Pour une application pédagogique : débat sur le niveau transphrastique
et "trans-linguistique" à partir d'un exemple littéraire


Si tu respectes Molière, il te respecte (M. Boujenah)

Avant d'entamer l'analyse suivante, nous voudrions dire qu'elle trouve son origine dans les documents en annexe qui, loin d'être secondaires, ont provoqué notre réaction sous forme d'exposé didactique le plus concret possible.

Le Malade imaginaireActe II, Scène 1 : Toinette , Cléante

Toinette : Que demandez-vous, Monsieur?
Cléante : Ce que je demande?
Toinette : Ah, ah, c'est vous? Quelle surprise! Que venez-vous faire céans?
Cléante : Savoir ma destinée, parler à l'aimable Angélique, consulter les sentiments de son cœur, et lui demander ses résolutions sur ce mariage fatal dont on m'a averti.
Toinette : Oui, mais on ne parle pas comme cela de but en blanc à Angélique : il faut des mystères, et l'on vous a dit l'étroite garde où elle est retenue, qu'on ne la laisse ni sortir, ni parler à personne, et que ce ne fut que la curiosité d'une vieille tante qui nous fit accorder la liberté d'aller à cette comédie qui donna lieu à la naissance de votre passion; et nous nous sommes bien gardées de parler de cette aventure.
Cléante : Aussi ne viens-je pas ici comme Cléante et sous l'apparence de son amant, mais comme ami de son maître de musique, dont j'ai obtenu le pouvoir de dire qu'il m'envoie à sa place.
Toinette : Voici son père. Retirez-vous un peu, et me laissez lui dire que vous êtes là.

Scène 2 : Argan, Toinette, Cléante

Argan : Monsieur Purgon m'a dit de me promener le matin dans ma chambre, douze allées, et douze venues ; mais j'ai oublié à lui demander si c'est en long, ou en large.
Toinette : Monsieur, voilà un…
Argan : Parle bas, pendarde : tu viens m'ébranler tout le cerveau, et tu ne songes pas qu'il ne faut point parler si haut à des malades.
Toinette : Je voulais vous dire, Monsieur …
Argan : Parle bas, te dis-je.
Toinette : Monsieur… Elle fait semblant de parler.
Argan : Eh?
Toinette : Je vous dis que… Elle fait semblant de parler.
Argan : Qu'est-ce que tu dis?
Toinette, haut : Je dis que voilà un homme qui veut parler à vous.
Argan : Qu'il vienne. Toinette fait signe à Cléante d'avancer.

Cléante : Monsieur…
Toinette, raillant : Ne parlez pas si haut, de peur d'ébranler le cerveau de Monsieur.
Cléante : Monsieur, je suis ravi de vous trouver debout et de voir que vous vous portez mieux.
Toinette, feignant d'être en colère : Comment "qu'il se porte mieux"? Cela est faux : Monsieur se porte toujours mal.
Cléante : J'ai ouï dire que Monsieur était mieux, et je lui trouve bon visage.
Toinette : Que voulez-vous dire avec votre bon visage? Monsieur l'a fort mauvais, et ce sont des impertinents qui vous ont dit qu'il était mieux. Il ne s'est jamais si mal porté.
Argan : Elle a raison.
Toinette : Il marche, dort, mange, et boit tout comme les autres; mais cela n'empêche pas qu'il ne soit fort malade.
Argan : Cela est vrai.

Cléante : Monsieur, j'en suis au désespoir. Je viens de la part du maître à chanter de Mademoiselle votre fille. Il s'est vu obligé d'aller à la campagne pour quelques jours ; et comme son ami intime, il m'envoie à sa place, pour lui continuer ses leçons, de peur qu'en les interrompant elle ne vînt à oublier ce qu'elle sait déjà.
Argan : Fort bien. Appelez Angélique.
Toinette : Je crois, Monsieur, qu'il sera mieux de mener Monsieur à sa chambre.
Argan : Non ; faites-la venir.
Toinette : Il ne pourra lui donner leçon comme il faut, s'ils ne sont en particulier.
Argan : Si fait, si fait.
Toinette : Monsieur, cela ne fera que vous étourdir, et il ne faut rien pour vous émouvoir en l'état où vous êtes, et vous ébranler le cerveau.
Argan : Point, point : j'aime la musique, et je serai bien aise de… Ah! la voici. Allez-vous-en voir, vous, si ma femme est habillée.

***

Dans leur Contribution pour une histoire récente de l'analyse de discours – dont l'actualité se manifeste par la publication de deux dictionnaires d'analyse du discours, de ses termes et de ses concepts (Charaudeau & Maingueneau, 2002 ; Détrie, Siblot & Verine, 2001), Charolles & Combettes partent de Benveniste, pour montrer, dans la liaison de "la phrase et son au-delà", comment "la pénétration de plus en plus massive de la pragmatique dans les études sur le discours a conduit à une séparation radicale d'avec la grammaire de phrase. Cette séparation a eu comme effet le développement, dans l'analyse de discours, de notions (anaphores, connecteurs, etc.) complètement disjointes de celles que l'on utilise couramment en grammaire de phrase, le basculement intervenant au niveau de l'énoncé censé assurer la conversion de la phrase, comme unité maximale du code linguistique, en une unité communicationnelle inscrite dans un certain contexte" (Langue française n°121, 1999, p. 80; leur article, très bonne synthèse, nous servira de fil conducteur au cours de l'exposé).

Enseignant le Français dans le Secondaire, où les Programmes pour le Collège appliquent cette théorie depuis maintenant dix ans, ce qui légitime une réévaluation (cf. annexe), nous nous demanderons quelles implications a ce clivage en didactique. Nous partirons de l'exemple suivant pour montrer quel rôle d'unification linguistique – tel du moins que nous le pratiquons dans notre pédagogie – devrait être reconnu à la sémantique interprétative en milieu scolaire, dans et au-delà de la phrase. Rastier (Sens et textualité, Hachette, 1989, ch. 2, "Quel trou dans la blanquette!" de L'Assommoir) s'était déjà penché sur sa portée pédagogique, mais son propos n'était pas la discussion des consignes "pragmaticiennes", qui, depuis, ont été reconnues d'utilité publique par le Ministère.

Charolles & Combettes (1999, p. 77) rappellent l'impact de l'activité littéraire elle-même, telle qu'elle est pratiquée en cours, sur la nouvelle direction prise vers le cap de l'analyse de discours : "c'est surtout dans les classes de Lycée que le changement a été perceptible. D'une part, le souci de proposer une alternative à l'explication de texte traditionnelle a conduit à des démarches privilégiant la justification d'une lecture par des relevés, des classements d'indices, et ce sont, de façon assez naturelle, les principaux concepts de la grammaire textuelle qui se sont trouvés utilisés. D'autre part, la volonté, affirmée par les Instructions Officielles, de développer l'étude de la langue dans le second cycle a rencontré, dans ces mêmes concepts, un moyen d'éviter l'aspect rébarbatif d'une grammaire phrastique fondée essentiellement sur la morphosyntaxe. A cela il faut encore ajouter que bon nombre de notions introduites semblaient permettre de rénover quelque peu une stylistique bien traditionnelle. La grammaire textuelle rejoignait ainsi la nouvelle rhétorique." Barthes déjà dans sa célèbre Introduction à l'analyse structurale des récits (Communications 8, 1966), véritable manifeste de la narratologie naissante, rappelait que "le discours a ses unités, ses règles, sa grammaire : au-delà de la phrase et quoique composé uniquement de phrases, le discours doit être naturellement l'objet d'une seconde linguistique. Cette linguistique du discours, elle a eu pendant très longtemps un nom glorieux : la Rhétorique [...] Comment, selon quelle grammaire, ces différentes unités s'enchaînent-elles les unes aux autres le long du syntagme narratif? Quelles sont les règles de la combinatoire fonctionnelle?" (Toutefois, la limitation inacceptable que fixait Barthes est celle du sens linguistique, dénoté et premier, à la phrase vs sens narratif, connoté et second, au discours - transphrastique. Indépendamment de cette limitation de palier et de la question de la narrativité, Rastier précise que "au caractère secondaire, méthodologiquement parlant, de l'isotopie connotée, correspondraient les médiations argumentatives diverses nécessaires à l'actualisation des sèmes afférents." Il démontre en outre "qu'une isotopie connotée peut contenir des sèmes inhérents", ce qui réduit l'opposition prétendue entre "sens premier" et "sens second", et "d'autre part, que la distinction entre isotopies dénotées et connotées empêche de discerner la cohésion textuelle, car elle conduit à séparer des isotopies dans un même faisceau", Sémantique interprétative, PUF, 1987, p. 127 - je souligne.)

En apparence seulement, il semblerait que cette orientation témoigne de la substitution d'une problématique à l'autre, lesquelles, "depuis Platon et Aristote, celle du signe et celle du texte, respectivement logico-grammaticale et rhétorique / herméneutique, se partagent l'histoire des idées linguistiques. Elles définissent deux préconceptions du langage : comme moyen de représentation, ou de communication" (Rastier, Arts et sciences du texte, PUF, 2001, pp. 7-8). En réalité, elle demeure conservatrice et relève d'une forme de linguistique qui "en rest[e] à projeter sur les textes sa conception logico-grammaticale" (ibid. p. 9).

En outre on comprend d'autant mieux que la phrase ait servi de modèle à la grammaire textuelle qu'elles partagent le concept central de "totalité structurée", par distinction avec le discours, rattaché, lui, à l'herméneutique en étant défini par la communication. (Présentant l'articulation de ces concepts, Karabétian cite Maingueneau : "en parlant de discours, on articule l'énoncé sur une situation d'énonciation singulière alors qu'en parlant de texte, on met l'accent sur ce qui lui donne son unité, qui en fait une totalité et non une simple suite de phrases", Langue française n°121, 1999, p. 9). Néanmoins, la "grammaire du texte", telle que l'envisage J.-F. Jeandillou dans son excellent ouvrage didactique L'analyse textuelle (A. Colin, 1997, ch. 2), recouvre non seulement les facteurs de "progression du texte et continuité" (où il reconnaît d'ailleurs le rôle essentiel de l'isotopie, p. 82), mais aussi toutes les traces de l'énonciation dans l'énoncé.

Pour illustrer cette projection du logico-grammatical, nous passerons en revue le "matériel" analytique sur lequel se fonde dans le champ pédagogique la lecture méthodique (dont l'irrespectueux contrepet méthode lecturique signale le dédain de collègues vis-à-vis de ce qu'ils appellent le jargon des didacticiens – cf. annexe). Notre analyse porte en priorité sur la scène 2, dont l'enjeu essentiel pour le cours de français – où la scène sera jouée – est la naissance du comique. Notre plan réitère la tripartition des Instructions, Discours, Texte, Phrase, pour démontrer l'artifice de leur séparation.

Données sur le discours

Du fait qu'il s'agit du type de dialogue théâtral par répliques, donc sans coupure par rapport à la situation d'énonciation, cela donne lieu au relevé de traces probantes : adverbe "ici", temps : présent dominant, passé composé "m'a dit" des paroles du médecin, prises pour argent comptant, futur proche de la leçon de chant à venir; pronoms : alternance "je tu/vous" (Argan vouvoie Toinette quand il y a un tiers visiteur), indissociable du titre : "vous dire, Monsieur" (Argan), "vous, Monsieur" (Cléante) : le tiers complice permet à la servante de parler du maître présent à la 3e personne dans un débrayage ironique : "le cerveau de Monsieur" ; autre antanaclase distinguant Cléante travesti d'Argan : "Je crois, Monsieur, qu'il sera mieux de mener Monsieur à sa chambre".

Les sources de paroles : outre les trois personnages dialoguant, le metteur en scène par les didascalies, mais encore les propos rapportés indirectement du pseudo "maître de musique, dont j'ai obtenu le pouvoir de dire qu'il m'envoie à sa place; Je viens de la part du maître à chanter", la prescription du médecin Purgon, enfin la rumeur anonyme discréditée du "ouï dire que Monsieur était mieux", "des impertinents qui vous ont dit".

Les niveaux de langue. On relève l'antithèse entre l'insulte du maître qui implique une rancœur à l'égard de la servante ("pendarde"; cela renvoie à l'incipit I, 1, où la même querelle débutait ainsi, par le reproche d'abandon : "Chienne, coquine, carogne! […] Est-il possible qu'on laisse comme cela un pauvre malade tout seul? Drelin, drelin, drelin : voilà qui est pitoyable!"; cf. encore I, 5 : "Chienne! Carogne! Pendarde!"), le langage populaire relâché de la servante ("parler à vous") et la belle période, plutôt soutenue, du distingué jeune séducteur (inversion subordonnées en cadence majeure) : "Aussi ne viens-je pas ici comme Cléante et sous l'apparence de son amant, mais comme ami de son maître de musique, dont j'ai obtenu le pouvoir de dire qu'il m'envoie à sa place." Difficile ici de se priver de la relation intratextuelle qui confirme l'impression dont Angélique faisait part à Toinette en I, 4 : "Ne trouves-tu pas que ses discours, comme ses actions, ont quelque chose de noble ? – Cela est sûr."

Le volume des paroles : antithèse entre deux excès, l'inaudible et l'assourdissant, d'où la contradiction des recommandations du maître entre "Parle bas" et "Qu'est-ce que tu dis?"

Autant d'éléments dont on montre la convergence vers le registre comique qui repose sur le jeu de la servante habile à retourner les propos du maître et de sa superstition médicale contre lui-même. C'est donc cette isotopie tonale qui est fédératrice, et organise les éléments du relevé.

Problème de l'implicite : dès les premiers mots d'Argan ("Monsieur Purgon m'a dit de me promener le matin dans ma chambre, douze allées, et douze venues […] et tu ne songes pas qu'il ne faut point parler si haut à des malades") l'orthodoxie thérapeutique est indexée à l'isotopie /crédulité/; sa dévaluation est renforcée par cette chute ("mais j'ai oublié à lui demander si c'est en long, ou en large") qui la double de /futilité/; dans les deux cas les connecteurs "et", "mais" ne font qu'amorcer le ridicule du propos, lequel n'est perceptible qu'une fois cette thématique explicitée.

Dimension de l'illocutoire : outre les actes de parole directs, dont on montre que l'interrogation et l'injonction dominent quantitativement l'assertion, avec un rare performatif ("Je vous dis que"), on met l'accent sur les indirects. Ils sont maîtrisés par l'ironie de la servante, son second degré, par rapport au premier degré du maître (hypocondriaque, avec la croyance en ses maux) et du visiteur (sa politesse normale), à qui elle conseille indirectement de participer à l'attribution d'une maladie dont le caractère imaginaire doit être tu : "Toinette, feignant d'être en colère : Comment "qu'il se porte mieux" ? Cela est faux : Monsieur se porte toujours mal." avec ici des guillemets de modalisation antiphrastique à l'égard des assertions du malade crédule, seule façon efficace pour Toinette de s'opposer à la modalisation du pouvoir par la parole d'Argan dont le type illocutif est directif. Difficile encore de faire l'impasse sur la relation intratextuelle rétrospective. En effet, depuis la fin de I, 2, la servante sait qu'elle ne peut affronter son maître sur le motif de la contestation médicale puisqu'il lui lançait : "Taisez-vous, ignorante, ce n'est pas à vous à contrôler les ordonnances de la médecine." Elle en convient plus loin en I, 5 : "Hé bien! oui, Monsieur, vous êtes malade, n'ayons point de querelle là-dessus". A partir de là elle comprend la nécessité pour elle d'avoir une parole habile pour le faire changer d'avis. Si bien qu'en posant le bien-être à travers les maux affichés ("se porte mieux" vs "se porte toujours mal", "bon visage" vs "fort mauvais", "Il marche, dort, mange, et boit tout comme les autres; mais cela n'empêche pas qu'il ne soit fort malade.") elle développe les antithèses de la figure de style nommée astéisme ("variété de l'ironie" qui interprète positivement la dépréciation, dans le Dictionnaire de rhétorique de Molinié).

Cela trace les limites de l'isotopie /subversion/ des valets chez Molière; et le jeu de Toinette incite le lecteur à se reporter au dénouement (III, 14), où il constate qu'elle n'a de cesse de "positiver" en cherchant une voie de conciliation, y compris sur l'isotopie médicale : "Monsieur, serez-vous insensible à tant d'amour? [...] Béralde : Mais, mon frère, il me vient une pensée : faites-vous médecin vous-même. La commodité sera encore plus grande, d'avoir en vous tout ce qu'il vous faut. Toinette : Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt ; et il n'y a point de maladie si osée, que de se jouer à la personne d'un médecin."

Pour en revenir à I, 2, outre la manière qu'a la servante de plaindre le maître, d'entrer dans son jeu, ce qui entraîne son approbation (et la confirmation de sa crédulité : "Elle a raison. […] Cela est vrai."), on fait relever la ruse de Cléante qui passe directement de la compassion hyperbolique à la demande d'entretien privé ("j'en suis au désespoir. Je viens de la part […]"; inversion peu naturelle du "je suis ravi" à peine quelques répliques plus haut toujours au même sujet de la santé d'Argan).

Deux actes de parole directs du maître : l'acceptation de l'entretien (sur le topos de l'oubli des connaissances non entretenues et de la nécessité de la continuité pédagogique), mais son refus quant au caractère privé, en dépit des faux arguments et conseils compatissant de la servante ("Toinette : Monsieur, cela ne fera que vous étourdir, et il ne faut rien pour vous émouvoir en l'état où vous êtes, et vous ébranler le cerveau. Argan : Point, point : j'aime la musique"). La question posée aux élèves de savoir si Argan est capable d'avoir éventé la ruse se résout en montrant qu'une telle finesse serait contradictoire de sa crédulité face aux médecins et au jeu parodique de sa servante.

Problème de perspective. Cette soudaine domination rhétorique de la servante, qui, par inversion des rôles, devient l'héroïne par son aide au jeune couple en difficulté (ici en s'adjoignant Cléante) et son initiative quant au rire des spectateurs/lecteurs, même si en fin de scène elle perd l'avantage, promeut son point de vue, à travers lequel sera distillée l'axiologie de l'auteur (quant à la liberté du mariage, la lutte contre les superstitions).

Dès le début de la scène 1 : "Toinette : Que demandez-vous, Monsieur?" impliquant un appel préalable, lexicalisé à la fin de l'acte précédent ("Voilà qu'on m'appelle. Bonsoir. Reposez-vous sur moi."), c'est l'enchaînement immédiat qui est signifié, dont on sait l'enjeu pour l'unité de temps. Quant à la question corrective du nouvel arrivé "Ce que je demande?", elle devient rhétorique par le changement d'attitude de Toinette qui abandonne son rôle doxal et convenu de domestique pour exprimer son plaisir de reconnaître l'amant de la fille du maître de maison sous son "apparence d'ami de son maître de musique" : "Ah, ah, c'est vous? Quelle surprise!", soit un côté avenant qui participe de la séquence narrative dénommable Action complice (dans le sillage du code proaïrétique de S/Z), toujours dans la continuité immédiate du "reposez-vous sur moi". Soit un enjeu dialectique de la thématique, qui transcende le cadre trop étroit de la phrase.

Certes dans un genre aussi typiquement conversationnel que le théâtre, Charolles & Combettes sont fondés à approuver la visée pragmaticienne de Benveniste (1966, pour qui la phrase est la plus grande unité linguistique, porteuse de sens et de référence; or Rastier rappelle que "l'argument de Benveniste est purement logique, et témoigne de la sujétion de la grammaire à la logique"; et "la phrase simple est traditionnellement considérée comme l'expression d'une proposition au sens logique du terme", le "primat de la phrase comme totalité structurale isole de fait chaque phrase de ses voisines" Sémantique pour l'analyse, Masson, 1994, pp. 113-114; dans Textes & Sens, Didier Erudition, 1996, p. 28, il dénonce "un préjugé positiviste généralement implicite : la proposition, en tant que totalité de signification ne reçoit pas de détermination de son contexte, et peut donc être étudiée isolément.") : "L'analyse de la phrase en tant qu'unité sémantique, et a fortiori celle du discours, n'est donc possible que lorsqu'on les envisage comme énoncés, comme émis dans l'intention de dire quelque chose à quelqu'un dans une certaine situation." (1999, p. 81)

Or on conteste que l'ensemble du texte des trois actes doive se concevoir, dans sa globalité, à l'image de l'une de ses répliques. Qu'apporterait en effet le trop vague résumé, par une macroproposition, résultat des micro-intentions des locuteurs inférées en cours d'analyse (du type Argan finit par se laisser convaincre par sa vraie famille) ?

Charolles & Combettes poursuivent : "Comme, dans ce courant, on postule qu'au-delà de la phrase il n'existe pas de structure linguistique intégrative, il est parfaitement normal que les travaux sur l'énonciation n'offrent du discours qu'une image discontinue et morcelée et privilégient des marques comme des pronoms de première et seconde personnes […] et les adverbes de modalisation" (1999, p. 82). Et en dépit du postulat continuiste de Halliday & Hasan, lesquels convergent avec Benveniste en déclarant "qu'on ne peut pas s'attendre à trouver le même type d'intégration entre les parties d'un texte que celui qui existe entre les parties d'une phrase ou d'une proposition" (Cohesion in English, 1976, p. 2, cité par Charolles & Combettes, ibid. p. 89), il n'en va pas différemment des "expressions lexico-grammaticales" exprimant des liens de cohésion sémantique (appelée texture), qu'ils répertorient (ibid. p. 83). Or contre de tels morcellements, opérés de fait, on a vu que la sémantique interprétative propose des solutions intégratives pour les données du discours qu'on a pu recenser.
Ajoutons que c'est ce problème de composition syntaxique qui, comme l'observe Rastier, a conduit les linguistes à "voir un abîme entre la phrase et le texte"; or il rappelle a contrario que "des phrases étendues peuvent avoir le statut de texte complexe; par exemple, des romans de Claude Simon sont faits d'une seule phrase" (1994, op. cit., p. 36) - voir encore ces poèmes phrases où Prévert s'amuse de leurs subordonnées en cascade. Ce qui rend impensable l'analyse de celle-ci en termes de propositions logiques et de prédicats (Benveniste).

Données sur le texte

Notre mise en page a matérialisé par un interligne supplémentaire les trois étapes narratives dans l'échange d'amabilités au cours de la scène 2 : d'abord la confrontation maître/servante, ensuite la moquerie de la servante s'appuyant sur les paroles du tiers, enfin la fausse acceptation par le maître de la requête du tiers par appel à deux personnages extérieurs (fille et belle-mère, laquelle au niveau actanciel est le seul opposant au clan féminin).

N.B. : Découlant des concepts d'unité et de totalité, a priori définitoires de la cohésion textuelle, s'ébauche ainsi une structure narrative – on n'ose plus dire une grammaire du récit à la Todorov des années 70, lequel voyait après les Formalistes russes dans la séquence l'unité syntaxique supérieure à la proposition, ni rappeler la trop célèbre homologie de Barthes (1966) : "le récit est une grande phrase [...]" dont Ricoeur a rappelé la force, par "l'extension des principes structuraux de la linguistique" au discours et à la narratologie (Temps et récit II, Points, 1984, p. 61). Néanmoins, quel que soit le discrédit dont ait pu souffrir ce genre d'approche, une question comme celle de la vraisemblance a gagné à se poser en ces termes : "le récit aussi a ses critères de "grammaticalité" qui font par exemple qu'après l'énoncé La marquise demanda sa voiture et... on attendra plutôt sortit pour faire une promenade que se mit au lit" (Genette, Figures II, p. 93). Or, indépendamment d'énoncés de type narratifs, comme le montrent les exemples (1) et (2) ci-dessous, plutôt descriptifs, M. Charolles (dans Les études sur la cohérence, la cohésion et la connexité textuelles depuis la fin des années 1960, Modèles linguistiques X, 2, 1988, p. 47) fait remarquer que cette attente "repose crucialement (comme le projet chomskyen mais à un autre niveau) sur l'idée que toutes les suites de phrases bien formées en tant que phrases ne sont pas également acceptables en tant que texte. En effet, si toutes les suites de phrases étaient acceptables en tant que texte, l'idée même de constituer un édifice de règles commandant à leur composition n'aurait aucun sens. Il est donc admis que des paires comme (1) Pierre est botaniste. La somme des angles d'un triangle vaut deux droits. (2) Pierre est botaniste. Il aime la nature. sont inégalement grammaticales (comme dit van Dijk dans Some aspects of text grammar, 1972)". Mais au rebours de la Textlinguistik d'un Dressler (1972), selon qui le texte fut le signe linguistique par excellence, Charolles récuse la grammaire textuelle au sens chomskyen du terme : "[...] Force est donc de reconnaître qu'il n'existe pas, au plan du texte, de règles de bonne formation qui s'appliqueraient en toutes circonstances et dont les violations, comme c'est le cas en syntaxe de phrase, feraient l'unanimité" (ibid. p. 52). Il en va de même du type narratif, selon Rastier (1989, op. cit., p. 69) : "on ne peut parler, à propos des récits, de grammaires au sens chomskyen du terme - pour un aperçu des débats, voir notamment Black & Wilensky, Rumelhart, Mandler & Johnson (dans Cognitive Science, 3-4, 1979-80)". Pour reprendre les exemples de Charolles, nous proposons pour notre part la solution suivante : (1) diffère de (2) par la présence de deux isotopies génériques - de deux sciences distinctes - qu'aucun topos ne permet de concilier par une afférence. Soit un coq-à-l'âne non résolu dont l'allotopie (ou rupture d'isotopie) explique son "agrammaticalité" ou son "incohérence". Face à cette solution interprétative, le doute de Charolles selon qui, au cours de cette production d'inférences, "les déterminations linguistiques paraissent laisser le pas à d'autres, de nature psychologique" (ibid. p. 56), n'a pas lieu d'être. De là l'inutilité de recourir, selon nous, pour construire le sens contextuel, aux modèles mentaux et procéduraux (cf. Petöfi) que cite Charolles, et qui sont en vigueur en psycholinguistique ("Les marques linguistiques jouent alors le rôle d'instructions pour effectuer ces modifications successives au modèle mental", confirme J. Caron dans son Précis de psycholinguistique, PUF, 1989, p. 222).

L'organisation de la séquence narrative transparaît dans le troisième mouvement, lorsque Toinette outrepasse son rôle de servante introduisant le nouvel arrivant pour argumenter en faveur de l'action complice : "il sera mieux de mener Monsieur à sa chambre / il ne pourra lui donner leçon comme il faut, s'ils ne sont en particulier". Or cette complicité ne se comprend pas sans la scène précédente, et s'intègre ainsi à l'isotopie /duplicité/ par les ruses d'approche ("aussi ne viens-je pas ici comme Cléante et sous l'apparence de son amant, mais […]"), qu'implique la réclusion de l'aimée : "Oui, mais on ne parle pas comme cela de but en blanc à Angélique : il faut des mystères, et l'on vous a dit l'étroite garde où elle est retenue, qu'on ne la laisse ni sortir, ni parler à personne". On a souligné le connecteur adversatif car il accentue l'isotopie, comme les actes de parole directs : ici le "oui, mais" de Toinette indique l'acceptation de la rencontre avec Angélique, en recommandant des précautions ("mystères").

N.B. : Un tel usage dialogal de la conjonction donne évidemment raison à Anscombre & Ducrot quand ils concluent : "l'utilisation d'un énoncé a un but au moins aussi essentiel que d'informer sur la réalisation de ses conditions de vérité, et ce but est d'orienter le destinataire vers certaines conclusions en le détournant de certaines autres" (L'argumentation dans la langue, Mardaga, 1983, p. 113). Toutefois, une telle convergence avec le texte de Molière ne suffit pas à nos yeux à justifier cette version pragmatique, envers complice du logicisme.

L'enjeu dramatique – ici en arrière plan par rapport au comique de parodie – réside non seulement dans la séduction mutuelle des jeunes gens, mais aussi déjà dans le nœud, c'est-à-dire l'empêchement de l'union implicite avec le médecin Diafoirus, vue par ses adversaires : "ce mariage fatal dont on m'a averti". Le ON réitère le poids de la rumeur. L'information renvoie au quiproquo sur le sujet qui fait le lien entre deux scènes : I, 4, où Toinette parle de Cléante en disant à Angélique : "la résolution où il vous écrivit hier qu'il était de vous faire demander en mariage", et I, 5, où, au contraire le père Argan annonce à sa fille : "on vous demande en mariage", cette fois l'indéfini renvoyant dans son esprit à Thomas Diafoirus…

La cohérence textuelle implique en outre dans la scène II, 1 (d'exposition, à la différence de I, 1, paradoxalement) un flash-back – explicatif pour que le lecteur-spectateur soit dans la confidence – en rappelant à l'amoureux d'Angélique le secret de leur passion : "ce ne fut que la curiosité d'une vieille tante qui nous fit accorder la liberté d'aller à cette comédie qui donna lieu à la naissance de votre passion; et nous nous sommes bien gardées de parler de cette aventure". Passé simple de temps coupé de l'énonciation pour le bref récit, aussitôt ancré dans l'énonciation par le passé composé renouant avec la thématique de la complicité féminine (isotopie /duplicité/, marquée par le "nous", ainsi distinct du "on"). Autant d'arguments, d'ordre interprétatif, plaidant en faveur de l'unité insécable de ces deux scènes.

Il va d'ailleurs de soi que reprises anaphoriques pronominales : "j'en suis au désespoir"; "Cela est faux/vrai/n'empêche/ne fera que" (l'originalité étant ce "il/lui" employés par Toinette et Cléante pour désigner "Monsieur", pourtant présent) ne sont rien sans explicitation préalable de leur contenu. De même, la reprise lexicale "Elle a raison" réfère aux propos en question.

Pour poursuivre sur l'exposé de Charolles & Combettes (1999, p. 84), on constate avec eux que les grammaires de texte, plus exactement du transphrastique (sous l'influence du générativisme depuis les années 60), présentent une "architecture formelle" mettant à jour "des liens de connexité exprimant un rapport de causalité, de finalité, d'exemplification, etc. qui peut jouer au niveau microstructural aussi bien que macrostructural" (par allusion au modèle de van Dijk & Kintsch, p. 87); et que dans ce cas, comme dans celui de l'énonciation, "les règles, à supposer qu'on puisse parler de règles dans le domaine textuel, ne sont pas du même ordre que les règles qui commandent la morphosyntaxe" (p. 79). Cf. Rastier : "le palier du texte n'est pas régi par une syntaxe au sens strict" (1994, op. cit., p. 37). Il manque à ces modèles une base thématique unificatrice, qui n'ait pas le côté réducteur d'un topic exprimé sous forme de macroproposition (cf. Eco). Notion reprise par J.-M. Adam (in L'interprétation des textes, C. Reichler éd., Minuit, 1989, pp. 194-5) : "Nombre de linguistes insist[e]nt sur la notion de thème, ou topic, du discours qu'ils distinguent du thème phrastique. A la relation linéaire de connexité intra- et inter-phrastique il faut bien ajouter une relation non linéaire de cohésion-cohérence, construction élaborée par l'interprétant à partir d'éléments discontinus du texte. C'est ce que je désigne pour ma part, comme la perception-construction d'une macro-structure sémantique, elle-même prise dans la dynamique de ce que j'appellerai l'orientation configurationnelle du texte." Dans son sillage, J. Lerot définit le texte comme "une portion de discours à la fois autonome et cohérente constituant un acte de communication complet et dont le contenu est organisé autour d'un topique" (Précis de linguistique générale, Minuit, 1993, p. 110). Adam complète son modèle par cette "unité constituante du texte" qu'il appelle séquence, ce qui lui permet d'aboutir à la défintion suivante : "Un texte est une suite configurationnellement orientée d'unités (propositions) séquentiellement liées et progressant vers une fin" (1989, pp. 203-4). Nous suivrons quant à nous Rastier qui débarrasse la définition des notions de totalité et de téléologie : "Un texte est une suite linguistique empirique attestée, produite dans une pratique sociale déterminée, et fixée sur un support quelconque" (in 1996, op. cit., p. 19). Partant la macroproposition configurationnelle-séquentielle devient inutile. Il propose en revanche l'équivalence suivante : "La distinction entre isotopies génériques et spécifiques permet ainsi de définir ce que certains auteurs anglo-saxons nomment respectivement topic et focus, notions soient restées en général intuitives sinon floues" (1994, op. cit., p. 129). En outre, par le jeu des récurrences sémiques, "la sémantique unifiée permet ainsi de faire communiquer l'en deçà du mot et l'au-delà de la phrase" (ibid. p. 37). En effet, depuis sa réutilisation à partir de Greimas, Rastier (1987 op. cit., p. 103) pose que "le concept d'isotopie synthétise ce double mouvement, puisqu'il doit rendre compte d'un phénomène macrosémantique (cohésion du discours) par des causes d'ordre microsémantique (récurrence de sèmes)." Quant à la critique de "l'hétérogénéité compositionnelle" du texte en séquences (de 6 types possibles : narratif, descriptif, argumentatif, injonctif, explicatif, dialogal), cf. 2001, op. cit., pp. 263-266.

Certes l'isotopie peut apparaître elle aussi d'obédience positiviste par les relevés de champs lexicaux uniformément répartis auxquels elle donne lieu, telle la générique //médecine// ("M. Purgon, ébranler le cerveau, malades, trouver debout, lui trouve bon visage, vous vous portez mieux, se porte toujours mal, vous étourdir, vous émouvoir (i.e. mettre les humeurs en mouvement, indisposer), en l'état où vous êtes, etc." – ici dissociée de //finance//, contrairement au monologue initial d'Argan, si proche d'argent, en I, 1, faisant ses comptes d'apothicaire : "les entrailles de Monsieur, trente sols. Oui, mais, Monsieur Fleurant, ce n'est pas tout que d'être civil, il faut être aussi raisonnable, et ne pas écorcher les malades. Trente sols un lavement : Je suis votre serviteur, je vous l'ai déjà dit." Encore une fois la relation intratextuelle est irrépressible; l'ignorer amputerait la compréhension de l'enjeu dramatique). Mais pour évidents que puissent paraître de tels domaines sémantiques, les afférences, par définition plus interprétatives, sont tout aussi valides, telles /duplicité/, /crédulité/, /futilité/, voire /subversion/, qui impliquent une discussion en classe.

Données sur la phrase

D'abord verbale. Redoublant les types illocutifs, les formes de phrase, concordant avec le genre dialogal, font alterner interrogatives et impératives ; on s'attardera en cours sur ces dernières qui requièrent aussi le mode subjonctif de 3e p. ("qu'il vienne"), et ne sont pas monopolisées par le maître, puisque la servante les retourne contre lui, indirectement et par raillerie, en s'adressant ainsi au nouvel entrant : "Ne parlez pas si haut" (elle-même parlant haut, selon la didascalie).

L'emploi des temps présente aussi une particularité : aux multiples présents d'énonciation s'oppose le présent d'habitude (avec figure d'accumulation) : "Il marche, dort, mange, et boit tout comme les autres". On relève aussi un imparfait de politesse "je voulais vous dire, Monsieur".

Quant aux modes, l'aspect imperfectif des infinitifs est requis pour caractériser l'état du malade : "ébranler, me promener, ne point parler, vous étourdir, vous émouvoir"

Que ce soit "d'un côté, la proposition d'origine logique, correspond[ant] à une structure linguistique minimale, essentiellement articulée sur des relations étroites (sujet/verbe, sujet/attribut), de l'autre, la période, renvoyée assez rapidement au domaine de la rhétorique, recouvr[ant] la phrase complexe" (Charolles & Combettes, 1999, p. 96), le "système hiérarchisé" et intégratif interne de cette "unité homogène" qu'est la phrase n'empêche pas son lien transphrastique avec le contexte, comme en témoigne son incomplétude aussi bien par interruption du maître (repérable par les points de suspension) que par les réponses adverbiales laconiques ("Fort bien. Non. Point. Si fait.") montrant le rattachement à la réplique précédente. De tels adverbes connecteurs assurent sinon la cohésion du moins l'enchaînement des répliques, tel le consécutif "Aussi ne viens-je" de Cléante qui indexe son comportement à l'isotopie /duplicité/, amorcée par la servante (en I, 2 "Toinette, faisant semblant […]"). Cela provoque l'afférence /obéissance/, apparente de Toinette qui transforme le "parle bas" imposé en un silence grotesque, mais réelle du jeune homme, confirmée plus loin lorsqu'il conclut "Monsieur, j'en suis au désespoir", adoptant ainsi le ton de la servante ne soit fort malade, dans un revirement après son premier constat naïf "lui trouve bon visage, vous vous portez mieux". Cette cohésion devient alors sémantique, au-delà de marques linguistiques éparses - dont le positivisme ne permet pas de cerner certains phénomènes : "Ainsi, les phénomènes d'accord ne se réduisent pas à la récurrence de grammèmes liés, et concernent tout aussi bien le contenu des lexèmes : alors qu'il n'existe guère en français de "marque" de l'animé, dans le cochon sommeille, par exemple, le trait /animé/ n'en est pas moins récurrent." (Rastier, 1994, op. cit., p. 120). Cette solution à laquelle on aboutit diffère de celle de Charolles & Combettes qui tirent argument des constructions détachées, littéraires, pour justifier le relâchement du lien syntaxique par une contrainte de type pragmatique/cognitif. On ne voit pas en effet ce que l'analyse gagne à décréter que "le lecteur qui découvre un texte, d'un bout à l'autre, en traitant des phrases et des séquences de phrases, assemble des représentations" (1999, p. 108) - celles que le "locuteur aurait l'intention de lui communiquer".

Citons leur exemple de Camus (p. 101) : Creusé par le milieu, les yeux brûlés, les lèvres craquantes, ma peau se desséchait… La discohésion syntaxique dont témoigne la rupture d'accord (ou allosémie par opposition à l'isosémie; cf. ci-dessous) entre le verbe "creusé" /genre masculin/ vs "ma peau" /genre féminin/ qui est son sujet trouve une résolution si l'on considère que le participe s'applique par hypallage (figure dont Rastier a montré l'importance syntaxique pour les rattachements ; 1994, op. cit., p. 117) au sujet JE identifié au narrateur dans la phrase immédiatement précédente : Je me sentais claquer au vent comme une mâture. Mais pour opérer cette nouvelle unification non pas au niveau intra-phrastique (grammatical) mais inter-phrastique (discursif/textuel), il convient de reconnaître la primauté de la torture marine, sémantisme qui repose sur l'isotopie /météorologie/ (‘vent', ‘desséch-') en relation locative avec le corps (‘yeux', ‘lèvres', ‘peau', ‘sentais') devenu gréement (par le comparant "mâture"). Ce bloc contextuel insécable va dans le sens de cette "unité supérieure au syntagme" qu'est la période, dont les "limites sont rhétoriques plutôt que logiques", et "définissable par des relations privilégiées (d'anaphore et de co-référence notamment) qui s'établissent au sein d'une suite de syntagmes" (1994, op. cit., p. 116).

Revenons à Molière. Concernant l'expansion du groupe nominal, où rares sont les épithètes, on peut se demander en quoi le constat des relatives déterminatives ("aller à cette comédie qui donna lieu, en l'état où vous êtes"), explicatives ("son maître de musique, dont j'ai obtenu") ou ambiguës ("ce mariage fatal dont on m'a averti") est d'un quelconque apport, hors contexte.

En revanche, la différence entre proposition infinitive vs subordonnée conjonctive qui domine quantitativement peut être plus éloquente. Par exemple, le choix de l'expression du but en "de peur de" ou "de peur que ne (+ subj. imparfait)", rapporté aux niveaux de langue, est discriminant. La seconde tournure, plus soutenue, sied mieux à Cléante, lequel est d'ailleurs le seul à développer une phrase longue et hypotaxique, encore que Toinette soit apte à se hisser à ce niveau de maîtrise dans la chute comique après l'accumulation : "mais cela n'empêche pas qu'il ne soit fort malade."

Le genre théâtral cultive la tendance au "bon mot", plus exactement la bonne expression, laquelle sert aussi de connecteur, de fil directeur à l'échange. Ici les trois occurrences de "ébranler le cerveau" avant le leitmotiv du "poumon", tous deux dénonçant le prétexte d'Argan, sont des moments de soulignement (une de ces "inégalités qualitatives" typiques de la conception rhétorique / herméneutique du genre, dont parle Rastier, op. cit. 2001, p. 237) sur fond de supercherie médicale que dénonce aussi l'intermède III par la litanie ternaire, parodie de pédantisme : Clysterium donare, Postea seignare, Ensuitta purgare.

De façon tout aussi emblématique, d'autres réitérations insistantes comme celle des termes de la parole (dire, parler, demander) montrent la simplicité de l'enchaînement des répliques et sont indexées à l'isotopie /communication/, eût-elle du mal à être limpide entre le maître de maison hypocondriaque, la servante rebelle, le futur gendre pour l'heure dissimulateur. On a noté que l'unilatéralité, par l'usage latinisant non compris du vulgaire ou par l'onomatopée (drelin) non écoutée par la servante, rendait cette isotopie inséparable de /médecine/. En annexe, défense et illustration de l'analyse isotopique, appliquée à d'autres extraits de la pièce.

Finalement, dans ce cadre phrastique, l'atomisme est criant. Le texte n'apparaît le plus souvent que comme prétexte, support à des activités morphosyntaxiques (rôle d'attestation), par exemple à l'étude de la concaténation des subordonnées complétives/relatives, ici représentées par "je dis que voilà un homme qui veut parler à vous" et autres présentatifs "ce ne fut que la curiosité… qui, ce sont des impertinents qui" à effet d'alacrité, donc d'emphase, dans la bouche de la servante.

Pour éviter ce morcellement, on multiplie les mises en relation. Ainsi face au possessif d'attribution parodique : "votre bon visage" (comparé à son emploi normal : "qui donna naissance à votre passion"), on fait suppléer ce qui manque : "votre expression bon visage", en expliquant qu'il s'agit d'une ellipse, réitérée dans "comme son ami intime", suppléé : "comme je suis son ami intime", soit une figure vecteur de vivacité.

On constate que le déterminant dans la phrase a une répercussion en discours; dès lors, pourquoi scinder son étude en deux disciplines ? C'est ce que font comprendre Charolles & Combettes qui détectent une "situation scientifiquement schizophrénique" se traduisant par le fait "que personne ne s'émeut outre mesure du fait que les mêmes expressions linguistiques soient décrites de manière très différente et sous des étiquettes dissemblables selon qu'on les envisage en tant qu'outils syntaxiques (conjonctions de subordination par exemple) ou en tant qu'indicateurs relationnels (connecteurs), comme si leur traitement requérait en quelque sorte deux passages dans l'esprit des lecteurs ou des auditeurs." (1999, p. 93)

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Bref, au cours de cette analyse, force est de constater l'artifice qui préside à la dissociation des trois niveaux – qui ne sont pas des paliers – Discours, Texte, Phrase, tant on a eu de mal à ne pas répéter dans l'un des éléments relevant des deux autres. En d'autres termes, aucun n'est apparu spécifique, et n'a permis d'isoler des éléments distinctifs des deux autres.

Deuxième grief, non des moindres, l'étude des phénomènes par la pragmatique trans-linguistique (l'au-delà de la phrase, qui diffère cependant de la textualité) rejoint la morphosyntaxe phrastique par l'éclatement du relevé d'indices. Cela ne concerne pas seulement les connecteurs et reprises, mais aussi les "formes de progression", et si les Instructions veulent à travers elles faire saisir "le fonctionnement du texte", il s'avère que l'outil descriptif est peu productif et heuristique. A l'heure où plus un manuel ne fait l'impasse sur lui – ainsi pour prendre l'exemple parangon du Français 3e, livre unique, A mots ouverts de Nathan, 2003, entre les chapitres dévolus à la dialogique des "paroles rapportées" et la typologie des quatre "formes de discours" traditionnelles, raconter, décrire, expliquer, argumenter, s'insèrent les trois suivants : "l'organisation du texte" par les connecteurs spatio-temporels et logiques, par les reprises (pro)nominales, et les trois types de "progressions thématiques", en écho (à thème constant), en escalier (linéaire), en éventail (à thème éclaté) – il nous semble important de promouvoir une alternative.

Autres données sur la "grammaire discursive et textuelle"

Citons Zola pour la problématique du point de vue et la typologie textuelle, le théâtre étant moins propice que le roman à ce sujet. L'extrait concerné se situe dans le premier chapitre du Bonheur des Dames, et une fois que l'on a prouvé qu'il mettait en œuvre une "progression à thème éclaté" des éléments matériels du grand magasin, a-t-on démontré pour autant son unité thématique ? Nullement, à nos yeux. Pour ce faire, mieux vaudrait mettre en évidence la tresse des isotopies génériques. Ainsi, la chaleur d'abord /météorologique/ devient-elle rapidement et majoritairement /militaire/ (du combat féroce des clientes pour s'arracher les étoffes) pour encadrer au centre celle des corps, /érotique/, inhibant ainsi l'isotopie /religieuse/ du "mystère" ou de "l'âme", au même titre que la violence mécanique, qui n'est pas sans rappeler celle de la Lison de La Bête humaine ferroviaire, bien qu'elle soit ici indexée à l'isotopie /politico-économique/ dénonçant la brutalité des rouages capitalistes (soit une position idéologique marxiste que privilégierait l'Analyse de Discours d'un Pêcheux, renvoyant aux "conditions de productions" du roman, comme l'observe Rastier, op. cit. 2001, p. 245). Ajoutons que la chair et le désir contribuent à la personnification des objets, sur le registre merveilleux. Celui-ci relève de l'impression de la protagoniste – dont le prénom répété sert à délimiter l'extrait – qui fait ainsi succéder le réalisme transcendant au réalisme empirique de la banalité objective du négoce : [...] dans ce jour blanc, où il y avait comme une poussière diffuse de soleil, le grand magasin s'animait, en pleine vente. Alors, Denise eut la sensation d'une machine, fonctionnant à haute pression, et dont le branle aurait gagné jusqu'aux étalages. Ce n'étaient plus les vitrines froides de la matinée; maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtées s'écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion du trottoir : les dentelles avaient un frisson, retombaient et cachaient les profondeurs du magasin, d'un air troublant de mystère; les pièces de drap, elles-mêmes, épaisses et carrées, respiraient, soufflaient une haleine tentatrice; tandis que les paletots se cambraient davantage sur les mannequins qui prenaient une âme, et que le grand manteau de velours se gonflait, souple et tiède, comme sur des épaules de chair, avec les battements de la gorge et le frémissement des reins. Mais la chaleur d'usine dont la maison flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu'ON sentait derrière les murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l'œuvre, un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages. Denise, depuis le matin, subissait la tentation. En d'autres termes, le point de vue (focalisation) interne accumulant les comparaisons s'oppose à l'unicité du sens littéral, moins euphorique par contraste, dont est crédité par défaut le narrateur omniscient anonyme (encore que le "on" inclusif le rende participant au spectacle en tant que témoin).

Profitant de la relation intratextuelle à longue portée, et de la reprise du morphème "-gorg-", ici féminisé et érotisé, que permet d'identifier l'outil informatique, il n'est pas sans intérêt de faire remarquer à l'élève qu'il relève au dernier chapitre d'un contexte de violence, celle qui résulte de l'expansion agressive et masculine du grand magasin, toujours du point de vue des témoins (plus précisément son "ronflement continu de machine" le personnifie en un cruel ogre colossal qui impose l'isotopie générique /mythologie/) : ON eût dit que le colosse, après ses agrandissements successifs, pris de honte et de répugnance pour le quartier noir, où il était né modestement, et qu'il avait plus tard égorgé, venait de lui tourner le dos, laissant la boue des rues étroites sur ses derrières, présentant sa face de parvenu à la voie tapageuse et ensoleillée du nouveau Paris. Maintenant, tel que le montrait la gravure des réclames, il s'était engraissé, pareil à l'ogre des contes, dont les épaules menacent de faire craquer les nuages. [...] Paris s'étendait, mais un Paris rapetissé, mangé par le monstre. Mais comment décider que ces extraits où le branle bas de combat le dispute aux détails noyés dans l'imperfectif relèvent d'une des trois catégories canoniques, narrative, descriptive, argumentative ? Laquelle est "forme cadre" ou "encadrée"? Si l'échelle globale du roman est requise pour en décider, la question non seulement n'est pas cruciale, mais nous paraît oiseuse.

Devant l'indéniable valeur descriptive de cet outil pour le texte littéraire, une question ne manque pas de se poser : pourquoi l'isotopie f(a)it-elle d'objet d'un discrédit en analyse de discours ? D'une part Charolles citant l'exemple de Berrendonner (repris par Rastier, 1987 op. cit., p. 101) Tu es assistant. Ces tomates resteront vertes. relègue de telles isotopies afférentes (ici /stade initial/) résolvant des coq-à-l'âne au rang "d'inférences de liaisons", qui, selon lui, requièrent la théorie de Sperber & Wilson, laquelle les noie et les dépasse dans son modèle mentaliste (cf. Cohésion, cohérence et pertinence du discours, Travaux de linguistique 29, 1994, pp. 132-133). Le coq-à-l'âne fonctionne comme une anaphore : "la recherche de l'antécédent est déterminée par la sélection du contexte [...]; le contexte sélectionné est celui qui provoque le plus d'effets pour le moindre coût cognitif, à savoir qui maximalise la pertinence de l'énoncé" (J. Moeschler, in Cahiers de linguistique française 10, 1989, p. 59). Or, comment mesurer cette équation économique concernant la récurrence du sème (/stade initial/) produit par assimilation? En quoi cette quantification apporte-t-elle quoi que ce soit à la cohésion de l'énoncé?
D'autre part, le concept d'isotopie relève de la composante thématique d'une sémiotique narrative (depuis Greimas), qui, toujours selon Charolles, souffre d'un discrédit discursif plus général : "Sorti de la phrase, il n'y a plus, ainsi que le soulignaient déjà Benveniste et Jakobson, de cadre préconfigurant la distribution des unités verbales, il n'existe pas de structure formelle dans laquelle les unités phrastiques devraient rentrer pour occuper une position prédéfinie. Tout ce que l'on peut dire à ce niveau, c'est qu'une phrase en suit ou précède une autre. Bien sûr, il n'est pas exclu de penser que certains types de discours répondent à des principes organisationnels supérieurs. C'est ce qu'ont essayé de montrer notamment les analystes du récit à la suite de Propp. Néanmoins ces principes sont loin de présenter la force et la régularité d'une syntaxe et il faut bien reconnaître que, par-delà leur indéniable intérêt, les story grammars ne fournissent pas des critères fiables de reconnaissance des catégories entrant dans la composition des récits ni, non plus, de véritables règles de composition de ces catégories" (ibid., 1994, p. 127). En sorte que Lerot (op. cit.) pouvait encore ignorer le concept d'isotopie, lequel se trouvait en revanche sollicité par les Commentaires stylistiques de Boissieu & Garagnon (PUF, 1987), destinés aux programmes d'agrégation, qui l'utilisaient comme ce "commun dénomminateur sémantique qui apparente diverses lexies". Rastier lui-même l'a éloigné du "noyau dur" de la linguistique phrastique par des déclarations comme "les isotopies sont autonomes à l'égard des relations syntaxiques" (1987, op. cit., p. 97), en sous-entendant par exemple que l'isotopie générique /élevage/ est indifférente au clivage en sèmes casuels "profonds" /ergatif/ vs /accusatif/ dans le fermier tue le taureau et le taureau tue le fermier (la distinction impliquerait la corrélation des cas avec d'autres isotopies génériques /humain/ vs /animal/ - on reconnaît là les selectional features de Chomsky, à propos desquels Rastier déclarait que "les traits de sélection n'ont pas à être distingués des autres traits sémantiques", ibid. p. 75). Quant aux morphèmes du singulier ici récurrents, ils constituent l'une de ces "isotopies prescrites par le système fonctionnel de la langue", dites obligatoires (ou isosémies) et "réputées ressortir à la grammaticalité. Celles qui rendent compte des isotopies facultatives relèveraient de l'acceptabilité" (1987, p. 114). C'est dans l'interaction entre ces deux types d'isotopies que réside "le problème des rapports entre syntaxe et sémantique" (1994, op. cit., p. 126). En dépit d'une part de la mise en évidence de "l'activité mésosémantique", dans "l'espace qui s'étend du syntagme pourvu d'une fonction syntaxique jusqu'à la phrase complexe et à ses connexions immédiates" (telle l'anaphore associative entre énoncés), soit un "palier qui permette de considérer la morphosyntaxe comme un substrat des opérations sémantiques" (ibid., pp. 111, 135), en dépit d'autre part du fait que l'isotopie contribue à "outrepasser la limite phrastique", Rastier rappelait son indépendance : "la Textlinguistik tentait d'étendre au texte les modèles de la phrase élaborés par la grammaire générative. Une théorie des isotopies peut demeurer à l'écart de ces recherches puisque, on l'a vu, le concept d'isotopie est indépendant de la notion de phrase" (1987, p. 104). Comment s'étonner alors de la marginalisation inverse de la cohésion sémantique qui en a résulté chez les analystes du discours ?

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Epilogue

La trilogie des programmes scolaires s'appuie sur un consensus établi non seulement dans des recherches cognitives – par exemple Charolles & Combettes (1999, p. 92) constatent que "l'allégeance [de Sperber & Wilson] au modèle fodorien a donc consacré, au plan cognitif, le clivage entre, d'un côté, la syntaxe plus une partie de la sémantique et, de l'autre, la pragmatique, et donc confirmé par autre biais l'opposition entre la phrase d'un côté, l'énoncé en situation et le discours de l'autre" – mais aussi au plan logique avec R. Martin (Pour une logique du sens, PUF, 1992 [1983], p. 226) qui réaffirmait la nécessaire "distinction entre (a) la composante phrastique, lieu des conditions de vérité, où se déterminent l'acceptabilité et le sens des phrases en tant que telles, ainsi que les relations de vérité qui les unissent ; (b) la composante discursive, où la phrase s'insère dans la cohésion du texte ; (c) la composante pragmatique, lieu du vrai et du faux, où la phrase, devenue énoncé, s'interprète dans la situation énonciative." On aura reconnu la tripartition positiviste de Morris qu'Anscombre & Ducrot déclaraient "inattaquable" (op. cit., 1983, pp. 15-17) : Phrase-Semantics (car "pour un logicien, le dénoté d'une phrase, ce à quoi elle réfère, c'est sa valeur de vérité"), Texte-Syntactics (au-delà de la phrase, en macrosyntaxe, "on détermine les règles en vertu desquelles certaines combinaisons de symboles (ne) constituent (pas) des suites bien formées"), Discours-Pragmatics (cadre de l'interlocution; on note que chez Martin le discursif rejoint le textuel, tous deux conçus comme un ensemble de phrases unies par la vague notion de totalité).

On pourrait accepter ce modèle si, à propos de (b), Martin, faisant référence à Halliday et l'Ecole de Prague, n'affirmait que "la cohésion textuelle se fonde sur des critères comme ceux d'isotopie, d'anaphore, de communauté présuppositionnelle, dont la fonction s'exerce à l'intérieur même du texte, indépendamment de toute variation situationnelle" et des "connaissances d'univers" corrélées (ibid. p. 228). Soit un niveau discursif à l'image et dans le prolongement du phrastique, relevant tous deux d'une conception immanentiste de la sémantique. "Une des finalités assignables à la théorie sémantique est la prévision des liens de vérité qui unissent les phrases. [...] Rien de prévisible, du moins linguistiquement, dans ce lien entre Pierre est de retour et La discorde s'installe : une telle relation naît à la faveur de la situation discursive et relève du domaine, difficile à contrôler, de l'interprétation pragmatique" (ibid. pp. 13, 16; il déclarait déjà dans Inférence, antonymie et paraphrase, Klincksieck, 1976, p. 120 : "On comprend que les significations d'une phrase soient aussi aussi variables que les situations où cette phrase peut se dire. Impossible de les prévoir au moyen d'une théorie exclusivement sémantique qui ne ferait intervenir que les contenus de langue." Cet échec du calcul anticipatif ruine l'entreprise de la composante phrastique puisqu'elle requiert (b) et (c) pour que le sens et la vérité/fausseté soient décidables. En outre, Rastier pose à l'inverse de Martin que "la valeur de vérité d'un énoncé n'est pas une condition, mais un effet, de sa sémanticité", qui se détermine en contexte, 1987 op. cit., p. 156).
Or pareille citation témoigne de l'incertitude affectant la "fonction discursive" dans sa médiation, chez Martin, entre l'invariance et le variable. Quoi qu'il en soit, cela contredit le modèle de Rastier (1989, op. cit.), selon qui non seulement "le sens du texte est immanent à sa situation d'interprétation et de communication, pourtant transitoire et variable", mais "la prévisibilité est principalement affaire de doxa", laquelle fonde la logique. Bref, ce n'est pas parce que la "phrase en contexte" – donnée empirique de toute étude textuelle – voit ses conditions de vérité non affectées par la topicalisation et la focalisation (Martin, 1992, p. 245, qui cite Chomsky pour situer "la relation Topic-Comment dans la structure de surface", inessentielle dans le modèle de la sémantique logique profonde et générative - voir schéma p. 246), qu'elle se caractérise par "l'invariance" (sans même parler du principe de Rastier selon lequel "le sens d'une phrase ne lui est pas immanent", 1994, op. cit., p. 20; or une telle position ne suffit visiblement pas à éviter le contresens épistémologique qui fait de Rastier le tenant de "la thèse de l'autonomie du sens selon laquelle le sens est dans les mots" qui caractérisait le structuralisme combinatoire de sèmes distinctifs en langue - cf. J. Moeschler, in Cahiers de linguistique française 14, 1993, pp. 11-12 et in L'Information grammaticale 66, 1995, p. 26). A preuve l'exemple même de Martin : Pierre a rejoint Sophie ce matin qui ignore délibérément l'afférence possible /initiative/, voire /audace/ qui découle de - est rendue perceptible par - la mise en relief par présentatif C'est Pierre, oui, c'est lui qui a rejoint Sophie ce matin. En outre, considérer de telles afférences comme de "l'information non-vériconditionnelle (ou illocutoire)" qui viendrait compléter le contenu propositionnel logique de l'énoncé ne justifie nullement qu'une telle étape inférentielle cognitive et seconde (dérivée, connotée), censée enrichir la première "de décodage linguistique", puisse être rapportée à "l'intention informative du locuteur" (cf. Sperber & Wilson, in Cahiers de linguistique française 11, 1990, pp. 13-14). Le fait que ces afférences soient - ou non - confirmées par le développement du texte où s'insère la phrase les intègre à un contenu thématique, étranger aussi bien à l'acte de parole qu'à l'état de chose qui peuvent être signifiés. En effet ce clivage est un artefact ressortissant aux impératifs d'une certaine philosophie du langage. Quant à la détermination par le palier global, elle est corroborée par cette conclusion de Rastier : "le sens même, et la recevabilité d'un énoncé, ne peuvent être définis hors de son contexte et/ou de son entour pragmatique. Aussi, le texte n'est pas après, mais avant l'énoncé : notamment par les phénomènes d'isotopie, la cohésion du texte détermine celle de l'énoncé" (1987, op. cit., p. 165).
Autre exemple : la juxtaposition J'ai sorti la clé. J'ai ouvert la porte. n'est pas identique à J'ai ouvert la porte. J'ai sorti la clé. Or Sperber & Wilson (in Langages 112, 1993, p. 9) négligent la différence thématique de ces énoncés hors contexte, ainsi régis par des stéréotypes : la clé est sortie d'abord de la poche implicite, ensuite de la serrure de la porte où elle se trouvait pour l'ouverture - d'après ce que les auteurs appellent le "schéma encyclopédique" mobilisé. Contraints de reconnaître l'impossibilité de séparer les contenus relevant du "décodage" et ceux de "l'inférence", ils se voient obligés de "traiter les connotations temporelles et causales" de tels énoncés - fondatrices de la maxime barthésienne post hoc ergo propter hoc - "comme des aspects pragmatiquement déterminés du contenu véri-conditionnel", du fait que ce qui est implicité contribue aux conditions de vérité. Par là même, le clivage entre modèle "codique" et modèle "inférentiel" se trouve miné.
D'autre part, dans un cadre littéraire, on aura beau jeu de mettre en évidence une différence dialogique notable à l'élève : par exemple, le ON naturaliste impliquant la participation de l'observateur au milieu qui le détermine diffère profondément du ON moliéresque extérieur au locuteur et renvoyant à une doxa, fût-elle péjorative ("on m'a averti", "on ne parle pas comme cela de but en blanc à Angélique : il faut des mystères, et l'on vous a dit l'étroite garde où elle est retenue, qu'on ne la laisse ni sortir, ni parler à personne", présent sentencieux que sait utiliser la servante, à l'image de ceux qui ont un pouvoir, maîtres et médecins : cf. "il ne faut point parler si haut à des malades"). Cette variation se trouve stabilisée par les deux genres distincts (théâtre vs roman).

En outre, pour Martin "la phrase sera l'abstraction formellement et sémantiquement invariante à travers ses multiples réalisations discursives [...], pure reconstruction du linguiste," elle relève du "Type" (ibid. p. 249), par opposition à l'énoncé-Occurrence, alors que Rastier pose qu'en sémantique interprétative "le type est une collection d'accidents, un résumé conventionnel des occurrences" (1994, op. cit., p. 35). Une des conséquences notoires de cette scission artificielle, qui doit plus à la philosophie du langage qu'à la description des objets empiriques, est d'isoler l'énoncé, défini "comme résultat de l'acte effectif d'énonciation" (Martin, ibid. p. 248), du texte. En effet, pour reprendre les trois composantes ci-dessus, le sens vériconditonnel de la phrase et le sens discursif-textuel où elle s'insère sont considérés comme des invariants, purement linguistiques, et coupés de l'interprétation qui, elle, relève du sens pragmatique variable, où la phrase, toujours au centre du modèle, se transforme en énoncé. De façon mimétique, le texte est défini par Adam (op. cit., 1989, p. 191) comme "un objet abstrait résultant de la soustraction du contexte opérée sur l'objet empirique (discours)". Rastier confirme que "la distinction entre texte et discours, présente chez Slakta, puis Fuchs et Adam, qui définit le texte comme un discours abstrait de ses conditions de production, reformule en fait, à un autre niveau, la distinction phrase / énoncé et s'attire les mêmes objections" (in 1996, op. cit., p. 27). Complémentairement, on a vu supra, toujours chez Adam, que la proposition (macro et micro) était à la base de sa définition. Or nous contestons la dépendance du texte vis-à-vis des clivages homologues phrase vs énoncé, type abstrait vs occurrence concrète, profondeur invariante essentielle vs surface variable accidentelle. Cette dernière est loin d'être inessentielle, et l'on ne peut plus conclure avec Martin (op. cit., 1976, p. 101) : "Sans rapport au sens référentiel, la connotation n'en fournit pas moins, au plan de l'énonciation, d'importantes informations sur l'attitude affective du locuteur, sur son appartenance socio-culturelle [...]; les variations connotatives laissent intact le sens logique ou dénotatif." En effet, sans revenir sur la très contestable dichotomie, force est de constater que dans certains énoncés comme le coq-à-l'âne Tu es assistant. Ces tomates resteront vertes. ou la paraphrase de Pierre est de retour par La discorde s'installe, ce sont des sèmes afférents, "seconds ou connotés", qui constituent "le sens logique ou dénotatif." Autrement dit, le sens vériconditionnel ne peut faire abstraction de ces inférences intégrées à la composante thématique, lesquelles peuvent d'ailleurs être "premières" en terme de perception sémantique.

Nous terminerons sur une illustration de sa composante dialectique, requise pour expliquer la cohésion sémantique. Dans le même numéro de Langue française (1999, op. cit.) que celui où Charolles & Combettes retracent les jalons de l'analyse de discours, Lita Lundquist traite le fait textuel comme un fait de grammaire; mais devant l'insuffisance de ces "règles" linguistiques censées régir une suite de phrases, et en faire un texte défini par sa cohérence interne (p. 58), critère hautement contestable comme le prouvent par exemple les productions des Surréalistes, elle se tourne vers des "principes cognitifs qui interviennent à la fois au niveau des mots, dans leur structure lexicale de type argumental et argumentatif, et au niveau du texte, en tant que schémas, scripts et autres modèles cognitifs idéalisés" (p. 72). L'exercice scolaire suivant qui lui sert d'application, des plus classiques, consiste à justifier l'ordre de succession logique des huit phrases, données dans un premier temps dans le désordre. L'enchaînement suivant, le plus plausible car faisant l'objet d'un consensus de la part de 81% des sujets ayant passé le test, compose ainsi le texte d'un entretien :
(a) Dans une annonce d'offre d'emploi d'un journal du dimanche, on recherchait une secrétaire expérimentée pour le directeur d'une entreprise.
(b) Sur les 57 demandeurs d'emploi, deux furent convoqués pour un entretien et des tests.
(c) Les deux candidates s'appelaient Sandrine Berra et Laura Ursini.
(d) En sténographie anglaise, Sandrine Berra ne put écrire que 65 mots à la minute.
(e) Il semblait que la petite grenobloise allait perdre le poste.
(f) En comptabilité informatique, Laura Ursini montra beaucoup de capacités pour le programme de gestion.
(g) Elle obtint le poste.
(h) Après cet entretien épuisant, son mari l'invita à dîner dans un des meilleurs restaurants de Paris.

Or l'expérimentation pédagogique montre qu'une explication alternative doit être préconisée, tant son rendement est efficace. Elle considère qu'il s'agit là d'un récit, plus exactement une séquence regroupant des "noyaux" (au sens barthésien), perfectivés par l'usage dominant du passé simple, et recourt par là même au modèle du conte. Ecoutons à ce sujet de nouveau Ricoeur : "La morphologie de Propp se caractérise essentiellement par le primat donné aux fonctions", ou "action d'un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l'Intrigue", dont l'une des thèses est précisément que leur "succession est toujours identique". Ce serait là un retour - d'aucuns diraient une régression - structuraliste à "une conception téléologique de l'ordre des fonctions" (Temps et récit II, Points, 1984, pp. 68-71), si Rastier n'affirmait à bon droit : "L'étude des syntagmes typiques et de leurs enchaînements est cruciale pour la méthodologie de l'interprétation" (1989, op. cit., p. 68). Ainsi dans le genre en question de l'entretien d'embauche, le commencement par la parution d'une annonce et le final sur la réussite par l'obtention du poste (ici, en l'occurrence) vs l'échec sur son refus, sont stéréotypés. Barthes (1966) remarquait déjà que le nom de la séquence narrative ainsi que la logique de ses "noyaux, unis entre eux par une relation de solidarité", reposaient sur le déjà-lu du stéréotype culturel ("un script - selon Schank & Abelson - est une structure décrivant une séquence stéréotypée d'événements", Caron op. cit., 1989, p. 213). Dans l'entretien en question, à la première fonction Recherche (a) répond Proposition (b), soudées par les reprises lexicales "offres d'emploi" / "demandeurs d'emploi" (et afférence : "expérimentée" implique la passation de "tests"); il en va de même entre (b) et (c) "les deux candidates", syntagme qui "est une anaphore coréférentielle" de "deux furent convoqués", poursuit Lundquist (p. 61), lors de cette fonction Identification. Quant au bloc séquentiel suivant formant l'épreuve proprement dite, de (d) à (g), il peut se présenter, selon l'interprétation de 11% des sujets, en commençant par la Réussite de Laura Ursini (enchaînement (f)(g) dû au fait que "obtint le poste" sanctionne "montra beaucoup de capacités"), suivi du probable Echec de Sandrine Berra (enchaînement (d)(e) dû au fait que "allait perdre le poste" sanctionne "ne put écrire que"), dont l'Invitation à dîner finale dans l'enchaînement (f)(g)(d)(e)(h) sonne alors comme une compensation. En revanche la majorité des sujets ont opté pour la logique du happy end, commençant par le Raté de la provinciale pour terminer sur l'Obtention par la parisienne, dont l'Invitation finale équivaut à la récompense conjugale. Lundquist constate à bon droit la présence d'une norme : "dans la narration d'une compétition, il est coutume - pour des raisons culturelles - de terminer par le gagnant" (p. 62). En revanche, seule une minorité de 7% des sujets considère que le repas, lot de consolation pour la grenobloise, précède l'Obtention dans l'enchaînement (e)(h)(g), qui n'est cependant pas inacceptable. Bref, dès que l'on veut faire raisonner les élèves sur le fond du texte, on s'aperçoit que cela est impossible sans prendre en compte cette logique des actions qui constitue sa cohésion dialectique, anaphores, connecteurs et descriptions définies ne faisant qu'améliorer la lisibilité de l'histoire.
Quant à la composante thématique définitoire des deux acteurs féminins, "sténographie anglaise, écrire 65 mots à la minute" pour Sandrine Berra, "comptabilité informatique, programme de gestion" pour Laura Ursini, pourquoi faire de ces syntagmes des "constructeurs d'espaces mentaux" (Lundquist, p. 62, inspirée par Fauconnier), en quittant le linguistique pour le cognitif, alors qu'ils ne font que lexicaliser des afférences domaniales à partir de (a) "une secrétaire expérimentée pour le directeur d'une entreprise". La cohésion transphrastique repose de façon évidente sur des isotopies génériques. Lesquelles répondent ainsi prioritairement à l'objectif de l'analyse structurale du récit telle que la concevait Barthes (1966, op. cit.) : "Au-delà de la phrase, la structure ne relève plus de la linguistique, mais d'une linguistique seconde, d'une translinguistique, qui est le lieu de l'analyse du récit : après la phrase, là où plusieurs phrases sont mises ensemble." Mais aussi en-deça de cette limite : "lorsqu'on nous dit qu'étant de garde dans son bureau du Service secret et le téléphone ayant sonné Bond souleva l'un des quatre récepteurs, le monème quatre constitue à lui tout seul une unité fonctionnelle, car il renvoie à un concept nécessaire à l'ensemble de l'histoire (celui d'une haute technique bureaucratique [dont l'unité est "une notation indicielle"]); en fait, l'unité narrative n'est pas ici l'unité linguistique (le mot), mais seulement sa valeur connotée; ceci explique que certaines unités fonctionnelles puissent être inférieures à la phrase, sans cesser d'appartenir au discours : elles débordent alors, non la phrase, à laquelle elles restent matériellement inférieures, mais le niveau de dénotation, qui appartient, comme la phrase, à la linguistique proprement dite." On reconnaît dans cette "corrélation" une isotopie (facultative) indexant non pas un autre moment du récit ("décrocher le téléphone a pour corrélat le moment où on le raccrochera"), mais "un autre lieu de la culture nécessaire pour lire le récit". De tels indices sont qualifiés de "véritablement sémantiques, car, contrairement aux fonctions proprement dites, ils renvoient à un signifié, non à une opération, [...] non à un acte complémentaire et conséquent, mais à un concept plus ou moins diffus, nécessaire cependant au sens de l'histoire". Barthes évacue le simplisme d'une bipartition grammaticale : "on ne peut réduire les fonctions à des actions (verbes) et les indices à des qualités (adjectifs), car il y a des actions qui sont indicielles"; et d'apparents détails inutiles, descriptifs, qui masquent derrière leur "effet de réel" une portée fonctionnelle. En sorte qu'une "unité peut appartenir en même temps à deux classes différentes : boire un whisky (dans un hall d'aéroport) est une action qui peut servir de catalyse à la notation (cardinale) d'attendre, mais c'est aussi l'indice d'une certaine atmosphère (modernité, détente, souvenir, etc.) : autrement dit, certaines unités peuvent être mixtes" (ibid.). Tout dépend de leur saillance isotopique et des contraintes qu'exercent sur leur reconnaissance les topoï prescrits par le genre même du roman d'espionnage. Une fois distinguées en contexte, les deux classes d'unités conservent, aujourd'hui encore, toute leur vertu descriptive, en dépit de leur appartenance à la constellation structuraliste que voulut supplanter l'analyse textuelle, plurielle et déconstructionniste, dont la grille des 5 codes de S/Z n'a en réalité été que la confirmation par le détail (ainsi le code sémique ou voix de la personne regroupe les indices de caractère, et le code proaïrétique les séquences d'actions).
Un exemple, plus littéraire : au cours de l'étude des véhicules hippomobiles dans Bel-Ami, les 5 occurrences suivantes, situées à proximité les unes des autres, manifestent la permanence de l'isotopie des amours tumultueuses (véritable topos depuis Balzac ou George Sand, dont ce passage d'Indiana, indexé à /relation compromettante/ : "Attendez que j'aille demander un fiacre. Si je le pouvais, je vous reconduirais jusque chez vous; mais ce serait vous perdre."). Chez Maupassant, elle unit le héros romanesque et l'une de ses proies (Georges et Clotilde), en dépit du changement des fonctions des trois départs distincts : du repas d'amis, du rendez-vous amoureux, du spectacle nocturne où éclate un scandale. Bref, le contexte sélectionné autour du mot vedette constitue la cohésion thématique, dont les indices comportementaux du couple priment cet "informant" (ou "opérateur réaliste", selon Barthes) de type sociologique sur les moyens de transports parisiens :

- (p. 67) On serra les mains des Forestier, et Duroy se trouva seul avec Mme de Marelle dans un fiacre qui roulait. Il la sentait contre lui, si près, enfermée avec lui dans cette boîte noire, qu'éclairaient brusquement, pendant un instant, les becs de gaz des trottoirs. […] Elle ne disait rien non plus, immobile, enfoncée en son coin. Il eût pensé qu'elle dormait s'il n'avait vu briller ses yeux chaque fois qu'un rayon de lumière pénétrait dans la voiture. [...] Elle jeta un cri, un petit cri, voulut se dresser, se débattre, le repousser; puis elle céda, comme si la force lui eût manqué pour résister plus longtemps. Mais la voiture s'étant arrêtée bientôt devant la maison qu'elle habitait, Duroy, surpris, n'eut point à chercher des paroles passionnées pour la remercier, la bénir et lui exprimer son amour reconnaissant. Cependant elle ne se levait pas, elle ne remuait point, étourdie par ce qui venait de se passer. Alors il craignit que le cocher n'eût des doutes, et il descendit le premier pour tendre la main à la jeune femme. Elle sortit enfin du fiacre en trébuchant et sans prononcer une parole. Il sonna, et, comme la porte s'ouvrait, il demanda, en tremblant : quand vous reverrai-je ? [...] Il en tenait une, enfin, une femme mariée! une femme du monde! du vrai monde! du monde parisien! Comme ça avait été facile et inattendu!
- (p. 71) Elle arriva vers cinq heures un quart, et, séduite par le papillotement coloré des dessins, elle s'écria : "Tiens, c'est gentil chez vous. Mais il y a bien du monde dans l'escalier." Il l'avait prise dans ses bras, et il baisait ses cheveux avec emportement, entre le front et le chapeau, à travers le voile. Une heure et demie plus tard, il la reconduisit à la station de fiacres de la rue de Rome. Lorsqu'elle fut dans la voiture, il murmura : "Mardi, à la même heure." Elle dit : "A la même heure, mardi." Et, comme la nuit était venue, elle attira sa tête dans la portière et le baisa sur les lèvres. Puis, le cocher ayant fouetté sa bête, elle cria : "Adieu, Bel-Ami" et le vieux coupé s'en alla au trot fatigué d'un cheval blanc.
- (p. 88) Mme de Marelle avait ouvert la porte de la loge et elle se sauvait, à travers la foule, cherchant éperdument la sortie. Duroy s'était élancé derrière elle et s'efforçait de la rejoindre. Alors Rachel les voyant fuir, hurla, triomphante : "Arrêtez-la! Arrêtez-la! Elle m'a volé mon amant." Des rires coururent dans le public. Deux messieurs, pour plaisanter, saisirent par les épaules la fugitive et voulurent l'emmener en cherchant à l'embrasser. Mais Duroy l'ayant rattrapée, la dégagea violemment et l'entraîna dans la rue. Elle s'élança dans un fiacre vide arrêté devant l'établissement. Il y sauta derrière elle, et comme le cocher demandait : "Où faut-il aller, bourgeois ?" il répondit : "Où vous voudrez." La voiture se mit en route lentement, secouée par les pavés. [...] Alors elle tira sa bourse et chercha de la monnaie à la lueur de la lanterne, puis ayant pris deux francs cinquante, elle les mit dans les mains du cocher, en lui disant d'un ton vibrant : "Tenez… voilà votre heure… C'est moi qui paie… Et reconduisez-moi ce salop-là rue Boursault, aux Batignolles". Une gaieté s'éleva dans le groupe qui l'entourait. Un monsieur dit : "Bravo, la petite!" et un jeune voyou arrêté entre les roues du fiacre, enfonçant sa tête dans la portière ouverte, cria avec un accent suraigu : "Bonsoir, Bibi."

Un mot de conclusion personnelle, concernant l'analyse pédagogique des textes : si l'on peut comprendre dans la pratique que soit aujourd'hui frappé d'obsolescence le schéma actantiel greimassien, il est vrai presqu'aussi abusivement réducteur (cf. 1989, op. cit., pp. 77, 73) que certaines utilisations du carré sémiotique et du schéma narratif quinaire (situation initale, élément perturbateur, péripéties, rétablissement de l'équilibre, situation finale), en revanche notre exemple sur l'entretien d'embauche a tendu à montrer quelle perte pouvait représenter l'abandon de l'enchaînement des fonctions de type proppien, et bien entendu la théorie des isotopies, refondée depuis déjà vingt ans par Rastier. Au contraire, le gain didactique réside dans le fait que "l'isotopie ainsi reconnue peut être ensuite corrélée à des unités définies par d'autres types d'analyses textuelles : par exemple, à telle isotopie peut correspondre telle séquence narrative" (1987, op. cit., p. 108). Cela dit sans nostalgie du premier structuralisme, atomique et combinatoire, des années 70, mais surtout sans enthousiasme à l'égard du "tout pragmatique" que distillent les programmes scolaires.


ANNEXES

1) Extraits des Instructions Officielles pour l'enseignement du français au Collège (1995-1998)

Dès la classe de 6e, l'objectif central est la maîtrise des discours. C'est l'enjeu, neuf et crucial, des nouveaux programmes. On entend, par discours, toute mise en pratique du langage dans un acte de communication à l'écrit ou à l'oral. [...] Les programmes du collège proposent d'organiser le champ de la grammaire en trois niveaux d'analyse : le discours, le texte, la phrase, qui se combinent le plus souvent entre eux. En classe, l'usage établi veut que l'élève soit amené à construire des phrases, ce qui exige des connaissances morphosyntaxiques et une grammaire de la phrase. Mais une simple succession de phrases ne constitue pas pour autant un texte, ce qui rend nécessaire une grammaire du texte. Et les textes n'ont de sens que par rapport à la situation d'énonciation où ils sont produits et reçus, ce qui appelle une grammaire du discours.

Acquis en fin de 3e :

A. Objectifs généraux

1. Les notions retenues

Le discours – Étudier le discours conçu comme une mise en pratique de la langue revient à s'interroger sur la façon dont un énonciateur précis s'adresse à un destinataire particulier dans une situation déterminée par le lieu et le moment de l'énonciation. En outre, un discours a une fonction (une visée) précise et l'énonciateur choisit de raconter, de décrire, d'expliquer ou d'argumenter selon l'effet qu'il veut produire sur l'énonciataire, dans une interaction énonciateur / énonciataire De ce fait, l'étude du discours se préoccupe :
- de l'énoncé et de la situation d'énonciation (composantes de la situation d'énonciation, relation énonciation / énoncé : énoncé ancré dans la situation d'énonciation, énoncé coupé de la situation d'énonciation)
- de la position de l'énonciateur qui raconte, décrit, explique ou argumente, selon un point de vue et en fonction d'un destinataire
- de l'installation de différents énonciateurs, de la manière de rapporter (directement ou indirectement) leurs paroles, des niveaux de langage
- des formes de discours du point de vue de leurs caractéristiques marquantes : la dénomination et la caractérisation pour la description, la temporalité pour la narration, la causalité pour l'explication et / ou l'argumentation.

Le texte – L'étude du texte se préoccupe quant à elle d'organisation, d'architecture et de structure, selon un double principe de répétition et de progression. De ce fait, l'analyse du texte s'attache essentiellement à étudier l'organisation (narrative, descriptive, explicative) et la cohérence (reprises et connecteurs, principales formes de progression) de celui-ci. L'enchaînement des phrases qui constituent un texte est parfois souligné par des mots de liaison : on distingue les connecteurs logiques des connecteurs spatio-temporels, qui sont des indices différents pour les formes de discours qu'ils explicitent.

La phrase – L'étude de la phrase et des mots dans la phrase se centre autour de phénomènes morphologiques (les formes des déterminants, la conjugaison des verbes) et syntaxiques (les relations des mots entre eux, selon leur fonction et leur nature). De ce fait, l'analyse phrastique envisage les types et les formes de phrase d'une part, les constituants de la phrase d'autre part, qu'ils soient étudiés sous l'angle morphologique (les conjugaisons) ou syntaxique (les fonctions par rapport au nom, au verbe, à la phrase). Elle n'est donc qu'un élément parmi d'autres et ne peut être la base d'une progression grammaticale d'ensemble qui ignorerait le texte et le discours.

2. Les conséquences didactiques : un nombre réduit de notions reliées entre elles

Le programme ainsi élaboré propose un nombre volontairement réduit de notions, de façon à éviter l'éparpillement, la juxtaposition, et ce qu'on pourrait appeler " l'effet catalogue ". En revanche, il s'efforce, à l'intérieur de chacun des niveaux d'analyse proposés, d'articuler les notions entre elles, dans une logique d'ensemble qui permet aux élèves d'établir constamment des relations entre les phénomènes qu'ils observent et analysent. Ainsi, au niveau du discours, ils peuvent relier entre eux les adverbes, les temps verbaux, les pronoms personnels et les déterminants, pour les envisager en fonction de la relation qu'ils établissent entre l'énoncé et la situation d'énonciation. De la même façon, au niveau du texte, ils sont amenés à articuler entre elles les différentes organisations textuelles et les formes de progression, lesquelles renvoient à leur tour aux notions de thème, de propos et de thématisation. Enfin, au niveau de la phrase, ils peuvent comparer entre elles les différentes formes d'expansion du nom ou de complémentation, du verbe et de la phrase. De la sorte, les phénomènes cessent d'être envisagés et étudiés isolément : un espace se crée, suffisamment délimité et balisé pour qu'une réflexion grammaticale soit rendue possible chez les élèves de collège.

La combinaison des différents niveaux : du discours à la phrase

Les notions retenues s'articulent entre elles à l'intérieur de chacun des trois niveaux retenus. Elles se combinent de la même façon, d'un niveau à l'autre, selon ce principe simple : "quiconque s'exprime par oral ou par écrit réalise une activité de discours. Cette activité se manifeste sous la forme concrète du texte. Et le texte s'articule en segments constitutifs : les phrases". L'analyse grammaticale part donc de l'ensemble (le discours et / ou le texte) pour aller vers les parties (la phrase et / ou les mots dans la phrase). Ce point paraît suffisamment fondamental pour être illustré par trois exemples précis.

- L'étude des déterminants et des pronoms personnels. Elle s'organise d'abord sur le plan discursif (énoncé ancré dans la situation d'énonciation ou énoncé coupé de la situation d'énonciation, déictiques) pour aborder ensuite le niveau textuel (formes de reprises et anaphoriques) pour en venir à la phrase (morphologie, fonction des pronoms).

- L'étude des paroles rapportées. Elle s'interroge d'abord sur l'énonciation (quel énonciateur ? s'adressant à quel interlocuteur ? quel niveau de langue ou quelles marques d'oralité ?), puis sur l'insertion des paroles dans le texte (rapportées directement ou indirectement). Elle en vient enfin à des observations syntaxiques spécifiques sur les marques des paroles rapportées. Elle part donc du discours, passe par le texte et arrive à la phrase.

- L'étude des connecteurs. Les connecteurs peuvent être étudiés au niveau du discours (on peut penser par exemple aux différentes significations de "alors"). Ils peuvent aussi être abordés comme des éléments structurant le texte, et ensuite être envisagés selon leur nature et leur fonction éventuelle dans la phrase.

De la sorte, la cohérence recherchée à l'intérieur de chaque niveau devient une cohérence d'ensemble qui permet des cheminements variés entre les différents niveaux d'analyse. Bien entendu, il n'est pas question de systématiser absolument une démarche qui deviendrait vite factice, ni de signaler constamment aux élèves qu'on passe d'un niveau à un autre. Il appartient au professeur de se situer et de faire des choix : parfois il fera étudier un phénomène en passant par les trois niveaux signalés, parfois deux niveaux suffiront à l'analyse, plus rarement il s'en tiendra à l'approche phrastique. Il est donc essentiel de ne rien figer : il s'agit d'adapter un principe général (aller du tout à la partie en resserrant progressivement l'approche) à des cas particuliers, liés aux notions abordées et au niveau des élèves qui doivent se les approprier. Précisons également qu'il ne saurait être question de prévoir à l'intérieur de chaque séquence une séance de grammaire du discours, une de grammaire du texte, et une de grammaire de la phrase, surtout si ces séances abordaient des notions différentes.

Une véritable réflexion grammaticale

Cette conception d'ensemble de l'enseignement de la grammaire permet de dépasser un simple étiquetage : l'inventaire toujours plus détaillé d'un nombre de formes toujours plus élevé cesse d'être l'objectif essentiel de l'enseignement de la grammaire. Certes, l'élève est amené à identifier, mais ce n'est qu'une étape le long d'un itinéraire qui le conduit à observer, à manipuler et à transformer pour analyser, à mettre en relation les phénomènes afin que s'établissent des catégories d'analyse, à interpréter enfin et à comparer les effets de sens… c'est-à-dire, au total, à raisonner. C'est dans cette mesure seulement que la grammaire devient, à l'oral comme à l'écrit, un outil de réception et de production.

3. Les conséquences pédagogiques : une démarche inductive

Former un élève susceptible de réfléchir plutôt que de reconnaître, capable donc d'un raisonnement véritable face à un phénomène grammatical, appelle un certain nombre de choix dans le domaine pédagogique, tout autant que dans le domaine didactique. Il est en effet nécessaire de le placer constamment en situation de recherche, que ce soit à partir d'une production orale ou écrite, d'un texte d'auteur ou d'un écrit scolaire, pour qu'il soit amené à observer, repérer, transformer, comparer, émettre des hypothèses, les infirmer ou les confirmer, établir des conclusions, employer ou réemployer… selon une démarche inductive dont on rappellera les trois phases successives : - l'observation d'un énoncé oral ou écrit, éventuellement produit par les élèves, d'un texte ou d'un corpus de textes courts. Cette observation est guidée par une série de questions, écrites ou orales, qui amènent l'élève à repérer un certain nombre d'éléments ; - la mise en évidence, à partir de cet élément, du fait grammatical que l'on a choisi d'étudier ; - la mise en application immédiate de la notion découverte, l'objectif étant de conduire l'élève à employer ce qu'il vient de découvrir dans une production personnelle, orale ou écrite. Cette conception générale des outils de la langue commande l'enseignement de la grammaire en 3e. On précisera seulement ici quelques notions qui, à chaque niveau d'appréhension - discours, texte, phrase -, sont nouvelles ou spécifiques à cette classe.

B. Grammaire du discours

1. Les actes de parole

Il paraît important de faire comprendre aux élèves que parler à autrui c'est exercer sur lui une forme d'action, qui peut être adaptée ou non à la situation de communication, et entraîner des malentendus ou des affrontements (verbaux ou physiques) si elle est inadaptée. L'étude des actes de parole est donc essentielle. Elle peut se décomposer en trois approches complémentaires : - la dimension locutoire, c'est-à-dire le fait de produire des énoncés structurés, organisés et ayant un sens; - la dimension illocutoire, c'est-à-dire le fait de chercher à exercer une action sur autrui en lui parlant (l'interroger, lui donner un ordre, lui interdire de faire quelque chose, le convaincre ou le persuader…); - la dimension perlocutoire, c'est-à-dire l'effet sur l'interlocuteur, qui répondra ou non à la question, qui exécutera ou non l'ordre… Cette terminologie n'a pas à être apprise par les élèves de 3e : une distinction entre ce qui est dit, les intentions de celui qui dit et l'effet produit par ce qui est dit, est tout à fait suffisante. Il est très important, en revanche, d'amener l'élève à prendre conscience de cette triple dimension des actes de parole, en particulier dans une optique de formation du citoyen. En effet, on ne peut donner un ordre à autrui qu'en fonction d'une certaine hiérarchie sociale ; on ne peut obtenir une réponse qu'après avoir posé une question précise à une personne susceptible d'apporter une réponse ; on ne peut affirmer son opinion qu'en tenant compte de celle d'autrui et en évaluant les risques et les enjeux du désaccord ou de l'accord. L'analyse des actes de parole, écrits et oraux, oblige donc à prendre en compte une dimension sociale et à s'interroger sur les conditions d'une communication réussie entre les individus. On peut alors considérer qu'il y a là un moyen de désarmer une violence verbale souvent liée à des formes de communication maladroites et inadaptées. D'un point de vue plus strictement grammatical, on envisagera, en 3e, l'étude des actes de parole directs et des actes de parole indirects.

Actes de parole directs

Les verbes performatifs au sens restreint ("Je te baptise", "Je t'ordonne", "Je te promets") constituent des actes de parole. En nombre limité, ils ne constituent pas un champ d'étude essentiel pour le collège. Par ailleurs, les modalités de leur étude sont complexes : par exemple, "je te baptise" n'a pas la même valeur si l'interlocuteur est un croyant ou un athée ; "je t'ordonne" aura une valeur et un effet différents selon que l'énonciateur a du pouvoir ou n'en a pas… Les phrases de type déclaratif, interrogatif et impératif offrent en revanche un champ d'étude plus large et plus important. Il est en effet intéressant de montrer qu'au-delà de leurs tournures syntaxiques spécifiques (niveau locutoire), elles permettent des actes de parole précis au niveau illocutoire (actes d'assertion, d'interrogation, d'injonction…). En outre, ces actes de parole sont pertinents ou non et produisent ou pas l'effet escompté en fonction de la situation de communication globale (niveau perlocutoire). Cette triple réflexion peut être menée en situation de réception où elle fournit un outil d'analyse efficace pour l'interprétation de nombreuses scènes (quiproquos, malentendus, affrontements). Elle débouche également sur des formes de production et permet de nombreux exercices oraux.

Actes de parole indirects

L'étude des actes de parole indirects complète mais complexifie celle des actes de parole directs. Elle dissocie en effet les dimensions locutoires et illocutoires, la manière de dire et l'intention avec laquelle on dit. On peut ainsi donner un ordre, ou suggérer une action, au moyen d'une simple phrase assertive ("Il fait froid ici", pour "fermez la fenêtre") ou d'une phrase interrogative ("Pouvez-vous fermer la fenêtre?"), laquelle appelle un geste en retour et non une réponse par oui ou par non. Dans tous ces cas, c'est la situation de communication qui permet de déterminer la nature de l'acte de parole et une part d'interprétation est attendue chez l'interlocuteur.

2. La modalisation

L'adolescent éprouve généralement des difficultés à se situer lui-même, en tant qu'énonciateur, par rapport aux discours écrits et oraux qu'il produit. En situation de production, il ne sait pas nuancer ses propos, prendre une part de distance par rapport à ce qu'il dit ou écrit ou, au contraire, affirmer une absolue certitude. En situation de réception, il analyse difficilement ce type de variations dans ce qu'il lit. Pour ces deux raisons, l'étude de certaines formes de modalisation, observées et analysées dans les textes puis utilisées dans diverses formes de productions écrites et orales, paraît indispensable en classe de 3e, en liaison en particulier avec l'étude du discours argumentatif. On s'en tiendra cependant à certaines formes clefs de modalisation. En effet, si l'on considère la modalisation comme un ensemble de "moyens d'expression qui permettent d'expliciter les différentes positions du sujet parlant et ses intentions d'énonciation" (P. Charaudeau, Grammaire du sens et de l'expression, Hachette Éducation, 1992), on éprouve des difficultés à cerner le champ de la notion et son étude devient trop complexe pour des élèves de collège. Il paraît donc préférable de s'en tenir à une définition moins extensive, et d'envisager la modalisation comme "le degré d'adhésion du sujet d'énonciation aux sujets énoncés" (C. Kerbrat, L'Énonciation, Armand Colin, 1980). L'énonciateur peut en effet choisir de ne pas modaliser son propos et s'en tenir à la plus grande neutralité pour rapporter un fait (" Pierre est le nouveau patron du groupe "). Il peut également conserver un certain recul par rapport à un propos auquel il n'adhère pas totalement, à une information qu'il ne considère pas comme certaine ("Pierre serait paraît-il le nouveau patron du groupe"). Il peut enfin adhérer totalement à son propos et souligner ses certitudes (" Pierre est bel et bien le nouveau patron du groupe "). De ce fait, les formes de modalisation dont l'étude est envisageable en classe de 3e, peuvent être regroupées selon les catégories grammaticales suivantes : - auxiliaires de mode (vouloir, devoir, pouvoir) ; - verbes à valeur modale (sembler, paraître…); - adverbes et groupes circonstanciels (peut-être, sans aucun doute) ; - adjectifs qualificatifs (possible, éventuel, certain, probable) ; - verbes au conditionnel ; - guillemets à l'écrit ("Cette "solution" m'étonne"), geste ou intonation insistante à l'oral. L'objectif n'est pas de faire mémoriser cette liste - bien incomplète au demeurant - de modalisateurs, mais de sensibiliser les élèves aux effets de sens que permet leur emploi.

3. L'implicite

Lorsqu'il lit un texte, l'élève découvre un énoncé qui lui apporte un certain nombre d'informations explicites. Exemple : - Il est huit heures. Je me lève. (= information temporelle). Bien souvent cependant l'énoncé contient des informations implicites, virtuelles et déductibles, car non exprimées formellement. Elles exigent alors un travail d'interprétation fondé sur le contexte. Exemples : - Il est huit heures. Rien ne bouge dans la maison. (= j'ai tout mon temps). - Il est huit heures. Mon réveil n'a pas sonné. (= je dois me dépêcher). Il est essentiel de faire découvrir progressivement aux élèves de collège l'importance de ces informations implicites, déterminantes pour la compréhension et l'interprétation des textes. En classe de 3e, on peut développer dans ce domaine deux grandes séries de compétences.

- Extraire une information implicite de l'énoncé lui-même. Dans ce cas, deux possibilités apparaissent : on peut tout d'abord tirer directement l'information implicite de l'énoncé lui-même, qu'il s'agisse de présupposé ou de sous-entendu. Par exemple : - Patrick a cessé de travailler. (Présupposé : Patrick travaillait.) - Si Patrick n'a pas votre accord, il part. (Sous-entendu : s'il a votre accord, il reste.) On peut également tirer l'information implicite de l'énoncé lui-même en mettant en relation deux (ou plusieurs) informations explicites. Par exemple : - (1) Il y avait du verglas. (2) Il s'est cassé la jambe. (Des informations explicites (1) et (2) on peut conclure l'information implicite : il est tombé).

- Extraire une information implicite du contexte énonciatif, c'est-à-dire de la situation d'énonciation. Ce cas se rencontre dans les actes de parole indirects. Par exemple : - Il fait chaud ici. L'énoncé peut signifier, implicitement, en fonction du contexte énonciatif et des rôles respectifs des interlocuteurs : " Ouvrez la fenêtre ", " Ferme le radiateur ", " Est-ce que je peux tomber la veste ? ", " Il fait frais ailleurs ", " Je n'ai rien de plus intéressant à dire "…

4. Le point de vue

La notion de point de vue a déjà été abordée au cours du cycle central. Elle doit être précisée en classe de 3e et maîtrisée par les élèves. Directement lié à l'énonciation, le point de vue indique, dans tous les cas, les positions et les opérations qu'effectue l'énonciateur pour orienter et structurer son discours : qu'on prenne la parole ou qu'on écrive, dans tous les cas, on engage un certain point de vue. La difficulté d'emploi de cette notion tient à l'étendue de son utilisation : elle relève à la fois de l'usage ordinaire de la langue et d'un usage technique comme outil d'analyse. Cette extension atteste son importance mais elle en obscurcit la signification et en rend du même coup la maîtrise délicate. Le point de vue est en effet transversal aux différentes formes de discours, et le terme reçoit une signification spécifique selon que l'on est dans un discours narratif, descriptif ou argumentatif ; en outre, dans chaque cas, il concerne d'une part le mode de présence de l'énonciateur à son discours et d'autre part la manière dont il organise, structure, oriente les contenus de son texte. Précisons brièvement ces différents aspects.

- Dans le discours narratif, le point de vue indique tout d'abord les modes de présence du narrateur. Sous le terme de focalisation, G. Genette propose de distinguer ainsi la "focalisation zéro" (c'est le cas du narrateur omniscient, qui contrôle l'ensemble de la scène narrative, en sait plus que les personnages, entre dans leur intériorité), la "focalisation interne" (lorsque le narrateur s'efface derrière ses personnages, leur délègue la prise en charge du récit et n'en sait pas plus qu'eux), la "focalisation externe" (lorsque le narrateur s'installe à l'extérieur du récit et ne donne à savoir que ce que cette position du dehors autorise). Mais le point de vue est également impliqué, dans la structuration du récit, par le choix du personnage central, appelé à en devenir le " héros ". C'est en fonction de ce choix que l'ensemble narratif va s'organiser (les autres personnages deviennent du même coup secondaires). On parle alors de perspective narrative. Dans les premiers chapitres de Germinal, Zola raconte les événements du petit matin à la mine selon trois perspectives successives : celle tout d'abord d'Étienne Lantier, futur héros, qui arrive sur le site de la mine ; celle des Maheu, ensuite, les ouvriers qui partent au travail ; celle des bourgeois enfin qui, plus tardivement, prennent leur petit déjeuner. Autre exemple, un récit policier peut être raconté dans la perspective de l'enquêteur (l'inspecteur Maigret) ou dans celle du voleur (Arsène Lupin). On comprend que le choix de perspective détermine l'ordre des valeurs mises en scène dans le texte (récits de héros ou d'antihéros, récit de glorification des valeurs ou, au contraire, de dérision des valeurs). Un exercice d'écriture peut ainsi consister à modifier la perspective d'un récit avec les transformations de valeurs que cette modification implique (le héros de la version initiale devient personnage secondaire et inversement).

- Dans le discours descriptif, le point de vue est régi par le mode de présence de l'observateur. Celui-ci peut être complètement occulté ("La terre est ronde"), il peut être impliqué par l'indication du poste d'observation ("Vue de la lune, la terre est ronde"), il peut être installé dans le texte par une marque de la personne et un prédicat perceptif ("On voit que la terre est ronde"), il peut être un personnage, acteur du récit, qui assume lui-même l'activité descriptive ("Quand elle levait les yeux, […] elle apercevait une grande lueur, une poussière de soleil, pleine déjà du grondement matinal de Paris", Zola). Par ailleurs, comme pour le discours narratif, le point de vue est aussi déterminé par la disposition des éléments de la description : dans le cas du portrait par exemple, il résultera du choix des parties et de leur relation avec l'ensemble, du parcours de la description lui-même (partir de la tête pour envisager ensuite le corps, ou au contraire partir des pieds et remonter vers le visage, etc.), de la relation entre les éléments de représentation et les éléments d'appréciation qui, par l'emploi du superlatif ou de la comparaison par exemple, introduiront dans la description une dimension argumentative. Ce dispositif de la description peut correspondre à une codification de genre (comme le "réalisme" qui privilégie la prise en charge de la description par un personnage), ou au contraire la transgresser.

- Dans le discours argumentatif, enfin, le point de vue désigne l'expression d'un avis, d'une opinion, d'une prise de position. Là aussi, les modes d'énonciation varient considérablement selon que l'opinion s'exprime sous l'apparence du discours objectif ou de l'évidence (avec l'emploi du "il" impersonnel), sous la couverture d'un sujet collectif (avec l'emploi du "on" et ses diverses significations) ou par la prise en charge d'une subjectivité assumée ("je"). La position de celui qui soutient une opinion sera par ailleurs déterminée par la manière dont il installe le discours d'autrui (citation ou reformulation) en vue de le réfuter ou, à l'inverse, de consolider son propre discours. Elle résultera enfin de l'organisation même du parcours argumentatif et de son déroulement : la stratégie argumentative peut consister à partir de la thèse réfutée pour aller vers la thèse proposée ou inversement, à aller du moins important au plus important, du particulier au général, de l'exemple à l'argument, etc., ou à suivre, selon la situation et la visée, un parcours inverse.

Les différentes approches de la notion de point de vue, ici isolées pour des raisons didactiques, s'entrecroisent, tout comme les formes de discours elles-mêmes, dans la réalité des textes. L'objectif, en 3e, n'est pas d'en étudier de manière systématique les nuances particulières. Il s'agit seulement de sensibiliser les élèves à l'importance de sa prise en compte en lecture et en écriture, afin qu'ils puissent en apprécier les effets. On reliera par ailleurs l'analyse du point de vue à celle de la modalisation qui, précisément, permet de moduler la position de l'énonciateur par rapport à ce qu'il dit ou écrit.

C. Grammaire du texte

1. La cohérence textuelle

Chaque fois que l'on demande à un élève d'écrire un texte, on attend qu'il rédige un texte cohérent. Cette cohérence est d'une part sémantique : les faits dénotés ne doivent pas entrer en contradiction les uns avec les autres, ils doivent être mis en relation entre eux (voir à ce sujet M. Charolles, "Problèmes de la cohérence textuelle", in Pour une didactique de l'écriture, revue Pratiques, 1989). Elle est d'autre part grammaticale : la grammaire de texte s'attache à l'étude des phénomènes permettant la cohérence textuelle. Au collège, quatre points essentiels peuvent être étudiés.

- L'étude des unités textuelles, en particulier celle du paragraphe envisagé comme unité de sens délimitée par un alinéa.

- L'étude de l'architecture textuelle (forme cadre / formes encadrées), à travers l'observation des différents types de séquences (narrative, descriptive, explicative, argumentative). L'organisation de ces séquences retient l'attention, ainsi que leurs différentes formes d'enchaînement et d'imbrication. Une séquence peut être essentiellement narrative (forme cadre) mais inclure des séquences descriptives ou explicatives (formes encadrées). Une autre séquence peut être essentiellement argumentative (forme cadre) mais inclure, par l'insertion des exemples, des séquences narratives ou descriptives (formes encadrées).

- L'étude des formes de répétition (reprise nominales et pronominales) et de progression (linéaire, à thème constant, à thèmes dérivés). L'objectif n'est pas alors de faire identifier et de nommer ces différentes formes. On se préoccupe davantage d'analyser les choix effectués, on étudie le fonctionnement du texte, avec la part de stabilité qu'assurent les répétitions et l'apport d'informations nouvelles que permettent les formes de progression.

- L'étude des connecteurs spatio-temporels ("À la base, d'abord […]. Puis, au second étage […]. Sur la plate-forme supérieure, enfin […].") et logiques ("Mais", "Alors", "D'une part… d'autre part", "Par conséquent", etc.) qui, sans assurer véritablement en eux-mêmes la cohérence du texte, la signalent et la soulignent.

2. Les reprises nominales et pronominales

Lorsqu'il lit un texte, l'élève est parfois dérouté par l'utilisation de reprises nominales différentes pour caractériser un même personnage. Il se trompe souvent et peine fréquemment pour se repérer parmi les reprises. Au pire, il estime qu'à chaque reprise correspond un personnage. Lorsqu'il étudie un texte (lecture analytique), l'élève peut utilement s'appuyer sur l'observation des différentes reprises. Lisant le début des Trois Mousquetaires, il découvre le cheval du jeune d'Artagnan… et les reprises nominales suivantes : "cette monture", "un bidet du Béarn", "ce cheval", "le susdit bidet", "cette autre Rossinante", "une pareille monture". Il peut alors analyser assez facilement le processus de dévalorisation progressive mis en œuvre par l'intermédiaire des reprises et passer éventuellement par la suite du cheval au cavalier, afin d'effectuer le même genre d'observation. Abordant la nouvelle de Maupassant Coco, il observe un vieux cheval, vu à travers le regard de celui qui doit le soigner, "cet invalide", "cette vieille rosse", "cette bête inutile", "cette misérable rosse". Les reprises nominales traduisent donc ici un point de vue, fatal pour le cheval… Elles sont même un des moyens de faire découvrir et analyser la notion de point de vue. Lorsqu'il écrit un texte, l'élève sait que les répétitions lui sont vivement déconseillées. Il doit donc, pour assurer la cohérence de son texte, gérer, de façon souvent intuitive, des problèmes de reprises, pronominales et nominales. S'il a acquis auparavant quelques connaissances et compétences dans ce domaine, s'il est capable d'une pratique raisonnée de la reprise, il y parviendra beaucoup plus sûrement. Pour ces trois raisons principales, l'étude des reprises, nominales et pronominales, est essentielle au collège et la classe de 3e peut être considérée comme le moment où l'on amène l'élève à exercer lucidement des choix. Dans la mesure où la notion est faussement simple, on proposera une typologie rapide, incomplète car délibérément adaptée à l'élève de 3e.

Les reprises pronominales. Elles peuvent être totales ou partielles :
- Dans la représentation totale, le pronom - personnel ou démonstratif - reprend la totalité du référent. Par exemple : - Paul est parti. Il était fatigué. - Paul a cru reconnaître Jacques. Celui-ci l'a ignoré.
- Dans la représentation partielle, le pronom - indéfini ou numéral - ne reprend qu'une partie du référent. Par exemple : - Des oiseaux se posent sur mon balcon. Certains sont craintifs, d'autres ont déjà pris leurs habitudes. - Il n'y avait plus que deux clients dans le bar. Le second, manifestement, avait beaucoup trop bu. Remarque : le pronom possessif pose le problème d'une forme de reprise sans coréférence. Cet aspect paraît trop complexe pour être envisagé dans les classes de 3e.

Les reprises nominales. Elles peuvent être fidèles ou infidèles :
- La reprise fidèle consiste en la simple répétition du nom, avec changement de déterminant. Par exemple : - J'avais cru planter un arbuste. Cet arbuste est devenu un arbre.
- Les reprises infidèles peuvent être présentées à l'élève de collège en fonction des éléments d'information qu'elles apportent ou n'apportent pas. Certaines reprises évitent la répétition, sans apporter d'informations nouvelles : - reprise d'un nom propre par un nom commun : J'admire V. Hugo. Cet écrivain… ; - reprise d'un nom commun par un synonyme : Une voiture me dépassa. Quelques kilomètres plus loin, je vis cette automobile arrêtée ; - reprise d'un nom par un autre nom, de portée plus générale : J'aime les peupliers. Ces arbres flottent dans le vent. D'autres formes de reprises permettent de condenser une information : Le bal du 14 juillet a eu lieu cette année place de la Victoire. Cette manifestation a rassemblé plusieurs milliers de personnes. Certaines formes de reprises permettent enfin à l'énonciateur d'exprimer une opinion ou de formuler une appréciation : Le football envahit les chaînes de télévision. Ce spectacle enthousiasmant / Ce divertissement crétinisant passionne les foules.

D. Grammaire de la phrase

La classe de 3e n'apporte pas, pour l'essentiel, de notions nouvelles à la grammaire de la phrase : le travail sur la phrase simple et sur la phrase complexe (coordination et subordination), l'étude des différentes fonctions par rapport au nom, par rapport à l'adjectif, par rapport au verbe, par rapport à la phrase, de même que la morphosyntaxe du verbe, doivent donc être envisagés dans une perspective de consolidation et d'approfondissement (depuis la classe de 6e, où la grammaire de la phrase s'attache : à définir les types et les formes de phrases, verbales, non verbales ou emphatiques ; à distinguer la phrase simple de la phrase complexe, la proposition indépendante de l'ensemble proposition principale-proposition subordonnée ; à déterminer le rôle des signes de ponctuation ; à identifier et à caractériser les principaux constituants de la phrase ; à préciser les fonctions possibles de certains de ces constituants ; à indiquer les systèmes de conjugaison. La grammaire de la phrase est donc nécessaire chaque fois que l'on a besoin, pour orthographier correctement, d'identifier préalablement les classes et les fonctions. Elle peut également jouer un rôle essentiel dans la production et la compréhension de la phrase si elle cesse de multiplier et de disperser ses notions et les regroupe autour d'un nombre limité d'axes essentiels comme la détermination, la qualification, la complémentation. Elle trouve logiquement ses limites lorsque se posent des questions liées au texte.). En ce qui concerne le nom et l'adjectif, les acquisitions nouvelles portent sur les différentes opérations d'expansion nominales et adjectivales, sur l'apposition, sur la distinction entre les relatives déterminatives et explicatives ; en ce qui concerne le verbe, elles portent notamment sur l'aspect. Cette notion, difficile à percevoir pour les élèves dans la mesure où la langue française ne la manifeste que faiblement dans ses formes et sa structure, est cependant essentielle : elle désigne en effet, quel que soit le temps considéré, le point de vue de l'énonciateur sur le procès qu'il énonce, en l'envisageant comme accompli ou non accompli, en l'envisageant dans son commencement, dans sa durée, dans sa répétition, dans son achèvement. L'étude de l'aspect, saisi d'abord au niveau des formes verbales (passé composé et passé simple, imparfait, etc.), déborde donc ce cadre étroit et se trouve à la jonction entre les approches phrastique, textuelle et discursive de la langue.

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2) La position "irénique" de Bernard Combettes dans sa réflexion théorique sur les Programmes : Système de la langue et linguistique du texte

En matière d'enseignement de la langue, bon nombre de malentendus, de confusions, proviennent sans doute de l'utilisation du terme de "grammaire" dans deux contextes totalement différents : les expressions "grammaire de phrase" et "grammaire de texte" ne semblent guère poser de problèmes, alors qu'en réalité le mot "grammaire" ne peut recouvrir une notion identique dans l'un et l'autre cas; cette ambiguïté se complique, pourrait-on dire, par le fait que la "grammaire" constitue aussi une activité, une discipline scolaire, au même titre par exemple que la lecture, la rédaction ou l'orthographe avec ses notions propres, ses progressions, ses évaluations. L'existence de ce sens entraîne un glissement fréquent dans les manuels, les textes officiels, se reflétant dans la pratique des enseignants, glissement qui consiste à désigner comme "grammaire textuelle" toute activité de grammaire qui s'articule sur des textes, "à partir" de textes ou d'extraits de textes. L'opposition se déplace ainsi du terrain théorique au domaine didactique : par une sorte de réaction contre l'emploi de phrases-exemples, sans rapport avec des référents réels (cf. les listes de certains manuels, s'appuyant plus ou moins sur les exercices structuraux), et surtout contre la systématisation d'activités hors situation, dans un contexte totalement artificiel, où les questions grammaticales étaient isolées et traitées pour elles-mêmes, on assiste ainsi à un "retour au texte", à l'intégration des faits linguistiques dans des unités correspondant à une réalité de lecture/production. Remarquons tout de suite que ce débat est fondamental, essentiel, lorsqu'il est question d'étude de la langue ; il a toujours existé, de façon plus ou moins explicite (il suffit de rappeler les positions de Freinet sur la nécessité d'insérer l'enseignement de la grammaire dans les situations réelles de production) : y a-t-il "bénéfice" à replacer des faits morphosyntaxiques dans un contexte, à des fins d'acquisition ou d'amélioration des structures ?

Quelle que soit la réponse apportée à cette question – et elle est loin d'être évidente – il faut bien constater que le problème ne porte pas sur le contenu enseigné, sur le type de grammaire, sur les notions, mais sur le corpus choisi : phrase ou texte. Il faut aussi constater que, pour un grand nombre de faits, les activités proposées (observation, analyse), s'opéreront en fait sur des phrases extraites du texte et non sur le texte en tant que tel ; situation normale, les phénomènes étudiés n'ayant pas de rapport avec la cohérence textuelle, mais avec la morphosyntaxe. Le texte apparaît ainsi comme le cadre "naturel", indispensable au travail sur des structures qui relèvent en réalité du cadre de la phrase. On pourrait résumer cette position didactique en disant que l'élève est placé en situation "normale" (le locuteur produit et reçoit des textes, et non des phrases isolées), la maîtrise de faits phrastiques s'opérant, comme en situation d'apprentissage "naturel", dans un cadre textuel. Il conviendrait donc de distinguer clairement la démarche, le déroulement des séquences d'enseignement (grammaire à partir de phrases, grammaire à partir de textes) et les problèmes de contenu. Le glissement que nous venons d'évoquer consiste en effet à penser qu'il n'y a qu'une grammaire, comme contenu à enseigner (avec, à la limite, les notions traditionnelles) et que l'on dispose de deux grammaires (comme démarches, méthodes d'enseignement) dont l'une, la grammaire de texte, serait, dans bon nombre de cas, plus efficace, moins artificielle, que l'autre. Il nous semble qu'il faut au contraire distinguer, dans la mesure du possible, deux types de contenus, de faits linguistiques : ceux qui relèvent de la grammaticalité, au sens strict, qui n'interviennent pas dans la construction de la cohérence du texte, et ceux qui, d'un autre côté, jouent un rôle au niveau textuel. Les premiers voient leur domaine réduit à la phrase et même, dans la plupart des cas, à la proposition (au sens traditionnel du terme) ou aux divers syntagmes : les questions de rection, l'ordre relatif des différents constituants du syntagme nominal, par exemple ; il est clair que la phrase constitue une "limite supérieure" et que les règles mises en œuvre au-delà de cette unité sont d'un autre ordre : on peut même se demander si le terme de "règles" convient bien ici ; en tout état de cause, il ne peut avoir le même sens que dans "règles morphosyntaxiques". Le passage à la dimension textuelle entraîne en effet des paramètres qui ne peuvent être pris en considération lorsqu'il s'agit de juger la grammaticalité d'une phrase ou d'un syntagme. En présence d'un texte, en situation réelle de compréhension, un locuteur fera des hypothèses, des calculs, sur la cohérence, qu'il ne ferait pas sur la grammaticalité. On pourrait dire que le récepteur construit, au fur et à mesure de la lecture, de l'audition, une certaine cohérence du texte, alors qu'il n'en va pas de même pour la dimension phrastique. Interviennent en particulier tous les phénomènes liés au temps, à la mémorisation; interviennent surtout la connaissance partagée, supposée par l'émetteur, le rattachement du texte à une typologie, etc., autant de points que n'influencent en rien nos jugements de grammaticalité : cela ne signifie pas que la grammaticalité serait plus "stable", moins discutable que les jugements de cohérence : l'intuition linguistique est loin d'être uniforme ; il s'agit simplement de deux ordres différents dans lesquels il n'est pas fait appel aux mêmes compétences chez le locuteur. Il serait peut-être préférable de réserver une expression comme linguistique du texte pour désigner ce domaine où des marques linguistiques jouent un rôle dans la cohérence : la non-maîtrise, le non-respect du fonctionnement de ces marques n'entraînent pas l'agrammaticalité, mais les dysfonctionnements textuels ; cela éviterait de surcharger le terme de "grammaire", déjà bien polysémique.

Quelles sont ces marques auxquelles doit s'attacher la linguistique du texte ? Quelle est leur nature ? Quels aspects de la cohérence traduisent-elles, et comment fonctionnent-elles ?

Remarquons d'abord qu'une des principales différences avec les faits morphosyntaxiques réside dans le fait que le codage, dans le cas des marques textuelles, ne s'opère pour ainsi dire jamais par l'intermédiaire d'une seule unité linguistique : chacune des diverses composantes de la cohérence met en jeu un ensemble d'indices, relativement hétérogènes au plan grammatical. Considérons par exemple le domaine énonciatif et, plus particulièrement encore, l'identification des locuteurs, la reconnaissance des termes qui renvoient à l'énonciateur : les indices de première personne, au sens strict, en dehors du cas des modalisateurs qui peuvent sous-entendre cette première personne, sont constitués d'au moins deux unités, tout à fait distinctes du point de vue de la morphosyntaxe : les pronoms personnels de première personne, les "possessifs". Il serait difficile de trouver une catégorie textuelle qui ne correspondrait qu'à une seule catégorie homogène au niveau grammatical. Une notion comme l'opposition des plans, que nous évoquerons plus loin, met en jeu des éléments aussi différents que les temps verbaux et l'ordre des mots, par exemple. Cette combinaison d'indices divers conduit assez naturellement, dans bon nombre de cas, à des phénomènes de hiérarchisation, qui empêchent de raisonner en termes de dichotomie : il est certes assez courant de rencontrer des exemples "purs", dans lequel tous les critères, toutes les marques concordent, et où l'on peut reconnaître, sans ambiguïté, des passages de "discours" et des passages de "récit", par exemple, ou des passages de "premier plan", clairement distincts de ceux de "second plan", etc.. Mais il arrive aussi souvent, dans les textes littéraires comme dans les textes non littéraires, que tous les indices n'aillent pas dans la même direction : tel passage combinera la première personne et l'emploi du passé simple, tel autre sera rédigé au passé composé, sans aucune occurrence de déictique ; sommes-nous en présence de "récit", de "discours" ? On voit que la relation que l'on peut établir entre les "notions" textuelles et les phénomènes linguistiques n'est pas aussi "simple" et directe qu'on pourrait le penser, à cause justement, en partie du moins, de cette superposition des marques.

Une deuxième raison, plus fondamentale sans doute, à ce que l'on pourrait appeler la "dissymétrie" langue/texte est constituée par le fait que, dans la majorité des cas, les formes linguistiques prennent des "valeurs textuelles" auxquelles se prêtent leur valeur en langue : on pourrait considérer qu'il y a une valeur générale qui se trouve, en contexte, utilisée dans des effets particuliers ; en réalité, le passage au texte introduit des paramètres d'un autre ordre, que le système linguistique ne peut laisser prévoir : comme nous essayerons de le montrer plus loin par des exemples pris dans les divers domaines de la cohérence textuelle, la valeur en langue d'une forme ne peut expliquer, justifier, les conditions d'emploi ; la délimitation des unités discursives concernées, la portée des différentes marques, la distance qui peut s'établir entre elles, sont autant de phénomènes, liés en grande partie à la mémorisation, qui jouent un rôle fondamental dans l'établissement de la cohérence. Cette influence du contexte, ce jeu de la dimension textuelle, ne se fait pas de façon aléatoire et il est possible d'essayer d'observer certaines régularités, mais il est facile de constater que le système de la langue, dans son opposition des formes, ne peut rendre compte de cette dimension.

Dans cette relation langue/texte se pose, ne serait-ce qu'au niveau didactique, un problème de nomenclature et, plus largement, d'identification de catégories, de constitution de classes et de sous-classes. Un même phénomène, un même fait linguistique qui, considéré du point de vue des structures grammaticales, va entrer dans certains regroupements avec des faits possédant des propriétés identiques, devra être rapproché d'autres expressions lorsque l'on considérera son rôle textuel. Il serait ainsi souhaitable de disposer de deux nomenclatures clairement distinctes pour aborder chacun des deux domaines. Dans le champ énonciation, par exemple, si l'on regroupe sous "déictiques" les expressions qui font référence au contexte d'énonciation, et non au contexte linguistique, il est licite de faire entrer dans cette catégorie des pronoms personnels (première et deuxième personne), des possessifs, des adverbes (ici, maintenant), des syntagmes nominaux (cette semaine) ou prépositionnels (dans dix minutes) ; d'un point de vue grammatical, une forme comme je n'a que peu de rapports avec hier ou ici (fonctions syntaxiques différentes, marquage de la personne et du nombre, etc.). S'il s'agit de grammaire de phrase, il est normal, en revanche, de regrouper je et il (mêmes fonctions, même distribution complémentaire des formes, etc.). Même si l'étiquette peut sembler mal choisie, la dénomination "pronom" doit sans doute être maintenue du côté "grammatical" : au-delà de la diversité des emplois textuels et, tout simplement, référentiels, des formes comme il, quelqu'un, celui-ci, tu, etc. partagent quelques propriétés communes dans le domaine de la morphosyntaxe (possibilité de remplir certaines fonctions du syntagme nominal, absence de déterminant, par exemple). Nous pourrions citer aussi le cas des "anaphores" : de la même façon que la catégorie nominale est loin de coïncider avec celle des déictiques, les pronoms ne correspondent pas non plus de façon bi-univoque aux indices anaphoriques : bon nombre de pronoms renvoient en effet à un référent extra-linguistique (c'est la cas pour la plupart des "indéfinis"). Le jeu des "reprises" textuelles est réservé à certaines formes pronominales de troisième personne (personnels, démonstratifs) ; de plus, des groupes nominaux définis, avec ou sans ellipse du nom, des adverbes (ainsi), des adjectifs (tels), remplissent pleinement la fonction d'anaphore textuelle, alors qu'ils n'appartiennent pas à la catégorie pronominale. Nous pourrions multiplier les exemples de ces "chevauchements", de ces regroupements, qui sont obligatoires. Il conviendrait d'ailleurs que l'on retrouve, dans ce domaine textuel, le même degré de précision que dans le domaine de la grammaire de phrase : alors que les catégories morphosyntaxiques sont subdivisées en de nombreuses sous-catégories, l'analyse textuelle semble se contenter de grandes notions (telles que celles que nous venons d'évoquer : anaphores, connecteurs, déictiques, etc.), ou de formulations "longues" telles que "indices", "marques", etc.. Il serait souhaitable que s'installe peu à peu une nomenclature plus fine et plus précise : les phénomènes textuels ne sont ni plus simples, ni moins riches, que ceux qui relèvent de la morphosyntaxe ; on pourrait d'ailleurs comparer cette pauvreté relative avec, dans un autre domaine, la richesse de l'appareil conceptuel et des catégories de la stylistique.

Nous examinerons à présent comment s'opère ce "transfert", ce déplacement d'unités qui se voient investies d'une fonction textuelle, alors que, dans bon nombre de cas, elles possèdent – ou ont possédé – une valeur en langue, liée à un comportement morphosyntaxique qui, sans doute, permet d'expliquer, favorise, le fonctionnement textuel, mais ne se superpose pas à lui, en reste distinct. Il paraît assez pratique de mener cet examen en considérant les divers domaines dans lesquels se développe la problématique textuelle : chacun de ces domaines correspond, en quelque sorte, à un ensemble de "problèmes" à résoudre, de tâches que doit accomplir le locuteur dans la production de son texte. A l'inverse, pourrait-on dire, le récepteur doit "interpréter" ces différents domaines pour parvenir à une compréhension de la cohérence du texte, interprétation indispensable, qui vient s'ajouter à la compréhension de la sémantique de la phrase, qui vient même souvent la compléter, l'éclairer.

A. L'ENONCIATION

Le domaine énonciatif va nous permettre de revenir sur la question des déictiques et des modalisateurs. Dans chacune de ces catégories, deux aspects différents de la cohérence doivent être distingués, même s'ils sont souvent relativement imbriqués : la reconnaissance d'une expression comme "expression à valeur énonciative" (nous employons, faute de mieux, cette paraphrase pour désigner la référence à un énonciateur), la "bonne identification" de l'énonciateur. Pour prendre un exemple simple, nous dirons que l'interprétation d'une forme comme la semaine prochaine demande, d'une part, que soit saisie la distinction qui s'établit entre prochain et suivant et que, d'autre part, une fois identifiée comme déictique, l'expression soit "rattachée" à l'énonciateur dont elle dépend (auteur ? narrateur ? personnage?). Le problème est identique en ce qui concerne les modalisateurs : le groupe par bonheur dans : Par bonheur, il a répondu à la question doit être opposé à : Avec bonheur, il a répondu à la question ; il doit aussi être mis en relation avec une première personne sous-jacente (je trouve heureux que...), ce qui n'est pas toujours une opération évidente, surtout dans les textes littéraires. Un mauvais traitement de l'une de ces opérations entraînerait des difficultés au niveau de la cohérence (interprétation comme référentiel d'un élément énonciatif, identification erronée de l'énonciateur). La première de ces questions pourrait être considérée comme relevant du système de la langue, qui fournit certains indices dont la fonction n'est pas de renvoyer au texte, ou aux référents extralinguistiques, mais aux circonstances de l'énonciation ; on remarquera l'aspect quelque peu hétéroclite de ces outils, aspect qui interdit de construire une catégorie morphosyntaxique bien précise et bien définie ; dans certains cas, c'est le sens même du mot qui, sans ambiguïté, le désigne comme déictique (ici, maintenant), dans d'autres, c'est l'emploi particulier d'une préposition (dans huit jours), d'une locution prépositionnelle (il y a huit jours), d'un démonstratif (ce soir), l'absence d'un déterminant (mardi, opposé à le mardi), etc.. Il s'agit donc là des phénomènes sémantiques et morphosyntaxiques relativement divers, dont l'usage ne date d'ailleurs pas de la même époque, qui se trouvent réunis pour remplir une fonction textuelle identique. Le problème du locuteur est de déceler, sous cette diversité des formes, la présence sous-jacente d'un point de référence correspondant à un énonciateur. Le cas des modalisateurs semble peut-être plus homogène : la structuration syntaxique de l'énoncé (en particulier, le détachement des adverbes ou des locutions adverbiales) doit faire interpréter l'adverbial comme "portant" sur l'acte énonciatif lui-même et non sur le contenu propositionnel (sincèrement, il n'a pas répondu à la question / Il n'a pas répondu sincèrement à la question) ; une autre série, dans des constructions de même type, modalise l'énoncé et amène à sous-entendre, non plus l'acte énonciatif, mais ce que l'on pourrait appeler un "jugement", une évaluation, de l'énonciateur (bizarrement, il a répondu / Il a répondu bizarrement). On voit donc que la question de l'interprétation, de la reconnaissance des marques énonciatives comme telles met en jeu des faits de langue, des structures linguistiques, qui sont difficilement assimilables à une catégorie grammaticale unique. L'attribution, le rattachement de ces indices à un énonciateur, posent d'autres problèmes : c'est par l'interaction de ces marques et d'autres renseignements contextuels que pourront être identifiés les changements de type d'énonciation, les divers aspects du discours rapporté, par exemple.

B. L'OPPOSITION DES PLANS

Ce que l'on pourrait appeler le "codage" de l'opposition premier plan/second plan s'opère, comme dans le cas des marques énonciatives, par la combinaison, la superposition de phénomènes linguistiques relativement divers. Un des principaux de ces indices est constitué par le jeu des formes verbales, jeu qui, ici encore, offre un bon exemple de l'exploitation des possibilités offertes par la langue à des fins discursives. Quelle que soit l'étiquette utilisée pour désigner cette opposition (aspect, vision de procès, etc.), on s'accorde généralement à reconnaître que de nombreuses langues peuvent traduire, par un ou plusieurs "temps", la façon dont le déroulement du procès est envisagé comme borné ou non borné (vision globale/vision sécante, délimitée/non délimitée, etc.) : cette distinction est bien illustrée, en français, par le couple passé simple (ou passé composé)/imparfait. Cette valeur aspectuelle va se trouver utilisée dans des séquences d'énoncés : c'est le fait d'enchaîner, de faire alterner les diverses formes, qui va permettre de passer d'une valeur en langue, hors contexte pourrait-on dire, à des effets textuels. On peut en effet constater qu'une suite de passés simples (ou de passés composés) produira, en règle générale, une impression de "succession chronologique", de déroulement temporel : Il entra, traversa la pièce, ouvrit la fenêtre, etc. Cette progression ne peut être obtenue par la valeur d'une forme de passé simple ; il s'agit bien de l'utilisation d'un fait de langue qui prend, par l'insertion dans un texte suivi, une valeur autre que simplement référentielle. Tout se passe comme si une succession de formes de vision globale, par le fait même qu'elles comportent une délimitation, une "fermeture", du procès, conduisait à une interprétation "chronologique", alors qu'une séquence de formes de vision sécante, non bornée, par l'aspect indéfini des limites du procès, sera plus normalement comprise comme correspondant à une simultanéité : il avait l'air fatigué, il était mal habillé, il tournait en rond... Il est difficile d'affirmer que l'imparfait "traduit" ou indique la simultanéité, comme le fait parfois la tradition ; en réalité, l'imparfait comporte un aspect sécant, non borné : une fois mis en relation avec d'autres formes du texte, cet aspect pourra conduire à des effets de simultanéité ; encore faut-il que le contexte soit favorable à une telle interprétation : la valeur sécante de l'imparfait peut être utilisée dans d'autres buts, qui l'emportent, en quelque sorte, sur la traduction de la simultanéité ; nous citerons par exemple l'imparfait de "rupture" (ils se disputèrent, il claqua la porte... Quelques heures après, il prenait le bateau...) ou l'imparfait d'ouverture (le 6 juin 1944, les Américains débarquaient en Normandie...), emplois dans lesquels un circonstant, le sens des groupes verbaux, viennent s'opposer à une lecture qui ferait de l'imparfait un indice de simultanéité, donc de second plan. De la même façon, on trouverait assez facilement des extraits dans lesquels le passé simple ne véhiculerait pas, en dépit de la vision globale, la succession chronologique typique du premier plan : il suffit en effet qu'une séquence de passés simples corresponde à l'énumération des sous-parties d'un événement lui-même présenté au passé simple ; ainsi, dans une séquence comme Il naquit en 1950, il fit ses études à Nice, il travailla pendant dix ans à Marseille, il fut ensuite sous-directeur de... etc., les formes verbales sont-elles interprétées comme successives, le sens des syntagmes verbaux s'accordant à ce type de lecture ; il suffirait de "développer" un de ces segments : il fit ses études à Nice : il apprit l'espagnol, détesta les mathématiques, se passionna pour la littérature, etc., pour que les passés simples soient alors sentis comme "simultanés", détail du passé simple de premier plan : fit ses études. Ici encore, c'est le niveau sémantique qui guide la lecture ; ce passé simple "général" conduit le lecteur à des scénarios, des scripts, auxquels s'adaptent les autres formes verbales. On voit donc qu'il est difficile d'énoncer des règles strictes qui permettraient de "passer" du système de la langue au fonctionnement de la cohérence textuelle ; l'aspect verbal de vision globale se prête plutôt à la traduction du premier plan, l'aspect sécant plutôt à la traduction du second plan, mais il ne s'agit là que de tendances, assez bien respectées il est vrai ; d'autres indices doivent toutefois être pris en considération, la relation langue/texte étant loin d'être bi-univoque. Il en va de même lorsqu'il s'agit, par exemple, de la structure de la phrase, en particulier de l'opposition proposition subordonnée/proposition principale : on peut en effet constater que les subordonnées, relatives ou conjonctives, seront plutôt réservées à la relation des événements de second plan, alors que les principales contiendront les diverses étapes du premier plan, la construction "normale" étant du type : Il ouvrit le livre qui se trouvait là (plutôt que : (?) Il ouvrait le livre qui se trouva là) ; mais il faut remarquer que cet exemple oppose le passé simple et l'imparfait, ainsi que le sémantisme des verbes (action pour ouvrir, état pour se trouver). Il suffit de modifier la subordonnée relative et de la construire comme une "explicative" : Il ouvrit le livre, qui lui parut aussitôt intéressant, pour obtenir une succession de deux étapes du premier plan. La "fonction textuelle" de la subordonnée relative, habituellement réservée à l'apport d'informations "secondaires" (description, commentaire, explication, retours en arrière...) est ainsi modifiée, par l'utilisation du passé simple, pour traduire un premier plan. Toutes proportions gardées, le problème est le même que pour les formes verbales : qu'il s'agisse des valeurs, en langue, de tel ou tel "temps" ou des structures syntaxiques, ces phénomènes linguistiques n'ont pas un rôle textuel unique ; les emplois dans des contextes particuliers, dans des enchaînements discursifs, font que certaines tendances deviennent de plus en plus fréquentes, mais il faut se garder de procéder à des mises en relation trop "symétriques" et trop "directes", qui consisteraient à considérer, par exemple, que l'imparfait traduit à coup sûr le second plan et que, inversement, le second plan d'un texte est systématiquement codé par l'emploi de l'imparfait. Nous sommes en présence, comme dans la plupart des domaines textuels, d'un faisceau d'indices : le poids, l'importance, de certains d'entre eux font que les structures de langue ne sont pas toujours utilisées comme on pourrait généralement l'attendre.

C. LA CO-REFERENCE

Domaine important de la cohérence textuelle, le phénomène de co-référence est très fréquent dans le discours oral ou écrit : il est rare en effet qu'il ne faille pas, d'une manière ou d'une autre, faire mention d'un référent déjà évoqué ; on voit mal comment un passage de quelques phrases pourrait s'élaborer sans l'apparition de ce phénomène : la surcharge mémorielle et cognitive d'un texte dont chacune des phrases apporterait des informations nouvelles, non rattachées au contexte linguistique, serait sans doute trop grande pour une lecture "normale". La co-référence peut être divisée en deux grandes parties, si l'on prend en considération les "outils" linguistiques, les procédés, qui la traduisent : la co-référence par anaphore (l'anaphore ayant pour fonction de ne pouvoir s'interpréter "seule", d'exiger la recherche d'un antécédent auquel elle sera rattachée), la co-référence par description définie (ou par nom propre) ; dans ce deuxième cas, le syntagme concerné n'a pas pour rôle de "reprendre" une autre unité : c'est le fait de l'utiliser dans un certain contexte, à proximité d'une expression renvoyant à un référent identique, qui établit le lien de co-référence. Une forme comme le fondateur de Rome n'est évidemment pas, en elle-même, une anaphore, qui demanderait dans le texte une autre expression pour être clairement interprétée. Mais, dans une séquence de phrases, la présence du nom propre Romulus à proximité de le fondateur de Rome produira un phénomène de co-référence ; nous ne nous attarderons pas davantage sur ce cas, la cohérence, par la bonne interprétation de la co-référence, ne reposant pas sur un fait linguistique, sur une question de langue, mais sur une maîtrise, plus ou moins grande, d'un certain nombre de signifiés ; la situation est d'ailleurs plus complexe que celle d'une simple mise en relation d'équivalence de deux expressions linguistiques : il arrive relativement souvent que l'une des deux formes soit "ignorée" du récepteur, mais d'autres indices sémantiques, donnés par le contexte, permettent en fait de comprendre qu'il y a un rapport de co-référence à établir. Une sorte de raisonnement par défaut s'opère, qui conduit à éliminer la possibilité de deux référents différents et amène à interpréter correctement la relation d'identité ; examinons l'extrait suivant qui rapporte une victoire du champion américain Michael Johnson : Inégalable, Michael Johnson est aussi inimitable. Fernand Urtebise a disséqué sa drôle de foulée : Elle n'est pas aussi étriquée que cela, explique l'entraîneur de Stéphane Diagana. C'est son retour de pied qui est très rapide [...] (Le Monde, 11.8.1995) ; les deux points après foulée amènent à faire de Fernand Urtebise l'énonciateur du discours direct rapporté et à mettre en co-référence les deux expressions Fernand Urtebise et l'entraîneur de Stéphane Diagana. Remarquons que l'on peut totalement ignorer à qui renvoient, dans la réalité, ces groupes ; on peut même ignorer qui est Stéphane Diagana : le lecteur totalement ignorant du monde de l'athlétisme français s'appuiera cependant sur d'autres indices pour mettre en rapport certaines expressions définies du texte.

Examinons à présent le cas des anaphores : il rappelle, toutes proportions gardées, celui des déictiques, que nous avons évoqué plus haut. Nous sommes bien en présence d'expressions dont la fonction textuelle est, en général, bien définie, mais dont la forme linguistique est relativement diversifiée (pronoms personnels de troisième personne, pronoms démonstratifs, possessifs – parfois "doublement" anaphoriques, comme dans le sien –, adverbes, comme ainsi, adjectifs, comme tel, locutions verbales comme le faire) ; une première étape d'identification de la forme comme anaphore doit donc survenir : évidente dans certains cas (elle, le mien, par exemple), elle peut se compliquer dans d'autres ; comment interpréter ceux qui..., celui qui... ? Faut-il donner au démonstratif la valeur d'un "indéfini" (Toute personne qui...) non anaphorique, ou bien le comprendre comme une anaphore (ceux qui... parmi les personnes citées auparavant) ?

Mais, comme pour les déictiques, la difficulté ne réside pas tant dans la reconnaissance d'une unité comme anaphore que dans l'identification correcte de l' "antécédent", et cette opération de repérage ne dépend plus guère de faits linguistiques, n'obéit pas à une intuition qui serait celle des règles du système de la langue. Certes, on pourrait citer des cas où semblent devoir être prises en compte des caractéristiques syntaxiques, dans un enchaînement comme : X a rencontré Y, il ne lui a pas parlé, la co-référence paraît s'établir à partir de la structure des phrases, le second énoncé "imitant" en quelque sorte l'ordre des éléments du premier (sujet-objet : il reprenant X et lui renvoyant à Y) ; en réalité, cette tendance relève davantage du niveau thématique (organisation de l'information en éléments supposés connus et éléments nouveaux) que du niveau strictement linguistique : il y a effectivement une "règle naturelle" qui consiste à maintenir, de la façon la plus économique possible, la moins marquée, le "thème constant" d'un passage ; l'apparition d'un référent nouveau conduira à des reprises plus "coûteuses", plus précises. Ainsi, le pronom personnel de troisième personne sera-t-il suffisant pour identifier un thème unique ; toute autre anaphore serait superflue ; l'insertion dans le texte d'un référent "secondaire" va entraîner l'utilisation d'anaphores démonstratives, par exemple, ou de groupes nominaux définis. Dans le passage suivant, le personnage principal, Claude, est en co-référence avec il (ou avec son), alors que l'expression Mahoudeau est reprise par le syntagme le sculpteur et par le démonstratif celui-ci : Lorsqu'il se retrouva sur le pavé de Paris, Claude fut pris d'une fièvre de vacarme et de mouvement, du besoin de sortir, de battre la ville, d'aller voir les camarades. Il filait dès son réveil, il laissait Christine installer seule l'atelier qu'ils avaient loué rue de Douai, près du boulevard de Clichy. Ce fut de la sorte que, le surlendemain de sa rentrée, il tomba chez Mahoudeau, à huit heures du matin, par un petit jour gris et glacé de novembre, qui se levait à peine. Pourtant, la boutique de la rue du Cherche-Midi, que le sculpteur occupait toujours, était ouverte ; et celui-ci, la face blanche, mal réveillé, enlevait les volets en grelottant." (E. Zola, L'Oeuvre) On constatera que l'emploi de la forme la plus " économique ", le pronom de troisième personne, est quasiment impossible dans le deuxième paragraphe, même avec modification de l'ordre des mots dans la dernière phrase : (?) ... la boutique, que le sculpteur occupait toujours, était ouverte ; la face blanche, mal réveillé, il enlevait les volets... Les règles, les tendances mises en œuvre dans de tels enchaînements ne relèvent guère du système de la langue : entrent en jeu des questions de mémorisation, d'éloignement des référents dans le texte, l'importance du contexte linguistique demeurant, en tout état de cause, considérable. Il est certes possible d'essayer de déterminer les valeurs en langue des différentes formes (différences, en ce qui concerne les déterminants, entre l'article défini et le démonstratif, par exemple, ou entre le pronom personnel et le démonstratif : il/celui-ci/celui-là, etc.), mais les définitions obtenues ne seront pas des règles d'application dans le texte ; il s'agira du cadre, assez général, qui permettra tel ou tel "effet" discursif, de la même manière que l'aspect "non borné" de l'imparfait autorisait, dans un contexte favorable, la traduction du second plan.

Ces quelques exemples empruntés aux domaines les plus représentatifs de la linguistique du texte font apparaître que le "passage" du système de la langue au codage de la cohérence textuelle ne se fait pas de façon simple et "immédiate" : une chose est de définir les "valeurs" générales des formes hors contexte, une autre est d'élaborer les règles d'emploi qui s'exercent sur le fil du discours ; comme nous l'avons vu, des paramètres contextuels nombreux entrent en jeu qui, à la limite, n'ont que peu de rapport avec les faits linguistiques.

D'un point de vue didactique il est évidemment difficile de s'en tenir à une étude séparée des deux aspects du problème : les faits en question ne peuvent être observés qu'à travers leurs réalisations particulières et l'approche des "effets" contextuels va de pair avec la découverte des règles plus générales. Deux cas de figure pourraient cependant être distingués : les phénomènes étudiés ont fondamentalement pour valeur d'assurer certains points de cohérence (les anaphores comme il, les déictiques comme ici, maintenant) et, dans ce cas, observer par exemple la valeur de il, opposée à celle de celui-ci, revient à faire l'analyse des conditions d'emploi en contexte ; par ailleurs, d'autres phénomènes n'ont pas, à proprement parler, une telle fonction mais, par leur valeur en langue, ils peuvent la prendre dans un environnement linguistique favorable (certains aspects de l'ordre des mots, par exemple, ou les formes verbales) et on peut envisager, dans ce cas, un "décalage", l'étude des différentes valeurs en langue, à partir de corpus, survenant avant l'examen des régularités, des tendances dans le domaine de la cohérence du texte. Dans tous les cas, demeure la prise en compte d'un paramètre qui intervient beaucoup moins dans la grammaire de la phrase, celui de la "longueur" inhérente au texte ; travailler sur la cohérence textuelle demande que l'on s'interroge sur la délimitation des unités, sur la "quantité" d'énoncés concernés par la "portée" d'une marque, etc.. L'apprentissage des connecteurs, qu'il s'agisse de production ou de réception, ne peut se limiter à "maîtriser" la valeur, le "sens" de car ou de en effet : même si cette valeur est comprise, encore faut-il correctement déterminer la longueur des parties du texte mises en relation par ces mots ; cette activité de délimitation est difficile, d'autant plus difficile que les indices formels qui pourraient aider au décryptage sont peu nombreux (quelques indices typographiques, comme la délimitation en paragraphes, par exemple) ; quelles marques faut-il utiliser pour rompre la portée d'une autre marque ? Cette importance de la "longueur" des unités concernées apparaît dans tous les domaines : énonciation (comment un passage de discours indirect libre s'interrompt-il ?), co-référence (comment signaler, par une anaphore, qu'il y a changement de référent ? A quelle distance de son antécédent peut-on utiliser telle ou telle anaphore ?), opposition des plans (comment signale-t-on un changement de plan ? La longueur des passages conduit-elle à des règles différentes dans ce domaine ?). Nous rejoignons ici des problèmes qui relèvent de la psycholinguistique : mémorisation, surcharge cognitive, connaissance partagée, qui n'ont évidemment guère à intervenir en matière de linguistique de phrase, mais qui jouent un rôle capital lorsqu'il est question de textualité. C'est sans doute là ce qui sépare le plus, de façon inconciliable, pourrait-on dire, la grammaire phrastique, l'étude du système de la langue et l'approche linguistique des textes.

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3) La position polémique militante

On cite ici la réaction de rejet de collègues réfractaires à la parlure didacticienne, perçue comme un jargon technocratique, surtout lorsqu'elle émane des Instructions pour l'application des programmes, dont le maître mot est : "L'approche discursive s'affirme comme le principe fédérateur de l'enseignement du français au collège" (ibid.). Le Malade imaginaire leur lègue ainsi la figure théâtrale du pédantisme...

L'énonciation illocutoire ou Diafoirus ressuscité, par Mireille Grange, décembre 2002

"Toute énonciation a une dimension illocutoire qui correspond à l'action que le locuteur exerce sur l'allocutaire en s'adressant à lui : asserter, ordonner, questionner. " [1]

"Étudier le discours [...] revient à s'interroger sur la façon dont un énonciateur précis s'adresse à un destinataire particulier dans une situation par le lieu et le moment de l'énonciation. En outre, un discours a une fonction (une visée) précise et l'énonciateur choisit de raconter, de décrire, d'expliquer ou d'argumenter selon l'effet qu'il veut produire sur l'énonciataire, dans une interaction énonciateur/ énonciataire. " [2]

"Un objectif central est affirmé par les programmes de collège : faire acquérir la maîtrise des discours. Et quatre formes de discours sont privilégiées pour le collège : narratif, descriptif, explicatif, argumentatif avec toutes leurs combinaisons. "  [3]

Extraites des textes officiels régissant depuis 1996 l'enseignement du français au collège, ou de leurs discours d'accompagnement, ces tirades évoquent irrésistiblement Diafoirus père et fils. Les énonciateurs de ces propositions où l'on convoque les serruriers de la linguistique pour enfoncer des portes ouvertes, ne font cependant plus rire personne. C'est pourquoi Mme Weinland, doyenne de l'inspection générale des Lettres, a pu proclamer urbi et orbi dans le silence recueilli des syndicats et des parents d'élèves, que le discours était au centre des programmes de français du collège.

La montagne linguistique a eu beau accoucher de la souris prévisible, une réaction en chaîne ne s'en est pas moins emballée : qui dit discours dit en effet énonciation, mais aussi typologisation. Voilà donc les collégiens occupés à faire du simple avec du complexe en classant les textes dans les cases typologiques (narratif, descriptif, explicatif, argumentatif) dues à l'allemand Werlich, avant de les débiter en macro-propositions [4]. On se doute de ce qui subsiste d'humain dans les morceaux choisis après ces opérations de décolletage.

Restait encore à alerter les collégiens sur la visée des textes pour y démasquer les intentions de l'énonciateur sur l'énonciataire. Exit donc Werlich au profit de Jauss, Iser, Austin et Maingueneau, pères de l'horizon d'attente et de la pragmatique. On ne s'étonnera pas qu'au sortir de la centrifugeuse didactique n'ait survécu de ces subtils théoriciens, que l'idée farouche suivant laquelle " l'auteur cherche à manipuler autrui ". Il était grand temps en effet que dès la sixième, on songeât à prémunir les futurs citoyens contre les menées d'un Voltaire ou d'un Victor Hugo.

Enfin, toute exécution s'achevant par un coup de grâce, " l'attention portée aux genres", nous dit-on, doit être primordiale au collège, car " les codes qui les régissent, déterminent pour une large part les horizons d'attente du lecteur " [5]. Jamais en retard d'une nouveauté, Jack Lang s'est empressé d'étendre ce linceul théorique jusqu'au primaire où l'on se délassera désormais des typologies et du sempiternel discours , déjà en place, en identifiant aussi l'appartenance générique des textes. Cela fera toujours passer une heure ou deux, ce qui est un horizon d'attente comme un autre.

Quand on s'est frotté à Werlich, Austin ou Maingueneau, peut-on revenir sans déchoir aux humbles manuels de grammaire ? Mme Weinland n'y est pas favorable  : " Le problème de la grammaire scolaire traditionnelle est alors posé." [6] Et l'experte de vanter une méthode inouïe qui ambitionne de construire, à l'instar des ingénieurs de Swift, l'édifice à partir de la toiture : "C'est une logique d'ensemble qui consiste à aller du général, c'est à dire l'approche discursive ou l'approche textuelle, vers le particulier, c'est à dire l'approche phrastique et les questions morphosyntaxiques. " [7]

On se livrera donc en priorité à l'étude " de l'énoncé et de la situation d'énonciation (composante de la situation d'énonciation, relation énonciation / énoncé : énoncé ancré dans la situation d'énonciation, énoncé coupé de la situation d'énonciation) ", à celle " de la position de l'énonciateur qui raconte, décrit ou argumente selon un point de vue et en fonction d'un destinataire "… [8] Tout cela à la lumière des transpositions de savoirs savants élaborées par le Groupe d'Experts de M. Alain Viala.

On s'incline naturellement devant la performance, mais on regrette que les membres de cet aréopage aient dédaigné, contrairement à leur passion ordinaire, les avis des spécialistes, exprimés en décembre 1999 dans Le Français aujourd'hui.  [9]

Josiane Boutet de l'IUFM de Paris et de l'université Paris VII y fait valoir en effet les plus expresses réserves sur la démarche de Mme Weinland : "Tant que des notions métalinguistiques comme "sujet" ou "complément", "genre" ou "nombre" ne sont pas conceptualisées par les élèves, il est plus que difficile d'en passer à une activité réflexive sur le discours. [...] Comment faire réfléchir les élèves sur ces phénomènes textuels si la compréhension, la reconnaissance, la conceptualisation des entités morphosyntaxiques qui les incarnent n'est pas assurée ?" [10]

A. Culioli de l'ENS Ulm-Sèvres, n'est pas moins inquiet devant l'application hâtive, dans le secondaire, des recherches universitaires  : " On vous donne une sorte de catéchisme avec des termes mal définis. On n'a pas encore compris l'écart entre la linguistique théorique et les domaines d'intervention. […] Ce qui fait sérieusement défaut en l'occurrence, c'est que l'on n'a pas de théorie de l'application." […] " On est pris dans un double piège : d'une part le piège des bonnes intentions, d'autre part le piège de la modernité [...] Les bonnes intentions ont donné, dans un autre domaine, les mathématiques modernes. Les mathématiciens qui se sont occupés de ces questions ont regretté amèrement d'avoir lancé les mathématiques modernes. " [11]

Pour Christian Puech enfin, (Université de Paris III Sorbonne nouvelle) " les nouveaux programmes et leurs documents d'accompagnement accomplissent à l'évidence par rapport à ce paradigme installé (le discours) un véritable coup de force. " [12]

Les méthodes de lecture globale ou semi-globale, naguère imposées par des guru , ont fait la fortune des cabinets d' orthophonie. Gageons que la grammaire "dépoussiérée " [13] de Mme Weinland a de bonnes chances de produire des handicaps irréparables chez les élèves socialement défavorisés ; car l'apprentissage de la langue, celui qui permet de lire et de penser, grâce à l'analyse des fonctions des mots et propositions, semble peu tourmenter les novateurs tout occupés à se féliciter d'avoir " volontairement réduit le nombre de notions " [14], comme s'il s'agissait de satisfaire la paresse des uns et la cuistrerie des autres. Les professeurs de langues étrangères n'ont plus que leurs yeux pour pleurer, surtout quand ils enseignent une langue à flexions. Quant aux dimensions existentielle, éthique, psychologique ou philosophique de la littérature, elles ont cédé le pas à la situation d'énonciation et à l'appartenance générique et /ou typologique des énoncés.

Etape par étape, l'enseignement de la langue à l'école a donc été méthodiquement verrouillé : dès le plus jeune âge, on y acquiert de dérisoires compétences en linguistique qui débouchent, par excès d'abstraction, au pire sur la confusion, au mieux sur un pur étiquetage. Pour ce qui est de la couleur, de la saveur et de la valeur des textes, elles ont définitivement succombé sous l'amphigouri pseudo-linguistique.

Pauvres gosses !"

1. K. Weinland, J. Puygrenier-Renault  : L'enseignement du français au collège, Bertrand-Lacoste 1997, p. 72 et sq.
2. Document d'accompagnement 5è/4è (D.A. 5è/4è)
3. K. Weinland La refondation de la discipline du collège au lycée, in L'Ecole des Lettres (E.D.L) second cycle 1999-2000, N°7 p. 18.
4. Weinland & Puygrenier-Renault, op. cit. p. 46.
5. D.A. 5è/4è.
6. E.D.L. N°7, p. 20.
7. E.D.L. N°7, p. 20.
8. D.A. 5è/4è.
9. Le Français aujourd'hui, revue de l'Association Française des Enseignants de Français, N° 128, décembre 1999  : L'énonciation  : questions de discours.
10. Ibid. p. 35.
11. Ibid. pp 15 et 17.
12. Ibid. p. 53.
13. E.D.L. N°7 p. 20.  : " Les programmes des collèges ont largement "dépoussiéré" un certain nombre de points de grammaire qui s'étaient quelque peu sédimentés au fil des siècles. "
14. D.A. 5è/4è  : "Le programme ainsi élaboré propose un nombre volontairement réduit de notions."


De l'élève à l'« apprenant » - Sur l'enseignement du français au lycée, par Michel Leroux
© Commentaire n°87, 1999 (extrait :) La "méthode lecturique"

      "Ici un intermède s'impose : le lecteur ne peut ignorer plus longtemps qu'il importe, dans toute intrigue, de mettre en lumière les schémas narratif et actantiel.

      Commençons par le premier : lorsqu'un Jacques Séguéla entreprend de communiquer son enthousiasme pour une pâte dentifrice, il brosse un scénario en cinq étapes : un état initial (l'haleine de Cindy est rédhibitoire mais elle s'en accommode), un élément perturbateur (Sébastien refuse de l'embrasser), une transformation (Cindy devient boulimique et son psychologue patauge), une résolution (son dentiste lui prodigue le bon conseil), un état final (Cindy se fiance avec Sébastien).
- Est-ce qu'on appliquera ce schéma à Racine ?
- Qui donc l'empêchera ? Si l'on veut obtenir son bac professionnel ou même son BEP, on repasse aujourd'hui son schéma narratif.
- Apprenez-nous aussi le schéma actantiel.
- J'y viens. Rejoignons donc Cindy : le schéma actantiel permettant d'" établir les liaisons entre actants et action ", Cindy est le sujet, puisqu'" elle est en quête de quelque chose "  ; son objet est le jeune Sébastien. Mue par le destinateur qui n'est autre que le désir de séduire, elle affronte un opposant, la plaque dentaire  ; des adjuvants viennent à sa rescousse : ce sont le praticien ainsi que le dentifrice  ; Cindy devient alors bénéficiaire de l'action et, de ce fait, destinataire. Ainsi se constituent nos fonctions ou actants. Notez qu'il y en a six.
- Impressionnant. Mais lorsqu'une intrigue ne correspond pas à ces modèles ?
- Vous pensez à Diderot, à Borges, à Kafka, Ionesco, Beckett ou bien Sarraute ? On entre alors dans une zone douloureuse de non-droit structural. Apprenez toutefois que le schéma actantiel, dont je vous soupçonne de vous gausser, autorise d'étonnantes promotions. N'a-t-on pas vu naguère, dans une publication destinée aux professeurs, le couvre-chef de Charles Bovary accéder à l'enviable statut d'opposant ?

      Mais laissons ces sornettes pour nous interroger : quel profit retirer de l'usage de telles grilles, dont la dernière provient du rhabillage, dû au docte Greimas, de structures héritées d'un folkloriste russe ? Pas le moindre, à mon sens, sinon la contemplation hébétée de vertigineuses tautologies. À moins que ces approches, prétendues objectives, ne révèlent plaisamment la subjectivité même de ceux qui projettent sur les textes leur absence totale d'imagination. À moins encore qu'une telle opération ne montre, sans laisser aucun doute, ce que la littérature n'est pas ; car la littérature précisément commence quand les schémas sont débordés.

      Passons rapidement sur les champs lexicaux et sémantiques, objets d'intéressantes chicanes universitaires. Rappelons qu'un champ lexical rassemble des termes renvoyant à une même réalité, tandis que le champ sémantique englobe les significations d'un mot. Les élèves ont naturellement plébiscité, à l'orthographe près, les termes savants qu'on leur a tendus, car le chant lexical est très en vogue dans leurs productions. Notons aussi le score de la didascalie qui a mis au rebut l'" indication scénique ", ainsi que la victoire, sur les banals " points de vue ", des focalisations. Mais on ne saurait attendre des apprenants, dont l'ignorance du vocabulaire élémentaire devient chaque jour plus flagrante, qu'ils se montrent moins moliéresques que certains de leurs pédagogues.

      C'est qu'il y a eu, parmi nous, des enthousiastes, des cerveaux incendiés par la Révélation méthodique. Il y eut aussi des grincheux et subsistent, par bonheur, des poches de résistance. Au vrai, notre profession a été déstabilisée, intimidée. Inondée de manuels de Techniques littéraires, elle est souvent passée, le dos rond, sous les fourches caudines des militants du relevé et de l'indice, des manipulateurs de grilles, bref des prophètes de ce qui, déjà, devenait la " méthode lecturique ". Certains firent leur reddition au nom de l'égalité des chances. Beaucoup redoutèrent d'envoyer à l'examen des candidats désarmés en face de questionneurs farouches. Gageons qu'il y en eut aussi pour saisir là une occasion rêvée de ne plus se creuser la tête.

      L'enseignement des lettres, depuis plus de dix ans, subit ainsi l'emprise de régents scolastiques : les savantes ganaches molestées par Rabelais ne font plus rire personne. Janotus de Bragmardo fait salle comble, Tubal Holopherne un malheur et l'on se bouscule au séminaire de Jobelin Bridé.

      Certes, on avait bien lu " lecture réfléchie, discernement, appel à l'intelligence, à l'imagination, à la sensibilité ". Mais tout cela n'est-il pas subjectif, aléatoire, élitiste ? Méthode, vous dis-je. Une circulaire de 1995, émanant d'une académie de l'Est, n'y va pas par quatre chemins - " dans le processus de formation à la lecture méthodique, le relevé des indices textuels constitue l'étape initiale ".

      Le lycéen aborde donc les textes, armé d'emporte-pièces propres à lui fournir tous les indices typologiques, lexicaux, rhétoriques, spatio-temporels, d'énonciation, de focalisation. Dès lors, nez à nez avec sa brouettée de faits, il ne lui manque plus qu'une chose : l'aptitude à discerner le pertinent de l'insignifiant, car, pour trouver, il est parfois bon de savoir ce que l'on cherche.

      Placés devant une page de Belle du Seigneur, des lycéens répondent à une question d'observation : " Un champ lexical important est présent dans le premier paragraphe. Constituez-le et commentez le résultat obtenu. " Ariane décide, dans l'extrait proposé, de restaurer sa dignité et son indépendance : se gardant de donner, à l'amant qui la subjugue, le spectacle d'une " femme de chambre ", elle prépare avec soin, tout en se chapitrant, le thé qu'elle offrira, en maîtresse de maison autonome et distante. Soixante pour cent des réponses présentent le lexique de la vaisselle et de la denrée (tasses, soucoupes, cuillers, thé, lait, sucre, citron) et non celui, évident, de la dignité. Ariane est une bonne ménagère.

      Que s'est-il passé ? Rien que de prévisible. Relevant des indices lexicaux sans se mêler de comprendre le texte, les élèves ont sélectionné les plus nombreux : l'observation ne doit-elle pas livrer les clés de l'interprétation ? Trop heureux donc de différer le moment de réfléchir, ils se sont montrés impitoyablement méthodiques et, accessoirement, misogynes.

      Un second exemple illustrera cette pratique d'observation aveugle. On soumet à des candidats au baccalauréat une page de Proust décrivant des voiliers dans un port. On y trouvait, naturellement, les éléments qui figurent sur la première carte postale de port venue. Rien d'étonnant donc à ce que l'intérêt du texte ne reposât pas sur le lexique maritime. En l'occurrence, seuls les termes exprimant la hauteur, l'aventure et le risque, quel qu'en soit le nombre, portaient ici la signification. Proust suggérait en effet l'émotion de passants qui, au hasard d'une promenade, contemplaient moins des embarcations que la preuve hautaine et poignante de leur propre enracinement dans une vie dépourvue de dangers et d'audace. Qu'ont relevé la plupart des candidats ? Les imparfaits descriptifs, le " chant lexical " complet des mouettes, quais, coques et gréements et les indicateurs spatiaux. Navrantes lapalissades.

      N'allons pas en conclure à leur stupidité. Dénonçons plutôt là une collusion objective. Elle se forme entre la défiance spontanée des élèves pour l'effort intellectuel et la confiance immodérée de leurs mentors en des méthodes universelles. La paresse des uns s'encourage de la présomption des autres et la littérature y trouve moins son compte que la démagogie."

***

Loin de nous la volonté de tourner en dérision le vif propos épidermique de nos collègues. Après tout, si nous ne cherchons pas pour notre part la polémique, nous n'en partageons pas moins ce militantisme pour une réforme, laquelle ne vise évidemment pas à substituer un "jargon" à un autre, mais à pratiquer l'un des secteurs linguistiques qui nous paraît le plus fructueux pour l'analyse du texte littéraire.

Plus précisément, il ne s'agira donc nullement de revivifier ou de moderniser la terminologie de cet "impérialisme sémiologique" (l'expression est de Maingueneau, dans la revue numérique vox poetica), au nom d'une "scientificité", qui naguère braqua les littéraires. Mais de rationaliser l'interprétation, en commençant par la thématique du texte. Sans pour autant la définir suivant le goût déconstructionniste et anti-scientiste du "pluriel" de S/Z, en butte à la clôture structurale : "Pour les sèmes, on les relèvera sans plus - c'est-à-dire sans essayer, ni de les tenir attachés à un personnage (à un lieu ou à un objet), ni de les organiser entre eux pour qu'ils forment un même champ thématique ; on leur laissera leur instabilité, leur dispersion, ce qui fait d'eux les particules d'une poussière, d'un miroitement du sens (Points, 1970, p. 26) [...] Le sème (ou signifié de connotation proprement dit) est un connotateur de personnes, de lieux, d'objets, dont le signifié est un caractère. Le caractère est un adjectif, un attribut, un prédicat [...]. Bien que la connotation soit évidente, la nomination de son signifié est incertaine, approximative, instable : arrêter le nom de ce signifié dépend en grande partie de la pertinence critique à laquelle on se place : le sème n'est qu'un départ, une avenue du sens. On peut arranger ces avenues en paysages divers : ce sont les thématiques (on n'a procédé ici à aucun de ces arrangements) (p. 196) [...] Lire, c'est trouver des sens, et trouver des sens, c'est les nommer ; mais ces sens nommés sont emportés vers d'autres noms [...] : ainsi passe le texte : c'est une nomination en devenir" (p. 17). Barthes évoquait ainsi une "thématique infinie, proie d'une nomination sans fin", mais dans les faits perfectivée par "la fatalité d'un coup de dés qui arrête et fixe le glissement des noms : c'est la thématique" (p. 100).

Néanmoins l'originalité de cette position nominaliste indécise (et ontogonique : "le matériau sémique vient remplir le propre d'être, le nom d'adjectifs [...] les sèmes deviennent des prédicats, inducteurs de vérité, et le Nom devient sujet", ibid., p. 197) résidait dans sa façon de contrevenir à la tradition de "la critique thématique de J.-P. Richard, la critique sociologique de L. Goldmann, qui cherchaient la source du texte dans la conscience du créateur ou dans la conscience d'une classe sociale. On se trouvait ici aux antipodes des approches structurales, dans un type d'approche qui n'accordait pas de rôle privilégié à la linguistique" (plus exactement aux concepts descriptifs requis par la sémiologie, tels dans S/Z les paires persistantes signifiant vs signifié, paradigme vs syntagme, dénotation vs connotation, signe vs indice, etc.), observe Maingueneau, qui ajoute qu'après la rupture dans les années 70 entre les deux communautés, linguistique et littéraire, "le développement d'une linguistique de la cohésion et de la cohérence textuelle ainsi que d'une linguistique du discours, inspirées par les courants pragmatiques et les théories de l'énonciation, facilitait considérablement la réflexion linguistique sur les énoncés littéraires [...] Désormais le recours à la linguistique n'est plus seulement recours à un outillage grammatical élémentaire, comme dans la stylistique traditionnelle, ou à quelques principes d'organisation très généraux, comme dans le structuralisme, il constitue un véritable instrument d'investigation", ayant notamment pour corollaire le refus du principe (hjelmslévien) d'immanence.
Cela dit, sans tenir compte des réserves émises par Rastier vis-à-vis de l'Analyse du discours, dont Maingueneau est le continuateur, après Pêcheux.

***

4) Synthèse sur les "grammaires textuelles" par François Rastier

Pour définir sa Macrosémantique (1994, op. cit.), Rastier précise : "On peut provisoirement appeler textualité ce qui rend le texte irréductible à une suite de phrases. L'étude des structures textuelles permet d'aborder le problème de la textualité. Elle a cependant été négligée, tant pour des raisons théoriques que pratiques. Elle s'est heurtée tout d'abord à des obstacles épistémologiques : le traductionnisme en sémantique logique, le positivisme en linguistique, et le propositionnalisme en psycholinguistique.

(a) Dans le domaine théorique, le paradigme logique se trouve devant un dilemme. Ou bien la textualité n'existe pas, car le sens du texte se réduit à celui de ses phrases, que l'on fait généralement correspondre à des propositions susceptibles de valeurs de vérité. Ou bien elle existe, mais on ne peut calculer strictement le sens du texte, car il n'existe pas de règles syntaxiques qui permettraient de le faire. C'est précisément l'impossibilité de définir des règles au sens fort qui a conduit à l'abandon des grammaires de textes fondées sur le paradigme formel (comme la montré le débat dans Cognitive Science à la fin des années quatre-vingts), et la faiblesse descriptive aujourd'hui reconnue du modèle de représentations discursives de Kamp n'a pas permis de tracer une direction de recherche plus encourageante.

(b) L'extension au texte des théories et des méthodes d'analyse syntaxique n'a jusqu'ici pas conduit à des progrès décisifs. (La discourse analysis de Harris et de ses successeurs, dont l'école française d'analyse du discours, ont cherché à étendre au texte les méthodes de l'analyse distributionnelle, sans succès notable puisque les structures textuelles sont essentiellement sémantiques.) La notion de texture proposée par Halliday & Hasan montre bien les limites d'une approche linguistique discrètement positiviste. La texture, qui définit la spécificité du texte, est "assurée par la relation cohésive" (Cohesion in English, 1976, p. 4), décrite en termes de présuppositions, et dont l'exemple le plus simple est l'anaphore pronominale. En fait, la textualité se réduit ici à la cohésion locale, marquée par des liens explicites (cohesive ties) comme par exemple des adverbes, ou ce que l'on a appelé des connecteurs pragmatiques. Cependant, les relations sémantiques ne sont pas nécessairement explicites, au sens où chacune aurait une marque isolable. D'autre part, les relations locales peuvent rendre compte de la période, en tant qu'unité syntaxique élargie, mais non de textes plus étendus qu'un paragraphe. Le problème des relations sémantiques à longue distance ne peut être résolu ni même posé dans le cadre théorique d'une syntaxe phrastique étendue, que certains nomment aujourd'hui macrosyntaxe. La macrosyntaxe est nécessaire, mais non suffisante pour rendre compte de la textualité. L'étude des pronoms et des connecteurs met en évidence des fonctionnements sémantiques beaucoup plus généraux et globaux que la recherche des "marques" ne le laisse supposer.

C'est au palier du texte que la conception commune de la compositionnalité laisse apparaître le plus clairement ses lacunes : en effet, le global y détermine le local et le recompose. C'est pourquoi une phrase et a fortiori un mot peuvent changer de sens quand se modifie leur contexte immédiat et lointain.

(c) Les théories psycholinguistiques de la compréhension de texte considérées comme classiques (cf. van Dijk et Kintsch, Strategies of Discourse Comprehension, 1983) ont abordé l'espace du texte avec plus de décision que les grammaires de texte dont elles ont en quelque sorte pallié les lacunes ; mais elles sont demeurées comme elles tributaires d'un paradigme logiciste qui a limité leur adéquation. […] Le sens d'un texte se compose de propositions logiques, et van Dijk souligne même que toute structure sémantique est propositionnelle (Le texte : structures et fonctions, in Kibédi Varga A. éd., Théorie de la littérature, Picard,1981, p. 74). Cette thèse reprend celle des grammaires générales du XVIIIe siècle, héritières de la scolastique : elle préexistait à la constitution de la linguistique en discipline.

Pour van Dijk et Kintsch, la première phase du traitement consiste à coder chaque phrase du texte en une ou plusieurs formules du calcul des propositions ou des prédicats. L'ensemble de ces formules constitue la microstructure du texte. Les propositions que l'on peut construire en généralisant par abstraction plusieurs propositions de la microstructure sont dites macropropositions. L'ensemble des macropropositions constitue la macrostructure. La microstructure et la macro­structure constituent ensemble la base de texte. Le thème, sujet, ou sens global du texte est une macroproposition [...] La notion passablement vague de thème a divers usages, en critique thématique, en linguistique d'inspiration praguoise (par opposition à rhème) en analyse du discours (topic par opposition à focus)"
– repris en analyse narrative par le Eco de Lector in fabula (1985, p. 119 : "Le topic est une hypothèse dépendant de l'initiative du lecteur qui la formule sous forme de question Mais de quoi diable parle-t-on ? qui se traduit par la proposition d'un titre provisoire [...]. C'est à partir du topic que le lecteur décide de privilégier ou de narcotiser les propriétés sémantiques des lexèmes en jeu, établissant ainsi un niveau de cohérence interprétative dite isotopie"; passage cité par Adam qui reprend le concept au titre "d'orientation pragmatique du texte", op. cit., 1989, p. 207); le topic de la scène 2 pourrait se résumer abusivement par la macroproposition : la servante se moque de la maladie imaginaire de son maître.

On comprend d'autant mieux qu'un tel modèle réductionniste ait été banni des Instructions Officielles qu'il supprime une série d'outils descriptifs nécessaires :
"On peut passer sans reste du linguistique (phrases du texte) au logique (propositions). Or les expériences séculaires pour enrégimenter (regiment, selon le mot de Quine) les langues dans un calcul logique n'ont guère été concluantes, car les signifiés ne sont ni des constantes ni des variables. Ici, non seulement les procédures de transcription restent vagues, mais leurs résultats montrent que cet enrôlement ne se fait pas sans désertions massives : les modalités, les tons, les différences de niveau de langue, locales, historiques, les évaluations, les focalisations, les mises en relief et tous les effets contextuels d'afférence disparaissent tout simplement. [...]

L'enjeu pour la sémantique est crucial. En effet, comme les structures textuelles sont essentiellement sémantiques, elles relèvent plutôt de normes et de régularités que de règles — et échappent à une linguistique restreinte qui concevrait les règles conformément à la théorie des langages formels. Le caractère culturel de ces normes dissuade de considérer la textualité comme un invariant."

***

Le Malade imaginaire

Isotopies domaniales posées dès le monologue initial : /financier/, /médical/, reflet de deux obsessions, sur l'isotopie /psychologique/ : argent et maladie (I, 1, fin de la scène) : Argan : […] Monsieur Fleurant, tout doux, s'il vous plaît; si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade : contentez-vous de quatre francs. Vingt et quarante sols. Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt. Soixante et trois livres, quatre sols, six deniers. Si bien donc que de ce mois j'ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit médecines; et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavements; et l'autre mois il y avait douze médecines, et vingt lavements. Je ne m'étonne pas si je ne me porte pas si bien ce mois-ci que l'autre. Je le dirai à Monsieur Purgon, afin qu'il mette ordre à cela. Allons, qu'on m'ôte tout ceci. Il n'y a personne : j'ai beau dire, on me laisse toujours seul; il n'y a pas moyen de les arrêter ici. (Il sonne une sonnette pour faire venir ses gens.) Ils n'entendent point, et ma sonnette ne fait pas assez de bruit. Drelin, drelin, drelin : point d'affaire. Drelin, drelin, drelin : ils sont sourds. Toinette! Drelin, drelin, drelin : tout comme si je ne sonnais point. Chienne, coquine! Drelin, drelin, drelin : j'enrage. (Il ne sonne plus mais il crie.) Drelin, drelin, drelin : carogne, à tous les diables! Est-il possible qu'on laisse comme cela un pauvre malade tout seul? Drelin, drelin, drelin : voilà qui est pitoyable!

A cette somme sacrifiée à l'apothicaire, péjorative (dans Les Fourberies de Scapin ce sont les "pistoles" qui constituent une spécificité lexicale statistique, contrairement aux "sols" ici), répond celle des 8000 livres de rente par l'alliance avec les Purgon-Diafoirus (plus tard rompue par Monsieur Purgon lui-même qui met au désespoir Argan : je ne veux plus d'alliance avec vous, III, 5), ici en I, 5 : Argan : Ma raison est que, me voyant infirme et malade comme je suis, je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin de m'appuyer de bons secours contre ma maladie, d'avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires, et d'être à même des consultations et des ordonnances. Toinette : Hé bien ! voilà dire une raison, et il y a plaisir à se répondre doucement les uns aux autres. Mais, Monsieur, mettez la main à la conscience : est-ce que vous êtes malade ? Argan : Comment, coquine, si je suis malade ? si je suis malade, impudente ? Toinette : Hé bien ! oui, Monsieur, vous êtes malade, n'ayons point de querelle là-dessus; oui, vous êtes fort malade, j'en demeure d'accord, et plus malade que vous ne pensez : voilà qui est fait. Mais votre fille doit épouser un mari pour elle; et, n'étant point malade, il n'est pas nécessaire de lui donner un médecin. Argan : C'est pour moi que je lui donne ce médecin; et une fille de bon naturel doit être ravie d'épouser ce qui est utile à la santé de son père.
A propos de la "conscience", notons que l'autre occurrence du mot apparaît dans la tirade du notaire, ce monsieur de Bonnefoy au nom si antiphrastique, de par le décalage qu'il prône hypocritement entre la morale et le droit (I, 7) : Ce n'est point à des avocats qu'il faut aller, car ils sont d'ordinaire sévères là-dessus, et s'imaginent que c'est un grand crime que de disposer en fraude de la loi. Ce sont gens de difficultés, et qui sont ignorants des détours de la conscience. Il y a d'autres personnes à consulter, qui sont bien plus accommodantes, qui ont des expédients pour passer doucement par-dessus la loi, et rendre juste ce qui n'est pas permis; qui savent aplanir les difficultés d'une affaire, et trouver des moyens d'éluder la Coutume par quelque avantage indirect. Sans cela, où en serions-nous tous les jours ? Il faut de la facilité dans les choses; autrement nous ne ferions rien, et je ne donnerais pas un sou de notre métier.

La fille d'Argan dénonce le déterminisme des deux plans /financier/ et /médical/ sur l'amour conjugal, à la première concernée, sa belle-mère Béline : Angélique : Il y en a d'autres, Madame, qui font du mariage un commerce de pur intérêt - par opposition avec le commerce idéalisé de l'échange amoureux, ci-dessous. D'un point de vue pragmatique, la simple allusion permet une échappatoire à celle qui joue les ingénues car n'ayant pas le pouvoir d'accuser frontalement (II, 6) : Béline : Je vous trouve aujourd'hui bien raisonnante, et je voudrais bien savoir ce que vous voulez dire par là. Angélique : Moi, Madame, que voudrais-je dire que ce que je dis ? Stratégie conversationnelle qui ressortit évidemment à l'isotopie /duplicité/, ici valorisée.

Mais revenons au finale de I, 1 ci-dessus. A partir de l'injonction "Allons, qu'on m'ôte", s'ajoute une autre isotopie, définitoire du maître de maison : /autorité domestique/. Autorité malmenée par la rébellion de la servante (encore en I, 5) : Toinette : Doucement, Monsieur : vous ne songez pas que vous êtes malade. Argan : Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis. Toinette : Et moi, je lui défends absolument d'en faire rien. Argan : Où est-ce donc que nous sommes ? et quelle audace est-ce là à une coquine de servante de parler de la sorte devant son maître ? Toinette : Quand un maître ne songe pas à ce qu'il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser. Argan court après Toinette. Ah! insolente, il faut que je t'assomme. Mais toutefois reconnue au sein de la famille, certes avec des limites, celles d'un progressisme subversif, par la fille vis-à-vis de son père, en présence de son prétendant (II, 6) : Angélique : Eh! mon père, donnez-moi du temps, je vous prie. Le mariage est une chaîne où l'on ne doit jamais soumettre un cœur par force; et si Monsieur est honnête homme, il ne doit point vouloir accepter une personne qui serait à lui par contrainte. Et par l'autre fille, plus jeune (II, 8) : Louison se jette à genoux. Ah! mon papa, je vous demande pardon. C'est que ma sœur m'avait dit de ne pas vous le dire; mais je m'en vais vous dire tout. Argan : Il faut premièrement que vous ayez le fouet pour avoir menti. Puis après nous verrons au reste. (Ce "mon papa", comme "maman", "mamour", "mamie", relève d'une parlure enfantine dominant quantitativement dans notre œuvre.) Ainsi que par Béralde, autre progressiste, esprit éclairé anti-obscurantiste (contre "l'erreur populaire" et une "foi" médicale superstitieuse), qui doit redoubler d'arguments pour fléchir son frère (III, 3) : Argan : Mais raisonnons un peu, mon frère. Vous ne croyez donc point à la médecine? Béralde : Non, mon frère, et je ne vois pas que, pour son salut, il soit nécessaire d'y croire. Argan : Quoi ? vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde, et que tous les siècles ont révérée ? Béralde : Bien loin de la tenir véritable, je la trouve, entre nous, une des plus grandes folies qui soit parmi les hommes; et à regarder les choses en philosophe, je ne vois point de plus plaisante momerie, je ne vois rien de plus ridicule qu'un homme qui se veut mêler d'en guérir un autre. […] Argan : Mais toujours faut-il demeurer d'accord que, sur cette matière, les médecins en savent plus que les autres. Béralde : Ils savent, mon frère, ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas de grand'chose; et toute l'excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets.

(Le logiciel lexicométrique HYPERBASE nous apprend qu'avec 62 occurrences, le mot "frère-" est encore une spécificité lexicale statistique du Malade imaginaire contrasté au sein de la base Molière. Quant à l'autre occurrence du mot "galimatias", elle se situe in fine (III, 14) dans une incitation carnavalesque – d'inversion des rôles dominant/dominé – à faire travestir le maître en médecin lui-même, d'ailleurs sur proposition encore de Béralde, et devenant tel, suivant le topos de l'habit fait le moine : Argan : Quoi ? l'on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ? Béralde : Oui. L'on n'a qu'à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison. Triomphe du paraître qui traduit la dominance de l'isotopie /duplicité/ à échelle globale.
Si toute la terminologie médicale, latine, mais aussi de poésie précieuse (cf. la comparaison avec la statue de Memnon) y domine quantitativement, de même que "clysterium" et "clystère" au singulier, en revanche on a la surprise de constater que ce mot au pluriel ainsi que la chaîne "doct-" dominent largement dans La Jalousie du Barbouillé; de même, "humeur-" et "coquin-" dominent dans Le Médecin volant, et les 4 occ. de "hypocondriaque" sont attestées dans M. de Pourceaugnac, comme d'ailleurs "apoth(i)-", "impuden-", "médecin-", alors que "médecine-", comme la chaîne "malad-" avec ses 58 occ. sur 201 au total dans la base Molière, dominent dans Le Malade imaginaire, ainsi que la chaîne "ordonn-" lexicalisée ci-dessous.)

L'isotopie /autorité domestique/ se place d'emblée sous la médicale (I, 2) : Toinette : Ce Monsieur Fleurant-là et ce Monsieur Purgon s'égayent bien sur votre corps; ils ont en vous une bonne vache à lait; et je voudrais bien leur demander quel mal vous avez, pour vous faire tant de remèdes. Argan : Taisez-vous, ignorante, ce n'est pas à vous à contrôler les ordonnances de la médecine. Qu'on me fasse venir ma fille Angélique, j'ai à lui dire quelque chose. A tel point que l'apothicaire veut impressionner le frère (III, 4) : Monsieur Fleurant, à Béralde. De quoi vous mêlez-vous de vous opposer aux ordonnances de la médecine, et d'empêcher Monsieur de prendre mon clystère ? Vous êtes bien plaisant d'avoir cette hardiesse-là! et que les menaces effraieront le maître (III, 5) : Monsieur Purgon : Puisque vous vous êtes déclaré rebelle aux remèdes que je vous ordonnais… Argan : Hé! point du tout. Monsieur Purgon : J'ai à vous dire que je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l'intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang, à l'âcreté de votre bile et à la féculence de vos humeurs.

L'isotopie ressortit plus largement à celle du /pouvoir/ qui indexait dès le prologue pastoral, dans un univers merveilleux et a priori dédié à l'amour – comme le confirme la reprise de l'idylle pastorale par Cléante et Angélique (II, 5) dans ce qu'Argan reconnaît être une "comédie" masquant à peine la réalité des sentiments –, l'isotopie non plus domestique mais /politique/ : Pour chanter de LOUIS l'intrépide courage, Il n'est point d'assez docte voix, Point de mots assez grands pour en tracer l'image : Le silence est le langage Qui doit louer ses exploits. Consacrez d'autres soins à sa pleine victoire; Vos louanges n'ont rien qui flatte ses désirs; Laissez, laissez là sa gloire, Ne songez qu'à ses plaisirs. Panégyrique du monarque alliant puissance et bonheur, que voudrait aussi Argan mais d'abord pour sa propre personne, tant l'atrabilaire est égocentrique (cf. ci-dessus : "c'est pour moi que je lui donne ce médecin"). Le mot est ironique quand il s'aperçoit in fine (III, 12) de la traîtrise de Béline : Je suis bien aise de voir votre amitié, et d'avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi.

Ne pouvant fléchir l'autorité, l'expression de l'amour et du mariage contrariés passe par la ruse; de là l'isotopie /duplicité/ :

- Péjorative : celle de la traîtrise effective et dévoilée de l'épouse manipulatrice, in fine (III, 12) par la servante Toinette qui ironise sur la belle oraison funèbre que vient de prononcer sa maîtresse Béline devant la fausse mort d'Argan (Quelle perte est-ce que la sienne ? et de quoi servait-il sur la terre ? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours, sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, etc.).

- Méliorative : juste auparavant (III, 11), Toinette ne peut avoir la franchise de ton du frère, sous peine de se faire renvoyer; de là son antiphrase ironique, arme de contre-pouvoir (déjà patente ci-dessus, "Doucement, Monsieur : vous ne songez pas que vous êtes malade", pour tempérer les ardeurs du père tyrannique; "oui, Monsieur, vous êtes fort malade, j'en demeure d'accord, et plus malade que vous ne pensez", transposant la pathologie au plan psychologique) : Béralde : Hé bien ! oui, mon frère, puisqu'il faut parler à cœur ouvert, c'est votre femme que je veux dire; et non plus que l'entêtement de la médecine, je ne puis vous souffrir l'entêtement où vous êtes pour elle, et voir que vous donniez tête baissée dans tous les pièges qu'elle vous tend. Toinette : Ah! Monsieur, ne parlez point de Madame : c'est une femme sur laquelle il n'y a rien à dire, une femme sans artifice, et qui aime Monsieur, qui l'aime… on ne peut pas dire cela. Argan : Demandez-lui un peu les caresses qu'elle me fait. Toinette : Cela est vrai. Argan : L'inquiétude que lui donne ma maladie. Toinette : Assurément. Argan : Et les soins et les peines qu'elle prend autour de moi. Toinette : Il est certain. Déjà face aux menaces de Béline une didascalie mentionnait l'adoption par l'habile servante d'une précaution (I, 6), celle d'un ton doucereux, qui masque sa lucidité, patente quand elle confie à Angélique (I, 8) : Les voilà avec un notaire, et j'ai ouï parler de testament. Votre belle-mère ne s'endort point, et c'est sans doute quelque conspiration contre vos intérêts où elle pousse votre père. C'est d'ailleurs elle, qui, en dépit de sa franchise, lorsqu'elle répond du tac au tac à l'allié d'Argan (II, 5) : Monsieur Diafoirus : A vous en parler franchement, […] ce qu'il y a de fâcheux auprès des grands, c'est que, quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent. Toinette : Cela est plaisant, et ils sont bien impertinents de vouloir que vous autres Messieurs vous les guérissiez : vous n'êtes point auprès d'eux pour cela; vous n'y êtes que pour recevoir vos pensions, et leur ordonner des remèdes; c'est à eux à guérir s'ils peuvent, témoigne du maniement le plus efficace de la rhétorique (et non, par un paradoxe apparent, le pédant fils Diafoirus). Pour preuves, son pléonasme vicieux destiné à éluder une question gênante (III, 7) : Argan : quel médecin ? Toinette : un médecin de la médecine (à comparer avec cette tautologie dans Polyeucte : "Oui ma fille, il est vrai qu'un père est toujours père", sérieuse dans la mesure où elle est orientée vers la dissimilation /géniteur/ vs /bienveillant/). Son inversion des rôles, suivant le topos du tel est pris qui croyait prendre (III, 14) : il n'y a point de maladie si osée, que de se jouer à la personne d'un médecin. Outre le comique de répétition, notamment des bons mots "le poumon" et "ignorant" (III, 10) - qui les rend statistiquement dominants dans cette œuvre, comme "cerveau-", toujours martelé par Toinette - prononcés par le faux médecin, alias Toinette travestie, qui apparaît à Argan comme ce "beau jeune vieillard", la servante maîtrise le calembour, par exemple sur la syllepse /familial/ (procréation) et /médical/ dans l'exclamation Que vous serez bien engendré! (II, 4) à propos du fils Diafoirus promis. Ajoutons que les trois occurrences de la didascalie au participe présent "raillant" concernent les propos de la servante.

- Duplicité enfin de la tromperie envisagée à propos du galant Cléante. L'isotopie use des lexicalisations du /théâtre/, ainsi rendu péjoratif par la peur de son double jeu (dès I, 4, en dépit de la citation plaisante, par une mise en abyme, "des comédies de Molière" que Béralde veut mener voir son frère (III, 3) pour le chapitrer quant au "ridicule de la médecine" – la pièce s'achève d'ailleurs sur la proposition de Béralde concernant le troisième intermède "De nous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la réception d'un médecin, avec des danses et de la musique ; je veux que nous en prenions ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage [...] Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela.") : Angélique : Ne devines-tu point de quoi je veux parler ? Toinette : Je m'en doute assez : de notre jeune amant; car c'est sur lui, depuis six jours, que roulent tous nos entretiens; et vous n'êtes point bien si vous n'en parlez à toute heure. Angélique : Puisque tu connais cela, que n'es-tu donc la première à m'en entretenir, et que ne m'épargnes-tu la peine de te jeter sur ce discours ? […] Angélique : [Ne trouves-tu pas] que ses discours, comme ses actions, ont quelque chose de noble? Toinette : Cela est sûr. Angélique : Qu'on ne peut rien entendre de plus passionné que tout ce qu'il me dit ? Toinette : Il est vrai. Angélique : Et qu'il n'est rien de plus fâcheux que la contrainte où l'on me tient, qui bouche tout commerce aux doux empressements de cette mutuelle ardeur que le Ciel nous inspire ? Toinette : Vous avez raison. Angélique : Mais, ma pauvre Toinette, crois-tu qu'il m'aime autant qu'il me le dit ? Toinette : Eh, eh! ces choses-là, parfois, sont un peu sujettes à caution. Les grimaces d'amour ressemblent fort à la vérité; et j'ai vu de grands comédiens là-dessus. Angélique : Ah! Toinette, que dis-tu là ? Hélas! de la façon qu'il parle, serait-il bien possible qu'il ne me dît pas vrai ? Toinette : En tout cas, vous en serez bientôt éclaircie; et la résolution où il vous écrivit hier qu'il était de vous faire demander en mariage est une prompte voie à vous faire connaître s'il vous dit vrai, ou non : c'en sera là la bonne preuve. La suspicion à l'égard du beau discours n'échappe d'ailleurs pas à Cléante lui-même qui va en jouer avec son allégorie pastorale dans la même scène (II, 5), ainsi qu'à son clan des lucides (Toinette, Béralde), à propos de la tirade du fils Diafoirus : Argan : Eh! que dites-vous de cela ? Cléante : Que Monsieur fait merveilles, et que s'il est aussi bon médecin qu'il est bon orateur, il y aura plaisir à être de ses malades. Toinette : Assurément. Ce sera quelque chose d'admirable s'il fait d'aussi belles cures qu'il fait de beaux discours. (III, 3) : Béralde : Dans les discours et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes que vos grands médecins. Entendez-les parler : les plus habiles gens du monde; voyez-les faire : les plus ignorants de tous les hommes. […] Lorsqu'un médecin vous parle d'aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit et lui donner ce qui lui manque, de la rétablir et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions; lorsqu'il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier le cœur, de rétablir et conserver la chaleur naturelle, et d'avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années : il vous dit justement le roman de la médecine. Mais quand vous en venez à la vérité et à l'expérience, vous ne trouvez rien de tout cela, et il en est comme de ces beaux songes qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus. En revanche quand Béralde propose de "changer de discours" (dernière occurrence des cinq), passant du thème médical et théâtral au sujet du sort d'Angélique, il s'agit du fond, à enjeu dramatique, non des (belles) paroles superficielles et frivoles.

Quant à l'autre occurrence de "grimaces", dont l'enfantillage reprend celui de la "momerie" supra (mélange de mascarade bouffonne et d'hypocrisie, /théâtre/ et /duplicité/), elle demeure péjorative et réutilisée par la jeune fille qui a retenu la leçon de la servante médiatrice (II, 6), dans une leçon de liberté et de respect chevaleresque qu'elle fait à son prétendant : Angélique : Les anciens, Monsieur, sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle; et quand un mariage nous plaît, nous savons fort bien y aller, sans qu'on nous y traîne. Donnez-vous patience : si vous m'aimez, Monsieur, vous devez vouloir tout ce que je veux. Thomas Diafoirus : Oui, Mademoiselle, jusqu'aux intérêts de mon amour exclusivement. Angélique : Mais la grande marque d'amour, c'est d'être soumis aux volontés de celle qu'on aime.

Autant de feintes à visée manipulatrice qui sont aux antipodes de l'extrême crédulité d'Argan, autre faille psychologique, outre ses deux obsessions. Ainsi la confidence qu'il fait à Béline (I, 7) est désarmante d'aveuglement devant le complot qui se trame : Tout le regret que j'aurai, si je meurs, mamie, c'est de n'avoir point un enfant de vous. Monsieur Purgon m'avait dit qu'il m'en ferait faire un. Le domaine /familial/ ici touchant (procréation) se trouvant péjorativisé par l'alliance de /médical/ et /financier/ (cf. ibid. le bon mot d'aveu par dénégation de Béline : Non, non, je ne veux point de tout cela. Ah! combien dites-vous qu'il y a dans votre alcôve ? Argan : Vingt mille francs, mamour. Béline : Ne me parlez point de bien, je vous prie. Ah! de combien sont les deux billets?). Désarmant de naïveté aussi son accord avec le maître de chant (II, 5) : Montrez-moi ce papier. Ha, ha. Où sont donc les paroles que vous avez dites ? Il n'y a là que de la musique écrite ? Cléante : Est-ce que vous ne savez pas, Monsieur, qu'on a trouvé depuis peu l'invention d'écrire les paroles avec les notes mêmes ? Argan : Fort bien. Ou encore lors du jeu qu'on lui propose (III, 11) : N'y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ?