Discussion sur les enjeux de l'étude thématique

Nous désirons ici confronter notre propos à celui de G. Genette, qui dans un article récent, adoptait le ton de la remise en cause : "Peut-on parler d'une critique immanente ?" (in Poétique 126, 2001, pp. 131-150). Au-delà de cette posture herméneutique – à ses yeux une imposture –, son constat selon lequel "une étude thématique [...] s'attache à des signifiés, ou contenus" (ibid. p. 140) requérait implicitement le choix d'un modèle sémantique pour l'interprétation des textes littéraires, qu'il convient donc de discuter. L'objectif ultime consiste par ce biais à aboutir à une "désontologisation" du thème (pour adapter une formule de F. Rastier, in Textes & Sens, Didier, 1996, © Texto!, passim).

Ce "droit de réponse" que nous réclamions avait fait l'objet en son temps (été 2001) d'un envoi à la revue Poétique, le comité directeur, en la personne de Michel Charles nous ayant opposé une fin de non recevoir au motif central de l'obscurité de notre réflexion sémantique – à quoi Genette ajoutait un courrier lapidaire empreint d'ironie : Je devrais certainement avoir une opinion sur ce "droit de réponse", mais je n'en ai malheureusement aucune, ce qui n'accuse que mon incompétence sur les méthodes de la "sémantique interprétative". Or le grief du peu d'intérêt pour un public littéraire de notre contribution participe de la rupture avec les problématiques linguistiques, toujours entretenue, ce qui ne manque pas de piquant quand on se rappelle le propos originel de la poétique qui visait au contraire, au moins depuis Valéry, à concilier littérature et langage : [...] le propos nous a paru, dans son ensemble, trop difficile : les exemples sont extrêmement rapides ; le fait qu'une grande partie de la réflexion soit consacrée à un article de Michel Collot brouille peut-être quelque peu le débat ; plus généralement, les références ne sont pas nécessairement bien connues du lecteur et risquent de déplacer la question ; la formulation des problèmes et hypothèses, enfin, ne nous a pas semblé suffisamment claire (Charles). Autant de prétextes pour ne pas rouvrir le débat, bousculer le consensus établi autour de la sacralisation de la Critique Thématique à la Richard, et ses thuriféraires, au premier rang desquels les "poéticiens".

A. L'aporie de la paire immanence\trancendance

Le tableau suivant résume le dualisme polémique développé par Genette dans son article (chaque ligne illustre une étape ou un niveau différent de son exposé) :

critique immanente *
anti-causaliste, anti-positiviste

critique historico-biographique

compréhensive
interprétative interne

explicative
causaliste externe

phénoménologique

psychologique d'auteur

structurale, thématique-psychologique,
"organisme poétique en soi",
"réseau organisé d'obsessions" **

vers "un ailleurs qui définit le déterminisme positiviste" (p. 136)
universitaire lansonien ***, mais aussi freudo-marxiste
alibi d'une extériorité idéologique (psycho-sociologique)

Poulet, Richard, Barthes

Mauron, Goldmann

* Définie comme "une critique qui ne s'intéresse qu'à l'immanence de l'œuvre – c'est-à-dire à l'œuvre même, débarrassée de toutes considérations externes" (Genette, p. 131), et impliquant "la clôture de l'objet" (p. 132). Elle est néanmoins aussitôt contrée par antithèse avec "l'intertextualité, terme qui porte en lui-même le signe d'une ouverture du texte à d'autre textes", et par cette restriction : "La prétention de la pratique critique, dans les études artistiques et littéraires, à l'immanence, est largement illusoire : la critique immanente n'est en réalité jamais aussi immanente qu'elle le proclame, ou que parfois on le lui reproche" (Genette, p. 140).

** "Le thème est un réseau de relations [appréhendées dans et par la multiplicité des contextes], et donc une structure" (ibid. p. 146). Déjà en 1966 Genette opposait au positivisme de "la recherche des déterminations extérieures - psychologiques, sociales, ou autres - de l'œuvre littéraire" cette "analyse des structures immanentes", qu'elles soient narratives (ressortissant à un "objectivisme") ou thématiques (de la "critique intersubjective") : "la critique immanente peut adopter devant une œuvre deux types d'attitudes antithétiques, selon qu'elle considère cette œuvre comme un objet ou un sujet" (Figures I, Seuil, Points, pp. 150, 156-8). On verra que les présupposés de la sémantique interprétative l'éloignent de ce dualisme ontologique, du fait que les unités sémantiques textuelles diverses et variées (un motif, une séquence, un acteur "type", etc.) sont contraintes par l'actualisation en contexte des isotopies.

*** "Le lansonisme est lui-même une idéologie", frappée du sceau de l'objectivité et du scientisme, écrivait Barthes en 1963 (cité par Genette, p. 136). Le finale original de l'article de Genette (p. 146) consiste à montrer que la clôture de l'explication de texte traditionnelle, de type lansonien, est paradoxalement plus immanente que "la transcendance interne" des rapprochements intratextuels qu'établit la critique thématique dans l'œuvre d'un auteur donné (le thème, élément transitif). A tel point qu'il est déclaré que "aucune lecture […] ne peut être vraiment immanente" (ibid.), ce qui concorde en effet avec la prétention anti-positiviste de toute lecture, ne pouvant échapper aux parcours interprétatifs.

Voici le fond du problème : après avoir rappelé cette opinion communément admise que la transcendance "de la critique historique (explicative et causaliste) est manifeste et déclarée", de même que celle de la poétique qui "vise à travers les œuvres singulières des essences génériques délibérément trans-opérales" (ibid. p. 149), Genette récuse paradoxalement et dans le même mouvement l'immanentisme de la critique qui s'en tient aux relations intratextuelles, du seul fait de l'acte de nommer des thèmes, dans leur stabilité au sein d'une œuvre d'un auteur, mais aussi dans la variabilité de leurs prédicats divers ("il n'est de thème que prédiqué", ibid. p. 148). Certes "les listes de thèmes [...] sont autant de listes de concepts critiques, même ou surtout quand ces concepts passent par des adjectifs substantivés comme le sec, l'humide, le lisse ou le vaporeux" dans le Michelet de Barthes ou le Flaubert de J.-P. Richard qu'il cite (p. 148), mais "prédiquer, thématiser, c'est classer, et classer, c'est toujours inévitablement généraliser" (ibid.; S/Z évoquait déjà ce problème méthodologique : "la transcendance lexicale, le mot générique", 1970, coll. Points, pp. 89, 99). Voilà pourquoi la critique thématique, par son "travail, opère toujours une transcendance" (Genette, p. 148).

A cette thèse nous objectons que l'analyse d'un texte dans sa singularité établit ses thèmes sans forcément généraliser : décrire le jeu de la catégorie 'sec' vs 'humide' chez X, dans un contexte précis de son ouvrage, ne requiert nullement la généralisation, laquelle nierait précisément l'unicité du sens de ce contexte. De sorte que la critique thématique ne saurait s'identifier à la constitution de prototypes lexicaux renvoyant au réel tel que l'a perçu tel auteur (le renvoi s'effectue vers le monde sensible, ainsi qu'aux réalités d’ordre affectif - cf. L'analyse thématique des sonnées textuelles. L'exemple des sentiments, Rastier éd., Didier, 1995, © Texto!), mais bien à l'une des composantes du sens textuel. Dans cette optique l'objectif cesse d'être la fragmentation en catégories, pour viser à établir un aspect de la cohésion textuelle au niveau du signifié.

Voilà sans doute pourquoi Th. Pavel, lorsqu'il rend compte des Mutations ét équilibres dans la critique française récente (Littérature 100, 1995, pp. 96, 98), hésite à situer la thématique de J.-P. Richard, au même titre que les travaux de Rousset et Starobinsky, dans l'un ou l'autre types d'approches prenant pour cible la "généralité" ou la "particularité synchronique[s]". Comme la stylistique, la sémantique interprétative qui vise les thèmes organisateurs d'un texte oscille de la généralité de ses concepts descriptifs à la particularité de son analyse.

D'autre part, "l'immanentisme en sémantique" (Cahiers de Linguistique Française 15, 1994, pp. 328-9, © Texto!, où Rastier rappelle que "le principe d'immanence a été formulé par Hjelmslev", soit une origine linguistique du problème, transposée ensuite dans le domaine des études littéraires via le succès temporaire des méthodes structurales, dont Barthes fut la figure marquante) est récusé par ce principe : "nous opposons que tout signifié résulte d'un parcours interprétatif", et ainsi relativisé : "quant au texte, s'il fallait chercher une immanence à son sens, elle serait temporaire : le sens du texte est immanent à sa situation d'interprétation" (ibid.). C'est-à-dire celle qui intègre la relation pragmatique d'un lecteur face au texte dans des conditions socio-culturelles déterminées, et dans un contexte extra-verbal qui convoque divers éléments sémiotiques (ce que Rastier nomme l'entour).

Dès lors, dans la pratique analytique, à charge au lecteur, ne pouvant s'abstraire de cette situation, ni bien entendu de sa subjectivité, légitime, de proposer des noms d'isotopies attestées, autrement dit d'accepter de nommer ces sèmes qui s'imposent à sa perception par leur récurrence, telle qu'elle se dégage d'une lecture globale du segment textuel dont il étudie le contenu. Déjà dans S/Z (op. cit. p. 99), on pouvait lire cette vérité méthodologique : "la rentabilité d'un sème, son aptitude à rejoindre une économie thématique dépend de sa répétition", en d'autres termes de sa force isotopique, mais assurément pas de sa capacité à fragmenter le contenu en une myriade de catégories.

Ni immanence dans ce processus, ni "transcendance interne", car appeler ainsi le "mouvement de navette" d'une occurrence à l'autre pour établir entre elles des "relations virtuelles", sans suivre le "mot-à-mot", comme dans l'explication de texte (Genette, p. 146), est abusif. Ou alors il conviendrait d'admettre d'emblée que tout effort mnémonique du lecteur qui établit rétrospectivement une cohérence interne du texte qu'il lit est déjà un acte de transcendance...

Cette thèse que nous récusons rejoint par un autre biais le clivage suivant, cité chez Barthes toujours par Genette : "la transcendance du signifié et l'immanence du signifiant" (ibid. p. 139). Comment expliquer de telles oppositions énigmatiques ? Elles se justifient certes par rapport au fait que "cette critique [thématique] reconnaît à l'œuvre un signifié implicite, qui est, en gros, le projet existentiel de l'auteur [...], mais ce signifié n'est pas nommé" (ibid.), bref au fait qu'étant assimilé à l'extériorité du texte, en particulier aux notions ontologiques d'existence\essence, il échappe à une critique qui se veut immanente à l'œuvre. En revanche, il devient son objet d'étude dès lors que le sens n'est plus conçu comme émergeant du monde, mais comme une pluralité de signifiés linguistiques. Il peut alors être non seulement nommé - sans généralisation - mais organisé en secteurs thématiques, sans qu'il soit pour autant clôturé et réduit à une forme d'unicité ("le signifié").

N.B. : Harry Morgan explique cette vacuité transcendante, quand il propose quelques réfutations générales du courant sémio-structuraliste en théorie littéraire, notamment cette tendance de "L'œuvre comme structure vide. Le Saint Graal du structuralisme est l'œuvre dénuée de sens, le signifiant sans signifié." Il cite Todorov, qui, dans La Notion de littérature, va jusqu'à écrire que "Rimbaud a élevé au statut de littérature des textes qui ne parlent de rien, dont on ignorera le sens - ce qui leur donne un sens historique énorme." Bref, le sémiologue rêve d'une poésie qui, à l'image de la sémiologie, ne se préoccuperait que de structures ou de relations. Barthes a lacanisé cette position : le sujet de l'œuvre est "un vide autour duquel l'écrivain tresse une parole infiniment transformée (insérée dans une chaîne de transformation), en sorte que toute écriture qui ne ment pas désigne, non les attributs intérieurs du sujet, mais son absence. [...] Le langage n'est pas le prédicat d'un sujet, inexprimable ou qu'il servirait à exprimer, il est le sujet." (Critique et vérité, O. C., T. 2, p. 47.) Morgan ajoute : "L'eschatologie structuraliste du signifiant sans signifié rejoint donc la vieille sornette selon laquelle les orientaux sont des adorateurs du vide (ils pratiquent le zen, ils cherchent le nirvana, c'est-à-dire l'annihilation)".

Ainsi conçu, le sens fait l'objet d'une quête interne à l'œuvre, au texte, dont l'inachèvement décrété par Barthes, a priori, l'apparentait à cette "transcendance interne" qu'évoque Genette. En effet l'étincelante analyse de contenu d'une nouvelle balzacienne que fut S/Z concevait la nomination d'un thème comme un acte de dispersion imperfective : "lire, c’est trouver des sens, et trouver des sens, c’est les nommer ; mais ces sens nommés sont emportés vers d’autres noms [...] je nomme, je dénomme, je renomme : ainsi passe le texte" (S/Z p. 17). Soit un plaidoyer pour le fuyant lexical, qui aboutissait à la conception d’une "thématique infinie, proie d’une nomination sans fin", laquelle se trouve, de fait, perfectivée par "la fatalité d’un coup de dés qui arrête et fixe le glissement des noms : c’est la thématique." (S/Z p. 100) Or ce postulat de l'infinitude, corollaire de l'interprétation du "pluriel", relevait de la mode déconstructionniste qui prenait intentionnellement le contrepied des certitudes structurales et scientifiques, reléguées au rang de mythe durant ces années 70. En outre, au-delà de la paire traditionnelle objectivité vs subjectivité, lesquelles "sont toutes deux des imaginaires" (S/Z p. 17), c’est la "systématique" du sens textuel, jouant de notations culturelles omniprésentes qui s’impose de fait à l’attention du lecteur. Pour cela, il convient de "ne pas confondre la connotation et l’association d’idées : celle-ci renvoie au système d’un sujet ; celle-là est une corrélation immanente au(x) texte(s) ; ou encore, si l’on veut, c’est une association opérée par le texte-sujet à l’intérieur de son propre système" (S/Z pp. 14-15; nous soulignons).

B. La nécessité de dépasser le réalisme mental

Evoquant la critique thématique, notamment celle de G. Poulet, J.-P. Richard, Ch. Mauron et le Barthes de Michelet, Genette la considère à juste titre comme une "critique d'amateurs d'âme" (p. 144), lesquels cernent des "constantes thématiques, de référence presque toujours psychologiques" (ibid. p. 132), à savoir "un réseau organisé d'obsessions" (ibid. p. 133); ou encore, dans le sillage des analyses de Proust lui-même sur Ruskin, illustre précurseur de cette critique : "le corpus soumis à cette recherche n'est rien d'autre que l'œuvre entier d'un auteur, ce qui assimile inévitablement l'invariance dégagée à l'unité psychologique" (p. 143). Le paradoxe est que les thématiciens, voulant rompre avec le positivisme (commun aussi bien à l'objectivisme d'un premier structuralisme qu'à la critique explicative d'un Sainte-Beuve, Taine ou Lanson), n'échappent pourtant pas au déterminisme d'une réalité extra-textuelle mentalisée : "une étude thématique [...] s'attache à des signifiés, ou contenus, tels que [...] le message idéologique conscient ou inconscient, la vision du monde, etc." (p. 140). Or, c'est la relation de causalité unissant la vie de l'auteur et son œuvre qui permet de rapatrier l'invariance supposée dans le sens textuel, comme en témoigne la définition suivante : "le thème est un réseau de relations, et donc une structure" (p. 146), favorisant ainsi le jeu interne à l'œuvre des "vérifications structurales" (p. 145).

Si, comme le pose Genette (p. 144), "la recherche du thème commun ne se sépare donc pas d'une attention à la diversité de ses variations", pourquoi vouloir rapporter celles-ci à une prétendue origine psychologique ? On ne voit pas en effet ce que gagne l'étude à ce genre de considérations étiologiques qui fondent le niveau verbal sur une réalité mentale. Il y a plus : en ne quittant pas la tâche qui consiste à décrire le contenu textuel, on s'éloigne de l'idée fallacieuse selon laquelle les signifiés s'assimileraient à des représentations - thèse précisément combattue par Rastier, dont la sémantique interprétative s'affranchit du réalisme, non seulement mental, mais physique, selon lequel les sèmes seraient des propriétés des référents (le refus de cette identification n'équivaut pas cependant à l'antiréférentialité, pas plus que la recherche des unités textuelles n'implique l'autotélicité). Dans leur regroupement en secteurs thématiques, de tels signifiés, sans cesse remaniés par les rapprochements intra-textuels qu'effectue le lecteur, révèlent leur nature de simples contenus verbaux, lesquels ont - ce n'est là qu'une possibilité, non une nécessité - des corrélats psychologiques et ontologiques. Ils constituent donc le résultat d'une pratique, non le point de départ vers l'esprit de l'auteur conceptualisant le monde. On note incidemment que ce "travail" qu'ils requièrent qualifiait plus haut le signifiant, prétendu immanent.

Un bref exemple concret illustrera cette généralité théorique; soit le sonnet de Mallarmé Le vierge, le vivace... dont la célébrité nous dispensera de le citer. Pourquoi peut-on conclure que le thème dominant est celui de l'Ennui, en faisant de ce concept, lexicalisé dans le poème ("Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui"), le mot-clé, la "matrice", eût dit Riffaterre (on pourrait à ce titre convoquer la confidence biographique de sa correspondance avec Mistral de 1864, où il écrit : "les choses de la vie m'apparaissent trop vaguement pour que je les aime et je ne crois vivre que lorsque je fais des vers, or je m'ennuie parce que je ne travaille pas et d'un autre côté je ne travaille pas parce que je m'ennuie. Sortir de là !") ?
La réponse que nous apportons est moins de type déconstructiviste, par le relevé de composants sémiques disséminés dans le texte, que constructiviste, par l'indexation du poème aux isotopies constitutives de la molécule sémique définitoire de l'Ennui, telle que la présente Rastier dans son graphe (art. cit. 1995, p. 226), soit :
- /privation/ de liberté en l'occurrence : "lac dur que hante sous le givre le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui", "Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui Magnifique mais qui sans espoir se délivre", "l'exil", "à ce lieu son pur éclat assigne", "stérile hiver" ;
- sèmes aspectuels /imperfectif/, /itératif/ par le faux dynamisme du "Cygne" qui se débat en vain; in fine, dans un statisme inéluctable, il "s'immobilise au songe froid de mépris" (où l'on note une personnification par les sentiments; cf. aussi la paire "oublié\se souvient"; indication de la portée allégorique de l'animal, qui l'inscrit dans le genre du bestiaire merveilleux) ;
- évaluation thymique : /dysphorie/, non seulement par le sous-thème de la mort finale ("hante", "fantôme") qui confère à cet ennui une portée tragique comme dans Madame Bovary, au-delà de la simple mélancolie, mais aussi par le sème visuel /blanc/ et tactile /froid/, /dur/, qui sont couplés à l'assonance obsessionnelle en "i" (cf. ci-dessus les citations).
Couplage sémiotique perceptible : à cette isophonie répond le faisceau d'isotopies spécifiques négatives, ce qui suggère, cette fois sur l'isotopie générique /écriture/, un cri de désespoir. En établissant ainsi des liens inter-sémiques et phonémiques, on restitue le prolongement organisationnel à la dispersion que revendiquait Barthes dans S/Z (op. cit. p. 196), contre la fermeture structurale : "le sème n'est qu'un départ, une avenue du sens. On peut arranger ces avenues en paysages divers : ce sont les thématiques (on n'a procédé ici à aucun de ces arrangements)". Comment en effet accepter l'idée que les parcours interprétatifs producteurs de signifiés objectivables soient infinis et empêchent une quelconque forme de clôture ?

Un tel groupement de sèmes isotopants (i. e. assurant la continuité sémantique des syntagmes), outre qu'il donne une définition de la nature "variationnelle" du thème (Genette, p. 144) et surmonte la contradiction de "cet invariant sous-jacent, récurrent, à travers la variance des occurrences dispersées" (Genette p. 141, 2° sens, d'origine musicale, de 'thématique', après celui de "critique de contenu"), est aisément justifiable, démontrable, objectif en quelque sorte, et quel que soit le débat, ravivé aujourd'hui par V. Nyckees, sur la nomination intuitive des sèmes isotopants (cf. développement ci-dessous).
On est dès lors à mille lieues de l'empathie qui caractérisait "l'attitude compréhensive" (Genette, p. 132) de cette critique datée des années 60, affectionnant "l'univers imaginaire" de ses auteurs.

C. Parallèle avec un disciple de J.-P. Richard

L'article de M. Collot "Le thème selon la critique thématique" (Communications 47, 1988, pp. 79-90) constituait une intéressante synthèse sur le sujet, aujourd'hui relancé par Genette. A son tour, il requiert une série d'observations :

(1) Sur le réalisme. D'emblée Collot insiste sur "la relation entre la critique thématique et son horizon philosophique d'origine, la phénoménologie existentielle [...], [laquelle] retrouve en France l'audience dont l'avait privée l'offensive structuraliste." (1988, p. 79) C'est donc tout naturellement qu'il pose la définition suivante : "le thème exprime la relation affective d'un sujet au monde sensible" (ibid. p. 81), ce qui contraint le lecteur à quitter l'analyse textuelle pour effectuer un détour par les catégories de Perception et d'Imaginaire, voire de Symbolique, du fait que le texte analysé est considéré comme le reflet d'une expérience du monde.

N.B. : Cette négation de la lecture immanente du texte littéraire coïncide, en linguistique, avec la façon dont est récusée la théorie immanentiste de Hjemlslev, en recourant pour ce faire à la phénoménologie du langage de Merleau-Ponty, compatible avec la sémantique benvenistienne (cf. J.-Cl. Coquet in Langages 103, "Réalité et principe d'immanence", 1991, pp. 23-35). La pragmatique et l'eidétique (i.e. "représentations" proches des "essences") étant en effet guidées par une même visée ontologique. Ajoutons que les concepts de "prédication" et d'"assertion" sur lesquels conclut l'article montrent le poids qu'exercent la notion de phrase et son référentialisme sur l'analyse de discours. Cela, au détriment d'une réflexion sur la textualité, dont la caractéristique est la récurrence d'éléments au niveau transphrastique.

En butte à la psychologisation, Collot restreint toutefois le champ d'étude, dans une visée matérialiste typique : "la thématique s'attache à étudier les modalités concrètes d'un rapport au monde : non pas le sentiment de la nature en général, mais telle qualité ou qualification particulière de la matière : l'aéré, le lumineux, le visqueux..." (ibid. p. 82). Ce parti pris pour la phénoménologie des qualités est censé conférer une légitimité à la critique thématique d'une part en déterminant les significations inférées (la référence, comme garantie de vérité du sens textuel), d'autre part en puisant des concepts dans la théorie sémiotique des années 70-80 : "les significations matérielles sont des propriétés objectives des choses [...] : le velours s'associera difficilement aux idées de dureté et d'acuité [...] On ne peut pas faire dire n'importe quoi à une chose ou à une qualité sensible : elle est porteuse d'une série de significations virtuelles, en nombre limité, que je nommerai, pour reprendre la terminologie de la sémantique structurale, ses sèmes nucléaires." (ibid. p. 85)

[Chez Greimas, dont la Sémantique structurale rompt avec la conception du sens comme une prétendue "substance psychique", et va du niveau de l'immanence (i. e. des structures de signification, "profondes") à celui de la manifestation (i. e. la communication, "de surface"), cet "ensemble de catégories et de systèmes sémiques situés et saisissables au niveau de la perception [...], isomorphes des qualités du monde sensible" (Larousse, 1966, pp. 64-65) relèvent de la composante figurative; ils sont aussi appelés "sèmes formateurs de figures nucléaires"; de là sa conception du monde naturel comme "un langage figuratif".]

Or c'est là que précisément la théorie achoppe. Nous contestons que le sème se situe sur le même plan qu'une qualité sensible, une propriété du réel (il est une unité linguistique); d'autre part qu'est-ce qui garantira que telle "signification matérielle" est pertinente dans un contexte verbal donné ? On le voit, il manque à cette assimilation entre plan du réel\plan du langage une théorie d'analyse du texte. C'est celle-ci, et non les référents désignés par les mots, qui permettrait d'atteindre cette objectivité que réclame Collot pour "limiter" l'intervention de la subjectivité qui caractérise la lecture thématique selon Richard : "ce type de lecture implique une adhésion sensuelle et imaginante que l'on apporte à chaque élément textuel interrogé, afin d'en faire retentir [...] la charge existentielle" (in Collot, art. cit. p. 84).

En outre, lorsque Collot complète sa définition comme suit : "une véritable critique thématique doit soumettre son potentiel sémantique [du thème] au crible des différents contextes où il apparaît. Seule cette confrontation permet de définir ce que j'appellerai les sèmes contextuels du thème" (ibid. p. 85; idée exprimée aussi par Genette, p. 145, citant Richard),

[Chez Greimas, "le sème contextuel est ce dénominateur commun à toute une classe de contextes", dont ils garantissent l’isotopie (op. cit. 1966, p. 45); on n'épiloguera pas ici sur le statut ambigu de ces "classèmes", lesquels seraient déterminés par le point de vue intéroceptif\noologique vs le point de vue extéroceptif\cosmologique régissant les sèmes nucléaires. Cela induit l'opposition : isotopies figuratives (superficielles, dénotées, littérales, de l'ordre du paraître) vs isotopies thématiques (profondes, connotées, dérivées *, de l'ordre de l'être), dans une acception particulière du mot - "les contenus thématiques sont dits abstraits" - qui pose d'ailleurs problème pour sa compatibilité avec celle de "contextuel". Elle obéit au dualisme philosophique sensible (matière) vs intelligible (esprit), pour un "dédoublement du sens", dont Rastier a montré l'inutilité, voire l'obstacle, pour la sémantique du texte (Sémantique interprétative, PUF, 1987 [1996], p. 27, 74, 117, 173-4 : "les sèmes n'ont pas de définition ontologique, ni phénoménologique").
* Concernant ces isotopies thématiques dans la théorie greimassienne, il précise que "le sens immanent peut n'être pas littéral, et exiger des procédures complexes d'identification" (art. cit., 1994, p. 329).]

on note aussitôt que cette deuxième catégorie de sèmes n'a pas d'articulation claire ni expliquée avec la précédente (celle des sèmes nucléaires), si ce n'est la superposition : "L'intuition phénoménologique doit donc être complétée par une analyse textuelle et une démarche structurale." (Collot, 1988, ibid.)

Mais surtout, on ne voit pas au nom de quel principe, si ce n'est le choix philosophique, l'étude thématique devrait avoir pour origine, pour point d'ancrage, le réel empirique, fût-il ensuite textualisé. Car pour Collot la question de "la mise en texte du thème" n'est pas sujette à caution, comme si le thème existait d'abord dans les choses, naturellement, avant d'être médiatisé, ce qui donne la prééminence au sensible. Cette "mise en texte" trouve un équivalent chez B. Pottier, qui, dans une vue générative et ontologique classique, parle de la "mise en signes" du monde (Théorie et analyse en linguistique, Hachette, 1987, p. 65). Comme s'il allait de soi que les différents arts, parmi lesquels ceux du langage, avaient la valeur instrumentale de traduire les choses dans leurs systèmes respectifs (théorie classique qui fonde par exemple celle de l'art chez le Proust du temps retrouvé).

Dans le modèle de Collot, on inverse la priorité interne sans adopter le réalisme en posant que CHACUN des sèmes constitutifs du thème étudié ne peut être que contextuel, car inféré d'un segment du texte, lequel est englobé dans sa situation d'interprétation. Que ces sens produits par le thématicien à partir des mots de l'auteur dont le corpus est soumis à l'étude puisse coïncider avec les significations (matérielles ou spirituelles) éprouvées par l'auteur au contact du monde qu'il traduit avec ses mots est acceptable. Mais que ces deux sémantiques, intra- et extra-linguistique soient identiques, ou plus exactement manifestent une continuité qui laisserait croire à une unité, voire une complémentarité indispensable au thématicien, ne l'est pas (cf. Rastier, 1987 op. cit., p. 23 : "du sens du vécu, de l'Erlebnis, au sens des signes, le chemin est long, indéfiniment sans doute.")

Si bien que la question aporétique : pourquoi celui-ci devrait-il sortir de l'œuvre ou du texte pour retrouver l'expérience du monde par l'auteur (médiatisée par les personnages ou le narrateur) ? n'implique nullement une réponse en termes de référence. Le renvoi apparemment évident des signifiés verbaux à une réalité (matérielle ou spirituelle) n'est ni nécessaire ni suffisant, selon nous, qui nous inscrivons dans le prolongement du refus barthésien : "il faut à la fois dégager le texte de son extérieur et de sa totalité" (S/Z, p. 12) ; que ce soit en effet la rupture avec "l'esthétique séculaire de la représentation", ou avec la clôture, en sorte que "pour le texte pluriel, il ne peut y avoir de structure narrative, de grammaire ou de logique du récit" (ibid.), la démarche de cette lecture se caractérise par son "message anti-scientiste" (Pavel, S/Z : utopie et ascèse, Communications, 63, 1996, p. 169).

(2) Autre point d'achoppement, celui de la conception apparemment contradictoire du thème comme invariance au sein de la variation. Collot part d'une analogie : "L’identité du thème est définie par l’ensemble de ses variations internes [...], comme dans le cas du thème musical" (1988, pp. 86-88). Or, dans la transposition au plan verbal, la définition de Rastier offre une solution efficace, comme on l'a entrevu à propos du sonnet de Mallarmé : Nous nommerons thème une structure stable de traits sémantiques (ou sèmes), récurrente dans un corpus et susceptible de lexicalisations diverses (art. cit. 1995, p. 224). L'intérêt opératoire de cette conception est que les divers segments textuels reconnus intuitivement et a priori comme équivalents, voire en relation de paraphrase, le deviennent en fait sur la base rationnelle du ou des composant(s) sémique(s) qui les indexe(nt).

N.B. : Cela répond à la question que se posait naguère et au même moment J.-M. Marandin ("A propos de la notion de thème de discours", Langue Française 78, 1988, p. 67) : "y a-t-il place pour un concept de thème [...] qui ne soit pas la simple projection de l'intuition (certes avérée) qui amène à distinguer dans les énoncés un objet et ce qu'on dit à propos de cet objet ?", et permet de trouver une alternative intra-linguistique aux solutions logico-cognitives qu'envisageait son article.

Donnons un exemple de variation contextuelle : à propos du "sème nucléaire" de douceur du velours dont il était question ci-dessus, sa coloration affective doit être resituée
- dans le cadre de l'isotopie générique /famille/ indexant l'énoncé de Proust : "un manteau de velours noir [que] Jean brandissait quand il y a dix ans il allait embrasser sa mère" ; l'amour maternel s'étend ici jusqu'au matériau, dont la "douceur, cette qualité si importante dans la mythologie proustienne", comme l’affirme et le démontre Richard, est alors symbolique (Proust et le monde sensible, Seuil, 1974, p. 22; dont l'avant-propos fait cette proposition d'une herméneutique fondée sur une phénoménologie teintée de freudisme, p. 7 : "On décrirait chaque moindre désir afin de dégager à travers lui, en lui, les quelques grandes figures, sensibles ou libidinales, qui en organisent de manière spécifique l'émergence. On en viendrait ainsi à dessiner les directions significatives d'une présence au monde". Cela fait très années 70, époque où "l'on déclara le structuralisme dépassé, en dénonçant sa prétendue vision statique et abstraite, son immanentisme antisociologique voire antimarxiste, pour promouvoir un irrationalisme désirant", comme l'observe Rastier dans son Introduction à une relecture de Saussure, © Texto! mars 2005).
- Ou bien dans le cadre de l'isotopie générique /écriture/ indexant cet autre syntagme : "les livres de l'âge mûr [...] n’ont plus le même velours", la métaphore faisant passer au second plan le tissu. Il n'y a donc que dans un corpus clos, celui d'une œuvre ou d'un (ensemble de) texte(s), que le nombre des variations est fini.

(3) On retiendra néanmoins chez Collot l'intention louable de donner à la thématique (qu'elle soit "critique", "étude" ou "analyse") un fondement sémantique, que nous voudrions plus intégralement linguistique : si le thème est construit par le lecteur, "cette construction n'est pas un assemblage arbitraire; elle s'appuie sur des phénomènes inscrits dans le texte : récurrences, (co-)occurrences, (in-)compatibilités sémiques. Ces phénomènes sont pour la critique thématique les marques apparentes d'une structure profonde qui sous-tend l'économie sémantique mais aussi formelle de l'œuvre", ajoute-t-il (art. cit. p. 88). La proposition que nous avançons consiste à dépasser le modèle greimassien auquel Collot fait référence, par la théorie interprétative de Rastier, plus à même selon nous de rendre compte de la structure de surface du texte, la seule qui ne veuille pas reconduire à des invariants logiques, dont le qualificatif "profonds" ne masque que leur réalité extra-textuelle et réductrice (on songe ici au carré sémiotique, où les opérations mentales qu'il met en jeu sont à la base du parcours génératif qui aboutira au texte).

D. Recadrage linguistique

Le modèle tétralogique de Pottier (Sémantique générale, PUF, 1992) admet l'existence de quatre sémantiques :

(1) référentielle, qui traite des problèmes de désignation,

(2) structurale, qui traite des analyses sémiques du lexique,

Dualité reprise par Nyckees (La sémantique, Belin, 1998, p. 235) : "L'analyse sémique relève clairement du programme d'une sémantique différentielle, étudiant les signes dans leurs interrelations et leurs oppositions, et se distingue clairement du projet d'une sémantique référentielle, traitant fondamentalement des relations entre les mots et la réalité."

(3) discursive, qui traite de la façon dont "les signifiés de langue deviennent des significations en discours, contextualisées",

Dans ce cadre discursif et textuel, l'attribution de signifiés aux "personnages" et "forces" en présence relève d'un processus purement verbal, comme en témoignait ce passage de S/Z (p. 197) à propos de la "Voix de la Personne" assimilée au "code sémique" : "Le nom propre permet à la personne d'exister en dehors des sèmes, dont cependant la somme la constitue entièrement. Dès lors qu'il existe un Nom (fût-ce un pronom) vers quoi affluer et sur quoi se fixer, les sèmes deviennent des prédicats, inducteurs de vérité, et le Nom devient un sujet [...] le matériau sémique vient remplir le propre d'être, le nom d'adjectifs." Ce passage conteste à juste titre l'empire de la sémantique référentielle et de la phénoménologie, car il rappelle la valeur ontogonique du signifié verbal. Au fil de la lecture du texte, ici narrativo-descriptif, les notions d'être (essence) et de vérité (psychologique et logique) proviennent du remplissage du signifiant (nom) par le signifié (contenu). Si bien qu'en inversant le rapport de domination, il apparaît que l'ontologie est déterminée par la sémantique de "linguistique textuelle" (Rastier, 1987 op. cit., p. 9). On est ainsi amené à aborder des conceptions philosophiques du langage. La nôtre s'inscrit dans le sillage de ceux que l'on nomme les défenseurs du Nominalisme (distinct néanmoins du Logocentrisme). Cf. à ce sujet cet extrait de la communication de Coseriu (au colloque international "Perception du Monde et Perception du Langage", Strasbourg, 7-10 octobre 1999) : "Le signifié (et, par là, le langage en tant que tel) n'est ni vrai ni faux : il est antérieur à la distinction même entre vrai et faux. De même, ne représentant qu'une modalité virtuelle (possibilité) de l'être, il est antérieur à la distinction entre existence et inexistence (Aristote). [...] ce n'est qu'en connaissant un signifié qu'on peut constater l'existence d'étants désignables qui y correspondent."

(4) pragmatique, qui traite des "relations de savoir et de vouloir entre les interlocuteurs" dans leurs implications avec le contenu du message (1992, p. 20).

En renvoyant respectivement aux choses et à la pensée, la première et la dernière, extra-linguistiques, diffèrent par là de la deuxième et la troisième. Elles préviennent ainsi l'objection du cognitiviste Vandeloise : "Comment les structuralistes pouvaient-ils rendre ces significations immanentes, c’est-à-dire indépendantes du monde extérieur ?" (in Communications, 1991, p. 72), reprise par le matérialiste Siblot (in Cahiers de Praxématique 21, 1993, p. 149) : "selon le principe d'immanence du sens, dans sa version radicale, l'effacement du réel est absolu, et le monde naturel n'existe qu'en tant que signification et catégories linguistiques". A "l'épistémologie idéaliste" caricaturalement identifiée à celle de Saussure et Hjelmslev, il oppose "le dépassement du cadre initialement assigné par Saussure à la linguistique, qui réintègre dans le champ de l'analyse des déterminations auparavant renvoyées à l'extra-linguistique" et cite dans cette optique la théorie des "afférences sémiques" de Rastier, lequel précise au contraire que celle-ci, "en élargissant l'objet de la sémantique à la norme" (1987 op. cit., p. 55), demeure saussurienne (récemment, art. cit. 2005, il conteste l'immanentisme visant à établir la "fausse antinomie" suivante : "Le chaînon manquant entre la langue et la parole est constitué par l'espace des normes, comme y a justement insisté Coseriu. Toutefois, même dans la tradition saussurienne, les deux linguistiques, celle de la langue et celle de la parole, sont restées séparées parce qu’une linguistique des normes n’a pas encore été édifiée. À présent, la linguistique de corpus peut offrir les moyens théoriques et techniques d'étudier l'espace des normes et de transformer en dualité la fausse antinomie entre langue et parole").

Concernant la deuxième et la troisième, on ne restreindra pas la structuration sémique aux paradigmes en langue, mais on l’étendra à ceux qui se dégagent de la chaîne syntagmatique. Un exemple, certes peu littéraire, repris au domaine du sport, le prouve : dans l'énoncé du conseil "si tu en as assez du 10 000 mètres, passe au dix kilomètres", l'apparente contradiction du sens dit "propre" se lève en passant à celui dit "figuré" (cf. encore une longueur courte, qui n'a rien d'une antinomie dans le domaine de l'alpinisme). Pour ce faire la confrontation de deux normes codifiées est nécessaire. L'une est l'équivalence mathématique de la distance, traditionnellement admise, qui explique l'incompatibilité interne de l'énoncé; pour la surmonter, l'autre, plus spécialisée, relève de la classe sémantique //course pédestre// où ‘dix mille mètres’ /sur piste/ (ici pourvu de l'afférence /monotonie/) diffère de ‘dix kilomètres’ /sur route/ (pourvu de l'afférence /nouveauté/). Loin d'être une information encyclopédique secondaire (accidentelle), cette norme sportive garantit au message son intelligibilité (essentielle).

Même hors contexte, il est vrai que l’analyse sémique du lexique, depuis les années 60 jusqu’à aujourd’hui encore, souffre de deux griefs persistants que Nyckees (op. cit. 1998, p. 232) reprend à son compte. D’une part "c’est essentiellement l’intuition qui permet au chercheur d’extraire les traits sémantiques pertinents, en sorte qu’on ne peut imaginer de déboucher sur des résultats strictement analogues d’un chercheur à l’autre. La méthode employée demeure largement subjective." Accusation qu’il complète par le "sentiment d’arbitraire" face à une telle sélection. A celle-ci notre sémanticien reproche d’autre part "une prolifération de sèmes très vite incontrôlable", lesquels sont conçus relativement à leur "explosion combinatoire" (ibid. p. 236). Or précisément l'une des fonctions du contexte (d'abord verbal) est d'empêcher cette prolifération incontrôlable et d'arbitraire subjectif par les opérations de sélection de tel(s) ou tel(s) composant(s), selon la nécessité herméneutique qui le contraint. Nyckees reconnaît d'ailleurs le principe de sélection antonymique : "les traits pertinents ne seront pas les mêmes selon que le sémème sera opposé à tel ou tel autre" (ibid. p. 235); cela prouve qu’ils résultent d’un rapprochement, celui-ci fût-il imposé par leur proximité sur la chaîne syntagmatique.