Entrer dans Les Liaisons dangereuses avec un logiciel hypertexte lexicométrique
- Sélection d'indices pour amorcer des pistes interprétatives


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Texte revu et augmenté, d'une conférence prononcée au séminaire CPST de M. Ballabriga,
"Exploiter les corpus littéraires numérisés", Université Toulouse-Le Mirail, novembre 2003



Le concepteur et développeur d'Hyperbase, E. Brunet, parle de "la voie royale où s'est engagée depuis l'origine la lexicométrie et qui exploite le gisement des spécificités. On appelle ainsi les mots qui ont un excédent ou un déficit difficilement explicable par les lois du hasard". Cela laisse entrevoir l'apport de telles statistiques lexicales pour renouveler l'analyse de contenu, en particulier du texte littéraire. De là l'usage que nous ferons de cette commande logicielle, selon les 4 sections (= S) du texte intégral, sensiblement égales en nombre de pages, et qui ont été opérées pour coïncider avec les 4 parties du roman épistolaire.

Or le fait qu'elle implique dans son calcul l'écart réduit oblige à considérer ces précisions d'E. Bourion: l'écart réduit est le produit de ce test probabiliste qui "permet d'apprécier la déviation d'une fréquence observée par rapport à la fréquence théorique qu'elle devrait avoir si l'on fait l'hypothèse que les mots se répartissent au hasard dans un texte (plus le score d'écart réduit est élevé, moins la cooccurrence - ou la présence, en cas de contraste d’un texte sur un corpus - s'explique par le hasard)"; toutefois ce calcul échappe au positivisme: "la lexicométrie, emploie le terme de spécificités, qui peut faire penser que la machine découvrirait en quelque sorte des mots-clés du texte. Dans la perspective sémantique et herméneutique qui est la nôtre, la sélection de signifiants pour des raisons quantitatives n’est qu’une première étape, et c’est le chercheur qui doit qualifier ces sélections : nous avons à interpréter, en contexte (local et global), les signifiés et les récurrences de traits sémantiques qui constituent les "formes textuelles" isotopies, molécules sémiques, et thèmes."

L'avantage de cette visualisation synthétique des spécificités, par ordre décroissant, est double: tactique, par la disposition du contenu au fil de la chronologie des lettres; herméneutique, en suscitant des questionnements purement endogènes (le mot est repris à Viprey (2000, 2002), dont la démarche statistico-distributionnelle est régie par "une cartographie lexico-thématique au service de l’orientation hypertexte dans les bases et corpus littéraires. Nous en rappellerons le principe: aux hypothèses thématiques exogènes, projectives, l’on substitue ou l’on combine des propositions endogènes sous la forme des isotropies, proximités complexes et continues d’items lexicaux (lemmatisés, étiquetés ou à l’état brut) [...] Les vocables thématiques s'imposent d'eux-mêmes et présentent des groupements endogènes [...] Un concept-clé est celui d'isotropie, configuration lexicale d'ordre endogène, repérée par la parenté des profils associatifs de ses constituants, et exprimée notamment par la ventilation des items sur les graphes d'analyses factorielles. [...] Le caractère endogène de ces organisations permet d'offrir aux chercheurs des hypothèses moins dépendantes que d'ordinaire de leurs attentes interprétatives préexistantes; il remet en cause une vision traditionnelle figée et projective des champs lexicaux et des isotopies, au profit d'une extraction par les lignes de force du texte lui-même, de secteurs pertinents du vocabulaire, ouvrant sur des pistes thématiques entièrement renouvelées et profondément dynamiques (de proche en proche et à partir d’un seul vocable de départ - noyau du thème), on peut construire un réseau riche et complet constamment disponible pour l’extraction des contextes)." Position théorique qui converge avec l'herméneutique numérique telle que la définit Mayaffre (2002): "De l'hypothético-déductif en vigueur nous passons à un positivisme-inductif original. [...] l'ordinateur nous interpelle dans nos pratiques herméneutiques et heuristiques. La lecture, la compréhension, le questionnement, puis l'interprétation des textes gagnent aujourd'hui en rigueur pour sortir du tout-subjectif. Dans un retournement spectaculaire, la démarche inductive complète la démarche déductive, le positivisme se substitue au constructionnisme").

Notre objectif s'écarte du positivisme, tout en gardant la démarche inductive: il s'agit de s'appuyer sur les données logicielles (sémasiologique) pour construire des isotopies - dont on conteste la "vision traditionnelle figée et projective" que stigmatise Viprey. Celles-ci, issues de relations sémantiques tissant un des réseaux associatifs du texte (cf. Rastier, Sens et textualité, Hachette, 1989), se fondent sur des indices lexico-statistiques qui piquent la curiosité, ne serait-ce que par les constantes ou régularités qu'ils révèlent. L'outil technologique par son hypertextualité favorise le principe herméneutique central de la contextualisation immédiate de mots-vedettes, dans diverses zones de localité du roman. Pareille construction thématique rompt avec la conception du thème comme "relation d'un sujet au monde sensible […], principe concret d'organisation, schème ou objet fixe autour duquel aurait tendance à se constituer un monde" (J.-P. Richard, dans L'univers imaginaire de Mallarmé, Seuil, 1961, s'inspirant de la phénoménologie existentielle ou de l'archétype au sens jungien), pour se définir avec Rastier (La sémantique des thèmes ou le voyage sentimental, Textes et sens, Didier, 1995) comme "structure stable de traits sémantiques [une molécule sémique] récurrente dans un corpus, et susceptible de lexicalisations diverses" (ce qui montre que la démarche est devenue onomasiologique).
Il convient à ce stade de préciser qu'une telle structure thématique n'est pas immanente, purement interne à l'œuvre, une configuration à décrire, par opposition à l'interprétation, selon une dichotomie caricaturale due au positivisme qui voudrait séparer une réalité objective ("la" structure - mirage objectiviste) de l'acte subjectif consistant à "nommer un sens", qui fonde le discours critique (cf. par exemple l'approche des thèmes du fantastique chez Todorov de 1970, p. 101). C'est dans la résorption d'une telle antinomie que réside tout l'enjeu de la sémantique interprétative, dont les composants linguistiques fondent l'approche du texte littéraire.

Insistons sur la façon dont on dispose de l'outil informatique (F. Rastier, ibid.): "l'interprétation des données textuelles se place dans un cercle méthodologique - dépendant du cercle herméneutique. L'analyse lexicale, dont la statistique est un auxiliaire, ne propose pas d'elle-même des indices à l'analyse thématique. Toute sélection de corpus, tout prélèvement dans un corpus, tout recueil de données est tributaire de choix qu'il importe de rendre explicites. En d'autres termes, pour atteindre ses objectifs, la thématique doit guider l'analyse lexicale, puis interpréter ses résultats qui sans cela resteraient inutilisables pour une sémantique textuelle. Les logiciels d'interrogation imposent certaines démarches, mais ne proposent rien. Ils servent à confirmer ou infirmer des hypothèses, qui dépendent de la stratégie d'interprétation."
Dans un entretien avec des étudiants de Rimouski (1998), il plaide pour la primauté du texte sur le mot: "La sémantique interprétative est en train de modifier l'accès aux banques textuelles, qui dans l'ensemble en restait aux méthodes lexicométriques. Des concepts comme celui de diffusion sémantique, qui traduit des phénomènes d'isotopies, permettent de sortir de la logique documentaire du mot-clé. [...] Il reste que pour formuler et tester des hypothèses, il faut avoir une théorie de la textualité, afin par exemple d'utiliser à bon escient les outils statistiques, qui ne tiennent compte que les chaînes de caractères."
C'est précisément cette théorie, et en particulier celle qui rationalise les relations sémantiques, dont Rastier déplorait l'absence, dans l'utilisation de la lexicométrie à des fins d'interprétation (1994: 172): "En pratique, dans certaines applications, on peut traiter du texte sans tenir compte de la textualité. Dans l’objet empirique qu’est le texte, on peut ne retenir que des unités de petite taille (pour l’indexation, l’étude de co-occurrences, etc.) sans les rapporter à la textualité, ni même à la totalité du texte. Les méthodes statistiques occupent une situation intermédiaire entre analyse “atomiste” et analyse “globale”: elles retiennent de petites unités du signifiant, mais évaluent leur récurrence par rapport à l’ensemble du corpus (fréquences relatives, écarts réduits)."

EXPLOITATION DES SPECIFICITES LEXICO-STATISTIQUES DES 4 PARTIES:



Premier point : constats intéressant la thématique

D'emblée les quatre sections facilitent la localisation temporelle: l'automne durant lequel les lettres sont rédigées, d'août à décembre, avec en particulier le "6" de ce mois qui constitue un pic en S4. En effet cette date conclut 4 brèves lettres de déclaration de guerre, par Valmont, Merteuil, Danceny, et d'annonce de l'imminent décès de Tourvel. Cette accumulation sur une journée et cette sèche brièveté épistolaire marquent au niveau du tempo narratif une accélération et une dramatisation du finale.
De façon moins évidente, la localisation spatiale: sur les 107 occ. de Paris (pic en S4) la majorité servent à situer l'écriture de la lettre, sans mentionner de déplacement, sauf exception, à la dernière lettre (175): "M. Danceny a quitté Paris, il y a près de quinze jours. On dit qu'il va se fixer à Malte" (4 occ. pour ce mot), dont il est Chevalier. La province n'échappe pas à l'isotopie /duplicité/ par le biais de Valmont dont la stratégie de séduction de la Présidente de Tourvel passe par la manipulation épistolaire (lettre 34): "Je déguisai mon écriture pour l'adresse, et je contrefis assez bien, sur l'enveloppe, le timbre de Dijon. Je choisis cette Ville, parce que je trouvai plus gai, puisque je demandais les mêmes droits que le mari, d'écrire aussi du même lieu, et aussi parce que ma Belle avait parlé toute la journée du désir qu'elle avait de recevoir des Lettres de Dijon" (avec répercussion, lettres 40: "Vous vous rappelez l'effet que fit avant-hier matin ma Lettre de Dijon; le reste de la journée fut très orageux" et 44: "en trouvant sous ma main les morceaux de ma fameuse Lettre de Dijon, soigneusement rassemblés. Jugez de ma joie, en y apercevant les traces bien distinctes des larmes de mon adorable Dévote"). La préméditation reposait déjà sur la séparation dont il était informé (lettre 4): "le Président est en Bourgogne, à la suite d'un grand procès (j'espère lui en faire perdre un plus important). Son inconsolable moitié doit passer ici tout le temps de cet affligeant veuvage." Notons que ce dernier mot, ainsi que le syntagme "grand procès", la rapprochent de Merteuil dont Mme de Volanges mentionne "quelques inconséquences qu'on avait à lui reprocher dans le début de son veuvage" (lettre 9). Soit donc deux protagonistes veuves à la moralité antinomique.
Quant à la "campagne" (28 occ.), pointée par le déictique "ici", et d'où sont adressées nombre de lettres par le syntagme "Du Château de [anonyme]" (38 occ.), elle se définirait selon la phraséologie comme une retraite loin de la ville et de l'agitation, comme le croit la Marquise, qui pressent ses ennuis judiciaire et financier (lettre 113, prémonitoire des événements de la 175): "[...] à ma campagne. [...] Le prétexte de cette espèce de retraite est de m'occuper sérieusement de mon grand procès, qui en effet se jugera enfin au commencement de l'hiver. J'en suis bien aise; car il est vraiment désagréable d'avoir ainsi toute sa fortune en l'air." Comme le croit aussi au début du roman la Présidente (lettre 8): "Je compte rester à la campagne tout le temps de l'absence de M. de Tourvel. J'ai pris ce temps pour jouir et profiter de la société de la respectable Mme de Rosemonde. [...] Notre retraite est égayée par son neveu le Vicomte de Valmont", lequel fait part de son préjugé à sa complice (lettre 115): "Vous voilà donc à la campagne, ennuyeuse comme le sentiment, et triste comme la fidélité!", en outre lieu de "désœuvrement", s'il ne lui confiait rétrospectivement (lettre 99): "je puis dire que dans le triste Château de ma vieille tante, je n'ai pas éprouvé un moment d'ennui." Cela, en raison de distractions dépravées, telle la séduction de Cécile: "Ainsi occupé toute la nuit, j'y gagne de dormir une grande partie du jour; et, comme la société actuelle du Château n'a rien qui m'attire, à peine parais-je une heure au salon dans la journée. J'ai même, d'aujourd'hui, pris le parti de manger dans ma chambre, et je ne compte plus la quitter que pour de courtes promenades" (lettre 110). On comprend ainsi sa "retraite" que la tante indexe à /pathologie/ ("Mon neveu est aussi un peu indisposé; c'est une incommodité légère", lettre 112), sans se douter de la cause réelle. En revanche, la lucide Mme de Volanges suspectait cette dépravation en début de roman: "que fait-il donc à cette campagne? [...] il n'a fait que prendre un asile plus commode, pour quelques noirceurs qu'il médite dans les environs" (lettre 9). Or cela ne suffit pas à dissiper la naïveté de Mme de Tourvel qui lui répond ainsi (lettre 11): "Ce redoutable M. de Valmont, qui doit être la terreur de toutes les femmes, paraît avoir déposé ses armes meurtrières, avant d'entrer dans ce Château. [...] C'est apparemment l'air de la campagne qui a produit ce miracle". Le lieu même où la machiavélique et cynique Marquise s'était forgée une expérience (cf. la lettre 81 qui revient sur son passé: "au bout de quelques mois, M. de Merteuil m'ayant menée à sa triste campagne, la crainte de l'ennui fit revenir le goût de l'étude"), et dirigera la seconde victime, Cécile Volanges (lettre 63): "en rentrant chez la mère, je l'ai décidée à éloigner sa fille pour quelque temps, à la mener à la Campagne… Et où? Le cœur ne vous bat pas de joie?… Chez votre tante, chez la vieille Rosemonde. [...] La Campagne offre mille moyens; et Danceny à coup sûr, sera prêt à s'y rendre à votre premier signal. Une nuit, un déguisement, une fenêtre… que sais-je, moi? Mais enfin, si la petite fille en revient telle qu'elle y aura été, je m'en prendrai à vous." Ordre réalisé par Valmont, comme il le narre lui-même en ces termes (lettre 96): "[...] aussi, dès que j'ai eu la précieuse clef, me suis-je hâté d'en faire usage, c'était la nuit dernière. Après m'être assuré que tout était tranquille dans le Château; armé de ma lanterne sourde, et dans la toilette que comportait l'heure et qu'exigeait la circonstance, j'ai rendu ma première visite à votre pupille [...] de façon que je suis arrivé jusqu'à son lit, sans qu'elle se soit réveillée."
L'épisode avait été préfiguré par celui d'une des conquêtes de Valmont, piégée cette fois non pas par lui, mais à cause de lui (lettre 71): "L'étourdie avait cru laisser sa porte entrouverte, nous la trouvâmes fermée, et la clef était restée en dedans: vous n'avez pas d'idée de l'expression de désespoir avec laquelle la Vicomtesse me dit aussitôt: Ah! je suis perdue."
En sorte que par la vérité cachée du vice, cette localisation est prioritairement notionnelle, conformément au discours psychologique du genre épistolaire: dès le début avec "scrupuleuse" (S1) reprise par "scrupules" (S2), ceux des victimes des roués: Danceny, Cécile, Mme de Tourvel. C'est là une thématique de classe d'acteurs – i. e. agonistique – qui se vérifie grâce à la commande Concordance. Comme le couple "vertu" (S3) et "bonheur" (S4), voulu "solide" (S3), ils relèvent du plan des "mœurs" (S1), dont la dénonciation constitue de nouveau une indication du genre épistolaire ainsi qu'un élément représentatif de la topique littéraire du XVIIIe. (cf. Rousseau: "En un mot, d'un côté furent les richesses et les conquêtes, et de l'autre le bonheur et la vertu. [...] des foules de préjugés, également contraires à la raison, au bonheur et à la vertu. [...] je sens plus que jamais qu'il n'y a point de bonheur sans la vertu." Discours sur l'inégalité, Nouvelle Héloïse). Mme de Merteuil ne croit pas si bien dire (lettre 145): "Où nous conduit pourtant la vanité! Le Sage a bien raison, quand il dit qu'elle est l'ennemie du bonheur", pour critiquer l'attitude de Valmont: "parce que je m'amusais à vous en faire honte, vous l'avez bravement sacrifiée"; une lettre où elle multiplie le présent gnomique : "Ah! croyez-moi, Vicomte, quand une femme frappe dans le cœur d'une autre, elle manque rarement de trouver l'endroit sensible, et la blessure est incurable", ici pour justifier sa vengeance contre sa rivale; bref, dans les deux cas, une maxime délivrant un topos sert de motivation aux actes particuliers, selon une certaine esthétique du vraisemblable (cf. infra). Toujours au niveau éducatif, "Maman", de Cécile alias Mme de Volanges, et "(vieille) tante", de Valmont alias Mme de Rosemonde, ou encore la "famille" (pics en S1), particulièrement celle, "malheureuse", des villageois endettés, à proximité du château, que paie Valmont pour sa ruse (narrée lettre 21), constituent autant d'éléments révélateurs, de par la garantie des repères moraux qu'ils devraient procurer, mais qui s'avèrent de fait déficients.

C'est en S3 que s'effectuent le plus de "combats" de la vertu contre le vice, la jeune Volanges et la Présidente de Tourvel ayant chacune à résister à la passion qui les "tourmente" (50 occ. de la chaîne "tourment-"). La première confie à la Marquise avec toute son ingénuité le dilemme de ses deux amours, spirituel et charnel (lettre 109): "il n'y a que l'idée de M. Danceny qui me tourmente toujours quelquefois. Mais il y a déjà tout plein de moments où je n'y songe pas du tout! aussi c'est que M. de Valmont est bien aimable!", lequel s'adresse d'ailleurs ainsi à sa seconde proie (lettre 36): "Hélas! je cherchais à combattre un penchant que je sentais devenir plus fort que moi. C'est après avoir épuisé mes forces dans ce combat inégal, qu'un hasard, que je n'avais pu prévoir, me fit trouver seul avec vous. Là, je succombai, je l'avoue. Mon cœur trop plein ne put retenir ses discours ni ses larmes. Mais est-ce donc un crime? et si c'en est un, n'est-il pas assez puni par les tourments affreux auxquels je suis livré?".
L'isotopie /violence/ indexe toujours en S3 "mourir" et "faiblesse", lesquels paraissent résulter du "tumulte" intérieur évoqué en S2 (ainsi Tourvel lance-t-elle à la tante du séducteur qui la poursuit: "il vaut mieux mourir que de vivre coupable" et à son neveu, la métaphore précieuse (lettre 56): "Ce que vous appelez le bonheur n'est qu'un tumulte des sens, un orage des passions dont le spectacle est effrayant, même à le regarder du rivage. Eh! comment affronter ces tempêtes? comment oser s'embarquer sur une mer couverte des débris de mille et mille naufrages? Et avec qui? Non, Monsieur, je reste à terre; je chéris les liens qui m'y attachent."). La dysphorie qui gagne le récit en S3 est confirmée par les vocables "absen-", "ennui-" et "départ" (elle ajoute lettre 90: "Ne craignez pas que votre absence altère jamais mes sentiments pour vous; comment parviendrais-je à les vaincre, quand je n'ai plus le courage de les combattre? Vous le voyez, je vous dis tout, je crains moins d'avouer ma faiblesse, que d'y succomber"; à quoi Valmont répond: "vous allez m'éloigner de vous! [...] et tandis que vous m'assurez que mon absence n'altérera point vos sentiments, vous ne pressez mon départ que pour travailler plus facilement à les détruire." Les citations que l'on donne visent à montrer la corrélation sémantique des unités lexicales cooccurrentes fournies de façon décontextualisée par le logiciel).

Si les 78 occ. de "vertu-" sont dépassées par les 83 des Lettres persanes (idem pour "passion-": 25 vs 34), ce point de comparaison prouve que le roman épistolaire antérieur touche déjà aux mœurs, et influence son successeur. En témoigne surtout l'érotisme orientalisant et provocateur de la Marquise, qui narre ses exploits au Vicomte, jaloux: "L'heureux Chevalier [de Belleroche] me releva et mon pardon fut scellé sur cette même ottomane où vous et moi scellâmes si gaiement et de la même manière notre éternelle rupture. [...] Après le souper, tour à tour enfant et raisonnable, folâtre et sensible, quelquefois même libertine, je me plaisais à le considérer comme un Sultan au milieu de son Sérail, dont j'étais tour à tour les Favorites différentes" (lettre 10). Elle réitère une dernière fois le mot, mais pour montrer à Valmont qu'elle se libère de son emprise: "J'ai pu avoir quelquefois la prétention de remplacer à moi seule tout un sérail; mais il ne m'a jamais convenu d'en faire partie. Je croyais que vous saviez cela. Au moins à présent que vous ne pouvez plus l'ignorer, vous jugerez facilement combien votre proposition a dû me paraître ridicule. Qui, moi! je sacrifierais un goût, pour m'occuper de vous? Et pour m'en occuper comment? en attendant à mon tour, et en esclave soumise, les sublimes faveurs de votre Hautesse" (lettre 127). L'Orient lui sert de matière à reproche: "vous n'en avez pas moins de l'amour pour votre Présidente; non pas, à la vérité, de l'amour bien pur ni bien tendre, mais de celui [...] tel que je conçois qu'un Sultan peut le ressentir pour sa Sultane favorite, ce qui ne l'empêche pas de lui préférer souvent une simple Odalisque. Ma comparaison me paraît d'autant plus juste que, comme lui, jamais vous n'êtes ni l'Amant ni l'ami d'une femme; mais toujours son tyran ou son esclave" (lettre 141). Quant à son long récit sur le piège tendu à Prévan, il donne lieu à cette allusion littéraire à la tragédie de Voltaire: "Il essaya de s'attrister, de prendre de l'humeur, de me dire que j'avais peu d'amour; et vous devinez combien tout cela me touchait! Mais voulant frapper le coup décisif, j'appelai les larmes à mon secours. Ce fut exactement le Zaïre, vous pleurez. Cet empire qu'il se crut sur moi, et l'espoir qu'il en conçut de me perdre à son gré, lui tinrent lieu de tout l'amour d'Orosmane" (lettre 85). Dans le même contexte, on note d'ailleurs le clivage qui distingue le détail matériel futile remémoré par la Marquise "Après souper, je profitai du temps où la bonne Maréchale contait une de ces histoires qu'elle conte toujours, pour pour me placer sur mon Ottomane, dans cet abandon que donne une tendre rêverie. Je n'étais pas fâchée que Prévan me vît ainsi; il m'honora, en effet, d'une attention toute particulière" de la sérieuse réflexion d'Usbek chez Montequieu: "On dit qu'une poignée de chrétiens sortis d'un rocher font suer tous les Ottomans". Quittons cette analyse qualitative pour revenir au point de vue quantitatif et conclure qu'il constitue un critère sans doute nécessaire mais non suffisant. Un exemple parlant le prouve : le radical et dérivés "libertin-" n'est crédité seulement que de 9 occurrences dans les Liaisons, 4 dans les Lettres persanes, alors que son concept irradie dans la globalité de ces romans épistolaires dont il est la caractéristique. C'est là la limite de l'approche lexicométrique. Quant à la thématique de la soumission amoureuse (présente chez Valmont dès la lettre 4: "Vos ordres sont charmants; votre façon de les donner est plus aimable encore; vous feriez chérir le despotisme. Ce n'est pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de ne plus être votre esclave", qui répond à Merteuil, lettre 2: "Revenez, mon cher Vicomte, revenez [...]: vous devriez venir, avec empressement, prendre mes ordres à genoux"), la variété de ses déclinaisons (voir le tableau des Concordances des 38 occ. ci-dessous) la met au premier plan des stratégies mobilisées, même si le mot n'atteint pas le seuil minimal de l'écart réduit qui le rendrait statistiquement spécifique:

N.B.: La première attestation en contexte "je n'étais pas le maître, et je me suis soumis" relève du domaine littéraire et du genre de la préface; il s'agit en substance pour le "Rédacteur" de se présenter, non comme "l'Auteur" d'un "Ouvrage" romanesque, mais comme le dépositaire d'une "correspondance" à trier et ordonner pour publication, selon l'autorisation des "personnes à qui elle était parvenue", et qui sont des personnages du roman épistolaire, ayant le statut privilégié de destinateurs et/ou destinataires (ce passage de la lettre 169 de Danceny entrecoupée du commentaire du Rédacteur est à ce sujet éloquente: "N'en croyez pas mes discours mais lisez, si vous en avez le courage, la correspondance que je dépose entre vos mains [C'est de cette correspondance, de celle remise pareillement à la mort de Mme de Tourvel, et des Lettres confiées aussi à Mme de Rosemonde par Mme de Volanges qu'on a formé le présent Recueil, dont les originaux subsistent entre les mains des héritiers de Mme de Rosemonde.]. La quantité de Lettres qui s'y trouvent en original paraît rendre authentiques celles dont il n'existe que des copies." Sur les crochets interrupteurs et l'indéfini ON qui s'y exprime, cf. infra). Bref, sa perte de pouvoir va de pair avec la négation du fictif et de l'apocryphe pour étayer le topos de l'illusion réaliste - qu'un Jacques le Fataliste s'ingéniait à dénoncer quelques années auparavant. Plus généralement, on note que la prééminence logique du discours, de par la situation épistolaire interlocutive, n'empêche pas de timides apparitions du récit, le premier étant effectué par Valmont (lettre 6) : "J'ai tenu dans mes bras cette femme modeste [...] mais, dès que je me fus emparé d'elle, par une adroite gaucherie, nos bras s'enlacèrent mutuellement." Néanmoins il demeure englué dans la subjectivité, comme l'indiquent aussi ces passés simples succédant au passé composé initial.

Revenons aux tableaux des Spécificités. Ils présentent en outre l'avantage d'être une visualisation synthétique

(a) De l'inversion dialectique globale, opposant
- en S1 la douce musique estivale, avec l'euphorie de la paire "harpe" + "chanter" de Cécile ("J'étudie beaucoup mon chant et ma harpe; il me semble que je les aime mieux depuis que je n'ai plus de Maîtres, ou plutôt c'est que j'en ai un meilleur, M. le Chevalier Danceny"), corollaires du "plaisir" (la première lettre de Valmont s'ouvre sur cette déclaration à sa complice: "je ne me rappelle jamais sans plaisir le temps où vous m'honoriez de noms plus doux") et de l'inchoatif "j'allais" (lui-même participant du plaisir de la narration mise en scène: cf. au final: "J'allais fermer ma Lettre, quand un homme de ma connaissance est venu me voir, et m'a raconté la cruelle scène", lettre 173), sous des plumes essentiellement féminines
- à l'hiver négatif final: cf. en S4 "mort, malade, médecin, regret, état" (mots réclamant leur mise en relation mutuelle, attestée, tels "état de la malade" ou "le Médecin m'apprenait le triste événement de la mort de M. de Valmont", où l'on voit le lien de l'aspect cessatif dysphorique avec le masculin), ainsi que le pic de "humiliation" + "trahi" + "tromp-" (83 occ.) + "vengeance" (celle qui résultera de la découverte de Valmont, lettre 44: "Vous n'imaginez pas quel tissu d'horreurs l'infernale Mégère [Mme de Volanges] a écrit sur mon compte. C'est elle, elle seule, qui a troublé la sécurité de cette femme angélique [Mme de Tourvel]; c'est par ses conseils, par ses avis pernicieux, que je me vois forcé de m'éloigner; c'est à elle enfin que l'on me sacrifie. Ah! sans doute il faut séduire sa fille: mais ce n'est pas assez, il faut la perdre; et puisque l'âge de cette maudite femme la met à l'abri de mes coups, il faut la frapper dans l'objet de ses affections"). Mais aussi ce petit détail futile et réaliste des "rideaux" du lit de la léthargique Tourvel, laquelle est systématiquement dénommée "notre malheureuse amie" (8 occ.) dans les lettres compatissantes de Mme de Volanges, et dont la "santé" (pic en S3) est sujette aux altérations. Autre confirmation, le lemme du verbe "souffrir" crédité de 53 occurrences dominantes en S3 et S4, de même que les 58 du radical et dérivés "doul-(eur-/oureu-)" ou les 50 de "affli-" (cf. Cécile, aveugle quant à la stratégie de médisance de la Marquise concernant Gercourt, lettre 39: "elle ne voulait pas me le dire pour ne pas m'affliger", ou culpabilisant au lendemain de son viol, dans la lettre 97 qui débute ainsi : "Ah! mon Dieu, Madame, que je suis affligée! que je suis malheureuse! Qui me consolera dans mes peines? qui me conseillera dans l'embarras où je me trouve?" Chagrin se répercutant sur la mère, Mme de Volanges, lettre 98: "Je suis bien réellement affligée". On verra que cela résulte de l'épisode de la clef de la chambre, autour duquel se densifient les emplois, notamment lettre 89 quand Valmont se plaint que Cécile ne l'utilise pas, "je n'ai pu la décider à s'en servir. J'en suis d'autant plus affligé", ce qui engendre le reproche de Danceny à Cécile, lettre 93 : "je ne puis vous dissimuler combien j'ai été affligé en apprenant de Valmont le peu de confiance que vous continuez à avoir en lui", succédant au dilemme du Chevalier, lettre 92 : "si je lui laisse voir mes soupçons, ils la chagrineront peut-être; et s'ils sont injustes, me pardonnerais-je de l'avoir affligée?" Car elle lui en avait déjà fait grief, lettre 82 : "que votre Lettre m'a fait de peine! [...] je suis plus affligée qu'avant de l'avoir reçue". Même si le Vicomte se montre mufle envers la Présidente lettre 138: "Je pris donc un parti violent; et sous un prétexte assez léger je laissai là ma Belle, toute surprise et sans doute encore plus affligée", elle ne perce pas son jeu et lui écrit avec cette précaution oratoire, lettre 90: "ma volonté n'est pas de vous affliger!" Sincérité naïve qui tranche avec l'hypocrisie de la Marquise, se plaignant auprès de Mme de Volanges de la scène de Prévan, lettre 87: "j'aurais peut-être évité cet éclat qui m'afflige". Quant à la "mortelle affliction" de la tante à l'annonce de la mort du neveu (lettre 164) ou la "vive affliction" de la mère Volanges devant la retraite définitive de sa fille (lettre 170), elles montrent que tous les scripteurs passent par ce sentiment, d'autant plus perceptible pour le lecteur qu'il s'exprime par répétitions proches). Sans doute cet état dysphorique des victimes féminines résulte-t-il de l'opportunisme initial du prédateur dont un indice majeur est fourni par les 67 occurrences de "occasion-", dominantes pour la plupart en S1 et S2 (lettre 23: "j'y allai; mais la clef était en dedans. Je me gardai bien de frapper; c'eût été lui fournir l'occasion d'une résistance trop facile"; notons à propos de l'instrument du secret et de l'espionnage par la serrure, que la Présidente harcelée utilise son acception abstraite dans la même lettre: "vous trouverez la clef de ma conduite dans un caractère malheureusement trop facile").

(b) De la répartition dans chacune des 4 parties du roman des personnages secondaires crédités d'un certain nombre d'occurrences lisibles dans les colonnes de chiffres; en S2 essentiellement: 63 pour Prévan, victime déshonorée par la Marquise, associé aux 16 occ. de "la Maréchale", 13 pour Vressac et pour "la Vicomtesse", couple exclusivement apparu dans la lettre 71 de Valmont (mais les 13 occ. du Chevalier de Belleroche, autre amant éconduit de la Marquise et rival de Prévan, ne sont pas statistiquement significatives); en S3: 18 pour Julie (qui a pour femme de chambre et "Maîtresse" Mme de Tourvel), 38 pour Gercourt (auteur d'une seule lettre, 111, dont l'éloignement à "Bastia, ce 10 octobre" permet la concrétisation du plan de Mme de Merteuil, qu'elle exposait lettre 20: "Quant à la petite Volanges, je suis souvent tentée d'en faire mon élève; c'est un service que j'ai envie de rendre à Gercourt. Il me laisse du temps, puisque le voilà en Corse jusqu'au mois d'octobre"), 12 pour le syntagme "à Sophie Carnay", exclusivement destinataire-confidente de Cécile (c'est au "motif" avoué par le Rédacteur du superflu pour "l'intelligence des événements" qu'ont été supprimées "toutes les Lettres de Sophie Carnay", lit-on lettre 7; il va de soi qu'une telle suppression prétendue accrédite l'illusion de la réalité de ces Lettres, prétexte qui évite à Laclos de les créer...), et dont la mention est limitée à S1 et S2: sa disparition intéresse la tactique et la dialectique.

Toujours en S2 on note la corrélation insistante de "trois" et "triple": pic localisé dans la lettre 79 de Valmont qui narre l'histoire du triple projet amoureux simultané de Prévan pour dissuader, en vain, la Marquise: "Voilà l'histoire de Prévan; c'est à vous de voir si vous voulez ajouter à sa gloire, et vous atteler à son char de triomphe". En dehors de cet épisode, "époux" (pic en S3, avec 6 occ. en tout, alors que "mari", en dépit de ses 34 occ., est statistiquement ignoré, à la différence de "amant" dont l'écart réduit est positif sur l'ensemble du roman avec 54 occ.) équivaut de nouveau à l'échec du couple (cf. par exemple la lettre 104 où Merteuil prévient Mme de Volanges du danger pour sa fille: "était-ce à moi à me choisir un époux, quand je ne connaissais rien de l' état du mariage? [...] Chacun des deux époux croit cependant que l'autre seul a changé, et que lui vaut toujours ce qu'un moment d'erreur l'avait fait apprécier. Le charme qu'il n'éprouve plus, il s'étonne de ne le plus faire naître ; il en est humilié: la vanité blessée aigrit les esprits, augmente les torts, produit l'humeur, enfante la haine ; et de frivoles plaisirs sont payés enfin par de longues infortunes").

Notons que le titre de respect "Madame" est partagé par 3 épistolières, "de Rosemonde, de Volanges, de Tourvel" (dont la droiture les distingue de "Madame de Merteuil" (38 occ.) qui n'a de noble que la particule), alors que "Monsieur", bien moins fréquent malgré le pic en S3 (le mot présente dans les Lettres persanes un déficit sur la globalité du roman, cf. graphique infra), n'est pas associé à un patronyme, ce qui rend plus difficile l'identification de l'acteur ainsi désigné. Roman de la féminité dominante d'ailleurs, même si "femme(s)" n'est crédité que d'un écart réduit modeste (+ 7), puisque, outre la dominance quantitative de "mère-" (69 occ.) sur "père-" (10 occ., dont 8 religieuses, avec majuscule initiale), seuls "Vicomte, Valmont, Chevalier" viennent s'immiscer dans les vocables féminins, sur l'ensemble du roman:

Au contraire dans les Lettres persanes, le pluriel "femmes" associé au sérail - cf. "tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse", ou "nos femmes sont trop à nous", par rapport à la liberté dont elles jouissent en Europe - est excédentaire (cf. graphique infra), tandis que "homme(s)" n'y a qu'un écart réduit modeste (+ 10); en revanche le pluriel "hommes" accuse un déficit dans les Liaisons (ci-dessus), où il est souvent indexé à l'isotopie /désillusion/: "si les hommes sont tels que vous le dites, il faut les fuir, ils sont haïssables" (lettre 132).
En sorte que thématique et statistique s'unissent pour opposer les deux vocables dans les deux romans.

Là où le logiciel donne une vue dispersée du lexique, l'activité interprétative rassemble. Illustrons ce droit de suite de la relation sémantique à partir des spécificités de S3. On y découvre par exemple "écolière" et un peu plus bas "pupille" (écart réduit de + 3); entre les deux synonymes (renvoyant à la même mineure Cécile), le possessif "votre". Quel rapport objectera-t-on? Or en comparant les contextes, il apparaît que "mon écolière", paraphrasée ci-dessus par "mon élève", équivaut à "votre pupille" (9 occ.), syntagme récurrent après "votre fille" (11 occ.) et "votre Lettre" (15 occ.). Ce constat ouvre une piste thématique, relative au point de vue sur "la petite Volanges" (30 occ. de ce syntagme attestées dans le discours des deux roués): isotopie /protection familiale/ ("votre/ma fille") quand le regard maternel est impliqué dans l'interlocution vs /prédation/ ("la/une/sa fille"), en tant qu'objet de convoitise des roués. Le sémantisme du possessif se trouve ainsi problématisé. Ajoutons que cette dernière isotopie est liée à la dense /duplicité/ (+ /culpabilité/: "coupable-" est crédité de 18 occurrences, "faute-" de 56, "indulgen-" de 58) qui indexe aussi bien le "mystère" (pic en S2) que la "clef" de la chambre de Cécile (une autre clef, de son secrétaire, est attestée dès la première lettre, avant de dévoiler la correspondance coupable avec Danceny, lettre 61), centrale en S3 par son pic statistique lors de l'épisode du viol (cf. la préméditation par Valmont, lettre 84: "Je crois avoir remarqué que la clef de la porte de votre Chambre, qui donne sur le corridor, est toujours sur la cheminée de votre Maman. Tout deviendrait facile avec cette clef, vous devez bien le sentir; [...] Une fois maîtres de la clef, il nous restera quelques précautions à prendre contre le bruit de la porte et de la serrure: mais elles sont bien faciles. Vous trouverez, sous la même armoire où j'avais mis votre papier, de l'huile et une plume." Cécile, toujours culpabilisante, après un refus poli à Valmont, lettre 88: "je n'ai pas osé cependant faire ce que vous me proposez. Premièrement, c'est trop dangereux; cette clef que vous voulez que je mette à la place de l'autre lui ressemble bien assez à la vérité: mais pourtant, il ne laisse pas d'y avoir encore de la différence, et Maman regarde à tout, et s'aperçoit de tout",
finit par donner son accord d'abord à Danceny, lequel ne se doute toujours pas qu'il est manipulé, lettre 94: "Qu'est-ce que j'ai donc fait pour vous tant fâcher? Je n'ai pas osé prendre une clef, parce que je craignais que Maman ne s'en aperçût, et que cela ne me causât encore du chagrin, et à vous aussi à cause de moi; et puis encore, parce qu'il me semble que c'est mal fait. Mais ce n'était que M. de Valmont qui m'en avait parlé; je ne pouvais pas savoir si vous le vouliez ou non, puisque vous n'en saviez rien. A présent que je sais que vous le désirez, est-ce que je refuse de la prendre, cette clef? je la prendrai dès demain", ensuite à Valmont, lettre 95: "Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien avoir la bonté de me remettre cette clef que vous m'aviez donnée pour mettre à la place de l'autre; puisque tout le monde le veut, il faut bien que j'y consente aussi. [...] Pour ce qui est de la clef, vous pouvez être tranquille; j'ai bien retenu tout ce que vous me recommandiez dans votre Lettre. Cependant, si vous l'avez encore, et que vous vouliez me la donner en même temps, je vous promets que j'y ferai bien attention." Par comparaison avec les lettres 96 et 97, rétrospectives, adressées à un tiers, le lecteur prend conscience de la différence d'état d'esprit qui les distingue de ces messages préparatoires, anticipatifs et adressés aux exécutants. Du côté du séducteur: avant: humilité vs après: fierté du triomphe; du côté de la victime: avant: résistance lucide, confiance amoureuse vs honte d'une défense trop passive; du côté de l'amoureux transi: avant: désespoir; de telles modalisations psychologiques motivent l'insistance répétitive sur le sésame). Le mot "clef", ainsi que "serrure" connexe, n'est d'ailleurs plus attesté après la lettre 97 où la jeune victime confie son malheur à la Marquise; il en va de même de son lieu corollaire, "château" - hormis pour situer les lettres in fine. On sait qu'avec Mme de Tourvel, elle est l'une des proies de Valmont, dont "l'argent" (pic en S3) sert à soudoyer, notamment ce "portier" (pic en S4) des Volanges mère et fille revenues à la Ville (lettre 133), dont la complicité favorise les "communications" clandestines amoureuses (y compris avec Danceny, comme le voudrait Cécile, lettre 156). Episode de la clef qui n'a pas de conséquences immédiates sur "la petite Volanges", toujours amoureuse de Danceny; en revanche la transformation de ce dernier en meurtrier de Valmont, ajouté au décès de Mme de Tourvel, la traumatisent. La mère désemparée se perd en supputations, d'abord lettre 165: "Je vous quitte et vais passer chez ma fille, qui est un peu indisposée. En apprenant de moi, ce matin, cette mort si prompte de deux personnes de sa connaissance, elle s'est trouvée mal, et je l'ai fait mettre au lit. J'espère cependant que cette légère incommodité n'aura pas de suite." Ensuite 170: "Je crains que la mort de Mme de Tourvel et celle de M. de Valmont n'aient trop affecté cette jeune tête. Quelque respect que j'aie pour la vocation religieuse, je ne verrais pas sans peine, et même sans crainte, ma fille embrasser cet état." Enfin 173: " Je vous ai mandé que ma fille s'était trouvée mal à la nouvelle du malheur arrivé à M. de Valmont; peut-être cette sensibilité avait-elle seulement pour objet l'idée des risques que M. Danceny avait courus dans ce combat. Quand depuis elle a tant pleuré en apprenant tout ce qu'on disait de Madame de Merteuil, peut-être ce que j'ai cru la douleur et l'amitié n'était que l'effet de la jalousie, ou du regret de trouver son Amant infidèle." Mais celle qui détient des certitudes en ce finale, et qui garde preuves et vérité par devers elle, Mme de Rosemonde, refuse de répondre aux interrogations angoissées de la mère - "de quel voile effrayant vous enveloppez le sort de ma fille! et vous paraissez craindre que je ne tente de le soulever! Que me cache-t-il donc qui puisse affliger davantage le cœur d'une mère, que les affreux soupçons auxquels vous me livrez?" - autrement que par un "silence" définitif et un conseil: "Je vous invite à ne pas vous opposer à la vocation qu'elle montre [...] sans chercher d'inutiles et d'affligeantes lumières". Précisément cet aboutissement au mot "vocation" (pic en S4) figure non seulement un échec mondain du mariage par le retour à la situation initale où Cécile sortait de chez les Ursulines, mais aussi un parallélisme avec la Prude et Dévote Tourvel, qui partage avec elle les vocables "incommodité" (non feinte) et enfermement "à clef" supra (lettre 23), outre le lieu retiré, connu de Valmont (lettre 144): "elle s'était fait conduire au Couvent de [...]. Assurément, c'est se mettre en règle. Le Couvent est le véritable asile d'une veuve". A la menace, finalement réalisée, que la mère Volanges laissait planer sur sa fille en s'adressant ainsi à Danceny (lettre 62): "Je vous préviens que si vous faites à l'avenir la moindre tentative pour entretenir ma fille dans l'égarement où vous l'avez plongée, une retraite austère et éternelle la soustraira à vos poursuites" - sans se douter de la manipulation par la Marquise (lettre 63): "elle a pensé rompre tous nos projets, par le parti qu'elle avait pris de faire rentrer sa fille au Couvent: mais j'ai paré ce coup; et je l'ai engagée à en faire seulement la menace, dans le cas où Danceny continuerait ses poursuites" - répond la décision ultime du Chevalier qui s'inflige une retraite similaire (lettre 174): "je pars pour Malte: j'irai y faire avec plaisir, et y garder religieusement, des vœux qui me sépareront d'un monde dont, si jeune encore, j'ai déjà eu tant à me plaindre." Confirmation des craintes initiales de "la petite Volanges" (lettre 7): "C'est bien dommage qu'il soit Chevalier de Malte! Il me semble que s'il se mariait, sa femme serait bien heureuse", après un démenti passager lu dans un courrier qu'intercepte la Marquise, persiflant (lettre 51): "Il lui explique enfin qu'il n'est pas Moine comme la petite le croyait; et c'est, sans contredit, ce qu'il fait de mieux: car, pour faire tant que de se livrer à l'Amour Monastique, assurément MM. les Chevaliers de Malte ne mériteraient pas la préférence. [...] [Le lecteur a dû deviner depuis longtemps, par les mœurs de Mme de Merteuil, combien peu elle respectait la Religion.]" Cette mention du Rédacteur s'éclaire plus tard par la digression autobiographique de la Marquise (lettre 81): "je cherchais à deviner l'amour et ses plaisirs: mais n'ayant jamais été au Couvent, n'ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère vigilante, je n'avais que des idées vagues [...] Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet, sans me compromettre, était mon Confesseur. Aussitôt je pris mon parti; je surmontai ma petite honte; et me vantant d'une faute que je n'avais pas commise, je m'accusai d'avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut mon expression; mais en parlant ainsi je ne savais en vérité quelle idée j'exprimais. Mon espoir ne fut ni tout à fait trompé, ni entièrement rempli, la crainte de me trahir m'empêchait de m'éclairer: mais le bon Père me fit le mal si grand que j'en conclus que le plaisir devait être extrême; et au désir de le connaître succéda celui de le goûter." Or cette appartenance à une même thématique religieuse d'acteurs différents (Cécile et la Présidente ont aussi "Confesseur") ne repose pas ici sur des reprises lexicales. On mesure ainsi la limite de l'approche lexicométrique dans l'étude de la textualité.

Clef, portier, mystère, actions "dérobées" (le verbe est employé dix fois) impliquent une culture de la discrétion. Or l'ostentation par la présence mondaine aux spectacles dont témoignent les vocables "souper" ou "réputation" (pics en S2), n'empêche pas la dissimulation des stratégies amoureuses (cf. le jeu sur le paraître qui culmine dans cet extrait de la lettre 79 de Valmont: "Chacune des femmes pourtant se croyait encore seule en jeu. Leur étonnement et leur embarras augmentèrent, quand, au moment du souper, les trois couples se réunirent; mais la confusion fut au comble, quand Prévan, qui reparut au milieu de tous, eut la cruauté de faire aux trois infidèles des excuses, qui, en livrant leur secret, leur apprenaient entièrement jusqu'à quel point elles avaient été jouées").

L'évolution des pronoms ne manque pas non plus d'intérêt. Si le tableau des spécificités globales, sur l'ensemble du roman, fait apparaître une concurrence statistique entre la première personne du singulier, respectivement "je, me, ma, j'ai, moi", et la seconde du pluriel et/ou de politesse "vous, votre, vos, avez" (alors que par comparaison générique, la Nouvelle Héloïse présente la concurrence entre le groupe "tu, te, ton, toi" et "vous, votre"; ce dernier étant non significatif dans les Lettres persanes, où d'ailleurs le groupe "tu, te, tes" se situe loin derrière la troisième personne "ils, elles"), en revanche le tableau des spécificités locales, concernant les parties du roman, témoigne d'une tout autre complexité. En effet, à la relation egocentrée qui se manifeste en S1 avec "me, [j']allais, [je] fus" (cf. la première lettre, rédigée par la jeune Cécile: "voilà bien du temps, si j'avais quelque chose à te dire! Mais on ne m'a encore parlé de rien; et sans les apprêts que je vois faire, et la quantité d'Ouvrières qui viennent toutes pour moi, je croirais qu'on ne songe pas à me marier") succède en S2 la dominance de la troisième personne (notamment fondée sur le présentatif "ce fut... qui/que...", qui n'empêche pas de parler de soi; cf. ci-dessus le soulignement de la lettre 81). Mais c'est le passage du vouvoiement en S3 ("votre, [vous] aimez, mandez") au tutoiement en S4 ("tu, te, toi, ton", auxiliaire "as") qui est caractéristique. Le changement n'a évidemment de sens qu'en fonction de l'interlocuteur et de la relation qui l'unit au scripteur. En ce finale, si Cécile par exemple continue de vouvoyer Danceny, sans qu'une modification soit encore motivée par des actes irréversibles, l'interpellation à la seconde personne du singulier, elle, se justifie par la prise de conscience de la traîtrise des roués, notamment
- chez la Présidente Tourvel s'adressant à celui qui la rend malade, au physique comme au moral, alias Valmont (d'après Mme de Volanges, lettre 160) dans la lettre 161, dictée à la femme de chambre, en raison d'une perte d'autonomie - cette présentation épistolaire perturbée est en soi indexée à l'isotopie /pathologie/. Le tutoiement de passion dévastatrice, bref moment de lucidité, y laisse aussitôt la place au constant vouvoiement de distanciation: "Etre cruel et malfaisant, ne te lasseras-tu point de me persécuter? [...] Laisse-moi donc, cruel! quelle nouvelle fureur t'anime? Crains-tu qu'un sentiment doux ne pénètre jusqu'à mon âme? Tu redoubles mes tourments; tu me forces de te haïr. Oh! que la haine est douloureuse! comme elle corrode le cœur qui la distille! Pourquoi me persécutez-vous? que pouvez-vous encore avoir à me dire? ne m'avez-vous pas mise dans l'impossibilité de vous écouter, comme de vous répondre? N'attendez plus rien de moi. Adieu, Monsieur."
- Et chez le Chevalier Danceny, dont l'oscillation traduit l'évolution de sa relation avec Merteuil: "Ô vous, que j'aime! ô toi, que j'adore! ô vous, qui avez commencé mon bonheur! ô toi, qui l'as comblé! Amie sensible, tendre Amante, pourquoi le souvenir de ta douleur vient-il troubler le charme que j'éprouve? Ah! madame, calmez-vous, c'est l'amitié qui vous le demande. Ô mon amie, sois heureuse, c'est la prière de l'amour." Toujours dans cette lettre 148, l'expression de son idéalisme: "Ainsi que moi, ma tendre amie, tu éprouvais, sans le connaître, ce charme impérieux qui livrait nos âmes aux douces impressions de la tendresse: et tous deux nous n'avons reconnu l'Amour qu'en sortant de l'ivresse où ce Dieu nous avait plongés" ne l'empêche pas de réitérer la formule "ma tendre amie" par laquelle il s'adressait Cécile, aux lettres 65 et 72, qui n'est donc pas unique pour lui, comme il le suggérait pourtant: "Je donnerais ma vie pour vous rendre heureuse!"
Ajoutons que le pic en S4 repose, outre sur ces lettres 148, 150, 161, sur la 141, dans laquelle Merteuil en insère une pour Valmont, miroir à peine déformant de la fin de leur relation, et où, écrit-elle, "un homme de ma connaissance s'était empêtré, comme vous, d'une femme qui lui faisait peu d'honneur. [...] Elle lui fit donc parvenir sans aucun autre avis la Lettre qui suit, comme un remède dont l'usage pourrait être utile à son mal. [...] Il suit de là que depuis quelque temps je t'ai trompée: mais aussi, ton impitoyable tendresse m'y forçait en quelque sorte! Ce n'est pas ma faute. Aujourd'hui, une femme que j'aime éperdument exige que je te sacrifie. Ce n'est pas ma faute." Cette mise en scène de la parole fictive de l'Amant permet par délégation à la Marquise de tutoyer pour la première fois le Vicomte.
En conclusion, l'enjeu de ces marques de l'énonciation représentée, qui relève de la dialogique, réside dans le fait qu'elle ne requiert pas un traitement à part. Pronoms et autres traces de la subjectivité étant appréhendés comme toute autre unité, les approches lexicométrique et thématique convergent vers une unification de l'objet d'étude.

Avant que n'intervienne une inversion dialectique par l'échec final du couple de "roués" (mot paradoxalement très rare dans le roman), mort violente en duel de Valmont au bois de Vincennes (lettre 163) et perte du procès de Merteuil qui la ruine et l'oblige à fuir en Hollande (lettre ultime), leur désir d'emprise se traduisait en S2 par les actes de "(coup, instant, moment) décisif" ou "j'obtins" (le lemme du verbe "obtenir" est dominant en S1 et S2), mais aussi par ceux inhérents à la prise de parole publique. Cf. pour exemple, la lettre 76 de Valmont à Merteuil: "Prévan a surtout le talent très utile d'occuper beaucoup de son amour, par l'adresse qu'il a d'en parler dans le cercle, et devant tout le monde, en se servant de la première conversation qu'il trouve. Il est peu de femmes qui se sauvent alors du piège d'y répondre, parce que toutes ayant des prétentions à la finesse, aucune ne veut perdre l'occasion d'en montrer. [...] la Comtesse de P, tout en se croyant bien fine, et ayant l'air en effet, pour tout ce qui n'était pas instruit, de tenir une conversation générale, nous raconta dans le plus grand détail, et comme quoi elle s'était rendue à Prévan, et tout ce qui s'était passé entre eux. [...] après m'être assuré qu'une conversation assez vive nous sauvait des remarques du cercle, je tâchai d'obtenir de ses yeux qu'ils parlassent franchement leur langage."

Outre cette dernière citation, passons en revue les 9 autres occurrences de ce mot (ayant aujourd'hui pour synonymes propos, discours, voire traduction) qui montre la primauté du niveau métalinguistique chez les scripteurs de cette fiction épistolaire:

- "Ce langage vous étonne, n'est-il pas vrai? Mais depuis huit jours, je n'en entends, je n'en parle pas d'autre; et c'est pour m'y perfectionner, que je me vois forcé de vous désobéir. (lettre 4, de Valmont à Merteuil)
- ce qui eût été bien facile, en n'employant, avec elle, que le langage de la douceur et de l'amitié; et en donnant aux conseils de la raison, l'air et le ton de la tendresse indulgente. (lettre 63, de Merteuil à Valmont)
- Quittez donc un langage que je ne puis ni ne veux entendre; renoncez à un sentiment qui m'offense et m'effraie, et auquel, peut-être, vous devriez être moins attaché en songeant qu'il est l'obstacle qui nous sépare. (lettre 67, de Tourvel à Valmont)
- Plusieurs personnes ne s'étant pas remises au jeu l'après-souper, la conversation fut plus générale et moins intéressante: mais nos yeux parlèrent beaucoup. Je dis nos yeux: je devrais dire les siens; car les miens n'eurent qu'un langage, celui de la surprise. (lettre 85, de Merteuil à Valmont)
- Cependant, qui fut jamais plus respectueux et plus soumis que moi? Déjà, vous le voyez, je m'observe dans mon langage; je ne me permets plus ces noms si doux, si chers à mon cœur, et qu'il ne cesse de vous donner en secret. (lettre 91, de Valmont à Merteuil)
- C'était toujours, à la vérité, son amitié qui répondait à mon amour: mais ce langage de convention ne changeait pas le fond des choses; (lettre 99, de Valmont à Tourvel)
- J'occupe mon loisir [...] à composer une espèce de catéchisme de débauche, à l'usage de mon écolière. Je m'amuse à n'y rien nommer que par le mot technique; et je ris d'avance de l'intéressante conversation que cela doit fournir entre elle et Gercourt la première nuit de leur mariage. Rien n'est plus plaisant que l'ingénuité avec laquelle elle se sert déjà du peu qu'elle sait de cette langue! elle n'imagine pas qu'on puisse parler autrement. Cette enfant est réellement séduisante! Ce contraste de la candeur naïve avec le langage de l'effronterie ne laisse pas de faire de l'effet; et, je ne sais pourquoi, il n'y a plus que les choses bizarres qui me plaisent." (lettre 110, de Valmont à Merteuil)
- Enfin, lettre 121, de Merteuil à Danceny, faussement prude et critique stylistique: "J'ai reçu votre Lettre, mon trop jeune ami; mais avant de vous remercier, il faut que je vous gronde, et je vous préviens que si vous ne vous corrigez pas, vous n'aurez plus de réponse de moi. Quittez donc, si vous m'en croyez, ce ton de cajolerie, qui n'est plus que du jargon, dès qu'il n'est pas l'expression * de l'amour. Est-ce donc là le style de l'amitié? non, mon ami, chaque sentiment a son langage qui lui convient; et se servir d'un autre, c'est déguiser la pensée que l'on exprime. Je sais bien que nos petites femmes n'entendent rien de ce qu'on peut leur dire, s'il n'est traduit, en quelque sorte, dans ce jargon d'usage; mais je croyais mériter, je l'avoue, que vous me distinguassiez d'elles. [...] Quelle pitié! et ces femmes, à qui il manque toujours d'être moi, vous trouvez peut-être aussi que cela manque à votre Cécile! voilà pourtant où conduit un langage qui, par l'abus qu'on en fait aujourd'hui, est encore au-dessous du jargon des compliments, et ne devient plus qu'un simple protocole, auquel on ne croit pas davantage qu'au très humble serviteur!")
Une autre expression ne manque pas de piquant sous la plume de Valmont, qui méprise les propos successifs de la Présidente, du Chevalier et de sa pupille : "Il faudra pourtant feindre de croire à tout ce radotage, et se fatiguer de désespoir, parce qu'il plaît à Madame de jouer la rigueur!" (Lettre 25); "Apprenez-moi, si vous savez, ce que signifie ce radotage de Danceny. Qu'est-il donc arrivé, et qu'est-ce qu'il a perdu?" (Lettre 59); "je l'ai décidée à en écrire une autre sous ma dictée; où, en imitant du mieux que j'ai pu son petit radotage, j'ai tâché de nourrir l'amour du jeune homme par un espoir plus certain" (Lettre 115).

* Notons qu'en dépit de ses 30 occurrences, ce terme "expression" est statistiquement ignoré, de même que les 20 de "phrase-", comme cette occurrence dans la lettre 4 de Valmont, vantant la naïveté sincère de la Présidente: "Elle ne sait pas couvrir le vide d'une phrase par un sourire étudié", ou celle de la lettre 153, scellant la brouille définitive de Valmont & Merteuil, chacun des deux reprochant à l'autre son "empire" (notons les 35 occ. du mot), dont il abuse (42 occ. de "abus-"): "le moindre obstacle mis de votre part sera pris de la mienne pour une véritable déclaration de guerre: vous voyez que la réponse que je vous demande n'exige ni longues ni belles phrases. Deux mots suffisent." Réponse au bas: "Hé bien! la guerre." (écho au "Hé bien! la mort!" lancé par Valmont à Tourvel, et rapporté à Merteuil).
N.B.: Etudiant un passage de la lettre 81 de la Marquise, De Boissieu & Garagnon dans leurs Commentaires stylistiques (Sedes, 1987, p. 208), mesurent l'importance de deux métaphores, militaire et théâtrale : cette "écriture féministe [...] ne fait qu'emprunter aux stéréotypes de la virilité (la guerre) et du paraître social (le théâtre)".

Concernant l'établissement de la cohésion thématico-narrative, il convient de déceler les fausses pistes: par exemple les "talents" en S2 ("de feindre et de comédien") sont ceux de la séduction coupable, non innocemment musicaux de la "harpe" et de "chanter" en S1, exclusivement caractéristiques de Cécile (innocente, en S1). Autre fausse piste: la répartition de "mal" (pic en S1) vs "bien" (pic en S3) ne traduit évidemment pas une moralisation du roman, mais requiert une désambiguïsation en contexte, surtout quand il s'agit de fausses oxymores (cf. les isotopies génériques /éducation/: "est-ce que ce serait bien mal de lui répondre de temps en temps?" ou /pathologie/: "On m'a dit que vous vous étiez trouvée bien mal, et je suis inquiète de votre santé").

Deuxième point intéressant le rapport au genre épistolaire, moraliste, comme on a vu déjà que l'étaient les Lettres persanes, 60 ans plus tôt, avec un regard décalé et exotique, à l'orientalisme sensible dès la toponymie: "Ispahan, Smyrne, Perse". Autre comparaison possible: elles sont plus religieuses avec "prophète" et "chrétiens", et monarchistes avec "Etat", "lois" et les 111 occ. de "prince" vs 2 seulement dans les Liaisons; inversement ici 203 occ. de la chaîne "-comte-" vs 2 seulement dans les Lettres persanes. Opposition corollaire: scripteur masculin pour le roman politique orientalisant vs féminin pour le roman d'amour non exotique.

Par la commande Liste, il apparaît que non seulement "écrit/écrire/écriture", mais "lettre-" dominent en S1 (ce que confirme le lemme du verbe "lire", crédité de 106 occ., dominant en S1, S2, S4) , indices révélateurs du genre. De même pour le pic de "dire" (665 occ. sur S1 et S2), "parler" (231 occ. sur S1 et S2), dans une présence paradoxale de l'oral (le lemme "causer" ne peut être retenu de par son homonymie avec l'acception provoquer).

D'ailleurs "Ouvrage" (13 occurrences sur les 42 ont la majuscule en S1, une en S4, cette quatorzième se situant dans le dernier paragraphe du roman) sert à présenter de façon métalinguistique le "Recueil" (11 occ.) de "Lettres" (116 occ.), dans l'avant-propos (procédé absent des Lettres persanes). Cette unité sémiotique qu'est la majuscule, est diacritique dans le contexte de ce mot, puisqu'elle distingue de l'acception ouvrage, travail, action (elle sert à aussi à distinguer "Victoire", la femme de chambre de la Marquise, de sa conception guerrière de l'amour, faussement idéaliste, provoquant Valmont, lettre 20: "Venez donc, venez au plus tôt m'apporter le gage de votre triomphe: semblable à nos preux Chevaliers qui venaient déposer aux pieds de leur Dame les fruits brillants de leur victoire").
Elle est comparable aux [crochets] - ou, dans des éditions différentes de celle retenue par le texte numérisé d'Hyperbase, au symbole de notes de bas de page. En effet, avec leurs 50 occ. dominant en S1 et S2 (cette quantité leur donne corps, à tel point que Ch. Dantzig dans son article de Dictionnaire égoïste, 2005, consacré à ce roman propose d'étudier ces notes pour elles-mêmes, tant elles sont raffinées), ils constituent eux aussi une marque dialogique dans la mesure où ils embrayent sur la parole du Rédacteur dans sa préface, par de fréquentes intrusions interrompant le cours de certaines lettres. C'est ainsi qu'entre ces crochets on remarque qu'après avoir ouvertement utilisé JE à l'incipit (entretenant l'illusion réaliste: "j'ai tâché de ne conserver en effet que les Lettres qui m'ont paru nécessaires, soit à l'intelligence des événements, soit au développement des caractères. Si l'on ajoute à ce léger travail, celui de replacer par ordre les Lettres que j'ai laissées subsister, ordre pour lequel j'ai même presque toujours suivi celui des dates, et enfin quelques notes courtes et rares, et qui, pour la plupart, n'ont d'autre objet que d'indiquer la source de quelques citations, ou de motiver quelques-uns des retranchements que je me suis permis, on saura toute la part que j'ai eue à cet Ouvrage."), il se fait au fil des lettres plus impersonnel en se désignant par l'indéfini ON (pic en S4; par exemple dans la lettre 154: "[C'est parce qu'on n'a rien trouvé dans la suite de cette Correspondance qui pût résoudre ce doute, qu'on a pris le parti de supprimer la Lettre de M. de Valmont]"), comme l'est aussi l'Editeur, préférant le NOUS dans sa note finale (qui débute ainsi: "[Des raisons particulières et des considérations que nous nous ferons toujours un devoir de respecter nous forcent de nous arrêter ici. [...]"). Et quel que soit le prétendu effet de réel des interventions du Rédacteur, il est battu en brèche par l'Editeur, affirmant, dès son avertissement liminaire, que ces lettres relèvent de la fiction ("Nous croyons devoir prévenir le Public, que, malgré le titre de cet Ouvrage et ce qu'en dit le Rédacteur dans sa Préface, nous ne garantissons pas l'authenticité de ce Recueil, et que nous avons même de fortes raisons de penser que ce n'est qu'un Roman." Cette polyphonie contradictoire de deux instances se substitue au traditionnel entretien entre Auteur et Critique, tel celui de la postface de la Nouvelle Héloïse où, Rousseau se fait ainsi rudoyer: "R.: vous jugez ce que vous avez lu comme un Roman. Ce n'en est point un; vous l'avez dit vous-même. C'est un Recueil de Lettres. N.: Qui ne sont point des Lettres; je crois l'avoir dit aussi. Quel style épistolaire! qu'il est guindé! Que d'exclamations! que d'apprêts! quelle emphase pour ne dire que des choses communes! quels grands mots pour de petits raisonnements! Rarement du sens, de la justesse; jamais ni finesse, ni force, ni profondeur. Une diction toujours dans les nues, et des pensées qui rampent toujours. Si vos personnages sont dans la nature, avouez que leur style est peu naturel? R.: Je conviens que, dans le point de vue où vous êtes, il doit vous paraître ainsi.")
La fonction métalinguistique littéraire se manifeste aussi par le terme de "correspondance", attesté 32 fois, indifféremment par le Rédacteur et les acteurs de l'intrigue, et par le hapax "épistolaire" employé par Valmont (de même qu'il évoque les "Romans", ses "Mémoires" ainsi que le "Lecteur incrédule"), associé au thème de la falsification, lettre 142: "Ma foi, ma belle amie, je ne sais si j'ai mal lu ou mal entendu, et votre Lettre, et l'histoire que vous m'y faites, et le petit modèle épistolaire qui y était compris. Ce que je puis vous dire, c'est que ce dernier m'a paru original et propre à faire de l'effet: aussi je l'ai copié tout simplement, et tout simplement encore je l'ai envoyé à la céleste Présidente. Je n'ai pas perdu un moment, car la tendre missive a été expédiée dès hier au soir."

La graphie, en tant que signe diacritique, a une autre portée dialogique: en effet le passage des minuscules dans le corps de la lettre aux majuscules dans l'en-tête témoigne d'un changement de statut narratif de certains acteurs féminins. Que ce soit Cécile (comme le montre le tableau ci-dessus) ou Mme de Rosemonde, toutes deux évoluent respectivement du poste d'objet de discours, passif, à celui de destinatrice ou inversement de destinataire, ayant en tout cas une influence, ce qui est somme toute normal pour celle dont le neveu Valmont est le principal protagoniste et scripteur (cela s'observe grâce à la commande Concordance: sur les 71 occ. de "Rosemonde", celles qui se situent dans S3 et S4 font dominer les capitales d'en-tête). Ajoutons que l'expression utilisée par ce "cher Bertrand", dévoué "homme d'affaires" de Valmont, pour informer la tante du décès de ce dernier, dans les lettres 163 et 166 (en S4), est l'affectif "M. votre neveu" (4 occ.), paraphrasé ibid. par "M. le Vicomte" (3 occ.), lesquelles se distinguent ainsi de la froide tournure "M. de Valmont" (56 occ.). Quant à l'unique "M. le Vicomte de Valmont", elle se trouve dans la seule lettre anonyme (167), précisément située après celle de Bertrand, qui plus est datée du même jour (et lieu), et évoquant le même motif de la menace judiciaire, bref autant d'indices permettant au lecteur de percer à jour l'identité du destinateur. La vraisemblance - sur cette notion, cf. infra - d'une telle identification repose sur des concordances implicites, lesquelles contribuent à la saveur du roman épistolaire. En revanche, si l'intégrale "Monsieur le Vicomte" est réservée au Père Anselme (lettre 123), son unique occurrence sous la plume de la marquise de Merteuil relève de l'ironie, quand elle feint de parler en tant que "votre servante", par une "complaisance" (S1) servile que motive le dépit à l'égard de son complice, qu'elle apostrophait sans ambages par des "Adieu, Vicomte" (12 occ.), des "croyez-moi, Vicomte" (4 occ.), "En vérité, Vicomte" (4 occ.), voire "mon cher Vicomte" (6 occ.), formule partagée par Danceny, lorsque leurs relations ne s'étaient pas encore dégradées. De tels distinguos affectant ces formules qu'on pourrait croire innocemment identiques participent de la différenciation des acteurs de l'intrigue, occasionnellement scripteurs. La différenciation peut être prétexte à polémique, comme lorsque la Marquise indexe son destinataire à l'isotopie /duplicité/ (cf. lettre 141: "Parlez-moi vrai; vous faites-vous illusion à vous-même, ou cherchez-vous à me tromper? la différence entre vos discours et vos actions ne me laisse de choix qu'entre ces deux sentiments: lequel est le véritable?"), couplée à une inversion évaluative temporalisée (lettre 152, la dernière avant la rupture définitive): "Au vrai, vous accepter tel que vous vous montrez aujourd'hui, ce serait vous faire une infidélité réelle. Ce ne serait pas là renouer avec mon ancien Amant; ce serait en prendre un nouveau, et qui ne vaut pas l'autre à beaucoup près. Je n'ai pas assez oublié le premier pour m'y tromper ainsi. Le Valmont que j'aimais était charmant. Je veux bien convenir même que je n'ai pas rencontré d'homme plus aimable. Ah! je vous en prie, Vicomte, si vous le retrouvez, amenez-le-moi; celui-là sera toujours bien reçu. Prévenez-le cependant que, dans aucun cas, ce ne serait ni pour aujourd'hui ni pour demain. Son Menechme lui a fait un peu tort; et en me pressant trop, je craindrais de m'y tromper; ou bien, peut-être ai-je donné parole à Danceny pour ces deux jours-là?" Cette opposition entre le nom (substantivé, 3° pers.: Le Valmont) mélioratif passé et le titre (Vicomte, 2° pers.) péjoratif actuel entre dans la stratégie argumentative, indexée à /duplicité/, de la Marquise. Venant d'avouer à demi mot sa tromperie avec le Chevalier, elle veut à la fois une réconciliation apparente ("renouer" avec le passé) et une mise à distance réelle (présente et future) avec le Vicomte, dont elle se venge, sans doute de l'avoir prise en flagrant délit (lettre précédente, 151): "Sans doute, Marquise, que vous ne me croyez pas assez peu d'usage pour penser que j'aie pu prendre le change sur le tête-à-tête où je vous ai trouvée ce soir, et sur l'étonnant hasard qui avait conduit Danceny chez vous! Ce n'est pas que votre physionomie exercée n'ait su prendre à merveille l'expression du calme et de la sérénité, ni que vous vous soyez trahie par aucune de ces phrases qui quelquefois échappent au trouble ou au repentir. Je conviens même encore que vos regards dociles vous ont parfaitement servie; et que s'ils avaient su se faire croire aussi bien que se faire entendre, loin que j'eusse pris ou conservé le moindre soupçon, je n'aurais pas douté un moment du chagrin extrême que vous causait ce tiers importun. Mais, pour ne pas déployer en vain d'aussi grands talents, pour en obtenir le succès que vous vous en promettiez, pour produire enfin l'illusion que vous cherchiez à faire naître, il fallait donc auparavant former votre Amant novice avec plus de soin. Puisque vous commencez à faire des éducations, apprenez à vos élèves à ne pas rougir et se déconcerter à la moindre plaisanterie [...] Alors vous pourrez les faire paraître dans vos exercices publics, sans que leur conduite fasse tort à leur sage institutrice et moi-même, trop heureux de concourir à votre célébrité, je vous promets de faire et de publier les programmes de ce nouveau collège. Mais jusque-là je m'étonne, je l'avoue, que ce soit moi que vous ayez entrepris de traiter comme un écolier." L'isotopie générique /éducation/, empreinte d'ironie, sert finalement à rappeler la volonté de domination de la Maîtresse, celle qui maîtrise non seulement tout le jeu sémiotique des apparences mondaines, mais ses deux prétendants amoureux, dont le plus âgé veut le rôle d'expert ayant dévoilé son triple jeu, au détriment du "jeune écolier qui n'a encore ni usage ni consistance", auquel Valmont précisément reprochera les "agréments d'une femme parfaitement usagée", c'est-à-dire Merteuil (lettre 155).

Troisième point concernant les phraséologies: par exemple l'épithète "dernière" (pic en S4) est la plus fréquente à précéder "lettre", ce qui est cohérent par rapport au genre épistolaire, qui requiert un repérage au cours de l'échange (rappel associé aux isotopies /embarras/ + /duplicité/ dans la prose de Valmont: "Comment répondre, Madame, à votre dernière Lettre?"). De même l'épithète "mauvaises" (11 occ.) est systématiquement antéposée soit à "mœurs" soit à "raisons" selon le topos de la dualité du cœur et de l'esprit (non activé dans les Lettres persanes, qui marque à ce sujet une divergence).

Corollaire des 59 occurrences de "pardon-", citons une autre formule d'appel aux épithètes diverses et variées, "ma belle/bonne/chère/charmante/digne/indulgente/respectable/tendre amie", trop fréquente (par rapport à la Nouvelle Héloïse, par exemple) pour laisser le lecteur insensible sur le sort de ceux (Danceny, Tourvel) qui implorent l'affection de leur destinataire féminin. La récurrence du syntagme est d'autant plus perceptible qu'il est très souvent précédé de "Adieu," dans une formule de politesse ainsi clausulaire. D'ailleurs, "Adieu", massif dans les Liaisons avec 146 occ. (sur 175 lettres), est rare dans les Lettres persanes avec 19 occ. (sur 161 lettres), roman auquel est d'ailleurs étrangère cette autre formule conclusive "J'ai l'honneur d'être/de vous..." (plus largement la phraséologie autour de "l'honneur de") très prisée des Liaisons. Au bon sentiment d'adresse affiché, les scripteurs persans préfèrent se quitter sur des mots moins mielleux et plus durs, parmi lesquels le radical et dérivés de "indign-", par exemple dans: "il suffit qu'un homme ait été assez heureux pour voir l'auguste visage de son prince, pour qu'il cesse d'être indigne de vivre".

Concernant les variables syntaxiques d'un roman à l'autre, on remarque que "voyage" (pic en S3) est systématiquement précédé du démonstratif CE chez Laclos, du possessif MON/SON chez Montesquieu. Inversement, "connaissance" (pic en S4) est régulièrement précédé du possessif "ma/sa/votre", en concurrence avec "sans" qui implique une acception pathologique ("M. le Vicomte était sans connaissance. Il n'a pu recevoir que l'Extrême-Onction; et la cérémonie était à peine achevée qu'il a rendu son dernier soupir"). On constate aussi que contrairement aux Lettres persanes, "aventure-" (51 occ.) est préférentiellement au singulier pour l'acception amoureuse (surtout sous la plume de Valmont: "L'aventure, par elle-même, est bien peu de chose; ce n'est qu'un réchauffé avec la Vicomtesse de M…"). De même que les "ennemi(e)s" sont nombreuses et anonymes, contrairement aux Liaisons où le mot est au singulier et identifié. Notons cependant des convergences lexicales remarquables, car chacun des 2 romans comporte (a) 5 occurrences de "funeste", (b) le même hapax "babil-" (du général philosophique: "l'éloge va se placer comme de lui-même dans leur babil éternel" au particulier réaliste: "elle a babillé une heure avec moi, sans me dire un mot qui ait le sens commun"; (c) le radical "affreu-" crédité dans chacun des deux romans d'environ 20 occurrences, dominantes au dernier chapitre, ce qui indique un même finale.

Pour en revenir aux spécificités telles qu'elles apparaissent dans les graphiques, on note que la forme "vis" (pic en S2) est systématiquement insérée dans la locution "vis-à-vis" (du face à face amoureux ou du tiers impliqué, lettre 66: "je n'ai pas besoin de vous recommander le secret, vis-à-vis de Mme de Volanges, sur mon projet de Campagne; elle aurait bientôt celui de rester à la Ville"), moins fréquemment dans le syntagme verbal de témoignage "je vis" qui domine exclusivement dans les Lettres persanes (avec 17 occ. contre 9, constat visuel qui n'a évidemment pas la même portée dans le témoignage que porte un étranger sur la vie française). Les deux types d'emplois se trouvent réunis par exemple dans ce passage d'une confidence de Cécile à Sophie, Lettre 18: "Je vis bien, à son air, qu'il ne se doutait de rien. Mais au retour, oh! comme il était content! En posant ma harpe vis-à-vis de moi, il se plaça de façon que Maman ne pouvait voir, et il prit ma main qu'il serra, mais d'une façon!"
Cf. encore "exécuter" (pic en S2), indissociable des deux compléments "ordres" ou "projets". De même le grammème "chez" (pic en S2), sera préférentiellement suivi de deux pronoms personnels, "moi" (34 occ.; la Marquise domine ainsi pour évoquer son domicile) et "elle" (30 occ.), ce qui traduit une mise au premier plan de la paire sémique /locatif/ + /féminité/.

D'autre part, un adverbe comme "(tout) simplement" (pic en S4) caractérise le style de narrateurs prétendant à l'absence de manières ("laissez-vous attendre tout simplement"), de scrupules (cf. supra la falsification, lettre 142), la franchise ("je dis simplement ce qui est"), voire l'indifférence ("aussi sans m'occuper [...] je suivais simplement la grande route des consolations"). On gagnera à le comparer aux contextes de "sûrement", bien plus fréquent (46 occ.), l'autre adverbe dominant, comme l'épithète "sûre" (47 occ.), cette fois sur l'ensemble du roman. S'ils veulent afficher la certitude du scripteur, ils en trahissent le trouble, notamment amoureux chez la jeune Cécile, dont elle faisait part à sa confidente, lettres 16 et 18: "je suis aussi bien embarrassée; car sûrement il ne faut pas que je réponde à cette Lettre-là. [...] Je suis sûre que si tu étais à ma place, tu ferais comme moi. Sûrement, en général, on ne doit pas répondre. [...] Sûrement, tu ne peux pas dire qu'il y ait du mal à cela; [...] Si c'était pour quelque chose de mal, sûrement je ne le ferais pas. [...] et puis je suis sûre que [...]" L'accumulation pesante trahit le tic stylistique. Ajoutons que comme l'adverbe, la locution "sans doute" (91 occ.) témoigne d'un lien naturel oral dans le style épistolaire (cf. Valmont, lettre 91: "Sans doute, s'il faut choisir entre votre malheur et le mien, c'est à moi à me sacrifier"). Cela répond à l'incertitude du "pourquoi" (pic en S3) dont les 68 occ. (24 seulement dans les Lettres persanes) témoignent d'une recherche de causes psychologiques ("heureusement elle ne m'a pas demandé pourquoi j'étais si malheureuse, car je n'aurais su que lui dire", confie encore Cécile à propos de sa mère, lettre 97, celle-là même où on lit sa contradiction: "Je ne sais pas comment cela se faisait: sûrement, je n'aime pas M. de Valmont, bien au contraire; et il y avait des moments où j'étais comme si je l'aimais…"). On voit par là comment les marques de la subjectivité épistolaire bénéficient d'un traitement égal à celui de tout autre unité lexicométrique.

Sans prétendre que certains vocables permettent l'identification stylistique des scripteurs, on relève des corrélations, tel "complaisance" (S1) qui domine sous la plume de Cécile et Mme de Tourvel. Plus simplement ils caractérisent certains protagonistes en apparaissant systématiquement dans les mêmes qu'eux, tel "séduit" (pic en S1) logiquement associée au séducteur Valmont. Les grammèmes sont tout autant révélateurs; ainsi l'auxiliaire "fus" (pic en S1) de première personne est très utilisé par Valmont pour rapporter ses exploits à la Marquise, à la différence de "fut" (pic en S2). Ajoutons que c'est seulement par la commande Liste qu'on découvre le pic en S1 du radical "prêch-" et ses dérivés, dont 7 des 9 occurrences au total se trouvent sous la plume ironique de Valmont, concernant bien sûr sa "Dévote" (Merteuil fait aussi preuve de cynisme lorsqu'elle écrit, à propos de sa jeune élève, lettre 38: "Je l'ai beaucoup prêchée sur la fidélité conjugale; rien n'égale ma sévérité sur ce point").

Quatrième point intéressant le rapport du local au global: ce marqueur clausulaire qu'est la négation par adverbe (cf. F. Calas, Commentaire stylistique de la lettre CLXXV, L'information grammaticale n° 81, 1999), trouve confirmation à travers le pic de NI que signale le logiciel en S4. Cet indice grammatical peut être rapporté au climat de privation qui imprègne la dernière partie. Clausulaire alors moins à l'échelle de la lettre qu'à celle du roman dans son entier. En témoignent aussi les 89 occ. de "sacrif-" (vs 12 seulement dans les Lettres persanes qui pourtant se terminent mal), statistiquement dominantes en S4. Reprenons l'exemple du menechme ci-dessus: "ce ne serait ni pour aujourd'hui ni pour demain", soit une concordance de la double négation avec le sacrifice du Vicomte actuel au Valmont d'hier.

Si la réitération est essentielle au repérage du fait stylistique, le logiciel permet d'attribuer un contenu thématique à ces segments répétés (dans un passage du quantitatif au qualitatif) en les donnant dans leur contexte. Tel le syntagme énonciatif "Hé bien!": il n'est pas systématiquement un "facteur de relance et d'agression" (cf. E. Bordas, La phrase nominale, fait de style chez Laclos, L'information grammaticale n° 79, 1998, p. 22), et sur les 22 occurrences au total, massées en S4 et S3 (vs 13 de "Eh bien!" en S2 et S1), la première montre plutôt une prise de parole sur la défensive de la part de Mme de Tourvel face aux avances de Valmont (lettre 26: "vous me demandez de guider vos démarches, de dicter vos discours! Hé bien, Monsieur, le silence et l'oubli, voilà les conseils qu'il me convient de vous donner, comme à vous de les suivre"). De même, cette exclamation sous la plume du romantique Danceny déclarant sa flamme à Cécile n'a rien d'agressif (lettre 65: "Quelles peines un moment si doux ne ferait-il pas oublier? Hé bien! j'ai l'espoir de le voir naître").
Au passage, la modalisation de type énonciatif s'intègre dans la thématique de l'énoncé. On ne nie pas ici la parlure, la mimesis de l'oral, mais elle participe des isotopies qui garantissent la cohésion sémantique textuelle. Ce rythme de la coupure spontanée due à ces "mots du discours" qui semblent dépourvus de contenu, n'échappe pas à la continuité thématique. En témoigne encore ce renvoi de Merteuil, précisé par le Rédacteur, à un propos de la pupille censé démontrer l'échec des manœuvres de Valmont; aussi la situation interlocutive d'un "Je ne sais pas si vous vous en êtes aperçu, mais moi j'en ai la preuve dans la dernière Lettre qu'elle m'a écrite [Voyez la Lettre CIX]" participe-t-elle des isotopies afférentes /provocation/, /réprobation/ (la Marquise ne lui avoue pas que le rapprochement de Cécile avec Danceny constitue pour elle une rivalité amoureuse).

Relativement à la fonction topicale (globale) du titre du roman, il est intéressant de constater que le Vicomte en est le porte-parole (localement), au sein de propos qui le dénoncent. Ainsi, à sa proie Tourvel qui ne perce pas sa duplicité quand elle se confie ainsi: "je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l'ennemi de la vertu. M. de Valmont n'est peut-être qu'un exemple de plus du danger des liaisons" (lettre 22), répond sa destinataire Mme de Volanges, plus lucide sur sa stratégie: "Quand il ne serait, comme vous le dites, qu'un exemple du danger des liaisons, en serait-il moins lui-même une liaison dangereuse?" (lettre 32). La mère a beau être consciente de cette menace concernant aussi sa famille par la délation d'un couple innocent due à la Marquise (lettre 63): "J'allai le soir même chez Mme de Volanges, et, suivant mon projet, je lui fis confidence que je me croyais sûre qu'il existait entre sa fille et Danceny une liaison dangereuse. Cette femme, si clairvoyante contre vous, était aveuglée au point qu'elle me répondit d'abord qu'à coup sûr je me trompais; que sa fille était un enfant, etc.", elle a beau informer Danceny de son exclusion (lettre 62) "Après avoir abusé, Monsieur, de la confiance d'une mère et de l'innocence d'un enfant, vous ne serez pas surpris, sans doute, de ne plus être reçu dans une maison [...]", elle ne peut que laisser libre cours à son amertume devant les dégâts, dans la dernière lettre (175) dont elle est l'auteur: "Quelle fatalité s'est donc répandue autour de moi depuis quelque temps, et m'a frappée dans les objets les plus chers! Ma fille, et mon amie! Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse!" Laquelle fut effectivement provoquée par le couple machiavélique des roués. Bref, l'avertissement par lettres n'a pas suffi à protéger les victimes.
Dernière remarque lexicométrique, les 83 occ. du radical et dérivés "dang-" culminent en S3 (répartis globalement dans chacune des 4 parties, ils sont statistiquement excédentaires dans la troisième), ce qui tend à confirmer l'inversion dialectique supra.

Enfin, un dernier point mérite l'approfondissement. A maintes reprises on a évoqué l'illusion réaliste, inhérente au genre même du roman épistolaire qui masque la fiction par la véracité apparente du contenu et du style des lettres. Si la catégorie du vraisemblable agite les débats littéraires depuis le XVIIe s., les 13 occurrences de la chaîne "vraisembla-" des Liaisons, même si elles ne constituent pas un pic statistique, prouvent que la question taraude au moins les personnages dans leur diversité, et n'est donc pas démodée en cette fin XVIIIe s. Mais avant de les passer en revue, par ordre chronologique, revenons sur l'article de Genette (dans Figures II, 1969) consacré à ce concept qui semble ouvrir le monde clos du roman à la référence au réel et reposer le problème de la mimesis. Comme il l'écrivait justement, "il faut partir, comme d'une donnée fondamentale, de cet arbitraire du récit, qui fascinait et repoussait Valéry, de cette liberté vertigineuse qu'a le récit, d'abord, d'adopter à chaque pas telle ou telle orientation [: arbitraire fonctionnel, dans ce premier cas] [...]; ensuite de s'arrêter sur place et de se dilater par l'adjonction de telle circonstance, information, indice, calalyse (pour reprendre la terminologie du Barthes de l'Introduction à l'analyse structurale des récits, Communications, 8, 1966) : arbitraire d'expansion" dans ce second cas. Il faut toutefois observer que cette liberté, en fait, n'est pas infinie, et que le possible de chaque instant est soumis à un certain nombre de restrictions combinatoires très comparables à celles qu'impose la correction syntaxique et sémantique d'une phrase : le récit aussi a ses critères de grammaticalité qui font par exemple qu'après l'énoncé La marquise sortit sa voiture et... on attendra plutôt : (a) sortit pour faire une promenade que (b) se mit au lit" (1969, pp. 92-3). Passage célèbre - dans le sillage de l'homologie posée par Barthes, art. cit. : "le récit est une grande phrase", la linguistique fournissant ses modèles à la narratologie - qui appelle un commentaire : si l'enchaînement (a) est dit vraisemblable et (b) invraisemblable, "la différence, conclut Genette (p. 99), ne dépend que d'un jugement [...] extérieur au texte, et éminemment variable : selon l'heure et le lieu". Il l'expliquait quelques pages auparavant, à propos de la querelle du Cid et de l'affaire de la Princesse de Clèves : "Le récit vraisemblable est donc un récit dont les actions répondent, comme autant d'applications ou de cas particuliers, à un corps de maximes reçues commes vraies par le public auquel il s'adresse; mais ces maximes, du fait même qu'elles sont admises, restent le plus souvent implicites" (p. 76). En d'autres termes, empruntés à S/Z, le code des actions - mais aussi des caractères - est régi par le code culturel, en tant qu'émanation de la doxa, aisément repérable chez Balzac. Dernière phase de la démonstration : "La manière dont les deux extrémités représentés ici par le récit vraisemblable le plus docile (a) et par le récit non vraisemblable le plus libéré (b) se rejoignent dans un même mutisme à l'égard des mobiles et des maximes de l'action, là trop évidents, ici trop obscurs pour être exposés, induit naturellement à supposer [...] l'entre-deux. [...] Un tel récit devrait alors chercher à se donner la transparence qui lui manque en multipliant les citations, en suppléant à tout propos les maximes, ignorées du public, capables de rendre compte de la conduite de ses personnages et de l'enchaînement de ses intrigues, bref en inventant ses propres poncifs et en simulant de toutes pièces et pour les besoins de la cause un vraisemblable artificiel [...]; il s'agit évidemment du récit balzacien" (pp. 78-9), lequel se trouve alors envahi par "le discours explicatif et moraliste [...]; tout se passe comme si Balzac, conscient et inquiet de cette compromettante liberté, avait tenté de la dissimuler en multipliant un peu au hasard les parce que, les car, les donc, toutes ces motivations [...], et dont l'abondance suspecte ne fait pour nous que souligner, en fin de compte, ce qu'elles voudraient masquer : l'arbitraire du récit" (p. 85). On obtient ainsi la troisième voie du récit dit motivé : (c) "La marquise sa voiture et se mit au lit, car elle était fort capricieuse (motivation restreinte), ou encore ... car, comme toutes les marquises, elle était fort capricieuse (motivation généralisante)" (p. 99). La question du vraisemblable se trouve ainsi posée en termes d'économie (p. 92) textuelle, narrative et thématique, où chaque élément est soit "un profit" (les fonctions seules) soit "un coût" (les motivations), et au sein de laquelle la logique du récit implique, à partir de sa totalité et de son "immanence", "la détermination des moyens par les fins, et, pour parler plus brutalement, des causes par les effets". Ajoutons que si "la motivation est donc l'apparence et l'alibi causaliste que se donne la détermination finaliste qui est la règle de la fiction : le parce que chargé de faire oublier le pour quoi? [...] M. de Clèves ne meurt pas parce que son gentilhomme se conduit comme un sot, mais le gentilhomme se conduit comme un sot pour que M. de Clèves meure" (pp. 94, 97; autre "détermination rétrograde", l'axiome du post hoc, ergo propter hoc, "ce qui vient après paraissant causé par ce qui est avant", dont parlait Barthes, 1966, art. cit., va dans le même sens), elle contribue à l'illusion réaliste au même titre que le récit vraisemblable non motivé, mais conforme à une doxa implicite. Quelle est alors de ces deux voies, celle(s) qu'emprunte préférentiellement notre roman épistolaire ?

Reprenons l'exemple de
la clef de la chambre de Cécile : il est intéressant par l'enjeu de son non-dit. Elle relève, dans la structure narrative, de la fonction qui se laisse dénommer acquisition de l'instrument de déshonneur et qui constitue une triple tromperie relative aux trois axes du roman qui régissent la thématique de la jeune fille : le sacrifice de celle-ci au projet libertin de Valmont (lettre 66: "comme, pour mon compte, j'ai aussi à me venger de la mère, je me réserve en ce cas de déshonorer la fille"), la désobéissance à la volonté maternelle, la trahison du désir amoureux pour Danceny (voir résumé infra). Or cette fonction comporte toute une séquence d'actions que suffirait à récapituler le récit effectué par le Vicomte à sa complice, fier de sa victoire (lettre 96) : "Déjà vous cherchez par quel moyen j'ai supplanté si tôt l'amant chéri; [...] Sûr de saisir ma proie si je pouvais la joindre, je n'avais besoin de ruse que pour m'en approcher, et même celle dont je me suis servi ne mérite presque pas ce nom. Je profitai de la première lettre que je reçus de Danceny pour sa Belle [n° 72 plutôt que 65], et après l'en avoir avertie par le signal convenu entre nous [n° 73 et 76], au lieu de mettre mon adresse à la lui rendre, je la mis à n'en pas trouver le moyen: cette impatience que je faisais naître [n° 80], je feignais de la partager, et après avoir causé le mal [n° 82, la dissimulation coûte à Cécile: "Mon Dieu, que je suis malheureuse!"], j'indiquai le remède. La jeune personne habite une chambre dont une porte donne sur le corridor; mais comme de raison, la mère en avait pris la clef [n° 84]. [...] Cependant, le croiriez-vous? l'enfant timide prit peur et refusa [n° 88]. Un autre s'en serait désolé; moi, je n'y vis que l'occasion d'un plaisir plus piquant. J'écrivis à Danceny pour me plaindre de ce refus [n° 89], et je fis si bien que notre étourdi n'eut de cesse qu'il n'eût obtenu, exigé même de sa craintive Maîtresse [n° 93], qu'elle accordât ma demande [n° 94] et se livrât toute à ma discrétion [n° 95]. J'étais bien aise, je l'avoue, d'avoir ainsi changé de rôle, et que le jeune homme fît pour moi ce qu'il comptait que je ferais pour lui [n° 60]." S'ensuit le récit du viol au château, qui clôt la fonction narrative. Loi de Valincour ou de Bouhours, selon Genette (op. cit., 1969, p. 91): La fin doit justifier le moyen; en effet, si invraisemblable que soit cette entremise de Danceny au bénéfice du prédateur, il est nécessaire et suffisant pour que la vengeance s'accomplisse; tout l'art était de l'amener de façon crédible.
Le plaisir qu'offre alors la facture épistolaire réside pour bonne part dans la mise en scène de chacun de ces épisodes. Libre au lecteur de les vérifier, par cette "détermination rétrograde" dont parlait Genette, en se reportant à chacune des lettres qui leur correspondent - comme l'indiquent les renvois entre crochets ci-dessus. Redoublement et concordance de l'information qui contribuent à l'illusion réaliste. Comme avec cet autre récit rétrospectif cette fois de la victime à la lettre suivante (97), où, au-delà de son point de vue ajoutant sa "candeur naïve" au crime, permet d'établir par recoupement la vérité de l'histoire (diégétique): "Vous saurez donc que M. de Valmont, qui m'a remis jusqu'ici les Lettres de M. Danceny, a trouvé tout d'un coup que c'était trop difficile; il a voulu avoir une clef de ma chambre. Je puis bien vous assurer que je ne voulais pas; mais il a été en écrire à Danceny, et Danceny l'a voulu aussi; et moi, ça me fait tant de peine quand je lui refuse quelque chose, surtout depuis mon absence qui le rend si malheureux, que j'ai fini par y consentir. Je ne prévoyais pas le malheur qui en arriverait. Hier, M. de Valmont s'est servi de cette clef pour venir dans ma chambre [...]" En outre, si "un discours ne peut imiter que lui-même" (Genette, Frontières du récit, Communications, 8, 1966), le récit plus détaillé de Valmont ci-dessus - inscrit bien entendu dans son discours à la Marquise - imite le contenu du discours des lettres auxquelles il fait allusion, en opérant une substitution de ton, conforme à sa vision : du dramatique pathétique à la froideur cynique. Or, dans "l'économie" du roman, ce "coût" de la répétition, augmentée des commentaires du Vicomte sur ses intentions que les interlocuteurs naïfs ne pouvaient qu'ignorer, est en quelque sorte compensé par le "profit" de la mimesis au fil de la correspondance, puisqu'il s'agissait à travers elle de vivre progressivement la ruse, jamais éventée dans la situation interlocutive. Cette motivation du récit a ainsi un effet vraisemblabilisant, dont le "naturel" contredit le caractère "artificiel" de la balzacienne. Suivons donc ces discours des protagonistes, notamment à travers la répétition d'un mot qui évite au destinateur de se trahir. Tout commence par l'assurance que représente Valmont pour Danceny (ridiculisé lettre 57: "ce beau héros de Roman [...] m'a juré une amitié sans réserve"), et qui à ce titre l'appelle à l'aide (lettre 60: "vous me secourrez; je n'ai d'espoir qu'en vous"); assurance que les deux hommes exigent de la jeune fille (lettres 72, 73, mais déjà 65 : "A présent, ma Cécile, refuserez-vous votre confiance à un homme qui sera notre ange tutélaire?"), laquelle accepte (lettre 75): "M. de Valmont lui a promis que, si je me laissais conduire, il nous procurerait l'occasion de nous revoir." Danceny la conforte dans cette voie, même s'il commence à douter voire à désespérer (lettre 80) : "Qu'est donc devenue l'amitié active de Valmont? que sont devenus, surtout, vos sentiments si tendres, et qui vous rendaient si ingénieuse pour trouver les moyens de nous voir tous les jours? [...] Valmont me néglige. C'est lui pourtant qui doit m'apprendre quand je pourrai vous voir et par quel moyen." Cécile renvoie la balle à son Chevalier (lettre 82): "comment voulez-vous que je fasse? Si vous croyez que c'est facile, trouvez donc le moyen, je ne demande pas mieux." C'est devant cette impasse et après cette préparation du terrain que Valmont précise son plan à la jeune fille (lettre 84): "A force de m'occuper des moyens d'écarter les obstacles, j'en ai trouvé un dont l'exécution sera aisée, si vous y mettez quelque soin. [...] Il faudrait tâcher d'avoir cette clef pour demain ou après-demain, à l'heure du déjeuner; [...] C'est au surplus le seul moyen de continuer à recevoir les Lettres de Danceny, et à lui faire passer les vôtres; tout autre est réellement trop dangereux, et pourrait vous perdre tous deux sans ressource: aussi ma prudente amitié se reprocherait-elle de les employer davantage." Mais devant les risques la jeune fille refuse poliment et lui propose (lettre 88): "Si vous avez toujours la bonté d'être aussi complaisant que jusqu'ici, vous trouverez toujours bien le moyen de me remettre une Lettre." Enervé par cette résistance inhabituelle à ses instructions, le Vicomte se plaint aussitôt à Danceny (lettre 89) en lui faisant part de son affliction (feinte), mais sans fournir surtout de précisions sur le stratagème pour que le Chevalier ne soupçonne rien : "J'avais trouvé un moyen simple, commode et sûr de lui remettre vos Lettres, et même de faciliter, par la suite, les entrevues que vous désirez: mais je n'ai pu la décider à s'en servir." Danceny déplore ce qu'il prend pour une rupture de Cécile, et persiste dans sa "candeur naïve" (lettre 92): "L'absence est si cruelle, si funeste… et elle a refusé un moyen de me voir! Vous ne me dites pas quel il était; s'il y avait en effet trop de danger, elle sait bien que je ne veux pas qu'elle se risque trop. Mais aussi je connais votre prudence; et pour mon malheur, je ne peux pas ne pas y croire." En d'autres termes, la vraisemblance du silence entourant le moyen en question se justifie en recourant à l'univers de croyance du Chevalier, où le topos de la prudence de son ami active par défaut le sème /sans danger/ de son action, en sorte qu'à ses yeux l'imprécision n'est pas suspecte. Ainsi rassuré mais déçu, il fait part de son affliction et de sa réprobation (lettre 93): "Je n'ose soupçonner votre amour, sans doute aussi vous n'oseriez trahir le mien. Ah! Cécile!… Il est donc vrai que vous avez refusé un moyen de me voir? un moyen simple, commode et sûr [Danceny ne sait pas quel était ce moyen; il répète seulement l'expression de Valmont]? Et c'est ainsi que vous m'aimez? [...] Cécile, Cécile, ayez pitié de moi! Consentez à me voir, prenez-en tous les moyens!" L'astuce de cette intervention du Rédacteur est de suggérer la crédulité de Danceny, sans que son omniscience ne l'incite cependant à en dire davantage sur les visées du Vicomte. L'accord qu'elle finit par donner s'accompagne, mais trop tard pour que Danceny puisse l'empêcher, du dévoilement du moyen (lettre 94; cf. supra): "[...] est-ce que je refuse de la prendre, cette clef?" Avec confirmation immédiate à Valmont (lettre 95; cf. supra): "Pour ce qui est de la clef, vous pouvez être tranquille".
La constante lexicale ne se limite pas à cet épisode. Plus tard et ailleurs dans le roman, le flou continue d'entourer les circonstances de transmission, indexée à l'isotopie /secret/. Au niveau dialogique, il apparaît que le propos du Vicomte tenu au Chevalier (lettre 155): "Depuis mon retour à Paris, je m'occupais des moyens de vous rapprocher de Mlle de Volanges, je vous l'avais promis; [...] Enfin, elle a trouvé le moyen de me faire aussi parvenir jusqu'à elle, et m'a fait promettre de vous rendre le plus tôt possible la Lettre que je joins ici." est de nouveau confirmé par la jeune fille, qui persiste ainsi à l'accréditer (lettre 156): "J'ai trouvé moyen de faire dire à M. de Valmont que j'avais quelque chose à lui dire; et lui, comme il est bien bon ami, il viendra sûrement demain, et je le prierai de vous remettre ma Lettre tout de suite."

Mais revenons aux lexicalisations elles-mêmes du vraisemblable.
- C'est d'abord logiquement la première instance éditoriale, qui, après avoir mis en doute l'authenticité de ce Recueil, au profit de la réalité fictionnelle, critique sa localisation contemporaine. Or par la généralisation d'un angélisme irréaliste (sur le topos Tout homme est bon et vertueux en ce siècle), qui fonderait ainsi un vraisemblable très paradoxal pour le lecteur, l'argument tombe de lui-même; de ce point de vue, non seulement l'objection au Rédacteur n'est pas valide, mais elle jette le discrédit sur celui qui l'a émise, et redonne inversement du crédit à l'adversaire critiqué : "Il nous semble de plus que l'Auteur, qui paraît pourtant avoir cherché la vraisemblance, l'a détruite lui-même et bien maladroitement, par l'époque où il a placé les événements qu'il publie. En effet, plusieurs des personnages qu'il met en scène ont de si mauvaises mœurs, qu'il est impossible de supposer qu'ils aient vécu dans notre siècle; dans ce siècle de philosophie, où les lumières, répandues de toutes parts, ont rendu, comme chacun sait, tous les hommes si honnêtes et toutes les femmes si modestes et si réservées. Notre avis est donc que si les aventures rapportées dans cet Ouvrage ont un fond de vérité, elles n'ont pu arriver que dans d'autres lieux ou dans d'autres temps [...]"

- Dans sa Préface, le Rédacteur, lui, est sur la défensive, et sans rebondir sur l'argutie précédente, ne conteste pas l'opinion suivante, couramment admise (sa seule réponse est le "je me suis soumis" à mes commanditaires, supra): "On m'a objecté que c'étaient les Lettres mêmes qu'on voulait faire connaître, et non pas seulement un Ouvrage fait d'après ces Lettres; qu'il serait autant contre la vraisemblance que contre la vérité, que de huit à dix personnes qui ont concouru à cette correspondance, toutes eussent écrit avec une égale pureté. Et sur ce que j'ai représenté que, loin de là, il n'y en avait au contraire aucune qui n'eût fait des fautes graves [...]"

- Toujours à ce niveau métalinguistique, c'est au tour de Merteuil de prendre l'initiative et de donner une leçon de style à son élève Valmont (lettre 33), dans un plaidoyer pour le pré-romantisme d'un Rousseau contre le classicisme, antithèse qui coïncide avec l'opposition de la spontanéité orale et affective immédiate d'une déclaration face à face, contre l'organisation écrite, lente et réfléchie, que le destinataire lit en l'absence du destinateur : "Mais la véritable école est de vous être laissé aller à écrire. Je vous défie à présent de prévoir où ceci peut vous mener. Par hasard, espérez-vous prouver à cette femme qu'elle doit se rendre? Il me semble que ce ne peut être là qu'une vérité de sentiment, et non de démonstration; et que pour la faire recevoir, il s'agit d'attendrir et non de raisonner; mais à quoi vous servirait d'attendrir par Lettres, puisque vous ne seriez pas là pour en profiter? Quand vos belles phrases produiraient l'ivresse de l'Amour, vous flattez-vous qu'elle soit assez longue pour que la réflexion n'ait pas le temps d'en empêcher l'aveu? Songez donc à celui qu'il faut pour écrire une Lettre, à celui qui se passe avant qu'on la remette; [...] il n'y a rien de si difficile en amour que d'écrire ce qu'on ne sent pas. Je dis écrire d'une façon vraisemblable : ce n'est pas qu'on ne se serve des mêmes mots; mais on ne les arrange pas de même, ou plutôt on les arrange, et cela suffit. Relisez votre Lettre : il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase. Je veux croire que votre Présidente est assez peu formée pour ne s'en pas apercevoir : mais qu'importe? l'effet n'en est pas moins manqué. C'est le défaut des Romans; l'Auteur se bat les flancs pour s'échauffer, et le Lecteur reste froid. Héloïse est le seul qu'on en puisse excepter; [...] le discours moins suivi amène plus aisément cet air de trouble et de désordre, qui est la véritable éloquence de l'amour". Cette rhétorique, et le mouvement littéraire afférent, prouvent combien cette "façon" apparemment naturelle est en réalité hautement culturelle.

- Avant de montrer qu'elle se l'est appliquée à elle-même, cette fois à l'oral, dans les conversations qui ont lieu sur le "grand Théâtre", c'est-à-dire le grand monde, la haute société, où elle recommande l'opacité du discours pour préserver l'obscurité des états d'âme, à l'occasion de son long exposé autobiographique (lettre 81), "où elle fait l'histoire entière de sa vie et de ses principes, et qu'on dit le comble de l'horreur", jugera Mme de Volanges in fine (lettre 168, ci-dessous) : "Quoi qu'on puisse faire, le ton n'est jamais le même, avant ou après le succès. Cette différence n'échappe point à l'observateur attentif et j'ai trouvé moins dangereux de me tromper dans le choix, que de le laisser pénétrer. Je gagne encore par là d'ôter les vraisemblances, sur lesquelles seules on peut nous juger. […] Cependant, si vous eussiez voulu me perdre; quels moyens eussiez-vous trouvés ? de vains discours qui ne laissent aucune trace après eux, que votre réputation même eût aidé à rendre suspects, et une suite de faits sans vraisemblance, dont le récit sincère aurait eu l'air d'un Roman mal tissu. A la vérité, je vous ai depuis livré tous mes secrets : mais vous savez quels intérêts nous unissent [...]". Cette dernière occurrence montre l'antinomie de l'invraisemblable (niveau discursif) pourtant vrai (niveau du vécu). Au cours d'une hypothèse envisageant de façon toujours réaliste le Mal - certes dans un irréel du passé -, la perfide Marquise profite de ce décalage pour protéger sa conduite, les apparences jouant en sa faveur.

- Valmont applique cette leçon à propos de l'épisode de la clef de Cécile, à qui il recommande de soigner ses éventuelles justifications orales, répondant à d'hypothétiques questions maternelles. Cette défense minutieuse fait du "tuteur" de sa "pupille" un avocat cynique, par sa méthode du faux ayant ayant l'apparence du vrai (lettre 84) : "Si pourtant on s'en aperçoit, n'hésitez pas à dire que c'est le Frotteur du Château. Il faudrait, dans ce cas, spécifier le temps, même les discours qu'il vous aura tenus : comme par exemple, qu'il prend ce soin contre la rouille, pour toutes les serrures dont on ne fait pas usage. Car vous sentez qu'il ne serait pas vraisemblable que vous eussiez été témoin de ce tracas sans en demander la cause. Ce sont ces petits détails qui donnent la vraisemblance, et la vraisemblance rend les mensonges sans conséquence, en ôtant le désir de les vérifier." Il lui apprend le comportement doxal de la menteuse intelligente.

- La rivalité sur ce plan est manifeste à la lettre suivante, où la Marquise fait le récit de la perte de sa proie masculine, Prévan. En faisant adhérer ce dernier au scénario qu'elle a mis au point, par une finesse persuasive, on constate que son revirement psychologique ("le moment d'après je ne voulais plus..."), destiné à accréditer la vraisemblance d'un accord arraché avec peine, relève de nouveau d'une hypothèse, exprimée ici à ce qu'il est convenu d'appeler le futur du passé (lettre 85) : "Subjuguée par ces autorités irrécusables, je convins, avec candeur, que j'avais bien un escalier dérobé qui conduisait très près de mon boudoir; que je pouvais y laisser la clef, et qu'il lui serait possible de s'y enfermer, et d'attendre, sans beaucoup de risques, que mes Femmes fussent retirées; et puis, pour donner plus de vraisemblance à mon consentement, le moment d'après je ne voulais plus, je ne revenais à consentir qu'à condition d'une soumission parfaite, d'une sagesse..." On note que dans cette guerre du paraître (la clef de la cachette étant de nouveau emblématique), le vocabulaire recourt au comparant militaire pour la séduction (cf. quelques lignes auparavant : "Je ne doutais pas que Prévan ne profitât de l'espèce de rendez-vous que je venais de lui donner; [...] que l'attaque ne fût vive").

Néanmoins cette championne des apparences trompeuses sombre parfois dans des versions totalement régies par l'invraisemblance (implicite), comme celle qu'elle prodigue à la jeune Volanges, au lendemain de son viol (lettre 105): "il faut convenir pourtant que vous avez manqué votre chef-d'œuvre; c'était de tout dire à votre Maman. Vous aviez si bien commencé! déjà vous vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleurait aussi; quelle scène pathétique! et quel dommage de ne l'avoir pas achevée! Votre tendre mère, toute ravie d'aise, et pour aider à votre vertu, vous aurait cloîtrée, pour toute votre vie; et là vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, sans rivaux et sans péché; vous vous seriez désolée tout à votre aise; et Valmont, à coup sûr, n'aurait pas été troubler votre douleur par de contrariants plaisirs." L'aveu provocateur fût-il osé, la sanction du couvent, si la mère eût survécu à cette vérité vengeresse, n'eût vraisemblablement pas permis la suite de la relation avec le Chevalier de Malte, qui y aurait bien vu un "péché". Quant à la sagesse retrouvée du Vicomte, laissant le couple en paix, le mensonge est trop gros pour pouvoir être crédible, sauf peut-être pour la naïve Cécile, à tel point que le lecteur se demande si la Marquise n'est pas sérieuse dans son reproche contrefactuel à sa destinataire.

- A l'amorce de la quatrième partie, introduite par l'auto-satisfaction de Valmont ("La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu'elle pourrait me résister!"), sa tante Mme de Rosemonde sent avoir vexé la Présidente, à qui elle s'adresse ici (lettre 130), en ayant privilégié son neveu ("mon neveu, que j'avoue aimer peut-être avec faiblesse, et qui réunit en effet beaucoup de qualités louables à beaucoup d'agréments", écrivait-elle dans la lettre 126), au détriment de sa dévote victime, Mme de Tourvel : "Et pourquoi, ma chère Belle, ne voulez-vous plus être ma fille ? pourquoi semblez-vous m'annoncer que toute correspondance va être rompue entre nous ? Est-ce pour me punir de n'avoir pas deviné ce qui était contre toute vraisemblance ? ou me soupçonnez-vous de vous avoir affligée volontairement ?" L'invraisemblable en question fait ici allusion à l'échec de la conversion du neveu que la tante espérait et dont elle le croyait digne.

- Autre victime de Valmont, Cécile est atteinte d'une maladie à la suite de "l'accident" nocturne dont le Vicomte veut "instruire" sa complice (lettre 140) : "sans l'événement imprévu de la nuit dernière, je ne vous écrirais pas du tout. Mais comme celui-là regarde votre Pupille, et que vraisemblablement elle ne sera pas dans le cas de vous en informer elle-même, au moins de quelque temps, je me charge de ce soin." La vraisemblance du comportement à laquelle il croit traduit une méconnaissance de Cécile, laquelle s'était déjà confiée en détail à la Marquise au lendemain de son viol.

- Enfin, les dernières occurrences appartiennent au discours de Mme de Volanges, qui clôt d'ailleurs le roman. Elles ont ainsi une valeur clausulaire. S'adressant ici (lettre 168) à Mme de Rosemonde, la source d'information de la mère de Cécile est le on-dit, apparemment invraisemblable, alors qu'il concorde avec la vérité pour le lecteur (selon un divorce entre modalités épistémique/individuelle et aléthique/collective). Si bien qu'elle demeure dans l'erreur (niant par exemple les turpitudes, avérées; ce n'est qu'à partir de la lettre 170 que ses yeux commenceront à se dessiller, augmentant son chagrin, bien qu'elle continue de tout ignorer du viol de sa fille par Valmont, tenant Danceny pour seul responsable des "égarements" de sa fille, lettre 173), et que son refus des propos anonymes, émanation de la doxa, la conduit à rester optimiste : "Il se répand ici, ma chère et digne amie, sur le compte de Mme de Merteuil, des bruits bien étonnants et bien fâcheux. Assurément, je suis loin d'y croire, et je parierais bien que ce n'est qu'une affreuse calomnie : mais je sais trop combien les méchancetés, même les moins vraisemblables, prennent aisément consistance; et combien l'impression qu'elles laissent s'efface difficilement, pour ne pas être très alarmée de celles-ci, toutes faciles que je les crois à détruire. [...] J'ai heureusement les plus fortes raisons de croire que ces imputations sont aussi fausses qu'odieuses." Et pour mieux s'en persuader, elle répète quelques lignes plus loin : "Mais de quelque part que viennent ces méchancetés, le plus pressé est de les détruire. Elles tomberaient d'elles-mêmes, s'il se trouvait, comme il est vraisemblable, que MM. de Valmont et Danceny ne se fussent point parlé depuis leur malheureuse affaire, et qu'il n'y eût pas eu de papiers remis." Soit une négation de la rumeur dont elle faisait état quelques lignes auparavant, et qui correspond pourtant à la vérité : "on dit que [...] M. de Valmont a joint à ses discours une foule de Lettres, formant une correspondance régulière qu'il entretenait avec elle, et où celle-ci raconte sur elle-même, et dans le style le plus libre, les anecdotes les plus scandaleuses. On ajoute que Danceny, dans sa première indignation, a livré ces Lettres à qui a voulu les voir". Le fait qu'elle ne les possède pas, à la différence de Mme de Rosemonde, ou qu'elle n'ait pas été "témoin oculaire" de ces dons, rend vaine "[s]on impatience de vérifier ces faits" (ibid.). Bref, le vraisemblable est l'ennemi du vrai, pour cette mère sourde à la rumeur. Ne maîtrisant pas, ainsi que sa fille, Danceny et Mme de Rosemonde, le code de cette duplicité, elle ne saurait prétendre au statut d'héroïne - pas plus d'ailleurs que les roués, punis, chaque protagoniste ayant perdu soit quelqu'un soit quelque chose, fût-ce une illusion (cf. la dernière des 56 occurrences du verbe à l'infinitif, autre spécificité lexico-statistique, chez le Chevalier se retirant à Malte: "j'irai enfin chercher à perdre, sous un ciel étranger, l'idée de tant d'horreurs accumulées, et dont le souvenir ne pourrait qu'attrister et flétrir mon âme"). Au niveau métalinguistique, l'Editeur et le Rédacteur eux-mêmes font perdre au lecteur l'illusion du vrai devant cette correspondance prétendument réelle, "confiée" et organisée.


La même commande des SPECIFICITES lexicales excédentaires (vs déficits) sert aussi à comparer les deux romans dans leur globalité (non plus les sections internes). Cette intertextualité générique est un début de constitution de corpus qui rassemblerait aussi au sein de lettres fictives (cf. Calas; Le roman épistolaire, Nathan, 1996) et non fictif, en un florilège traditionnellement appelé groupement de textes, du XVIe au XIXe s., Marot, "Prisonnier, escript au Roy pour sa délivrance", les Lettres portugaises, Les Provinciales, la Correspondance de Mme de Sévigné, la lettre de déclaration "Je vous ai trop aimé..." incluse dans La Princesse de Clèves, La Nouvelle Héloïse précisément citée dans l'épigraphe des Liaisons, Balzac et ses Mémoires de deux jeunes mariées, la correspondance de Flaubert, distincte de la lettre de rupture fictive de Rodolphe dans Madame Bovary, jusqu'à la lettre "Eloigné de vos yeux, Madame..." des Fêtes galantes (Verlaine), ou encore celle de Mallarmé à Zola, le félicitant pour L'Assommoir, "Mon cher confrère..."
L'intertextualité générique ainsi illustrée ne repose en outre que sur un début d'approche linguistique, puisque d'autres points de comparaison, distincts du niveau lexical, pourraient être mis en œuvre.

Après l'élimination du bruit, c'est-à-dire ici des signes les plus fréquents et les moins pertinents ** (ce qui ne veut pas dire asémantiques; sont ainsi exclus les déterminants, auxiliaires conjugués, prépositions, ponctuation et noms propres qui arrivent fortement en tête), restent les données lexicales suivantes, par ordre statistique décroissant, qui tracent des secteurs thématiques distinctifs:

- Liaisons dangereuses: vous, Vicomte, je, amie, Lettre, me, Chevalier, sûrement, Madame, amitié (125 occ.), Marquise, amour (317 occ.), indulgence, adieu, pas, bien, maman, moi, moins, croire, être, si, pourtant, bonheur, sûre, présent, avoir, aventure, plaindre, sentiments, confiance
(on voit bien ici la localisation sentimentale, dans le sillage de la Carte de Tendre, où s'inscrit cette formule conclusive de la lettre 28 que Danceny adresse à Cécile: "Je n'ose plus me flatter d'une réponse; l'Amour l'eût écrite avec empressement, l'amitié avec plaisir, la pitié même avec complaisance: mais la pitié, l'amitié et l'Amour sont également étrangers à votre cœur." Toute une géographie du "cœur et de la sensibilité" (lettre 163), antinomique de la "raison", dont la mère constate l'échec dans les derniers mots du roman.)

- Lettres persanes: sérail, lune, eunuque(s), même, état, prophète, lettre, chrétiens, ils, femmes, lois, esclaves, pays, elles, princes, peuples, religion, avoir, toujours (on constate ici en revanche l'absence de la relation interlocutive épistolaire "vous, je, lettre", ainsi que de la banalité du quotidien des "amie, maman" et titres de noblesse des protagonistes, au profit du contenu subversif auquel ramènent l'orientalisme et l'épreuve du relativisme sur le plan des mœurs et de la politique. Cette opposition frontale entre lettres progressistes vs conservatrices trouve une convergence avec l'opposition d'adverves, dont les fréquences absolues ne sont pourtant guère éloquentes: Lettres persanes, 195 occ. de "toujours" vs 158 de "jamais"; dans les Liaisons, 233 de "jamais" vs 239 de "toujours", alors que leurs pics statistiques sont distinctifs, tel l'excédent de "toujours" dans les premières et de son antonyme dans les secondes: "Jamais je n'eus tant de plaisir en vous écrivant; jamais je ne ressentis, dans cette occupation, une émotion si douce et cependant si vive", lance ainsi le prédateur Valmont à la présidente de Tourvel; pareil idéalisme est partagé cependant par la vingtaine d'occurrences de "toujours" précédé du verbe aimer, comme dans cette déclaration de Danceny à Cécile: "vous que j'aimerai toujours davantage").

** Sur cette contradiction apparente avec la primauté du quantitatif, cf. cet éclaircissement de Rastier (Doxa et lexique en corpus, 2003): "Les traitements linguistiques de corpus s’appuient fréquemment sur la lexicométrie. Née dans les années 1950, elle dérive des théories de l’information - c’est du moins la théorie de l’information qui lui permet d’articuler le qualitatif et le quantitatif, par l’hypothèse qu’un événement rare ou à l’inverse fréquent est plus pertinent qu’un autre. Appuyée sur les théories statistiques (Benzecri), la lexicométrie a accumulé une grande expérience et mis au point d’excellents logiciels (comme l’Hyperbase de Brunet ou le Lexico de Salem). Par la réduction informatique des textes à des ensembles de chaînes de caractères, la lexicométrie connaît certaines limites de fait: (i) aux mots, bien que les textes, moins encore que les phrases, ne soient pas faits de mots. Il importe donc de pouvoir travailler sur des textes balisés, où sont délimitées des unités supérieures, comme les configurations textuelles (dialogues, descriptions, etc.); (ii) en général à l’éventail des fréquences moyennes, car elle privilégie les lexèmes, et les grammèmes occupent en général les fréquences les plus hautes. Mais pour des raisons de poids statistique, elle ne retient pas les lexèmes de basse fréquence." (Je souligne).

Prenons l'exemple de la ponctuation, concernant le problème des (trop) hautes fréquences. Dans le tableau des spécificités internes supra, où les fréquences sont théoriquement plus basses, puisqu'elles ne concernent à chaque fois qu'une des 4 parties du roman, il apparaît que le pic du point d'exclamation en S3 réclamerait le passage en revue des 310 occurrences localisées dans cette section (soit un tiers du total) pour déterminer, le cas échéant, ses affinités thématiques - ou plus largement sémantiques. On voit bien ici que le prix à payer, au niveau quantitatif, est trop élevé pour évaluer le niveau qualitatif des contextes. C'est dans des cas comme celui-ci que l'on peut conclure que trop d'information (logicielle) empêche l'information (interprétative).


Epilogue méthodologique. Finalement, que ce soit à partir des spécificités internes (sections du texte) ou externes (le texte dans son corpus), l'amorce d'une thématique, voire d'un épisode narratif (composante dialectique) ou d'une piste concernant l'énonciation représentée (composante dialogique), telle l'opposition vouvoiement vs tutoiement selon les scripteurs, gagne à se fonder sur des indices lexicaux statistiquement dominants. La complexité herméneutique débute dès lors qu'une option analytique les met en relation mutuelle et les recontextualise (par la commande Concordance). Un des avantages, non des moindres, du concept descriptif d'isotopie, réside dans sa capacité à combattre l'éclatement de cette myriade de mots, en indexant le contenu de ces lexèmes et/ou grammèmes, qui n'appartiennent pas forcément à la même classe générique (par exemple le "faire croire", récurrent, relève de la stratégie de tromperie, soit l'isotopie spécifique /dissimulation/, qui indexe aussi bien le substantif "confiance", par antiphrase, que la certitude affichée (les roués sont l'antithèse du noble Chevalier Danceny, quand il se justifie ainsi, lettre 64: "Le plus sacré de tous les devoirs est de ne jamais trahir la confiance qu'on nous accorde" vs Merteuil, lettre 5: "ce mot de perfide m'a toujours fait plaisir; c'est, après celui de cruelle, le plus doux à l'oreille d'une femme"). Sa densité, dans la lettre 23 de Valmont, est telle qu'elle indexe quasiment chaque mot du paragraphe: "Dans ce moment même, ajoutai-je, mon secret ne m'échappe que par faiblesse. Je m'étais promis de vous le taire ; je me faisais un bonheur de rendre à vos vertus comme à vos appas un hommage pur que vous ignoreriez toujours ; mais, incapable de tromper, quand j'ai sous les yeux l'exemple de la candeur, je n'aurai point à me reprocher avec vous une dissimulation coupable").


Annexe - Résumé du roman par le Dictionnaire des œuvres de langue et littérature françaises:

Le roman est un recueil de lettres, données pour vraies par le rédacteur (Préface) malgré l’ironique démenti de l’éditeur (Avertissement), et ce jeu de voix discordantes, pourtant extérieures à la matière romanesque, est peut-être le premier indice de l’étonnante polyphonie qui va suivre. Au début du roman, deux actions autonomes vont être engagées, qui coïncideront chacune avec un lieu géographique différent. La première répond aux vœux de la marquise de Merteuil, qui exhorte son complice, le vicomte de Valmont, à séduire l’innocente Cécile Volanges au sortir du couvent. Cette entreprise libertine est motivée par le désir qu’a Mme de Merteuil (lettre II) de se venger de son ancien amant, le comte de Gercourt, auquel on destine la petite Cécile pour épouse. Cécile, quant à elle, aime en secret son maître de chant, le chevalier Danceny. Pauvre Cécile! C’est dans cette pâte encore tendre que vont se modeler toutes les figures antagonistes d’un avenir dont elle ne dispose décidément pas: la volonté maternelle (Gercourt), le projet libertin (Valmont), le désir amoureux (Danceny). La seconde action romanesque tient au projet personnel de Valmont, qui désire prouver sa maîtrise libertine: "Voilà ce que j’attaque; voilà l’ennemi digne de moi" (lettre IV), en séduisant une femme (mariée) connue pour sa vertu et sa dévotion, la présidente de Tourvel. Au fil du texte, ces deux actions d’abord juxtaposées vont s’intriquer puis s’unifier. La symétrie des entreprises de Valmont se construit autour d’un personnage central, la marquise de Merteuil, dont il n’est que l’opérateur. C’est dans ce déséquilibre essentiel, malgré une égalité apparente, que le roman va trouver sa véritable dynamique. Leur complicité, empreinte de rivalité, tournera à l’affrontement par personnes interposées. L’ouvrage se divise en quatre parties savamment équilibrées.

La première partie (50 lettres) présente les six correspondants principaux, et réserve l’apparition d’un septième, Mme de Rosemonde, aux parties suivantes. La séduction commence dès que s’établit un commerce épistolaire entre les naïfs et les roués, dans les lettres XII et XIII entre Merteuil et Cécile, puis XXIV et XXVI entre Valmont et Mme de Tourvel. Les deux projets libertins déjà mentionnés se rejoignent quand Valmont découvre que ses menées auprès de la présidente sont contrariées par la mise en garde qu’elle reçoit de Mme de Volanges (XLIV). Une troisième intrigue s’inscrit en filigrane lorsque Valmont témoigne à la marquise son désir de renouer avec elle leur ancienne liaison. Cette première partie s’achève sur un double sursaut moral: Cécile avec Danceny, la présidente avec Valmont, se déterminent à rompre leur liaison... épistolaire.

La deuxième et la troisième partie (37 lettres chacune) voient se mener de front la conquête de la présidente et la perversion de Cécile, toutes deux réunies dans un même lieu (le château de Mme de Rosemonde) pour plus de commodité. Mais alors que la deuxième partie joue sur un effet de suspense narratif, par le jeu de deux digressions, le "réchauffé" de Valmont avec la vicomtesse de M... (LXXI), la séduction et la perte de Prévan par Mme de Merteuil (LXXV et LXXVI), la troisième au contraire connaît une accélération soudaine de l’action: après le viol de Cécile (XCVI), Valmont croit enfin triompher de Mme de Tourvel. Mais celle-ci lui échappe et s’enfuit à Paris (C). Il feint une conversion religieuse, la suit dans la capitale et, par l’intermédiaire de son confesseur, le Père Anselme, obtient un rendez-vous pour lui rendre ses lettres (CXX-CXXIII).

La quatrième partie (51 lettres) s’ouvre sur la défaite de la présidente, que Valmont a su ébranler par une menace de suicide (CXXXV). Vaincue, mais passionnément amoureuse, Mme de Tourvel doit se rendre à l’évidence lorsqu’elle rencontre Valmont à l’Opéra en compagnie d’une courtisane. Mme de Merteuil, qui avait fixé comme prix de leurs retrouvailles la perte de la présidente, se dérobe de nouveau. Elle propose cette fois à Valmont le modèle d’une lettre de rupture qu’elle sait être fatale à la sensible Mme de Tourvel. Valmont s’exécute, et la présidente, au désespoir, sombre dans la folie (CXLVII). Mais la perfide marquise passe avec Danceny la nuit d’amour qu’elle réservait à Valmont (CXLVIII). Alors que celui-ci, soupçonnant quelque infidélité, lui demande des comptes, il ne reçoit pour toute réponse qu’une déclaration de guerre (CLIII). La marquise révèle à Danceny la corruption de Cécile. Danceny provoque le vicomte et le tue en duel. Mme de Tourvel expire en apprenant sa mort (CLXV). Les diverses correspondances, toutes compromettantes, sont déposées chez Mme de Rosemonde par Danceny, qui a pris soin auparavant de publier dans le monde les lettres LXXXI et LXXXV. Cécile doit prendre le voile et Danceny part pour Malte. La marquise de Merteuil, réprouvée par la bonne société, frappée de petite vérole, défigurée, ruinée par la perte d’un procès, prend la route de la Hollande.

Si le dilemme du roman au XVIIIe siècle est d’accepter, dans un souci de réalisme, le risque de trop insister sur les malheurs de la vertu, notre embarras aujourd’hui tient au fait de devoir parer la méchanceté libertine de tous les prestiges de l’intelligence.