subits, la grêle qui crépitait sur nos pauvres corps transis, puis cessait tout à coup, les éclats formidables du tonnerre ; enfin, ce trouble universel, cette fièvre de la nature au milieu d'une nuit noire comme l'Erèbe : ce tout ensemble avait quelque chose de si épouvantable que je me figurais ce que serait la fin du monde, surtout si c'est le froid qui doit le faire périr… (Posets)

Les montagnes : Ce sont des monstres sublimes des fantômes éternels, des ouragans solidifiés : ce sont des êtres à part, farouches et inviolables, et qui finissent par imposer leur ressemblance à ceux qui les fréquentent, comme cela s'observe quelquefois en ménage. (Philosophie)

Les grands sommets des Pyrénées : on se console d'en être chassé par la neige et l'hiver, en retrouvant leur nudité sublime, leur solitude et leur silence, sur les savanes stériles et désolées où le soleil couchant promène lentement leurs ombres comme des fantômes, et d'où on peut encore les voir, entendre mourir le vent du soir sur leurs têtes blanches, et respirer l'air virginal de leurs déserts. […] Les îles de glace de toutes les formes qui s'y promènent, y flottent silencieusement comme des fantômes, sans chocs, sans cataclysmes, (Pyrénées)

Plus bas, se dessinaient confusément les ténébreuses crevasses et les aiguilles du glacier des Bossons, qui descendait abruptement au milieu des sapins, comme un lambeau du Groënland : et plus haut, dans la sombre majesté de la nuit, se profilait le dôme sans tache du " monarque des montagnes ", plus livide et plus froid qu'un fantôme. (Alpes)

Des ouragans sifflant éternellement dans un enfer de glaces dont les débris énormes, entassés comme des ruines et saisis de vertige, montent les uns sur les autres, éclatent partout avec des bruits funèbres, et se déchirent entre eux comme des monstres en colère : un monde sauvage, terrifiant et maudit, où il n'y a plus ni eau ni terre, et qui pendant six mois s'engloutit tous les ans dans la nuit, comme un grand criminel qui a peur du soleil… Voilà ce qu'aiment surtout les races aventureuses et leurs explorateurs! (Acrobaties)

- Désert de Gobi : Il se dresse devant moi comme un spectre, comme un monstre, cet Océan maudit de neige, de sable et de cailloux, oui.
- Etrange pays que l'Australie […] Et puis, il y a les vastes plaines jaunes, mélancoliques et incommensurables, où la tempête souffle de partout, et sur lesquelles se dressent des collines solitaires et violettes, plus nues que l'arabie, et ressemblant à des fantômes aussitôt qu'il fait nuit. [...] Et cependant, pour peu qu'on ait les goûts sauvages, on se passionne tout de suite pour cette nature farouche et inviolée, où tout est mystérieux et gigantesque : on est hypnotisé par son aridité et sa virginité, car le désert et l'inconnu fascinent toujours. Malheureusement, mon corps faillit en faire autant. Le 21 Janvier, en route pour Castlemaine, je fis cent kilomètres sur le haut d'une malle-poste, en plein soleil, sans parasol, et exposé, pendant huit mortelles heures, à une température solaire de 64 centigrades, alors qu'à l'ombre et sous les arbres, elle se maintint à 49°, la plus élevée, la plus épouvantable que j'ai jamais subie. Et il soufflait une vraie tempête, le Simoun embrasé du désert, dont les rafales semblaient avoir passé sur une fournaise, ou sortir du cratère d'un volcan. Les oiseaux foudroyés tombaient morts, et les forêts lointaines, tourmentées par le vent et allumées par le soleil, formaient à l'horizon un rideau rouge de flammes livides et menaçantes, qui se tordaient comme des serpents. Quand les bouffées de vent venaient de là, ce n'était plus de l'air qu'on respirait, c'était du feu, comme si la bouche s'ouvrait sur un brasier.
- Nouvelle-Zélande : Le troisième jour, je perds de vue le ciel et la lumière dans une forêt d'arbres prodigieux, sous lesquels n'a jamais pénétré un rayon de soleil ; c'est un Erèbe. Solitude absolue : il n'y a même pas d'oiseaux : ils y perdraient leurs voix et leur gaieté : je n'entends que le chant des ruisseaux, et au loin, les clameurs de la mer. [...] j'ai plutôt l'air d'un fantôme que d'un homme. Vaincu, brisé, anéanti par soixante heures de jeûne, trois jours de marches forcées, et deux nuits en plein air sous la pluie, j'ai perdu la parole, et je tombe en syncope.
- Indes : Mais il ne me tarde pas de m'endormir, car au moment de me coucher, j'aperçois un fantôme écarlate haut de huit kilomètres qui me regarde par dessus les sapins et les cèdres, et me donne le frisson : c'est le Kinchinginga drapé dans ses glaciers, plus rouges que s'ils sortaient d'une mer de sang, et encadrés d'un ciel déjà tout noir. [...] Alors que Darjiling est déjà enseveli dans les ténèbres les plus impénétrables, on voit encore au haut du ciel, et comme perdues dans un autre monde, les cimes extrêmes illuminées des teintes les plus extraordinaires, d'abord vermeilles, puis opalines, puis roses, et au moment suprême, absolument sanglantes, j'allais dire “infernales”, car on croit vraiment voir un enfer allumé entre la nuit et le ciel, et laissant l'âme superstitieuse dans un état voisin de la terreur. [...] De Hurrihur (700 mètres d'altitude), je me dirige à l'Ouest, c'est-à-dire vers la mer, dont me sépare encore une haute chaîne de montagnes, les Ghâtts du Malabar. Sous cette double influence, sans compter celle de l'altitude, mes poumons se dilatent et mes membres s'assouplissent : sensation délicieuse. Mais les chaleurs extrêmes reviennent bientôt, avec le Sirocco des plaines, qui me rappelle les jours caniculaires de l'Australie. Pendant trois jours, je suis absolument grillé, par des températures de 37° à 38° : c'est une tempête de feu. (16000 lieues)


ANNEXE 2 - Exploitation statistique du thème du Désert.

Signalons tout d'abord combien les trois vocables ("désert-, fauve-, élégi-"), ainsi que "montagne-", sont spécifiques du XIXème siècle, à des périodes distinctes, comme le visualisent les 4 écrans respectifs de Hyperbase CHRONO :

   

   

Dans le logiciel consacré restrictivement aux Souvenirs, partons de la fonction Thème de CONTEXTE du pôle, le radical désert- (et non plus simplement ce mot au pluriel, comme dans le tableau précédent). Voici, dans le fichier "distrib.txt", son environnement thématique, classé par ordre hiérarchique décroissant (et sans exclusive des mots grammaticaux, dits "vides") :

Gobi, des, sable, et, tantôt, dunes, commençai-, les, infinie, neiges, sables, russe, sauvage, savanes, nudité, mongols, forêts, leurs, Péking, rappellent, Chine, ses, saints, fleurs, immensité, aime, dominent, quelle, steppes, sonores, monotone, Aiguillous, Batchimale, quel, solitude, Afrique.

Cette liste détaille les composants du graphe (cette fois en éliminant les "mots-outils", pour plus de clarté) :

Un graphe qui se parcourt par "paires d'associations privilégiées", toujours d'après un calcul statistique (complémentaire de celui de l'environnement thématique), dont les scores sont classés par ordre décroissant :

Test mot1 mot2

12.49 désert sable
10.76 désert Gobi
9.40 déserte désertes
9.11 désert désertes
8.01 sable sables
7.54 désert infinie
7.34 désert neiges
6.88 désert sauvage
6.13 désert immensité
5.57 désert sables
5.43 désert dunes
5.42 désert forêts
5.36 désert monotone
4.96 désert solitude
4.87 Gobi Péking
4.60 désert rappellent
4.49 déserts sable
4.47 désert Péking
4.46 infinie neiges
4.12 sables immensité
4.10 désert Mongolie
4.05 forêts fleurs
4.00 désert commençai
3.86 désert déserts
3.86 désert déserte
3.74 désert tantôt
3.73 désert aime
3.72 forêts sonores
3.72 forêts monotone
3.68 désert steppes
3.67 déserts monotone
3.64 sable infinie
3.64 sable immensité
3.53 sauvage fleurs
3.52 nudité Aiguillous
3.52 steppes monotone
3.45 désert savanes
3.41 nudité dominent
3.41 dominent Aiguillous
3.36 désert Afrique
3.32 désert Chine
3.32 infinie steppes
3.32 infinie monotone
3.30 sables forêts
3.25 dunes rappellent
3.22 Péking Chine
3.21 aime solitude
3.13 infinie immensité
3.07 nudité solitude
3.05 infinie sables
2.99 désert nudité
2.99 désert mongols
2.97 Gobi steppes
2.97 Gobi monotone
2.93 déserts forêts
2.91 déserte immensité
2.88 Gobi forêts
2.87 neiges immensité
2.86 immensité solitude
2.85 désert saints
2.81 déserts steppes
2.75 Gobi infinie
2.75 Gobi Chine
2.75 sable forêts
2.74 désert sonores
2.71 forêts steppes
2.64 neiges sauvage
2.64 sauvage forêts
2.64 déserts neiges
2.63 savanes aime
2.62 déserts Afrique
2.59 sauvage savanes
2.59 forêts Afrique
2.48 infinie forêts
2.46 déserts infinie
2.46 déserts savanes
2.43 neiges solitude
2.42 désertes tantôt
2.39 forêts rappellent
2.35 déserte tantôt
2.31 désertes forêts
2.25 Gobi sable
2.24 déserte forêts
2.13 Mongolie Aiguillous
2.13 sable neiges
2.06 sonores Afrique
2.02 neiges savanes
2.01 désert fleurs
2.01 neiges fleurs
2.01 tantôt neiges
2.00 Mongolie savanes
2.00 Mongolie Chine
2.00 savanes nudité
2.00 savanes steppes
2.00 mongols immensité
2.00 dunes infinie

Une spécialiste explique : "Il s'agit ici non seulement d’extraire du corpus les items les plus fréquents, mais de rechercher la corrélation entre deux items, autrement dit la proxémie. Ce traitement des co-occurrences est depuis longtemps un des enjeux majeurs de la lexicométrie. De plus, dans les recherches littéraires il s’avère un outil prestigieux, notamment dans l’extraction des réseaux isotopiques, ou isotropiques" (Kastberg-Sjöblom, 2008 : "Attirance thématique : fréquences ou séquences ? Extraction des isotopies sémantiques d’un corpus textuel", revue électronique Texte et corpus, n°3). En d'autres termes, un outil efficace pour saisir l'organisation du contenu textuel.

Quant au concepteur du logiciel, E. Brunet (2007 : "Fréquences et séquences. Mise en œuvre dans Hyperbase", paru dans la revue électronique Lexicometrica : Topographie et topologie textuelles), il précise que "le plus souvent les couples se forment par le partage de goûts et de sèmes communs, par quelque raison métonymique, comme la relation de la partie au tout ou de la cause à l’effet, ou la proximité dans l’espace ou le temps." Le sème étant une unité minimale de contenu sémantique.

Néanmoins, dans cette seconde liste hiérarchique, poursuit Brunet (2007), "des couples solides apparaissent, dont le lien tient à la sémantique et à l’attirance magnétique que les mots opposés exercent l’un sur l’autre comme les pôles d’un aimant", tels : "désert(s)-forêts, sable(s)-forêts, désert-commençai, désert(e)(s)-tantôt, sauvage-fleurs, désert-fleurs, neiges-fleurs, tantôt-neiges", et que l'on comprend mal sans un recours au contexte.

Exemples :

La comparaison antithétique sur le thème de l'esthétique :

Je répondrai ensuite à ceux qui s'étonneraient de mes prédilections pour les chaos sauvages et la stérilité, que tout est beau dans la nature, même le désert. Par certains temps, c'est une des plus belles choses, un des plus grands spectacles du monde ; et les montagnes couvertes de fleurs ou de forêt, comme celles de Sumatra et de Java, sont loin d'avoir la majesté des sommets dépouillés et neigeux de l'Europe.

Ou le rapport cause/conséquence sur le thème de la chaleur intense :

Et il soufflait une vraie tempête, le simoun embrasé du désert, dont les rafales semblaient avoir passé sur une fournaise, ou sortir du cratère d'un volcan. Les oiseaux foudroyés tombaient morts, et les forêts lointaines, tourmentées par le vent et allumées par le soleil, formaient à l'horizon un rideau rouge de flammes livides et menaçantes, qui se tordaient comme des serpents.

Les contextes sont moins descriptifs et plus actifs avec une autre paire :

L'appellerons-nous le "Col de la Cascade" ? C'est un nom nature. D'ici au pied du cône du Mont-Perdu, il y en a pour une heure ; mais c'est une simple promenade, sur un désert plus ou moins onduleux, tantôt pierreux et nu comme une ardoise, tantôt couvert de neiges moelleuses.

Je leur livrai les provisions, le vin, etc., et à trois heures et demie, je partis seul pour le désert à la conquête du pic. Laissant d'abord à gauche et assez bas un joli lac presque circulaire contenant une petite île sauvage, je traversai à toute vitesse de fatigants " chaos ", et je fis halte au bas du pic, pour constater laquelle de ses trois cimes était la plus élevée. Ayant cru que c'était celle de gauche, je la gravis de gauche à droite, tantôt sur des neiges éternelles, où je vis un isard solitaire, tantôt sur des rochers mobiles et fatigants.

Bref, que ce soit le graphe synthétique ou ces associations par paires, les corrélations statistiques fournissent d'intéressantes
pistes interprétatives.


Donnons pour comparaison le graphe de la chaîne fauv- :

Pour ce vocable, la paire n°2 est fauves-élégies, après la n°1 fauves-bête(s).


Autre comparaison, celle que permet le graphe de la chaîne connexe élégi- :

En signalant aussitôt que la paire statistique n°1 est inversement élégies-fauves, ce qui justifie cette association au niveau même de l'intitulé de notre étude thématique.