Le périple de Michel Strogoff – Exploitation pédagogique du roman numérisé

Aborder le thème du voyage, surtout dans les romans de Jules Verne, revient à poser la question : comment ancrer les indices toponymiques du récit dans la carte, elle-même numérisée (en ligne sur la Toile) ? Dans le cadre d'une activité TICE en collège, l'enjeu pédagogique fut donc d'inciter des élèves de Cinquième à effectuer une lecture du texte directement en corrélation avec la cartographie. Dans cet effort pour comprendre la logique des déplacements des protagonistes et pour restituer les épisodes liés aux lieux traversés, l'objectif fut double : d'une part améliorer la cohérence textuelle par la globalisation du contexte, celui qui englobe l'extrait local que l'ordinateur permet de sélectionner, et d'autre part l'intersémioticité, qui associe les deux systèmes de signes que sont ceux des mots et du schéma – sans parler de l'amélioration des connaissances de la Russie au XIXème s. par le biais du roman, ce qui confirme la nécessité d'une collaboration des matières Lettres/Géographie, voire Histoire (pour éclairer la charge culturelle délivrée par le narrateur). Le point de départ n'est d'ailleurs pas obligatoirement le texte, mais peut aussi être la carte, à partir de quoi la trame romanesque peut être restituée.

Le protocole fut le suivant : en salle informatique, sur les 13 séances dédiées aux Itinéraires De Découverte de 1h30 chacune par semaine, la première fut consacrée au maniement de base du logiciel HYPERBASE (ne comportant que le roman de J. Verne, découpé en ses 32 chapitres), 7 suivantes à la recherche en autonomie des élèves, 4 autres à la centralisation de leurs résultats et à l'évaluation du travail de chaque groupe, enfin la dernière à la comparaison avec la pièce tirée du roman. 7 groupes de deux élèves furent constitués en fonction des étapes du voyage transsibérien, chaque binôme travaillant en collaboration sur un PC où Hyperbase Strogoff fut installé.

L'hypertexte ci-joint est le fruit du professeur (ce dont témoigne le surlignage en rose de certaines intrusions, concernant des commentaires méthodologiques) qui synthétise les résultats des groupes, et qui matérialise les relations établies entre divers contextes du roman par les élèves grâce à des hyperliens. Ceux-ci peuvent aussi renvoyer aux illustrations, sachant que chaque Voyage Extraordinaire fut illustré par Jules Férat (en ligne sur la Toile). L'enjeu étant pour l'élève d'établir la corrélation texte/image après identification de l'épisode illustré.
Verne n'avait pas les scrupules de Flaubert, lequel écrivait dans sa lettre de Croisset, du 12 juin 1862 : "Jamais, moi vivant, on ne m'illustrera, parce que : la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu'un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : j'ai vu cela ou cela doit être. Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L'idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu'une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d'esthétique, je refuse formellement toute espèce d'illustration." Rejet réitéré en 1880 : "Ô illustration ! invention moderne faite pour déshonorer toute littérature !"

La tâche assignée à l'élève fut ainsi de retracer les étapes du voyage : chaque nom de ville repérée sur la carte, devant donner lieu, parmi ses occurrences au fil du roman, à une fiche descriptive de la géographie et du moyen de locomotion. L'objectif ultime fut que dans le texte créé par l'élève, ayant sélectionné les "bons" contextes, en sollicitant la commande Concordance, de pouvoir suivre la progression d'abord géographique des protagonistes.

Dans le relevé des toponymes, il s'agissait moins d'être exhaustif que précis et judicieux dans le prélèvement sélectif rendu possible par Hyperbase, au sein de ce qui demeure une énorme masse textuelle pour l'élève. Activité qui nous semble avoir procuré une meilleure appropriation du roman.

Pour suivre le voyage, il a fallu simplifier l'intrigue pour ne suivre qu'un fil thématique directeur (Jolivet & Blount par ex. furent ignorés, eux qui sont si prééminents dans la pièce qui a été tire du roman, de même que la lutte finale contre le traître Ogareff, ou son espionne Sangarre, pourtant présents tout au long du récit ; furent aussi passés sous silence les animaux agressifs, ours et loups, ainsi que la relation du couple de héros avec leurs parents ; en fait l'intrigue opposant les forces en présence – traître Ogareff allié à l'émir Féofar-Khan, chef des Tartares vs Czar et son frère le Grand-duc suffit ; d'ailleurs la piste du roman familial est fournie : "frère et sœur", père de Nadia, mère de Michel, lequel est souvent appelé par l'affectueux "petit père" par des conducteurs; "C'est le Père qui l'ordonne ! répondit Michel Strogoff, qui invoqua pour la première fois le nom de l'empereur", chap. 10 – père de substitution).

Rôle de la visualisation du logiciel : la commande Graphique situe les toponymes au fil des 32 chapitres (de gauche à droite), il mime le voyage d'ouest en est (car on suit le voyage qui mène de la Russie à la Sibérie, dans l'espace mais aussi dans le temps de quelques mois que retrace le journal de bord du roman) ; or un toponyme comme "Moscou", par exemple, révèle une surprise en dominant in fine.

Le graphique visualise les spécificités, dites internes, en montrant des pics par chapitres : par exemple "radeau" a une distribution dominante aux chapitres 27 et 28 : en corrélation avec "Baïkal/lac" dans le premier cas, "glaçons/loups" dans le second, ce qui témoigne d'une couleur lexicale distincte chaque chapitre) précise la place de ces mots par rapport ceux de leur contexte. Autre exemple, de titre social cette fois : "émir" atteint son pic statistique au milieu du roman, "moujik" au chap. 14 uniquement.

Quant aux spécificités dites externes, elles proposent des mots-candidats sélectionnés par rapport à la base FRANTEXT ; ainsi 6 mots dominent sur l'ensemble du roman, après "tartare(s)" et "Sibérie" : "czar", "émir", "khan", "radeau", "relais", "invasion".

Statistiquement spécifique ne veut d'ailleurs pas dire le plus fréquent (pour un vocable donné) : hautes fréquences à distinguer des moyennes, qui offrent le voc. Thématique : extrêmes : grammatical, la préposition "de" (4631 occ) vs lexicaux "tartares" (220 occ) ou "Sibérie" (101 occ).

D'un groupe à l'autre d'élèves, s'établissent des convergences (et même des solidarités dues à l'intrigue du roman : Gr.6 et Gr.7 unis par la cécité expliquée a posteriori). De sorte qu'en rassemblant le puzzle du voyage, se créent des liens intra-textuels à partir des mots "indices" récurrents dans plusieurs groupes. Le parcours du roman numérisé par les mots-clés que fournit Hyperbase conduit ainsi à dé-linéariser la lecture; mais est-ce une perte dès lors qu'on cherche à restituer le contexte local et global ?
Un exemple a frappé les élèves : parmi les innombrables occurrences du mot-clé "courrier", le logiciel détecte deux seules expressions "le vrai courrier du czar" ; elles paraissent identiques, c'est-à-dire synonymes ; or les contextes d'attestation les opposent : dans un cas il s'agit de la parole d'Ogareff qui veut se faire passer pour tel ; dans le second, c'est le narrateur omniscient qui l'affirme, et le lecteur n'a pas de raison de douter de cette assertion (Michel est le "vrai").

L'élève apprend aussi à mentionner les dates précises, les distances exactes, ce qui développe sa précision, mais aussi le rend sensible au facteur de vraisemblable et de réalisme, au sein même du roman, d'aventures auquel se prête le décor des étendues sibériennes (gageure).
Comment alors le narrateur fait-il pour justifier l'invraisemblable, qui peut tenir à de menus détails ? Dans la phrase "La corde qui attachait Michel Strogoff, rongée par lui, se brisa dans l'élan inattendu du cheval, et son cavalier, à demi ivre, emporté dans une course rapide, ne s'en aperçut même pas." (chap. 25), l'élève décèle les deux prétextes : libération par choc et ivresse des tartares.

Cela pose le problème des techniques narratives abordées dans le relevé : in fine (incendie), l'élève constate le rôle de la rétrospection associé au changement de perspective, dans le suspense (dilatoire), outre ses fonctions focalisatrice (portrait sur tel personnage : la rétrospection n'est pas faite que pour les portraits comme au début du roman, chap. 3) et organisatrice (elle donne des explications sur les actions qui manquaient). Cette rétrospection est aussi une incitation pour les élèves à rétablir l'ordre narratif, eux qui suivent l'ordre chronologique strict. Le réalisme du voyage repose d'ailleurs sur le peu d'ellipses (par exemple du 26 on passe au 28 août : peu de jours sont sautés. De façon complémentaire, les scènes et pauses descriptives (non zoliennes, par leur brièveté) s'accumulent.

Dans "Un discours contraint", Ph. Hamon disait justement : "il semblerait donc que pour un lecteur le réel soit d'abord le cohérent", ce que confirment les redondances, anaphores, explications a posteriori, qui collent avec les événements antérieurs, et sont autant de facteurs de lisibilité.

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Quant à la dernière séance qui compare la pièce (1880) avec le roman (1876) dont elle a été tirée, voici ses constats :

* limitation : toponymes moindres et très ciblés en fonction des épisodes dramatiques ; par ex. aucun Perm, Volga, Ekaterinbourg, Krasnoaiarsk, omsk, tomsk, Mais 32 x Kolyvan (vs 58 dans le roman), Irkoustk : 244 vs 50 ; verstes 134 vs 7 ; Passeport(s) : 20 mais aucun "podaroshna" (du roman) ; Irtyche : 1 ; Baïkal : 5, Angara : 8

* titres : czar s'absente au profit de "votre excellence"

* Kolyvan remplace Omsk... Hyperbase facilite la comparaison des contextes similaires, mais des genres différents (roman/théâtre); ex. du même syntagme "capitaine au corps des courriers du czar"... ou "coup pour coup" ; d'ailleurs le scénario diffère dès le début avec "fil" : "coupé" dans le roman vs "fonctionne" dans la pièce

* Nadia n'est plus rencontrée en train mais au relais de poste à la frontière de l'Oural (?), vers Kolyvan (à "quinze cents verstes d'Irkoutsk")

* les dates non plus ne coïncident pas : Ivan pseudo Strogoff prétend être parti de Moscou le 22 août

* tout le vraisemblable de la toponymie corrélée à une chronologie crédible, propre au roman, a disparu de la pièce, très schématique, simplificatrice

* simplification par manque de recherche du crédible : Bakou n'est pas mentionné pour les 7 occ de "naphte" (ce mot étant attesté dans la pièce autant que dans le roman)

* simplification aussi des noms : Strogoff remplace Michel Strogoff, et Ivan est bien plus fréquent que Ivan Ogareff du roman...

* en revanche la "couleur locale" est conservée (intérêt de la découverte d'un vocabulaire exotique : koulbat, kwass, tarentass, télègue, IEMSKIK : 4, très localisés dans la parole de JoLLivet - autre déformation paronymique : "la porte Bolchaia" devient "tchernaia"), avec par ex. l'ajout de ISBA, inconnue du roman...

* avec des ajouts saugrenus comme le "yes" de l'anglais Blount au premier plan et ridiculisé.