Le détail réaliste-naturaliste comme prétexte à une contextualisation jubilatoire
dans Le Ventre de Paris (1873)



Le naturalisme, c'est l'amour des détails, non pour eux-mêmes, mais pour ce qu'ils donnent à une œuvre littéraire de vie et d'exactitude. (R. De Gourmont)


La thèse que voudrait illustrer cette étude peut apparaître comme un truisme ; en s’énonçant ainsi : la lecture ethnocritique ne constitue que l’un des secteurs de la thématique du texte, elle entend démontrer que l’ethno-lecture – version modernisée de la sociocritique et de la folkloristique – ne saurait imposer un déterminisme sociologique extra-textuel [1] (pas plus que psychologique dans une lecture psychocritique) à l’œuvre littéraire, fût-ce celle de Zola dont on connaît le projet [2], celle-ci ne devenant dans cette optique que le reflet d’une réalité extérieure. Nous prétendons en revanche que de telles préoccupations concernant les pratiques sociales d’un groupe et de ses " représentations culturelles " relèvent de la sémantique du texte ; en d’autres termes, qu’elles appartiennent au signifié intra-textuel. [3]

Pour ce faire, on s’appuiera sur le remarquable article de Marie Scarpa [4], dont l’objet consiste à évaluer le statut d’un " détail " décoratif dans le roman naturaliste, en l’occurrence celui de deux poissons rouges dans leur aquarium, concluant la description d’une charcuterie. Après avoir interrogé son rapport à la mimesis, elle démontre à bon droit que " si le détail se met à signifier, c’est qu’il n’est ni du côté de l’effet de réel ni de celui de l’excès de réel. Il aurait fallu pour cela qu’il soit véritablement inassimilable ". Et l’auteur de contextualiser cette notation très localisée en la rapportant aux enjeux du roman, pris dans sa globalité. En sorte que le réalisme empirique des trois occurrences au total de la notation, telles que peut aujourd’hui les fournir immédiatement l’outil informatique [5] :

[...] le reposoir se couronnait d'un aquarium carré, garni de rocailles, où deux poissons rouges nageaient, continuellement. (chap. 1)

[...] la belle charcutière se pencha, sourit d'une façon amicale aux deux poissons rouges qui nageaient dans l'aquarium de l'étalage, continuellement. (chap. 2)

[...] elle promettait du regard des jours meilleurs aux deux poissons rouges, inquiets eux aussi, nageant dans l'aquarium de l'étalage, languissamment. (chap. 5)

l’engage à diluer la matérialité aussi littérale que banale de ce détail, par la production de sens figurés en contexte. D’abord par l’afférence /luxe bourgeois/ socialement normée et reposant sur un des topoï " de gauche " de cette fin de XIXe siècle, qui ressortissent à l’idéologie zolienne. La critique est politique dans la mesure où " au-delà de la prospérité récente des charcutiers, ce triomphe du porc [6] signale, on le sait, l’entripaillement des bourgeois, et, par extension, celui du second Empire tout entier. " Scarpa ajoute que " si ironie il y a dans le détail [...], ce n’est pas tant parce que l’écriture rit d’elle-même [...], mais plutôt qu’elle stigmatise la prétention petite-bourgeoise des charcutiers ". Or sa notation descriptive est un indice, dans la terminologie de l’analyse structurale du récit . A ce sujet, Barthes rappelait que cette intégration des moindres indices à un niveau ayant une portée narrative globale est la condition de leur sens. Cela est d'autant plus vrai chez Zola où, poursuit Scarpa, " le détail est le plus souvent fonctionnel. Nous sommes dans un monde du sens où rien ne se perd, tout signifie ou symbolise ". L’ironie est peu perceptible du fait de la valorisation du couronnement, réitérée dans Une page d’amour, au travers de ce couchant hyperbolique où l’on retrouve le verbe à la voix pronominale : " les autres édifices [...] se couronnaient de flammes, dressant à chaque carrefour des bûchers gigantesques. "

La dénonciation s’effectue à travers le regard de Florent, protagoniste du roman. C’est d’ailleurs aussi pour cela que, second indice, l’animal observé symbolise l’observateur lui-même [7]. L’afférence /enfermement/ est cette fois idiolectalement normée. écoutons Scarpa : " Florent, le meurt-de-faim, tourne en rond dans les cercles du maelström digestif que sont devenues pour lui les Halles. C’est à l’image de son destin romanesque : il revient dans un quartier qui va très vite le renvoyer au bagne… Destin préfiguré par la nage continuelle des maigres poissons dans la chapelle du ventre ". Par cette fatalité tragique dont le protagoniste est prisonnier [8], Scarpa est donc fondée à dépasser l’impression " que cet aquarium participe de la logique d’atténuation du dangereux " dans la volonté " d’euphémiser la crudité de la viande rouge " par la " [mise] en scène, dans un univers carné, [de] la chair maigre et blanche de deux êtres vivants au milieu de viandes cuites. "

Bref, si elle peut conclure que " ce détail est à la fois un opérateur descriptif (qui signifie " nous sommes dans la charcuterie ") et diégétique (" voilà où en est l’histoire de Florent dans le V/ventre ") ", encore convient-il de ne pas l’hypostasier en lui conférant un statut et une valeur à part. En effet, si l’on relève un autre détail matériel, celui de la forme des robinets qui, inversement, se trouvent dans la poissonnerie – celle que vient visiter Florent, promu inspecteur de la marée :

Plus souvent, il la [9] voyait debout, les mains au fond de ses viviers, changeant les poissons de bassins, se plaisant à tourner les petits dauphins de cuivre, qui jettent un fil d'eau par la gueule. Ce ruissellement lui donnait une grâce frissonnante de baigneuse, au bord d'une source, les vêtements mal rattachés encore. (chap. 3)

on constate qu’il comporte aussi l’afférence /luxe bourgeois/, outre le mauvais goût qui peut provenir du mélange entre les carpes vivantes, comestibles, et les dauphins purement décoratifs. En revanche c’est de façon beaucoup moins matérialiste que le synonyme ‘cyprins’ (hapax dans le corpus Zola, et item du taxème //poissons d’eau douce//) sert de comparant au taxème //poissons d’eau de mer//, au cours de la métaphore artistique des produits de la marée (cf. infra) : " les grondins roses, à ventres blancs, les têtes rangées au centre des mannes, les queues rayonnantes, épanouissaient d'étranges floraisons, panachées de blanc de perle et de vermillon vif. Il y avait encore des rougets de roche, à la chair exquise, du rouge enluminé des cyprins " (chap. 3). Bref, tout cela montre à quel point la textualité et ses relations sémantiques internes priment par rapport à l’isolement de quelques mots-clés, fussent-ils révélateurs d’un détail réaliste singulier.

Pour en revenir à la charcuterie, premier des commerces, quantitativement (avec un écart réduit très élevé de + 23.3 pour 84 occurrences dans le roman, nous apprend le logiciel lexicométrique Hyperbase, concernant le "vocabulaire spécifique"), il convient de noter que le luxe comme l’animalisation implicite de l’observateur convergent paradoxalement vers l’isotopie religieuse – cf. infra la transfiguration picturale s’effectuant " la veille de Noël ", après " les cantiques ". C’est en effet par le biais de l’allégorie de " la lutte des Gras et des Maigres " (chap. 4) et de la reprise du dicton " Carnaval-cochon, Carême-poisson " [10] que Scarpa est fondée à renforcer par antithèse " la figure christique " de Florent. Ce que confirme ailleurs ce passage :

Quand les journées de février ensanglantèrent Paris, il fut navré, il courut les clubs, demandant le rachat de ce sang "par le baiser fraternel des républicains du monde entier". Il devint un de ces orateurs illuminés qui prêchèrent la révolution comme une religion nouvelle, toute de douceur et de rédemption. Il fallut les journées de décembre pour le tirer de sa tendresse universelle. Il était désarmé. Il se laissa prendre comme un mouton, et fut traité en loup. Quand il s'éveilla de son sermon sur la fraternité, il crevait la faim sur la dalle froide d'une casemate de Bicêtre. (chap. 2)

Toutefois cette culturalisation du " monde représenté " sur laquelle conclut Scarpa au terme de son article relève du sens textuel, comme l’indique la construction des trois isotopies afférentes, ainsi récapitulées.

***

Resituons les trois occurrences au total dans les Rougon-Macquart des poissons nageant dans l’aquarium de l’étalage, localisée dans un seul des 20 volumes de la saga. Leur hétérogénéité par rapport au milieu pose la question herméneutique de leur sens mutuellement distinctif.

  • Chap. 1 : (En 1858, Florent, qui fut arrêté lors du coup d’État, arrive dans le quartier des nouvelles Halles à Paris. Il rencontre le peintre Claude Lantier, qui lui décrit les beautés de l’endroit, Marjolin et Cadine, les jeunes génies du lieu, des commerçants, dont le rôtisseur Gavard, qu’il reconnaît. Il retrouve enfin son frère Quenu, devenu un riche charcutier, dont la femme Lisa tient la somptueuse boutique.)

  • Les bouchers, avec de grands tabliers blancs, marquaient la viande d'un timbre, la voituraient, la pesaient, l'accrochaient aux barres de la criée; tandis que, le visage collé aux grilles, il regardait ces files de corps pendus, les bœufs et les moutons rouges, les veaux plus pâles, tachés de jaune par la graisse et les tendons, le ventre ouvert. Il passa au carreau de la triperie, parmi les têtes et les pieds de veau blafards, les tripes proprement roulées en paquets dans des boîtes, les cervelles rangées délicatement sur des paniers plats, les foies saignants, les rognons violâtres. Il s'arrêta aux longues charrettes à deux roues, couvertes d'une bâche ronde, qui apportent des moitiés de cochon, accrochées des deux côtés aux ridelles, au-dessus d'un lit de paille; les culs des charrettes ouverts montraient des chapelles ardentes, des enfoncements de tabernacle, dans les lueurs flambantes de ces chairs régulières et nues; et, sur le lit de paille, il y avait des boîtes de fer-blanc, pleines du sang des cochons. Alors Florent fut pris d'une rage sourde; l'odeur fade de la boucherie, l'odeur âcre de la triperie, l'exaspéraient. Il sortit de la rue couverte, il préféra revenir une fois encore sur le trottoir de la rue du Pont-Neuf. C'était l'agonie. [11] [...]
    Claude, les mains dans les poches, sifflant, racontait son grand amour pour ce débordement de nourriture, qui monte au beau milieu de Paris, chaque matin. Il rôdait sur le carreau des nuits entières, rêvant des natures mortes colossales, des tableaux extraordinaires. Il en avait même commencé un; il avait fait poser son ami Marjolin et cette gueuse de Cadine; mais c'était dur, c'était trop beau, ces diables de légumes, et les fruits, et les poissons, et la viande! Florent écoutait, le ventre serré, cet enthousiasme d'artiste [12]. Et il était évident que Claude, en ce moment-là, ne songeait même pas que ces belles choses se mangeaient. Il les aimait pour leur couleur. Brusquement, il se tut, serra d'un mouvement qui lui était habituel la longue ceinture rouge qu'il portait sous son paletot verdâtre, et reprit d'un air fin : - Puis, je déjeune ici, par les yeux au moins, et cela vaut encore mieux que de ne rien prendre. Quelquefois, quand j'oublie de dîner, la veille, je me donne une indigestion, le lendemain, à regarder arriver toutes sortes de bonnes choses. Ces matins-là, j'ai encore plus de tendresses pour mes légumes... Non, tenez, ce qui est exaspérant, ce qui n'est pas juste, c'est que ces gredins de bourgeois mangent tout ça!
    [...] Mais Florent n'avait d'attention que pour la grande charcuterie, ouverte et flambante au soleil levant. Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle était une joie pour le regard. Elle riait, toute claire, avec des pointes de couleurs vives qui chantaient au milieu de la blancheur de ses marbres. L'enseigne, où le nom de Quenu-Gradelle luisait en grosses lettres d'or, dans un encadrement de branches et de feuilles, dessiné sur un fond tendre, était faite d'une peinture recouverte d'une glace. Les deux panneaux latéraux de la devanture, également peints et sous verre, représentaient de petits Amours joufflus, jouant au milieu de hures, de côtelettes de porc, de guirlandes de saucisses; et ces natures mortes, ornées d'enroulements et de rosaces [13], avaient une telle tendresse d'aquarelle que les viandes crues y prenaient des tons roses de confitures. Puis, dans ce cadre aimable, l'étalage montait. Il était posé sur un lit de fines rognures de papier bleu; par endroits, des feuilles de fougère, délicatement rangées, changeaient certaines assiettes en bouquets entourés de verdure. C'était un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses. D'abord, tout en bas, contre la glace, il y avait une rangée de pots de rillettes, entremêlés de pots de moutarde. Les jambonneaux désossés venaient au-dessus, avec leur bonne figure ronde [14], jaune de chapelure, leur manche terminé par un pompon vert. Ensuite arrivaient les grands plats : les langues fourrées de Strasbourg, rouges et vernies, saignantes à côté de la pâleur des saucisses et des pieds de cochon; les boudins, noirs, roulés comme des couleuvres bonnes filles; les andouilles, empilées deux à deux crevant de santé; les saucissons, pareils à des échines de chantre, dans leurs chapes d'argent; les pâtés, tout chauds, portant les petits drapeaux de leurs étiquettes; les gros jambons, les grosses pièces de veau et de porc, glacées, et dont la gelée avait des limpidités de sucre candi. Il y avait encore de larges terrines au fond desquelles dormaient des viandes et des hachis, dans des lacs de graisse figée. Entre les assiettes, entre les plats, sur le lit de rognures bleues, se trouvaient jetés des bocaux d'achards, de coulis, de truffes conservées, des terrines de foies gras, des boîtes moirées de thon et de sardines. Une caisse de fromages laiteux [15], et une autre caisse, pleine d'escargots bourrés [16] de beurre persillé, étaient posées aux deux coins, négligemment. Enfin, tout en haut, tombant d'une barre à dents de loup, des colliers de saucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symétriques, semblables à des cordons et à des glands de tentures riches; tandis que, derrière, des lambeaux de crépine mettaient leur dentelle, leur fond de guipure blanche et charnue. Et là, sur le dernier gradin de cette chapelle du ventre, au milieu des bouts de la crépine, entre deux bouquets de glaïeuls pourpres [17], le reposoir se couronnait d'un aquarium carré, garni de rocailles, où deux poissons rouges nageaient, continuellement.
    Florent sentit un frisson à fleur de peau; et il aperçut une femme, sur le seuil de la boutique, dans le soleil. [...]

    Glose : Face à cette thématique d’abondance ostentatoire, qui constitue l’apothéose de ce premier chapitre, la clausule rompt en se situant hors du domaine alimentaire (l’animal est vivant et non comestible), mais s’y rattache par l’isotopie aspectuelle d’imperfectivité que souligne le long adverbe (lequel n’a rien de spécifique au roman puisque le CD-Rom en atteste 134 occurrences régulièrement réparties dans 19 des 20 volumes des Rougon-Macquart). Certes l'ensemble de la description est frappée du sceau de cette imperfectivité, mais concernant les produits et leur présentation spatiale, alors que l'adverbe signifie évidemment la durée, la temporalité. Il constitue par conséquent un point d'orgue qui dématérialise l'accumulation charnelle.

  • Chap. 2 : (les Quenu recueillent Florent, qui s’est évadé du bagne, et à qui Gavard, républicain lui aussi, trouve une place d’inspecteur à la marée.)

  • La belle Lisa resta debout dans son comptoir, la tête un peu tournée du côté des Halles; et Florent la contemplait, muet, étonné de la trouver si belle. Il l'avait mal vue jusque-là, il ne savait pas regarder les femmes. Elle lui apparaissait au-dessus des viandes du comptoir. Devant elle, s'étalaient, dans des plats de porcelaine blanche, les saucissons d'Arles et de Lyon entamés, les langues et les morceaux de petit salé cuits à l'eau, la tête de cochon noyée de gelée, un pot de rillettes ouvert et une boîte de sardines dont le métal crevé [18] montrait un lac d'huile; puis, à droite et à gauche, sur des planches, des pains de fromage d'Italie et de fromage de cochon, un jambon ordinaire d'un rose pâle, un jambon d'York à la chair saignante, sous une large bande de graisse. Et il y avait encore des plats ronds et ovales, les plats de la langue fourrée, de la galantine truffée, de la hure aux pistaches; tandis que, tout près d'elle, sous sa main, étaient le veau piqué, le pâté de foie, le pâté de lièvre, dans des terrines jaunes. Comme Gavard ne venait pas, elle rangea le lard de poitrine sur la petite étagère de marbre, au bout du comptoir; elle aligna le pot de saindoux et le pot de graisse de rôti, essuya les plateaux des deux balances de melchior, tâta l'étuve dont le réchaud mourait; et, silencieuse, elle tourna la tête de nouveau, elle se remit à regarder au fond des Halles. Le fumet des viandes montait, elle était comme prise, dans sa paix lourde, par l'odeur des truffes. Ce jour-là, elle avait une fraîcheur superbe; la blancheur de son tablier et de ses manches continuait la blancheur des plats, jusqu'à son cou gras, à ses joues rosées, où revivaient les tons tendres des jambons et les pâleurs des graisses transparentes. Intimidé à mesure qu'il la regardait, inquiété par cette carrure correcte, Florent finit par l'examiner à la dérobée, dans les glaces, autour de la boutique. Elle s'y reflétait de dos, de face, de côté; même au plafond, il la retrouvait, la tête en bas, avec son chignon serré, ses minces bandeaux, collés sur les tempes. C'était toute une foule de Lisa, montrant la largeur des épaules, l'emmanchement puissant des bras, la poitrine arrondie, si muette et si tendue, qu'elle n'éveillait aucune pensée charnelle et qu'elle ressemblait à un ventre. Il s'arrêta, il se plut surtout à un de ses profils, qu'il avait dans une glace, à côté de lui, entre deux moitiés de porcs. Tout le long des marbres et des glaces, accrochés aux barres à dents de loup, des porcs et des bandes de lard à piquer pendaient; et le profil de Lisa, avec sa forte encolure, ses lignes rondes, sa gorge qui avançait, mettait une effigie de reine empâtée, au milieu de ce lard et de ces chairs crues. Puis, la belle charcutière se pencha, sourit d'une façon amicale aux deux poissons rouges qui nageaient dans l'aquarium de l'étalage, continuellement.
    Gavard entrait. Il alla chercher Quenu dans la cuisine, l'air important. [...]

    Glose : La thématique de ce second extrait ne semble guère avoir varié, si ce n’est par l’insertion accentuée de la féminité désirable, charnue et charnelle, sur le même thème de l’abondance et de la consommation, toujours interdite pour le beau-frère, lequel cependant passera pour l’amant de la belle charcutière aux yeux de Louise Méhudin, la poissonnière ardente et superbe, jalouse de Lisa. Sentiment qui se traduit, toujours en ce chapitre 2, à travers le même adverbe que celui qui détermine l’emprisonnement des poissons : " Les deux femmes, ayant habité la même maison, rue Pirouette, étaient des amies intimes, très liées par une pointe de rivalité qui les faisait s'occuper l'une de l'autre, continuellement. " Il renforce le parallélisme avec le protagoniste qui les obsède au chapitre 3 : " Florent vécut près de huit mois dans les Halles, comme pris d'un continuel besoin de sommeil. Au sortir de ses sept années de souffrances, il tombait dans un tel calme, dans une vie si bien réglée, qu'il se sentait à peine exister. Il s'abandonnait, la tête un peu vide, continuellement surpris de se retrouver chaque matin sur le même fauteuil, dans l'étroit bureau. "

  • On cite le passage suivant du chapitre 4, en dépit de l’absence du détail réaliste qui nous occupe, parmi tous ceux, réitérés et valorisés, qui composent cette charcuterie picturale. C’est sans doute le thème exclusif des produits charcutiers qui explique que le détail décoratif de l’aquarium soit écarté par le peintre :

  • Voulez-vous que je vous dise quelle a été ma plus belle œuvre [19], depuis que je travaille, celle dont le souvenir me satisfait le plus? C'est toute une histoire... L'année dernière, la veille de la Noël, comme je me trouvais chez ma tante Lisa, le garçon de la charcuterie, Auguste, cet idiot, vous savez, était en train de faire l'étalage. Ah! le misérable! Il me poussa à bout par la façon molle dont il composait son ensemble. Je le priai de s'ôter de là, en lui disant que j'allais lui peindre ça, un peu proprement. Vous comprenez, j'avais tous les tons vigoureux, le rouge des langues fourrées, le jaune des jambonneaux, le bleu des rognures de papier, le rose des pièces entamées, le vert des feuilles de bruyère, surtout le noir des boudins, un noir superbe que je n'ai jamais pu retrouver sur ma palette. Naturellement, la crépine, les saucisses, les andouilles, les pieds de cochon panés, me donnaient des gris d'une grande finesse. Alors je fis une véritable œuvre d'art. Je pris les plats, les assiettes, les terrines, les bocaux; je posai les tons, je dressai une nature morte étonnante, où éclataient des pétards de couleur, soutenus par des gammes savantes. Les langues rouges s'allongeaient avec des gourmandises de flamme, et les boudins noirs, dans le chant clair des saucisses, mettaient les ténèbres d'une indigestion formidable. J'avais peint, n'est-ce pas? la gloutonnerie du réveillon, l'heure de minuit donnée à la mangeaille, la goinfrerie des estomacs vidés par les cantiques. En haut, une grande dinde montrait sa poitrine blanche, marbrée, sous la peau, des taches noires des truffes. C'était barbare et superbe, quelque chose comme un ventre aperçu dans une gloire, mais avec une cruauté de touche, un emportement de raillerie tels que la foule s'attroupa devant la vitrine, inquiétée par cet étalage qui flambait si rudement... Quand ma tante Lisa revint de la cuisine, elle eut peur, s'imaginant que j'avais mis le feu aux graisses de la boutique. La dinde, surtout, lui parut si indécente qu'elle me flanqua à la porte, pendant qu'Auguste rétablissait les choses, étalant sa bêtise. Jamais ces brutes ne comprendront le langage d'une tache rouge mise à côté d'une tache grise... N'importe, c'est mon chef-d'œuvre. Je n'ai jamais rien fait de mieux.

    Un autre extrait du même chapitre semble devoir être concoqué, ne serait-ce que par troisième et dernière occurrence de l'expression relativement rare "barre(s) à dents de loup" qu'il contient ; corrélée à "porcelaine" ainsi qu'à l'omniprésence du gras et des parties animales sanguinolentes, elle contribue à rendre inséparable le spectacle des deux commerces induisant les deux isotopies mésogénériques respectives /charcuterie/ et /volaille/ (de plus, dissocier la dinde de Noël des oies grasses suivantes irait à l'encontre de la cohésion textuelle) :

    Ce jour-là, la belle Lisa trouva Marjolin au milieu de la volaille. L'après-midi était tiède, des souffles passaient dans les rues étroites du pavillon. Elle dut se baisser pour l'apercevoir, vautré au fond de la boutique, sous les chairs crues de l'étalage. En haut, accrochées à la barre à dents de loup, des oies grasses pendaient, le croc enfoncé dans la plaie saignante du cou, le cou long et roidi, avec la masse énorme du ventre, rougeâtre sous le fin duvet, se ballonnant ainsi qu'une nudité, au milieu des blancheurs de linge de la queue et des ailes. Il y avait aussi, tombant de la barre, les pattes écartées comme pour quelque saut formidable, les oreilles rabattues, des lapins à l'échine grise, tachée par le bouquet de poils blancs de la queue retroussée, et dont la tête, aux dents aiguës, aux yeux troubles, riait d'un rire de bête morte. Sur la table d'étalage, des poulets plumés montraient leur poitrine charnue, tendue par l'arête du bréchet; des pigeons, serrés sur des claies d'osier, avaient des peaux nues et tendres d'innocents; des canards, de peaux plus rudes, étalaient les palmes de leurs pattes; trois dindes superbes, piquées de bleu comme un menton fraîchement rasé, dormaient sur le dos, la gorge recousue, dans l'éventail noir de leur queue élargie. A côté, sur des assiettes, étaient posés des abattis, le foie, le gésier, le cou, les pattes, les ailerons; tandis que, dans un plat ovale, un lapin écorché et vidé était couché, les quatre membres écartés, la tête sanguinolente, la peau du ventre fendue, montrant les deux rognons; un filet de sang avait coulé tout le long du râble jusqu'à la queue, d'où il avait taché, goutte à goutte, la pâleur de la porcelaine.

  • Chap. 5 : (Les fréquentations de Florent inquiètent de plus en plus Lisa, éprise de prospérité, d’ordre et de tranquillité. Mlle Saget, une vieille fille acariâtre et malveillante, propage la rumeur d’un complot dont Florent est la cheville ouvrière, alors que la rivalité de la charcutière et de la poissonnière s’envenime.)

  • [...] - Qu'ont-elles donc toutes, à me regarder d'un air d'enterrement ? demanda-t-il un jour à Lisa. Est-ce que tu me trouves mauvaise mine, toi ? Elle le rassura, lui dit qu'il était frais comme une rose; car il avait une peur atroce des maladies, geignant, mettant tout en l'air chez lui, lorsqu'il souffrait de la moindre indisposition. Mais la vérité était que la grande charcuterie des Quenu-Gradelle devenait sombre : les glaces pâlissaient, les marbres avaient des blancheurs glacées, les viandes cuites du comptoir dormaient dans des graisses jaunies, dans des lacs de gelée trouble. Claude entra même un jour pour dire à sa tante que son étalage avait l'air "tout embêté". C'était vrai. Sur le lit de fines rognures bleues, les langues fourrées de Strasbourg prenaient des mélancolies blanchâtres de langues malades, tandis que les bonnes figures jaunes des jambonneaux, toutes malingres, étaient surmontées de pompons verts désolés. D'ailleurs, dans la boutique, les pratiques ne demandaient plus un bout de boudin, dix sous de lard, une demi-livre de saindoux, sans baisser leur voix navrée, comme dans la chambre d'un moribond. Il y avait toujours deux ou trois jupes pleurardes plantées devant l'étuve refroidie. La belle Lisa menait le deuil de la charcuterie avec une dignité muette. Elle laissait retomber ses tabliers blancs d'une façon plus correcte sur sa robe noire. Ses mains propres, serrées aux poignets par les grandes manches, sa figure, qu'une tristesse de convenance embellissait encore, disaient nettement à tout le quartier, à toutes les curieuses défilant du matin au soir, qu'ils subissaient un malheur immérité, mais qu'elle en connaissait les causes et qu'elle saurait en triompher. Et parfois elle se baissait, elle promettait du regard des jours meilleurs aux deux poissons rouges, inquiets eux aussi, nageant dans l'aquarium de l'étalage, languissamment.

    Glose : La permanence thématique se fonde sur l’isotopie aspectuelle /imperfectif/ inhérente à ce nouvel adverbe (hapax dans notre roman, mais crédité de 14 occurrences dans 10 des 20 volumes des Rougon-Macquart), lequel ajoute cependant l’idée d’un ennui, voire d’un dépérissement qui, ici, active la phraséologie commerce languissant. En sorte que la notation pathologique " comme si tous les cochons de la charcuterie avaient eu la jaunisse " (aussi dysphorique sur l'isotopie /primeur/ que "des abricots cadavéreux, d'un jaune infâme de sorcière", à quelques lignes de distance) vient contaminer les " bonnes figures jaunes des jambonneaux ". Leur inquiétude et la promesse qui leur est faite les montrent tournés vers l’avenir, préfigurant ainsi le mauvais sort réservé à Florent.
    L’adverbe n’est toutefois pas systématiquement péjoratif, comme le prouve cet extrait du Rêve (1888) :

    Toute la petite maison vibrait, sonore du branle de la cloche; et la rue, le quartier restait dans l'attente, gagné par ce frisson, tandis que les tentures battaient plus languissamment, à l'air du soir. Le parfum des roses était très doux. 

    Dans l’extrait du Ventre de Paris, frappé du sceau de la dégradation et de la dysphorie (cf. " deuil, malheur ", la " mauvaise mine " des aliments, indexés au sème /inanimé/, étant due à Florent, /humain/), les deux poissons se dissocient de l’énumération de la nourriture, dont ils constituaient la chute. Comme l’observe Scarpa, ils finiront par s’absenter de la " dernière description de l’étalage. L’aquarium n’y est plus mentionné… Florent est sorti de l’H/histoire ", sur dénonciation à la police par sa belle-sœur :

    l'étalage avait une félicité pareille; il était guéri, les langues fourrées s'allongeaient plus rouges et plus saines, les jambonneaux reprenaient leurs bonnes figures jaunes, les guirlandes de saucisses n'avaient plus cet air désespéré qui navrait Quenu.

    Tel est l’effet de la répercussion du diégétique (niveau des événements) sur le descriptif (niveau des détails pittoresques et indiciels).

    ***

    Cette première contextualisation par élargissement de la fenêtre de la citation du " détail " requiert désormais une série de rapprochements avec des passages parallèles [20] appartenant à d’autres produits que charcutiers. En effet, cette opération semble nécessaire pour saisir la portée du carnavalesque dû à l’accumulation de comparaisons et métaphores communes à des produits pourtant hétérogènes et disposés à des endroits mutuellement éloignés dans le roman. Ce faisant, on ira à l’inverse du processus génétique qui s’ingéniait à les disposer à distance, au fil de l’intrigue et des chapitres, car " le roman est scandé d’abord par autant de morceaux de bravoure descriptifs qu’il y a de pavillons et de spécialités alimentaires à vendre aux Halles [...] Il est vrai que le procédé peut paraître mécanique, mais le romancier a disposé ces passages de façon à accompagner le récit. " (DOLF)

    Si nous les unissons, ce n’est évidemment pas pour dévoiler les ressorts de la poétique du texte, mais pour mettre en évidence la cohésion qui fait des produits, divers et variés, le réseau associatif d’une même molécule sémique (cf. Rastier, op. cit, 1989). Une telle analyse implique que nous partions des trois extraits sur la charcuterie des Quenu-Gradelle, haute en couleur par l’accumulation des comparants, qui anticipent ceux de la crémerie. Leur emphase peut faire détecter un style pompier à l’œuvre dans ces descriptions. Cela, à la différence de la boucherie, fade, comme on a pu le constater supra, de même que le primeur, par contraste avec les autres commerces (poissonnerie, produits laitiers, charcuterie, voire fleuriste ; cf. chap. 4 : "toutes sortes d'odeurs leur arrivaient : la fadeur des légumes, l'âpreté de la marée, la rudesse pestilentielle des fromages").

  • Aux " guirlandes de saucisses, chant clair, natures mortes, aquarelle ", etc. (chap. 1) répondent les produits laitiers qui ont les mêmes " tons ", voire la même musique, notamment pour ces fromages " mettant chacun leur note aiguë et particulière dans cette phrase rude jusqu'à la nausée ", telle " cette symphonie [qui] se tint un moment sur une note aiguë du géromé anisé, prolongée en point d'orgue ". Ainsi écoutés par Florent, ils relèvent génériquement du domaine artistique, dont Claude Lantier est l’emblème, et passent d’un art à l’autre : " les beurres de Normandie, enveloppés de toile, ressemblaient à des ébauches de ventres, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des linges mouillés ; d'autres mottes, entamées, taillées par les larges couteaux en rochers à pic, pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimes éboulées, dorées par la pâleur d'un soir d'automne; [...] mes ébauches épouvantent tout le monde ", ajoutera le peintre, ce qui confirme l'esthétisation (chap. 5). Soulignons d’autres reprises lexicales témoignant de la forte convergence des isotopies mésogénériques /charcuterie/ et /crémerie/ : au " monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses ", de " la galantine truffée ", des langues fourrées qui " prenaient des mélancolies blanchâtres de langues malades ", ainsi que des " jambonneaux désossés, avec leur bonne figure ronde, jaune " (chap. 1, 2, 5) répondent dans un contexte distinct des comparaisons similaires : " Les roqueforts, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes […] Trois bries, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes " (chap. 5). Les deux seules occurrences de ce dernier mot souligné dans le roman constituent un élément statistique plaidant pour cette unification.

  • Ou encore ce "sang des cochons " (chap. 1) enrage Florent et en réjouit d’autres, par le spectacle de la viande écorchée, " avec le goût du sang, avec la cruauté de galopins s'amusant à voir des têtes coupées. Autour du pavillon de la triperie, les ruisseaux coulent rouges ; ils y trempaient le bout du pied, y poussaient des tas de feuilles qui les barraient, étalant des mares sanglantes." (chap. 4). De là l’afférence sinon /sadisme/ du moins /violence/ que comportent aussi ces " hollandes, ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer têtes-de-mort " (au sens littéral, Marjolin " venait de sortir de l'hospice, le crâne raccommodé ", chap. 5). Ce sang qui rappelle celui des groseilles que précisément la Sarriette " mangeait à s'en barbouiller la bouche " (ibid.). L’adoucissement n’est pas distinctif puisque par exemple " un romantour, vêtu de son papier d'argent, donnait le rêve d'une barre de nougat, d'un fromage sucré ", lequel concorde avec la douceur du beurre pour la crémière : " c'était là sa pâte d'amande " (ibid.), de la même façon " que les viandes crues prenaient des tons roses de confitures " ou " les gros jambons, les grosses pièces de veau et de porc, glacées, et dont la gelée avait des limpidités de sucre candi " (chap. 1). De ces répétitions et synonymes ressort la paraphrase unissant les extraits, par des effets d’écho qui entretiennent la cohérence interne du roman, conformément à l’un des procédés du genre réaliste (cf. Hamon, art. cit.). Si la gelée renvoie implicitement aux " fioles claires, vert tendre, rouge tendre, jaune tendre, faisa[ie]nt rêver à des liqueurs inconnues, à des extraits de fleurs d'une limpidité exquise " (chap. 3), en revanche celles-ci sont explicitement connectées aux précédentes par la fonction mnémonique : " le coucher du soleil allumait les vitraux des verrières, égayées de teintes très tendres, des verts et des jaunes surtout, si limpides qu'ils lui rappelèrent les bouteilles de liqueur " (chap. 5), dans un même "cristal taillé" que celui des cloches à fromages. Or de telles reprises ont précisément une implication au niveau diégétique, puisqu'elles décrivent l'intérieur du cafetier Lebigre, trop liquoreux et mielleux pour ne pas finir par trahir Florent : l'établissement était "un digne pendant à la grande charcuterie des Quenu-Gradelle [...] c'était là que Gavard et ses amis politiques se réunissaient après leur dîner, chaque soir [...] on lui en dégoisa long sur monsieur Lebigre : il était de la police; tout le quartier le savait bien" (chap. 3). En outre, la reprise des radicaux moir-, métal-, qui indiquent la présence de l'isotopie /surface à reflets changeants/ le rattachant à d'autres produits des Halles, illustre incidemment la façon dont la sémantique textuelle transcende la morphologie lexicale : telle "l'armée des verres [...] reflétant dans leur pâleur les luisants du comptoir", lequel "était très riche, avec son large reflet d'argent poli. Le zinc retombant sur le soubassement de marbre blanc et rouge, en une haute bordure gondolée, l'entourait d'une moire, d'une nappe de métal, comme un maître-autel chargé de ses broderies." (ibid.), selon une sacralité toute matérialiste. Ajoutons qu'avec 'cristal' et 'vitraux' de son café, le sème est d'autant plus isotopant avec l'orfèvrerie des poissons (cf. ci-dessous) que, par métonymie des produits aux propriétaires, Lebigre convoite déjà la dot de La belle Normande poissonnière, envers qui il "se montrait très galant" (chap. 3); le fait qu'elle devienne in fine Madame Lebigre confirme l'afférence /richesse/ (/luxe bourgeois/) des surfaces brillantes qui constituent le décor où ces acteurs du récit évoluent : "le zinc du comptoir luisait; tandis que les fioles de liqueur allumaient dans la glace des feux plus vifs" (chap. 6), et où ils s'opposent : "Quand mademoiselle Saget était partie, elle regardait, l'air écœuré, le couvercle de l'étuve, où la vieille avait laissé, sur le luisant du métal, la salissure terne de ses deux petites mains." (chap. 3) Auparavant déjà "la jeune femme [avait] rêv[é] d'une de ces claires boutiques modernes, d'une richesse de salon, mettant la limpidité de leurs glaces sur le trottoir d'une large rue. Ce n'était pas, d'ailleurs, l'envie mesquine de faire la dame, derrière un comptoir ; elle avait une conscience très-nette des nécessités luxueuses du nouveau commerce." (chap. 2)

  • L’isotopie /violence/ indexe encore, ici avec l’isotopie /sphéroïdité/, ces " choux blancs, serrés et durs comme des boulets de métal pâle " (chap. 1), auxquels répondront " les fromages de chèvre, gros comme un poing d'enfant, durs et grisâtres, [qui] rappelaient les cailloux " (chap. 5), l’arme étant ici édulcorée par la référence enfantine. La comparaison avec le boulet repose sur la paire sémique /surface unie/ + /réfléchissante/, laquelle est réitérée pour le corps écailleux : " sur le dos des raies et des chiens de mer, de grosses pierres sombres, violâtres, verdâtres, s'enchâssaient dans un métal [...] On déballait les carpes du Rhin, mordorées, si belles avec leurs roussissures métalliques, et dont les plaques d'écailles ressemblent à des émaux cloisonnés et bronzés " (chap. 3). Bref, ici encore, sur l'isotopie /poissonnerie/, le comparant artistique inhibe la péjoration par le spectacle qu'il occasionne; il en va de même pour la transfiguration maraîchère du Paris matinal : " c'était, au-dessus de la ville, jusqu'au fond des ténèbres, toute une végétation, toute une floraison, monstrueux épanouissement de métal, dont les tiges qui montaient en fusée, les branches qui se tordaient et se nouaient, couvraient un monde avec les légèretés de feuillage d'une futaie séculaire. " Néanmoins, quelques lignes plus loin les Halles deviennent de façon plus menaçante " quelque chaudière destinée à la digestion d'un peuple, gigantesque ventre de métal " (chap. 1). Dysphorie que confirme le syntagme : " il avait peur de ces baies aux reflets métalliques " (chap. 2). Au contraire des rondeurs, l’isotopie /tranchant/ se lie plus doxalement avec /violence/ pour les " hachis " (chap. 1), " la planche à hacher " connexe de la graisse et de la chair à saucisse qui lui donnent son "luisant" et sa "transparence de chêne verni", identique d'ailleurs à "la charcutière [qui] descendait, sanglée, vernie", ou la " hacheuse mécanique " qui, avec d’autres instruments, " mettaient là, avec leurs rouages et leurs manivelles, l'idée mystérieuse et inquiétante de quelque cuisine de l'enfer " (chap. 2) ; or parmi d’autres fromages, seront décrits " un cantal géant, comme fendu à coups de hache ", à sa suite " un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare " (chap. 5). Précisément, cet adjectif est récurrent tant au niveau végétal avec les bouquets aux " tons violents, de bleus, de jaunes, de violets, d'un charme barbare " qu’à celui de la viande de la dinde " barbare et superbe " dans la composition alimentaire de Claude (chap. 4). Déjà l’orfèvrerie des poissons avait recours à l’épithète, dernière occurrence sur quatre dans le roman : " les queues et les nageoires des éperlans avaient des délicatesses de bijouterie fine [...] l'opale des merlans, la nacre des maquereaux, l'or des rougets, la robe lamée des harengs, les grandes pièces d'argenterie des saumons. C'était comme les écrins, vidés à terre, de quelque fille des eaux, des parures inouïes et bizarres, un ruissellement, un entassement de colliers, de bracelets monstrueux, de broches gigantesques, de bijoux barbares " (chap. 3).

  • Autre forme d’agression, quand on songe que, de façon pittoresque, " un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d'un peuple de vers ", aux " fermentations âcres " (chap. 5), on se remémore " la triperie " dans le contexte des différents animaux au " ventre ouvert " à " l'odeur âcre ". Ces lexicalisations de la très zolienne isotopie /dégradation/, en faisceau avec /vulgarité/ (cf. Rastier, Sémantique interprétative, 1996: 126, concernant une phrase de L’Assommoir), ici liée à /multiplicité/ (/abondance/) et /expansion/, sont paraphrasées par celles qui décrivent le corps humain, dans une éventration similaire : " ils virent leur compagnon étendu sur le dos, les pieds et les mains dévorés, la face rongée, le ventre plein d'un grouillement de crabes qui agitaient la peau des flancs, comme si un râle furieux eût traversé ce cadavre à moitié mangé " (chap. 2). Le radical grouill- peut toutefois être aussi englobé dans un contexte positif de vie, animale avec le " grouillements confus d'écrevisses, des nappes mouvantes de dos noirâtres de carpes, des nœuds vagues d'anguilles, sans cesse dénoués et renoués " (chap. 3) ou humaine : " au milieu du grouillement grandissant de leurs trottoirs […] où grouille à quatre heures la bourse aux grains […] le carreau des Halles planté de platanes, plein d'un grouillement de vauriens qui fouillaient la terre " (chap. 1, 4, 5). Revenons aux isotopies mésogénériques /crémerie/ et /charcuterie/ : d’une part leurs aliments sont présentés sur des paniers, sur des décorations de paille et un marbre identiques, de même que /primeur/ indexant la très sensuelle Sarriette, véritable Vénus qui est la cause de " toutes ces semences, dont les amours s'achevaient sur un lit de feuilles, au fond des alcôves tendues de mousse des petits paniers " (chap. 5). Sa sexualité fait écho à l’éclosion interne du livarot - ne serait-ce que par la contiguïté des commerces : " A seize ans, la Sarriette était une jeune coquine si délurée, que des messieurs venaient acheter des fromages uniquement pour la voir. " (chap. 2) D’autre part ces isotopies mésogénériques sont associées à plusieurs chapitres d’intervalle par l’hyperbole des " lacs de graisse figée " des terrines (chap. 1), ou " lacs de gelée trouble " enrobant " les viandes cuites ", qui suscite le rapprochement avec ce brie qui " se vidait d'une crème blanche, étalée en lac " (la métaphore n’est cependant pas réservée à l’alimentation, puisque des " glaces, prises entre les plaques de marbre, mettaient des lacs de clarté ", chap. 2).

  • Outre ces commerces, il en est un, a priori non alimentaire, du fleuriste, qui dès le premier chapitre du roman anticipe de façon remarquable les comparants des produits laitiers et de la viande. Telles ces " roses, saignantes comme des cœurs ouverts, dans des lacs d'œillets blancs ", mais aussi la bougie qui " mettait là, sur tout le noir d'alentour, une chanson aiguë de couleur, les panachures vives des marguerites, le rouge saignant des dahlias, le bleuissement des violettes, les chairs vivantes des roses ". Plus loin, l'humain récupère la coloration charnelle : "Elle entra doucement dans l'eau son bras nu, un bras un peu maigre, dont la peau de soie montrait le bleuissement tendre des veines." (chap. 3) La rougeur florale acquiert alors une portée politique engagée : "Elle restait debout, voyant les fleurs ouvertes du grenadier de la terrasse, pareilles à d'autres cocardes saignantes, écoutant le chant du pinson, ainsi qu'un écho lointain de la fusillade. Alors, l'idée lui vint que l'insurrection devait éclater" (chap. 5).

  • De même, concernant cette fois le maraîcher, " les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs cœurs éclatants " dans un concert de " notes aiguës [...] de petite flûte, au milieu des basses sourdes de la foule " – musicalité identique à celle des fromages – où " ce qui chantait plus haut, c'étaient toujours les taches vives des carottes [...], les choux rouges que l'aube changeait en des floraisons superbes, lie-de-vin, avec des meurtrissures de carmin et de pourpre sombre " (chap. 1). L’isotopie picturale est omniprésente, avec cette contemplation : " la pourpre sombre du charbon flambant sous la chaudière. A chaque heure, les jeux de lumière changeaient ainsi les profils des Halles, depuis les bleuissements du matin et les ombres noires de midi, jusqu'à l'incendie du soleil couchant, s'éteignant dans la cendre grise du crépuscule " (chap. 3), quasi-paraphrasé par " le rouge saignant d'un tas de tomates " (chap. 1). Il faudra cependant attendre Germinal pour que la violence du coloris identique de l'effet lumineux acquière une portée sociale : "A ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie." dont les spectatrices, "remuées dans leur goût d'artistes par cette belle horreur", ont le même point de vue que celui du peintre Lantier. Quant aux meurtrissures, elles font immanquablement songer aux fromages : " les troyes, très épais, meurtris sur les bords, d'âpreté déjà plus forte " (chap. 5). L’humain n’échappe pas à cet état résultant d’une violence, puisqu’à propos de Florent on lit : " ses pieds et ses mains saignaient, meurtris " (chap. 2). De même, sur /primeur/, la très végétale " Sarriette vivait là, comme dans un verger, avec des griseries d'odeurs. Les fruits à bas prix, les cerises, les prunes, les fraises, entassés devant elle sur des paniers plats, garnis de papier, se meurtrissaient, tachaient l'étalage de jus, d'un jus fort qui fumait dans la chaleur. " Avec cette variation sensuelle: " les guignes, chair commune, noire, meurtrie de baisers; les bigarreaux, tachés de blanc et de rose, au rire à la fois joyeux et fâché " (chap. 5). Ces identités lexicales et thématiques, avec le motif de la douce violence infligée à la chair, plaident pour un rapprochement entre isotopies mésogénériques constitutives de l’univers des Halles, ici /crémerie/, /poissonnerie/, /primeur/. Or il convient de noter qu’il s’effectue sur le plan verbal, autonome par rapport à la contiguïté référentielle des étals, où ce ne sont pas les mots qui créent l’unité des présentoirs des Halles, mais des notations sensorielles que pourraient aussi bien traduire la sémiotique visuelle, précisément celle d’une nature morte, avant qu’elle ne soit mise en mots.

  • D’ailleurs le pictural caractérise l'isotopie /maraîcher/ : " c'était une mer [...] le flot grandissait encore, les légumes submergeaient les pavés. Le jour se levait lentement, d'un gris très doux, lavant toutes choses d'une teinte claire d'aquarelle. [...] ce fleuve de verdure semblait couler dans l'encaissement de la chaussée, pareil à la débâcle des pluies d'automne ", comparaison similaire à celle de l’esthétique automnale des beurres supra, aux " ébauches de ventres " de sculpteur. Cette notation converge avec la rue Rambuteau " barrée par une barricade de potirons orangés, sur deux rangs, s'étalant, élargissant leurs ventres " (chap. 1), ainsi qu’avec la même rondeur ostentatoire des viandes et produits laitiers, par contraste avec le " ventre serré " de Florent, sur qui d’ailleurs la fatalité de la condamnation injuste s’est abattue lors des barricades (la rétrospection a lieu au premier chapitre, dans un contexte insurrectionnel qui se prolonge jusqu’au dernier chapitre). En sorte que sa maigreur contraste avec " ces gredins de légumes ", aussi bien portants que " ces gredins de bourgeois [qui] mangent tout ça " (chap. 1). Que ce soit le détail descriptif alimentaire ou la séquence narrative engagée sur l’isotopie humaine, ces deux types d’unités textuelles apparaissent donc indissociables à travers de telles reprises lexicales, qui sont loin d’être fortuites.

  • De même il est un autre commerce central, celui qui opère sur les produits de la marée dont précisément Florent sera promu inspecteur. On retrouve dans le poisson (crédité d’un pic statistique de 71 occurrences du mot sur 122 dans le roman) les blessures infligées au végétal : " de toutes parts, les soles, par paires, grises ou blondes, pullulaient ; les équilles minces, raidies, ressemblaient à des rognures d'étain (rappelant supra " le lit de rognures bleues " réitéré comme ornement dans la charcuterie) ; les harengs, légèrement tordus, montraient tous, sur leurs robes lamées, la meurtrissure de leurs ouïes saignantes ; les dorades grasses se teintaient d'une pointe de carmin " (chap. 3). L'expression sera reprise (chap. 5) pour décrire la " pointe de carmin " des poires, lesquelles ont en outre des "ventres jaunes" identiques à ceux des beurres : cela confirme que l'isotopie /primeur/ indexant la Sarriette est connexe non seulement de /poissonnerie/ mais de /crémerie/ de sa tante Mme Lecœur qui l'a éduquée. Revenons au rouge vif, dont le chic prend le relais de la sensualité, concernant la viande rouge : " les mous étaient d'un rose tendre, s'accentuant peu à peu, bordé, en bas, de carmin vif; et il les disait en satin moiré, ne trouvant pas de mot pour peindre cette douceur soyeuse, ces longues allées fraîches, ces chairs légères qui retombaient à larges plis, comme des jupes accrochées de danseuses. Il parlait de gaze, de dentelle laissant voir la hanche d'une jolie femme. " (chap. 4) et en particulier la charcuterie : " des lambeaux de crépine mettaient leur dentelle, leur fond de guipure blanche et charnue " (chap. 1), de même qu’il est question " d'une choucroute jaune, déchiquetée comme de la vieille guipure " (chap. 4). Ce textile, cooccurrent de la douce " odeur des truffes ", est révélateur du chic stigmatisé et dénoncé par le regard de Florent. S’il peut avoir un rôle euphémisant (cf. Scarpa, avec par exemple au chap. 2 " des carrés de guipure mettaient là un luxe bourgeois net et solide "), cela est contraire à l’allégorie, qui par sa caricature, a un effet hyperbolique : " Caïn était un Gras et Abel un Maigre. Depuis le premier meurtre, ce sont toujours les grosses faims qui ont sucé le sang des petits mangeurs... " (chap. 4) Comme pour "gredins" ci-dessus, le comparant du tissu déchiré suscite un rapprochement avec l'isotopie politique, objet d'ironie : " des lambeaux du discours du trône [...] Une phrase surtout les amusa énormément : Nous avons la confiance, messieurs, qu'appuyé sur vos lumières et sur les sentiments conservateurs du pays, nous arriverons à augmenter de jour en jour la prospérité publique. Logre, debout, déclama cette phrase; il imitait très bien avec le nez la voix pâteuse de l'empereur. " (chap. 3)

  • Quant aux " boudins, noirs, roulés comme des couleuvres bonnes filles " du premier chapitre, ils anticipent " les congres, ces grosses couleuvres d'un bleu de vase " de l’arrivage maritime, toujours dans un contexte macabre et duratif – qui était superflu à la charcuterie où déjà le sang et la triperie étaient suffisants : " Des paniers de petites anguilles […] se glissaient d'elles-mêmes sous l'eau, du jet souple des couleuvres qui se cachent dans un buisson. Et couchés sur l'osier sali des mannes, des poissons dont le râle durait depuis le matin achevaient longuement de mourir " (chap. 3). Paraphrase de " Claude avait raison, tout agonisait aux Halles " (chap. 4), dont on retrouve une lexicalisation plus étrange que celle des poissons, à propos des fromages : " des râles de limbourg arrivèrent entre les trois femmes, aigres et amers, comme soufflés par des gorges de mourants. " (chap. 5) Mais aussi les légumes : Claude " disait entendre là le râle de tous les potagers de la banlieue " (chap. 1), avec l’effet esthétique d’un coloriste : " il trouvait un superbe sujet de tableau : les marchandes au petit tas sous leurs grands parasols déteints, les rouges, les bleus, les violets, attachés à des bâtons, bossuant le marché, mettant leurs rondeurs vigoureuses dans l'incendie du couchant qui se mourait sur les carottes et les navets " (chap. 4), ou du lever : "le cadran lumineux de Saint-Eustache pâlissait, agonisait, pareil à une veilleuse surprise par le matin [...] L'énorme charpente de fonte se noyait, bleuissait, n'était plus qu'un profil sombre sur les flammes d'incendie du levant. [...] à mesure que l'incendie du matin montait en jets de flammes au fond de la rue Rambuteau, les légumes s'éveillaient davantage, sortaient du grand bleuissement traînant à terre [...] Autour de lui, le soleil enflammait les légumes. Il ne reconnaissait plus l'aquarelle tendre des pâleurs de l'aube. Les cœurs élargis des salades brûlaient, la gamme du vert éclatait en vigueurs superbes, les carottes saignaient, les navets devenaient incandescents, dans ce brasier triomphal. [...] les paquets d'épinards, les paquets d'oseille, les bouquets d'artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines, liées d'un brin de paille, chantaient toute la gamme du vert, de la laque verte des cosses au gros vert des feuilles; gamme soutenue qui allait en se mourant, jusqu'aux panachures des pieds de céleris et des bottes de poireaux. [...] En traversant le pont de Neuilly, il s'appuyait au parapet, il se penchait sur la Seine roulant des flots d'encre, entre les masses épaissies des rives ; un fanal rouge, sur l'eau, le suivait d'un œil saignant", selon un autre effet lumineux cyclopéen (chap. 1).
    De même le comparant ophidien finit par renouer avec les cauchemars macabres de Florent : " c'était surtout les serpents qui le glaçaient, quand il posait le pied sur le sol mouvant de feuilles sèches, et qu'il voyait des têtes minces filer entre les enlacements monstrueux des racines. Certains coins d'ombre humide, grouillaient d'un pullulement de reptiles, noirs, jaunes, violacés, zébrés, tigrés, pareils à des herbes mortes, brusquement réveillées et fuyantes. Alors, il s'arrêtait, […] avec l'épouvante de quelque boa […] taché de plaques d'or " (chap. 2), qui n'est pas sans rappeler de façon transgénérique "l'or des rougets" et "maquereaux dorés" (chap. 3), sur /poissonnerie/, "les ventres dorés des oies rondes et des grandes dindes" (chap. 2), /volaille/, les "croissants d'or" des tranches de potiron (chap. 4), /maraîcher/, le "chester, couleur d'or", /crémerie/, et "les mirabelles [qui] s'égrenaient comme les perles d'or d'un rosaire" (chap. 5), /primeur/. Une telle utilisation des répétitions lexicales permettant à des domaines sémantiques divers et variés de se répondre à distance par le biais de comparants identiques ressortit au comparant musical. En effet, un lexicologue patenté comme E. Brunet y décèle (comm. person.) un évident " recours au leitmotiv. La technique de Wagner était devenue à la mode et Zola en fait un usage très conscient (voir la ou les dernières pages du Docteur Pascal " - notamment par la reprise des champs du domaine //généalogie// : famille, hérédité, santé).
    Autre convergence, cette fois non plus visuelle mais olfactive : le pullulement de reptiles s'effectue dans "une moiteur d'humidité, une sueur pestilentielle, chargée des arômes rudes des bois odorants et des fleurs puantes" (chap. 2), exactement comme au pavillon de la marée, où le décor végétal le cède à celui de la chair en décomposition : "Puanteur vague encore, douceur écœurante d'humidité, traînant au ras du sol. Puis, dans les après-midi ardentes de juin, la puanteur monta, alourdit l'air d'une buée pestilentielle" (chap. 3).

  • A la parure féminine (robe, jupe, tissus, etc.) s’adjoint, toujours sur l’isotopie /esthétique/, une peinture baroque des poissons, comparés : " les raies élargies, à ventre pâle bordé de rouge tendre, dont les dos superbes, allongeant les nœuds saillants de l'échine, se marbrent, jusqu'aux baleines tendues des nageoires, de plaques de cinabre coupées par des zébrures de bronze florentin, d'une bigarrure assombrie de crapaud et de fleur malsaine; les chiens de mer, horribles, avec leurs têtes rondes, leurs bouches largement fendues d'idoles chinoises, leurs courtes ailes de chauves-souris charnues, monstres qui doivent garder de leurs abois les trésors des grottes marines. " (chap. 3) Dans une étroite relation entre ce spectacle vu par Florent et le triste sort de ce protagoniste, niveaux descriptif et narratif sont indissociables, tant l’horreur des aliments semble proportionnelle à sa propre difficulté d’intégration, lui, le Maigre, étranger à ce monde des bien nourris. Cette connexion symbolique avec le poisson alimentaire converge avec celle du poisson rouge non comestible, et l’afférence /enfermement/ qu’elle suscitait supra.

  • Poursuivons. " Les grands brochets, allongeant leurs becs féroces, brigands des eaux, rudes, d’un gris de fer ; les tanches, sombres et magnifiques, pareilles à du cuivre rouge taché de vert-de-gris " (chap. 3), syntagmes qui ne sont pas sans rappeler les fromages, dont " les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées " (chap. 5), ces deux volets d’un diptyque composent un tableau polychrome, dont les premières touches avaient déjà été apportées par des légumes avec " le vernis mordoré d'un panier d'oignons " (chap. 1), puis avec les " pains longs et vernis [qui] s'inclinaient " (chap. 4), jusqu’aux " thons, lisses et vernis, pareils à des sacs de cuir noirâtre ", aussitôt dégradés par leur contiguïté avec " les bars arrondis, ouvrant une bouche énorme, faisant songer à quelque âme trop grosse, rendue à pleine gorge, dans la stupéfaction de l'agonie " (chap. 3) : l'épithète "noirâtre" favorise la propagation du sème /dysphorie/, par assimilation. Le comparant pictural favorise le retour du musical, avec tous ces poissons aux  "  échines bleuâtres d'acier peu à peu amollies dans la douceur transparente des ventres ; et de gros barbillons, d'un blanc de neige, étaient la note aiguë de lumière de cette colossale nature morte " (ibid.); cela repose sur la phraséologie du peintre : "il recommença les esquisses, sans pouvoir trouver la note juste" (chap. 4). De nouveau, comme pour le gredin ou la meurtrissure ci-dessus, l’isotopie humaine est sollicitée quand Lisa apparaît pour la première fois à Florent avec " ses cheveux, lissés, collés et comme vernis […] Sa chair paisible avait cette blancheur transparente, cette peau fine et rosée des personnes qui vivent d'ordinaire dans les graisses et les viandes crues " (chap. 1), pour évoquer un débordement du produit ayant déteint sur la commerçante.
    D'autre part, concernant toujours le métal de diverses carapaces esthétiques, si le cuivre va aux croutes de fromages ainsi qu'aux tanches, celles-ci sont aussi qualifiées de "bronzées", comparant attribué en outre aux zébrures des raies et aux "émaux cloisonnés et bronzés" des carpes de Rhin (chap. 3); /crémerie/ et /poissonnerie/ ne sont cependant pas les seules isotopies à être ainsi connectées ("verdâtre" unit en effet aussi bien la moire des anguilles et certains fromages, que le paletot initial et final de Florent). Le faisceau s'augmente en effet de /maraîcher/, puisqu'aux choux blancs déjà comparés à "des boulets de métal pâle" (supra) s'ajoutent "les choux frisés, dont les grandes feuilles ressemblaient à des vasques de bronze" (chap. 1). Ainsi que de /volaille/, commerce de Gavard - le bien nommé - où sont ainsi exposés " les chevreuils pendus la tête en bas, les pattes de devant cassées et nouées par-dessus le cou; les colliers d'alouettes en guirlande autour de la boutique, comme des parures de sauvages; les grands lièvres roux, les perdrix mouchetées, les bêtes d'eau d'un gris de bronze, les gélinottes de Russie [...]" (chap. 4).

  • On notera que le point commun entre les isotopies mésogénériques /crémerie/, /maraîcher/ et /poissonnerie/ est plus doxal au niveau olfactif, comme en témoignent ces remarques : " rien n'était plus doux ni plus printanier que les tendresses de ce parfum rencontrées sur un trottoir [i. e. la fragrance des fleurs coupées], au sortir des souffles âpres de la marée et de la senteur pestilentielle des beurres et des fromages " (chap. 1). Ajoutons que le lien est explicitement fait entre ces touches descriptives des aliments, indices de leur caractère, et le comportement des personnages humains qui leur sont associés métonymiquement, mais aussi métaphoriquement : " Autour d'elles, les fromages puaient. [...] Cependant, il semblait que c'étaient les paroles mauvaises de madame Lecœur et de mademoiselle Saget qui puaient si fort ". Tel est le décor olfactif des ragots colportés par les bavardes du quartier contre Florent. Il s’agit du " bouquet final des fromages ", mot qui rend indissociables les sens olfactif et visuel, et dont l'expansion festive se traduit par des odeurs " épanouies en une seule explosion de puanteurs. " (chap. 5) Cela renvoie non seulement au spectacle esthétique des "grondins roses" sur l'isotopie /poissonnerie/ (chap. 3) supra, mais aussi sur /maraîcher/ " les bancs de vente, comme des plates-bandes aux deux bords d'un sentier, fleurissent, épanouissent de gros bouquets ; c'est une moisson odorante, deux haies épaisses de roses, entre lesquelles les filles du quartier aiment à passer, souriantes, un peu étouffées par la senteur trop forte " (chap. 4), ou encore, sur le plan visuel voire tactile, "les chairs blanches et tendres des choux [qui] s'épanouissaient, pareilles à d'énormes roses, au milieu des grosses feuilles vertes, et les tas ressemblaient à des bouquets de mariée, alignés dans des jardinières colossales [...] On ne voyait que l'épanouissement charnu d'un paquet d'artichauts, les verts délicats des salades, le corail rose des carottes, l'ivoire mat des navets", dans "des éclairs de couleurs intenses" (chap. 1) et des matières aussi précieuses que celles qui dépeindront les produits de la marée. La dualité évaluative entre d'une part le mauvais goût ressenti par les lecteurs de la fin du XIXe siècle devant ces notations de produits à odeur forte, et d'autre part la valorisation conférée par le point de vue artistique (essentiellement picural et musical) produisent une étrange mixité dialogique. Dualité qui peut être rapportée à la paire d'isotopies déjà relevée et contradictoirement évaluée /intensité/ ('bouquet') + /vulgarité/ ('puant').

  • Le lien entre /crémerie/ et /poissonnerie/ est en outre renforcé par une autre isotopie mésogénérique comparante, /sculpture/, qui indexait les beurres supra et ici " les saumons, d'argent guilloché, dont chaque écaille semble un coup de burin dans le poli du métal, les mulets, d'écailles plus fortes, de ciselures plus grossières " (chap. 3). Ce statisme et cette valorisation (par l'argent, qui habillait déjà les saucissons et le romantour) contrebalancent alors, dans un équilibre évaluatif, la paire isotopie /dégradation/ et /expansion/ relevée supra, dans un dynamisme tant olfactif et auditif que visuel (cf. pour mémoire ce participe "allongeant" qui caractérise le physique des raies et brochets, mais aussi "les langues rouges" et le décor inanimé en général, par effet de style). Comme pour le climat festif de "la veille de Noël" unissant dans le tableau de Claude (supra chap. 4) la sacralité à la matérialité charcutière "indécente", on remarquera que l’art n’est pas antinomique de la religion, dont la profanation se signalait par le matérialisme là des " saucissons, pareils à des échines de chantre " dans la " chapelle du ventre " (chap. 1), ici des produits de la marée mis aux enchères par " le crieur, le bossu, allumé, battant l'air de ses bras maigres, [qui] tendait les mâchoires en avant. A la fin, il monta sur un escabeau, fouetté par les chapelets de chiffres " qu’il " psalmodia d'un ton de chantre qui achève un verset " (chap. 3). La troisième et dernière occurrence relève encore du registre humoristique : " le fourneau […] ronflait comme un chantre dormant au soleil [...] Les larges cuivres de la cheminée luisaient, les volailles fumaient, la graisse chantait dans la lèchefrite, les broches finissaient par causer entre elles, par adresser des mots aimables à Quenu, qui, une longue cuiller à la main, arrosait dévotement les ventres dorés des oies rondes et des grandes dindes. " (chap. 2) Notons que le lien auditif entre musique et sommeil s'effectue par les comparants crémiers : " il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un chant large de basse " (chap. 5).

  • Au sortir de l’inspection de la marée, Florent frôle le malaise : " Mais, par les soirées de flamme, quand les puanteurs montaient, traversant d'un frisson les grands rayons jaunes, comme des fumées chaudes, les nausées le secouaient de nouveau, son rêve s'égarait, à s'imaginer des étuves géantes, des cuves infectes d'équarisseur où fondait la mauvaise graisse d'un peuple. " (chap. 3) Ambiance dysphorique qui n’est nullement spécifique à /poissonnerie/ et /charcuterie/, puisqu’elle est réitérée pour les isotopies mésogénériques /boucherie/ : " c'était une horreur exquise. Ils entraient dans une odeur de charnier, ils marchaient au milieu de flaques sombres, où semblaient s'allumer par instants des yeux de pourpre " (des moutons), et /primeur/ : cooccurrentes des " légumes meurtris [...] saignants encore ", voici que " les Halles, qu'il avait laissées le matin, lui parurent un vaste ossuaire, un lieu de mort où ne traînait que le cadavre des êtres, un charnier de puanteur et de décomposition. Et il ralentissait le pas, et il se reposait dans le potager de madame François, comme d'une longue marche au milieu de bruits assourdissants et de senteurs infectes. " (chap. 4) Ou encore " des pommes ridées, des poires pendantes comme des seins vides, des abricots cadavéreux, d'un jaune infâme de sorcière. " (chap. 5) Ainsi que /crémerie/ : " les olivets, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches, au bord d'un champ, fumantes au soleil […] un géromé anisé répandait une infection telle que des mouches étaient tombées autour de la boite, sur le marbre rouge veiné de gris [...] C'était une cacophonie de souffles infects ". A quelques lignes de ce fromage, " un souffle soulevait la peau des olivets, qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse d'homme endormi ", avec le camembert qui, " de son fumet de venaison, élargissait ses exhalaisons, étouffait les autres senteurs sous une abondance surprenante d'haleines gâtées " (chap. 5). Ils renvoient sur l’isotopie /poissonnerie/ aux " souffles puants, des haleines de marée gâtée, [qui] passèrent sur lui avec de grandes nausées ", et dont l’évaluation s’inverse en "une buée d'humidité montait, une poussière de pluie, qui soufflait au visage de Florent cette haleine fraîche, ce vent de mer qu'il reconnaissait, amer et salé" (chap. 3) l'ayant accueilli à l'incipit : "Il lui semblait qu'une baie était là, quand l'eau se retire et que les algues fument au soleil ; les roches mises à nu s'essuient, le gravier exhale une haleine forte de marée" (chap. 1). Quant aux " mauvaises haleines des Halles " (chap. 3), elles les personnifient : "le vent matinal balayait les odeurs gâtées, les mauvaises haleines du réveil des marchés" (chap. 4). Leur répond in fine dans la poissonnerie " les ventres et les gorges énormes retenaient leur haleine ", expression traduisant un complot vindicatif ourdi au détriment de Florent (chap. 6). Mais le guide olfactif des commerces maintient l'évaluation méliorative : "Ils humaient les odeurs de Paris, le nez en l'air. Ils auraient reconnu chaque coin, les yeux fermés, rien qu'aux haleines liquoreuses sortant des marchands de vin, aux souffles chauds des boulangeries et des pâtisseries, aux étalages fades des fruitières." (chap. 4) Et si "les fraises exhalaient un parfum frais, de jeunesse", en revanche "les marchés aux légumes et aux fruits exhalaient des odeurs de choux aigres, de pommes pourries, de verdures jetées au fumier. Les beurres empestaient, la poissonnerie avait une fraîcheur poivrée" (chap. 5), selon une accumulation qui induit une assimilation entre commerces hétéroclites, jusqu'au volailler : "Ce qui l'arrêtait là, plus encore que l'obscurité, c'était une odeur chaude, pénétrante, une exhalaison de bêtes vivantes, dont les alcalis la piquaient au nez et à la gorge" (chap. 4). On notera au niveau aspectuel que l'olfactif n'est pas systématiquement indexé à l'imperfectif : "une carpe ne voulut jamais cuire, elle empesta le bureau" (chap. 3) ; et au niveau casuel la fréquence du résultatif : "Marjolin se tut, dans ce coin empesté par l'afflux des odeurs. C'était une rudesse alcaline de guano" (chap. 4); "Par les nuits sans lune, les toitures s'assombrissaient, devenaient des lacs morts, des eaux noires, empestées et croupies" (chap. 5); "L'herbe géante, nourrie par l'humus amassé, recouvre des marécages empestés" (chap. 2).

  • Les noms propres humains, traditionnellement identifiés à la création d’autant de personnages (dont ils sont la condition nécessaire mais pas suffisante), profitent de la stabilité des domaines alimentaires, ainsi étroitement associés. Chacune des quatre isotopies mésogénériques qui leur correspond indexe un nom féminin, une figure haute en couleur, qui entretient des relations polémiques mutuellement :

    Chap. 1, Lisa " la belle charcutière " (nulle occurrence de ‘bouchère(s)’ en revanche, ce qui confirme sa dévaluation par rapport à la charcuterie), belle-sœur de Florent et dont le mari, Quenu, " se serait haché les doigts pour elle " (on souligne le mot, par référence métonymique au métier, mais aussi, sur /crémerie/, à ce " cantal géant, comme fendu à coups de hache ").

    Chap. 2, " la belle poissonnière, Louise Méhudin, dite la Normande ", jalouse de Lisa. A tel point que le comparant métallique de ses poissons sert d'arme : "La belle Normande, quand elle voyait la belle Lisa sur le seuil de la charcuterie, faisait un détour pour passer devant elle, pour la frôler de son tablier; alors, leurs regards noirs se croisaient comme des épées, avec l'éclair et la pointe rapides de l'acier " (chap. 3). Réconciliée avec elle après l'arrestation de Florent, "La belle Normande entendait se venger de la belle Lisa, et le cousin était une victime toute trouvée." C'est elle qui porte cependant " un nœud de dentelle qui faisait d'elle une des reines coquettes des Halles ", textile qui la rapproche des "lambeaux de crépine" charcutière...

    Chap. 5, la crémière Madame Lecœur qui écœure avec ses bras dans le beurre, aux " grosses veines violettes qui lui couturaient la peau, pareilles à des chapelets de varices éclatées ", répondant aux différentes marbrures malsaines, des raies, de la dinde, du ciel  (cf. supra l'infection charognarde de ses olivets et le veinage de ses roqueforts malades ; ses produits cristallisent les comparants pathologiques, lesquels définissent cette "petite vieille", car au chap. 6 Mme Lecœur " était plus jaune encore, […] la face marbrée par la bile, les yeux brûlés par la maladie de foie qui la minait sourdement [...] couvant dans ses aigreurs jalouses "; en sorte que le jaune fielleux a pu se propager à ses relations entre les marchandes des Halles ; elle a d'ailleurs le même "style ordurier" que celui de la mère Méhudin). Le chapelet comparant, qui rappelle la charcuterie sacralisée en " chapelle du ventre ", recontextualise le sens de ‘veines’ en l’animalisant, comme pour cette évocation des Halles : " C'était comme un grand organe central battant furieusement, jetant le sang de la vie dans toutes les veines "  (chap. 1) ; voire en le végétalisant : " Il y a des petites veines bleues et roses qui ressemblent à des veines de fleur " (chap. 4).

    Sa nièce, la Sarriette, " dodue et exquise de chair ", régnant aux primeurs, " était adorable, au milieu de ses fruits, avec son débraillé de belle fille ", qui confère la chair " amoureuse " et " en rut " aux produits qu’elle vend, à tel point qu’ils semblent une partie d’elle-même : " une bouche maquillée, fraîche du jus des groseilles, comme peinte et parfumée de quelque fard du sérail. Une odeur de prune montait de ses jupes ", " elle laissait couler un peu de son sang rouge dans les veines des groseilles " (chap. 5), en sorte que l'exotisme érotique des cerises qui " ressemblaient à des lèvres trop étroites de Chinoise qui souriaient " n’est plus agressif, mais les rend aussi fondantes que ses raisins aux " grains roussis par les voluptés trop chaudes du soleil ". Notons que comme pour les "mélancolies" supra, les deux seules occurrences de la chaîne chinois* dans le roman constituent un élément statistique plaidant pour l'unification des isotopies /poissonnerie/ (cf. "les chiens de mer") et /primeur/; ou encore ces poires duchesses aux "cous de cygne" qui renvoient aux robinets des viviers des carpes et anguilles, en cuivre et "à col de cygne" (chap. 3); deux occurrences au total du syntagme. Et de même qu'aux " faces marbrées " des roqueforts, dont le sème /circularité/ est lexicalisé par les " Port-Salut, semblables à des disques antiques " répondent " les beaux fruits, délicatement parés dans des paniers, avaient des rondeurs de joues qui se cachent, des faces de belles enfants entrevues à demi sous un rideau de feuilles " (chap. 5), de même le syntagme " les fromages s'empilaient " fait écho au suivant : " les pommes, les poires s'empilaient, avec des régularités d'architecture, faisant des pyramides, montrant des rougeurs de seins naissants, des épaules et des hanches dorées, toute une nudité discrète, au milieu des brins de fougère [21] ", comme les légumes, avec leurs " alignements de pommes de terre, de navets, de carottes, d'oignons blancs, rangés quatre par quatre, en pyramide " (chap. 4). Autre convergence : on a vu que les produits laitiers comme la gelée charcutière étaient sucrés ; or, plus doxalement, la Sarriette " vendit une livre de mirabelles à une dame, en disant que c'était un sucre. " (chap. 5)

    A quoi s’ajoutent deux autres figures, plus iréniques :

  • Madame François, cette maraîchère (on relève 16 occurrences de ce mot la qualifiant ; couplé avec "légumes", il place ce commerce en tête des spécificités lexicales après la charcuterie) qui recueille Florent en début de roman, la seule à ne pas faire partie des Gras ingrats. Sa réapparition in fine, pour revenir sur le sort de la victime expiatoire (" il aurait dû m'écouter ", chap. 6) confirme le cercle vicieux que le héros malheureux n’est pas parvenu à briser. Ce côté cyclique trouve une justification au niveau des fréquences lexicales : par exemple les deux seules occurrences de la chaîne s’arrondiss* (emblème des Gras) se situent au premier et dernier chapitres.

  • Seul homme du marché, Gavard le volailler rôtisseur, qui " détestait les femmes maigres " apparaît comme une figure médiatrice : ami de Florent dont il admire le passé de bagnard, utile pour une éventuelle rébellion, il est celui qui l’aide à s’intégrer (en vain) à ce monde des Gras aux Halles.

  • De tels rapprochement intra-romanesques confèrent selon nous du plaisir à la lecture, distinct du plaisir que prend le narrateur, lui, à s’amuser de l’accumulation de cette matière majoritairement alimentaire. Ce procédé de la reprise lexicale, si caractéristique du style descriptif zolien, acquiert une fonction homogénéisante qui se mesure à l’aune des isotopies mésogénériques connectées par ce biais, à plus ou moins grande portée. Les moindres détails sont ainsi unifiés par l’écho lexico-thématique qu’ils entretiennent mutuellement, sur lequel nous avons mis l’accent par les nombreux rapprochements intra-romanesques. Les poissons rouges nageant dans l’aquarium n’y échappent pas, par le biais d’un triplet d’isotopies afférentes (/luxe bourgeois/, /enfermement/, /religion/) dont la portée descriptive et diégétique globales dans le roman est loin d’être négligeable. En sorte que, si intrigant soit-il a priori, ce détail décoratif perd sa singularité dès lors qu’est établi le contenu contextuel de ce qui est le plus valorisé dans ce roman, à savoir les aliments exposés à la vente. Tout détail devient dans cette optique une entrée potentielle dans le corpus des Rougon-Macquart. Suivre le fil lexical d’un mot clé (au sens de la requête documentaire) implique alors de tirer l’écheveau des isotopies, dont l’autonomie sémantique textuelle rompt avec la problématique du mot isolé, en tant que référence à la chose ou reflet d’une société.

    ***

    Multiples pourraient être ses relations intertextuelles avec d’autres poissons rouges littéraires, de Gautier à Eluard via Balzac et Flaubert, mais c’est un extrait du finale de Bel Ami publié plus de dix ans après le roman de Zola (1885) [22] qui retiendra notre attention, en guise d’épilogue. La raison en est qu’il donne lieu à une longue scène où le jeu avec les " bêtes nageantes " devient l’occasion, par les confidences du couple amoureux (Georges et Suzanne) auxquelles elle donne lieu, d’acquérir une portée anticipatrice plus grande que chez Zola.

    Elle s'indignait, lui tapait sur le bras avec son éventail, jurait qu'elle ne se marierait que selon son cœur. Il ricanait : Nous verrons bien, vous êtes trop riche. Elle lui dit : Mais vous aussi, vous avez eu un héritage. Il fit un "Oh !" de pitié : Parlons-en. A peine vingt mille livres de rentes. Ce n’est pas lourd par le temps présent. - Mais votre femme a hérité également. - Oui. Un million à nous deux. Quarante mille de revenu. Nous ne pouvons même pas avoir une voiture à nous avec ça.
    Ils arrivaient au dernier salon, et en face d’eux s’ouvrait la serre, un large jardin d’hiver plein de grands arbres des pays chauds abritant des massifs de fleurs rares. En entrant sous cette verdure sombre où la lumière glissait comme une ondée d’argent, on respirait la fraîcheur tiède de la terre humide et un souffle lourd de parfums. C’était une étrange sensation douce, malsaine et charmante, de nature factice, énervante et molle. On marchait sur des tapis tout pareils à de la mousse entre deux épais massifs d’arbustes. Soudain Du Roy aperçut à sa gauche, sous un large dôme de palmiers, un vaste bassin de marbre blanc où l’on aurait pu se baigner et sur les bords duquel quatre grands cygnes en faïence de Delft laissaient tomber l’eau de leurs becs entrouverts. Le fond du bassin était sablé de poudre d’or et l’on voyait nager dedans quelques énormes poissons rouges, bizarres monstres chinois [23] aux yeux saillants, aux écailles bordées de bleu, sortes de mandarins des ondes qui rappelaient, errants et suspendus ainsi sur ce fond d’or, les étranges broderies de là-bas. Le journaliste s’arrêta le cœur battant. Il se disait : Voilà, voilà du luxe. Voilà les maisons où il faut vivre. D’autres y sont parvenus. Pourquoi n’y arriverais-je point ? Il songeait aux moyens, n’en trouvait pas sur-le-champ, et s’irritait de son impuissance. Sa compagne ne parlait plus, un peu songeuse. [...]
    Pendant le reste de l'hiver, les Du Roy allèrent souvent chez les Walter. […] Après dîner, on jouait aux cartes, on donnait à manger aux poissons chinois, on vivait et on s'amusait en famille. […] Georges et Suzanne vivaient dans une sorte d'intimité fraternelle et libre, bavardaient pendant des heures, se moquaient de tout le monde et semblaient se plaire beaucoup ensemble. Jamais ils n'avaient reparlé du mariage possible de la jeune fille, ni des prétendants qui se présentaient. Comme le Patron avait emmené Du Roy pour déjeuner, un matin, Mme Walter, après le repas, fut appelée pour répondre à un fournisseur. Et Georges dit à Suzanne : Allons donner du pain aux poissons rouges. Ils prirent chacun sur la table un gros morceau de mie et s’en allèrent dans la serre. Tout le long de la vasque de marbre on laissait par terre des coussins afin qu’on pût se mettre à genoux autour du bassin, pour être plus près des bêtes nageantes. Les jeunes gens en prirent chacun un, côte à côte, et, penchés vers l’eau, commencèrent à jeter dedans des boulettes qu’ils roulaient entre leurs doigts. Les poissons, dès qu’ils les aperçurent, s’en vinrent, en remuant la queue, battant des nageoires, roulant leurs gros yeux saillants, tournant sur eux-mêmes, plongeant pour attraper la proie ronde qui s’enfonçait, et remontant aussitôt pour en demander une autre. Ils avaient des mouvements drôles de la bouche, des élans brusques et rapides, une allure étrange de petits monstres ; et sur le sable d’or du fond ils se détachaient en rouge ardent, passant comme des flammes dans l’onde transparente, ou montrant, aussitôt qu’ils s’arrêtaient, le filet bleu qui bordait leurs écailles. Georges et Suzanne voyaient leurs propres figures renversées dans l’eau, et ils souriaient à leurs images. […] Je suis plus que fou, je suis coupable, presque misérable. Je n'ai pas d'espoir possible, et je perds la raison à cette pensée. Et quand j'entends dire que vous allez vous marier, j'ai des accès de fureur à tuer quelqu'un. Il faut me pardonner ça, Suzanne ! Il se tut. Les poissons à qui on ne jetait plus de pain demeuraient immobiles, rangés presque en lignes, pareils à des soldats anglais, et regardant les figures penchées de ces deux personnes qui ne s'occupaient plus d'eux. La jeune fille murmura, moitié tristement, moitié gaiement : C'est dommage que vous soyez marié. Que voulez-vous ? On n'y peut rien. C'est fini ! Il se retourna brusquement vers elle, et il lui dit, tout près, dans la figure : Si j'étais libre, moi, m'épouseriez-vous ? Elle répondit, avec un accent sincère : Oui, Bel-Ami, je vous épouserais, car vous me plaisez beaucoup plus que tous les autres. Il se leva, et balbutiant : Merci…, merci…, je vous en supplie, ne dites oui à personne ? Attendez encore un peu. Je vous en supplie ! Me le promettez-vous ? Elle murmura, un peu troublée et sans comprendre ce qu'il voulait : Je vous le promets. Du Roy jeta dans l'eau le gros morceau de pain qu'il tenait encore aux mains, et il s'enfuit, comme s'il eût perdu la tête, sans dire adieu. Tous les poissons se jetèrent avidement sur ce paquet de mie qui flottait n'ayant point été pétri par les doigts, et ils le dépecèrent de leurs bouches voraces. Ils l'entraînaient à l'autre bout du bassin, s'agitaient au-dessous, formant maintenant une grappe mouvante, une espèce de fleur animée et tournoyante, une fleur vivante, tombée à l'eau la tête en bas. [24]

    Les poissons à nourrir, focalisés par le héros et objet de son monologue intérieur (" Voilà, voilà du luxe. "), lexicalisent une isotopie a priori largement attestée dans Le Ventre de Paris; or il n'en est rien, car dans Bel Ami le luxe concerne la haute bourgeoisie et constitue un enjeu d’ascension sociale autrement important. En alternant avec /humain/, /animal/ perd définitivement son statut de " détail " dans la mesure où le narrateur omniscient établit une relation spéculaire non seulement par le reflet de l’eau du bassin (ils " souriaient à leurs images ") mais par la connexion symbolique entre les deux isotopies macrogénériques qu’il engage à déceler. En effet l’image du prédateur " vorace " et Suzanne sa proie consentante, elle, la fille des Walter que convoite le héros, au même titre que sa fortune, dans un double matérialisme, en outre renforcé ici par l’ostentation d’un décor exotique, est entretenue par l’isotopie /animal/ (et /alimentation/), ayant ainsi le statut de comparant. L’irénisme du seul couple amoureux disparaît ainsi au profit de la cruauté réaliste, pour l’opportuniste Du Roy (auto-anobli), qui ne rate pas cette dernière occasion de rencontre puis de déclaration intéressée. Dans ce cas, le " détail " décoratif est l’emblème de la thématique au palier global du roman.



    NOTES :

    [1] S’il existe, il fait partie du contenu sémantique du roman, qui évoque la domination des Maigres par les Gras (chap. 4), combat où " la révolution devient alors la rébellion impossible des ventres vides contre les ventres pleins " (Dictionnaire des Œuvres de Littérature Française).

    [2] La préface des Rougon-Macquart commence par ces mots, au-delà du déterminisme physiologique : " Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d'êtres, se comporte dans une société [...] quand j'aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l'œuvre comme acteur d'une époque historique ".

    [3] Dans le sillage de Rastier qui réduit la part de l’extra-linguistique au sein du schéma de la communication : " Le recours aux connaissances encyclopédiques de toute sorte et de toute origine, à la condition expresse qu'il soit requis par des instructions textuelles ou génériques, et/ou qu'il renforce la cohésion de la lecture, n'est pas une facilité louche qui dissoudrait la linguistique dans l'ethnologie, l'histoire ou d'autres disciplines. Toute recherche utile à l'interprétation du texte est linguistiquement justifiée, même si ces connaissances requises ne relèvent pas de la linguistique. " (Sens et textualité, Hachette, 1989, p. 51)

    [4] Les poissons rouges sont-ils solubles dans le réalisme ? Lecture ethnocritique d’un " détail " du Ventre de Paris, Poétique 133, février 2003 ; numérisée au site du CNRS (Télécharger l’article complet à PDF, 172 ko ou à HTML, 56 ko).

    [5] On a utilisé pour cette étude le CD-Rom Rougon-Macquart du Catalogue des Lettres (Trevi).

    [6] Dont l’ambivalence évaluative est culturellement normée : " cet animal à la viande grasse, qui emblématise l’appétit sous toutes ses formes, connote aussi bien l’intempérance scandaleuse et égoïste que la succulence festive " (ibid.).

    [7] Pour montrer comment s’opère cette attribution fondée sur une relation de contiguïté - métaphore métonymique que Genette (1972) détectait à bon droit chez Proust - on citera cette animalisation de Marjolin, apprenti volailler : "Au fond de toute cette nourriture, son grand corps blond, ses joues, ses mains, son cou puissant, au poil roussâtre, avaient la chair fine des dindes superbes et la rondeur de ventre des oies grasses." De même la végétalisation de la fleuriste : "Cadine avait une haleine de jasmin. Elle était un bouquet tiède et vivant", métaphore métonymiquement justifiée par son activité : "c'était, chaque matin, des brassées de fleurs achetées aux horticulteurs de la banlieue, des paquets de mousse, des paquets de feuilles de fougère et de pervenche, pour entourer les bouquets." (chap. 4) Hamon a étendu cette caractéristique à la description réaliste type, qui, pour souscrire à " l’hypertrophie de la redondance ", procède à " l’utilisation systématique de certaines figures destinées à redoubler l’information véhiculée, comme les comparaisons où comparant et comparé sont choisis pour renforcer l’isotopie de la description par leur contiguïté " (Un discours contraint, Littérature et réalité, Points, 1982, p. 164).

    [8] Selon le motif hugolien du retour de l’éternel bagnard, dans une relation intertextuelle nécessaire.

    [9] La cadette des Méhudin, Claire, à vingt-deux ans, qui " ressemblait à une vierge de Murillo, toute blonde au milieu de ses carpes et de ses anguilles " (Marjolin, lui, est comparé à un Rubens). Le pittoresque concerne aussi les portraits humains - non uniquement les natures mortes.
    Dans ce même contexte, l'isotopie /enfance/ du jeu indexe cette variation sur le bocal : "Sa mère le surprit en compagnie de deux autres galopins, regardant nager, dans la toque de velours remplie d'eau, deux petits poissons blancs qu'il avait volés à la tante Claire" (chap. 3), alors que Florent est lui-même animalisé au marché : "[...], s'y enfonçant avec des voluptés de carpe nageant au soleil" (chap. 2), syntagme qui reformule le topos heureux comme un poisson dans l'eau.

    [10] Dans ce roman, " la critique a depuis longtemps marqué le rapport entre l’apologie des ripailles et une subversion carnavalesque " (DOLF). Celle-ci, festive et ostentatoire apparaît alors comme un masque plaqué sur la misère que symbolise la privation de Carême, du côté non plus du cochon mais du poisson - c’est-à-dire Florent par connexion symbolique (cf infra). Car, précise Scarpa, " le roman nous semble la réappropriation zolienne du motif traditionnel tant folklorique qu’artistique du combat de Carnaval et de Carême ". Si le second mot est absent du roman, tel n’est pas le cas du premier, attesté dès le premier chapitre, où, par ironie du sort et antiphrase, c’est lors de la " nuit heureuse de carnaval " que commence le Carême de Florent : " Non, la faim ne l'avait plus quitté. Il fouillait ses souvenirs, ne se rappelait pas une heure de plénitude. Il était devenu sec, l'estomac rétréci, la peau collée aux os. Et il retrouvait Paris, gras, superbe, débordant de nourriture, au fond des ténèbres; il y rentrait, sur un lit de légumes; il y roulait, dans un inconnu de mangeailles, qu'il sentait pulluler autour de lui et qui l'inquiétait. La nuit heureuse de carnaval avait donc continué pendant sept ans. Il revoyait les fenêtres luisantes des boulevards, les femmes rieuses, la ville gourmande qu'il avait laissée par cette lointaine nuit de janvier; et il lui semblait que tout cela avait grandi, s'était épanoui dans cette énormité des Halles, dont il commençait à entendre le souffle colossal, épais encore de l'indigestion de la veine. " Le leitmotiv est rendu évident par cette paraphrase : " Les Halles géantes, les nourritures débordantes et fortes, avaient hâté la crise. Elles lui semblaient la bête satisfaite et digérant, Paris entripaillé, cuvant sa graisse, appuyant sourdement l'Empire. Elles mettaient autour de lui des gorges énormes, des reins monstrueux, des faces rondes, comme de continuels arguments contre sa maigreur de martyr, son visage jaune de mécontent. C'était le ventre boutiquier, le ventre de l'honnêteté moyenne, se ballonnant, heureux, luisant au soleil " (chap. 3), dans une étroite conjonction de la forme convexe et de la surface réfléchissante. Plus précisément, ce processus de débordement s'applique en priorité dans le roman aux légumes, aux fromages, à la graisse animale, mais aussi de la silhouette humaine. Au point d'aboutir à cette hypallage de l'humain vers l'objet : " Son corsage tendu digérait encore le bonheur de la veille " au final du roman. L’importance de la paire d’isotopies /intensité/ + /alimentation/ a déjà démontrée par Rastier (op. cit., 1989) dans L’Assommoir (1877). Or, dissociée du domaine alimentaire, l’isotopie /(sur)abondance/ peut être aussi bien valorisée comme en témoignent les becs de gaz qui " se confondaient, tout là-haut, dans un pullulement d'autres lumières " (chap. 1), comme dévalorisée par le point de vue de la vieille fille : " une marmaille terrible, déguenillée, mal mouchée, qui pullule au soleil comme une vermine " (chap. 5).
    Quant à l'euphorie socio-culturellement normée dans la surface réfléchissante due à la propreté (cf. concernant l'inanimé : "égayée seulement par les luisants d'une suspension de cuivre", "enlevant du doigt les grains de poussière qu'elle apercevait sur l'acajou luisant") ou à la graisse, au-delà de l'effet lumineux (cf. concernant l'animal : "Balthazar, le cheval de madame François, une bête trop grasse, [...] dans la maigre lueur jetée par la petite lanterne carrée, qui n'éclairait guère qu'un des flancs luisants de Balthazar"), elle s'absente de la phraséologie œil-yeux \ regard(s) luisant(s), largement attestée dans le corpus Zola, et qui exprime pour l'humain la convoitise malsaine.

    [11] Mot qui renvoie au niveau narratif à " l'agonie de la malheureuse mère " de Florent (chap. 2), dont le frère Quenu a trouvé la consolation dans la cuisine, en " s'amusant à quelque friandise cuite au four ".
    Florent lui-même est d'emblée paradoxalement condamné de par son exclusion de la paire d'isotopies dominantes dans le roman, /(sur)abondance/ + /alimentation/ (ici sur /maraîcher/, précisément avant l'arrivée de la mère de substitution, Mme François) : " Et, derrière, les neuf autres tombereaux, avec leurs montagnes de choux, leurs montagnes de pois, leurs entassements d'artichauts, de salades, de céleris, de poireaux, semblaient rouler lentement sur lui et vouloir l'ensevelir, dans l'agonie de sa faim, sous un éboulement de mangeaille. " (chap. 1)

    [12] On décèle déjà la portée esthétique du poisson (cf. les sculpturaux saumons et mulets infra), certes en tant qu’aliment (ce qui n’est pas le cas des poissons rouges, ci-dessous), parmi d’autres produits de commerces différents, dont l'énumération le rend ici indissociable.

    [13] Ce mot renvoie quelques lignes plus haut au vrai sacré, par contraste avec le spectacle alimentaire profane : " Florent souffrait. Il croyait à quelque tentation surhumaine. Il ne voulait plus voir, il regardait Saint-Eustache, posé de biais, comme lavé à la sépia sur le bleu du ciel, avec ses rosaces, ses larges fenêtres cintrées, son clocheton, ses toits d'ardoises. "

    [14] Remarquablement aussitôt attribuée à Pauline, la fille de Lisa la charcutière, ce qui démontre, à travers ces deux seules occurrences du syntagme "une (grosse) figure ronde" dans le roman la continuité (par relation métaphorique et métonymique) des deux niveaux littéraires : le descriptif inanimé et le narratif humain.
    Le sème /circularité/ permet cette autre personnification remarquable des produits, cette fois sur /maraîcher/ : " Les choux avaient une large figure de prospérité, les carottes étaient gaies, les salades s'en allaient à la file avec des nonchalances de fainéantes. " (chap. 4)

    [15] En dépit de leur odeur pestilentielle, leur évaluation demeure positive, par assimilation avec la " fraîcheur de lait " féminine, de la Sarriette (chap. 2), ou le comparant esthétique sur l’isotopie /maraîcher/ pour la mer des légumes qui " prenaient des ombres délicates et perlées, des violets attendris, des roses teintés de lait ", ou /poissonnerie/ : " un banc de poissons venait d'échouer là, sur ce trottoir, râlant encore, avec les nacres roses, les coraux saignants, les perles laiteuses " (chap. 3); comparant réitéré pour la météo : " des lueurs roses marbraient le ciel laiteux " (chap. 1) ou pour la décoration : " cette sorte de transparent laiteux " que constituent " les vitres dépolies " (chap. 3), élément d'observation stratégique pour "la vieille demoiselle" Saget, semeuse de zizanie.
    La présentation d'aliments, qui, pour être consommés, doivent cesser d'être vivants, et de surcroît sont associés à des comparants macabres, justifie que ce lacté, comme le charnel, fût-il sexualisé comme chez la Sarriette, soit tenu à l'écart du thème de la fécondité, en revanche dominant dans La Faute de l'Abbé Mouret (1875). Citons-en par exemple ces variations angéliques, baignant dans une lumière à la fois céleste et charnelle : "Vous n'auriez autour de vous que des têtes blondes, un peuple d'enfants qui vous aimeraient, les mains pures, les lèvres saines, les membres tendres, sans une souillure, comme au sortir d'un bain de lait." (I, 17) "Albine l'adossa contre le mûrier, dans la pluie de soleil tombant des branches. Puis, elle le laissa, elle s'en alla d'un bond, en lui criant de ne pas bouger. Serge, les mains pendantes, tournait lentement la tête, en face du parc. C'était une enfance. Les verdures pâles se noyaient d'un lait de jeunesse, baignaient dans une clarté blonde." (II, 5) "Serge lui prit les mains, en répétant d'une voix frémissante d'admiration : "Comme tu es belle!" Albine, dans la poussière du soleil qui tombait, avait une chair de lait, à peine dorée d'un reflet de jour. La pluie de roses, autour d'elle, sur elle, la noyait dans du rose. Ses cheveux blonds, que son peigne attachait mal, la coiffaient d'un astre à son coucher, lui couvrant la nuque du désordre de ses dernières mèches flambantes." (II, 6) "On eût dit une lune pâle se levant au bord d'un bois, éclairant quelque souveraine apparition, une princesse du ciel, couronnée d'or, vêtue d'or, qui aurait promené la nudité de son divin enfant au fond du mystère des allées. Entre les feuilles, le long des hauts panaches, dans le large berceau ogival, et jusque sur les rameaux jetés à terre, des rayons d'astres coulaient, assoupis, pareils à cette pluie laiteuse qui pénètre les buissons, par les nuits claires. [...] Mouret buvait le lait d'amour infini qui tombait goutte à goutte de ce sein virginal." (I, 14) Il en va de même des "épanouissements" charnels, dont le pic quantitatif attesté dans ce roman traitant les rapports entre religion et désir s'explique par l'interdit (doxal) que constitue cette ode à la fécondité. Autre interdit, celui de l'inceste entre l'oncle éponyme du roman Le Docteur Pascal (1893) et sa nièce, ainsi décrite : "Sa nuque penchée avait surtout une adorable jeunesse, d'une fraîcheur de lait, sous l'or des frisures folles." (chap. 1) C'est en effet par elle que le vieux savant, mort, et ses travaux détruits, aura accès à une fécondité. D'ailleurs ce mot et son thème sont toujours co-occurrents de l'abondance dans ce volume dédié à l'hérédité (cf. "étudier la vie, le pullulement infini où elle naît et se propage, [...] toute la race qui avait pullulé, [...] un de ces cas de fécondité pullulante qui ne laissent pas aux mères le temps d'allaiter leurs petits, [...] ces femmes toujours fécondes, cette continuité entêtée et pullulante de la race"; et dans La Faute de l'Abbé Mouret "une odeur animale montait, chaude du rut universel. Toute cette vie pullulante avait un frisson d'enfantement"), contrairement à l'univers des Halles où le pullulement est stérile.

    [16] L’isotopie /abondance/ caractérise deux types de fonctions : ce que Barthes, dans L’analyse structurale du récit (1966) appelait des catalyses (" eu égard à leur nature complétive ") indexées à /alimentation/ : " des rangées de bourriches, de paniers bas, s'alignaient […] elle tenait les boyaux de ses doigts potelés, pendant qu'il les bourrait de viandes et de lardons […] à table, Quenu le bourrait de nourriture […] cette grosse bête d'enfant que ses parents bourraient à la faire crever ", mais aussi des noyaux indexés à /violence/ + /injustice/ : Florent " était tenu par quatre sergents de ville qui le bourraient de coups de poing ". Cela participe à l’évidence à la remarquable unité entre le niveau diégétique de la rébellion et le niveau descriptif des Halles.

    [17] La seconde et dernière occurrence des " glaïeuls fauves, montant en panaches de flammes parmi des verdures effarées " (chap. 4) relève de " la fantaisie exquise " féminine. Le signifié est celui de l’euphorie, loin du deuil dont parle Scarpa pour la première occurrence, citant Le Dormeur du Val, en repos "les pieds dans les glaïeuls", à l’appui ce cette thèse. Au niveau de la cohésion contextuelle, leurs flammes fauves les harmonisent avec les "roses saignantes", et jouent sur la catégorie /feu/ vs /eau/ en contrastant avec les "lacs d'œillets blancs", de même que /spectacle/ vs /spectateur/ par rapport aux "verdures effarées" qui semblent les admirer.

    [18] L’éventration, souvent alimentaire : " les graisses bouillaient lourdement, en laissant échapper, de chacun de leurs bouillons crevés, une légère explosion d'âcre vapeur " (chap. 2), un sac, "crevé par un bout, laissait couler un tas noir de grosses moules" (chap. 1), "Ça doit sécher, du saucisson coupé à l'avance... Et ce boudin qui est crevé. Il a reçu un coup de fourchette, bien sûr. Il faudrait l'enlever, il salit le plat. [...] C'étaient les Halles crevant dans leur ceinture de fonte trop étroite, et chauffant du trop-plein de leur indigestion du soir le sommeil de la ville gorgée." (chap. 5), peut devenir sensuelle dans son acception hyperbolique concernant l'humain : " Lisa s'était tournée, regardait fixement Florent, le cou gonflé, la gorge crevant le corsage " (prototypique du physique des commerçantes des Halles, aux "corsages pleins à crever"). Rares sont les emplois moraux (" l'autre crevait de dépit ", " de rage ", " de joie " ; à propos du secret : " Il faudra que ça crève "), fréquents les physiques (Florent est le prototype du " crève la faim " miséreux : "Et il regardait ses pauvres souliers crevés, ses coudes troués, ses mains sales, toute cette misère d'enfant abandonné." chap. 2) qui confinent à la mort humaine vulgaire avec "cette ordure, cette fille crevée ramassée à la Morgue" (chap. 4). L’artiste aussi " creva une quinzaine de toiles ", celui-là même qui évoque la dichotomie des Maigres contre les " Gras, énormes à crever " ; cela renvoie in fine, chap. 6 : " Autour de lui, il ne voyait plus que des Gras, s’arrondissant, crevant de santé, saluant un nouveau jour de belle digestion ", dont la charcuterie était l'emblème avec ses " andouilles empilées crevant de santé ", supra. On note le brouillage évaluatif du sème /expansion/ inhérent au morphème crev- : /péjoratif/ pour le niveau de langue, mais /euphorique/ du point de vue des "personnages". De là la paire isotopique /intensité/ + /vulgarité/ étudiée naguère par Rastier (op. cit., 1989, p. 162) dans L’Assommoir : "Si les mangeurs évaluent positivement la nourriture, le narrateur ne se prive pas de l'évaluer négativement [...]; il évalue de même les mangeurs : on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité".

    [19] " Ce n’est pas un hasard, en effet, si le cœur du livre est constitué par la profession de foi esthétique de Claude: la nourriture est évidemment le réel même, l’objet qui montre le mieux la vie, sa production et sa consommation. Toutes choses que veut justement représenter l’esthétique naturaliste : l’aliment, naturel et socialisé, se trouve au cœur d’une histoire naturelle et sociale. Chaque spécialité alimentaire est alors comme une couleur de la palette, un goût particulier dans l’éventail des saveurs que l’on peut assimiler, par l’ingestion ou la sensibilité esthétique. Elle est enjeu social, valeur symbolique et défi lancé à l’artiste. " (DOLF) Le fait que ce colorisme se trouve " justifié " par " un personnage de peintre " constitue un autre des procédés du " cahier des charges " du discours réaliste, à en croire Hamon (ibid. p. 140).

    [20] Cette expression, issue de la linguistique de corpus, est reprise à Rastier, Arts et sciences du texte, PUF, 2001.

    [21] Autre végétal décoratif faisant le lien entre deux types d’aliments : viandes (chap. 1) et fruits (chap. 5).

    [22] Dans cette seconde partie du roman, " Du Roy, arriviste et insatiable, ne rêve plus que d’égaler Walter et jette son dévolu sur Suzanne, la fille cadette de son patron (7), qu'il finit par enlever (9), obtenant ainsi le consentement forcé du père à ce mariage, promesse de triomphes futurs (10) " Est aussi stigmatisé dans le roman " le vide intellectuel et spirituel d’une époque qui n’offre plus que des mirages ridiculement bovaryens, tel le romanesque de Suzanne ( 9) " qui, comme Emma, tombe sous le charme du rapt amoureux (DOLF).

    [23] Cela oblige à rappeler que le poisson rouge est une espèce de poissons cypriniformes (carassius auratus), originaire de Chine, proche de la carpe, mais dépourvue de barbillons, de couleur brun verdâtre à l’état sauvage. Importé en Europe au XVIIe s., le carassin a donné naissance à de nombreuses races d’élevage (Dict. Hachette).
    C’est dans La Curée (1872) que Zola les décrit comme tels, en cooccurrence avec l’aquarium : " Derrière Renée, un grand sphinx de marbre noir, accroupi sur un bloc de granit, la tête tournée vers l'aquarium, avait un sourire de chat discret et cruel; et c'était comme l'Idole sombre, aux cuisses luisantes, de cette terre de feu. A cette heure, des globes de verre dépoli éclairaient les feuillages de nappes laiteuses. Des statues, des têtes de femme dont le cou se renversait, gonflé de rires, blanchissaient au fond des massifs, avec des taches d'ombres qui tordaient leurs rires fous. Dans l'eau épaisse et dormante du bassin, d'étranges rayons se jouaient, éclairant des formes vagues, des masses glauques, pareilles à des ébauches de monstres. " Le baroque est confirmé par la présence d’un hibiscus de Chine dont " les larges fleurs pourpres " donnent lieu à des corrélats déjà relevés : " On eût dit des bouches sensuelles de femme qui s'ouvraient, les lèvres rouges, molles et humides, de quelque Messaline géante, que des baisers meurtrissaient, et qui toujours renaissaient avec leur sourire avide et saignant. " (synthèse de ces "ces poissons à l'œil vif, dont les ouïes saignaient encore", meurtries, et, sur /primeur/, de ces guignes à "chair commune, noire, meurtrie de baisers", supra). Avec une insistance remarquable, 3 chapitres plus loin, sur l’interrelation /violence/ + /résultatif/ + /imperfectif/ + /sensualité/ qui conduit à unifier les deux acteurs féminins pourtant hétérogènes, La Sarriette /populaire/ et Renée /bourgeoise/ : " une jouissance rare et extrême qui seule pouvait réveiller ses sens lassés, son cœur meurtri. […] A côté d'elles, les feuilles torses, tachées de rouge, des Bégonias, et les feuilles blanches, en fer de lance, des Caladiums, mettaient une suite vague de meurtrissures et de pâleurs, que les amants ne s'expliquaient pas, et où ils retrouvaient parfois des rondeurs de hanches et de genoux, vautrés à terre, sous la brutalité de caresses sanglantes. […] Sa bouche s'ouvrait alors avec l'éclat avide et saignant de l'Hibiscus de la Chine, dont la nappe couvrait le flanc de l'hôtel. Elle n'était plus qu'une fille brûlante de la serre. Ses baisers fleurissaient et se fanaient, comme les fleurs rouges de la grande mauve, qui durent à peine quelques heures, et qui renaissent sans cesse, pareilles aux lèvres meurtries et insatiables d'une Messaline géante. "
    Des romans postérieurs peuvent être convoqués par ces reprises lexicales sur le thème de la violence amoureuse : La Conquête de Plassans (1874) "Il y avait en elle une flamme intérieure qui brisait sa taille, lui bistrait la peau, lui meurtrissait les yeux" ; La Faute de l'Abbé Mouret (1875) " il la soulevait à bras-le-corps, d'une étreinte qui la meurtrissait " ; Une Page d'amour (1878) " Hélène, tranquillisée par cette explication, n'ayant plus la conscience nette de ce qui se passait à ses côtés, gardait pourtant, dans le ravissement où elle vivait, le sentiment confus d'une douleur, comme un poids dont la meurtrissure la faisait saigner à une place qu'elle n'aurait pu dire [...], au milieu des fleurs qui se meurtrissaient en exhalant leur dernier parfum "  ; La Terre (1887) " les deux amoureux derrière une meule, elle mouillant toujours son poignet meurtri, comme si l'humidité de ses lèvres en eût calmé la cuisson […] elle rabattait sa robe, s'en allait en boitant, le bas-ventre tiré et meurtri ". Mais aussi antérieurs à la saga des Rougon-Macquart, comme l'attestent ces extraits de Thérèse Raquin (1868) : " Thérèse expliqua les meurtrissures qui lui marbraient le visage, en disant aux invités qu'elle était tombée. [...] Ils avaient beau se briser dans des étreintes terribles, ils criaient de douleur, ils se brûlaient et se meurtrissaient [...] elle avait au contraire des caresses brusques. Et, l'une dans l'autre, les mains brûlaient ; les paumes moites se collaient, et les doigts, étroitement pressés, se meurtrissaient à chaque secousse [...] ils restaient là, causant avec calme, se regardant sans rougeurs et sans frissons, paraissant avoir oublié les étreintes folles qui avaient meurtri leur chair et fait craquer leurs os. "

    [24] Si l'on rapporte cette scène réaliste à l'incipit de la nouvelle de Gautier Omphale - Histoire Rococo extraite des Contes fantastiques (1831), on s'aperçoit que l'animal est à l'unisson du végétal et du minéral pour dépeindre une décrépitude extérieure, en contraste avec l'intérieur du manoir où s'opère une "délicieuse" manifestation du surnaturel :

    Quelques pauvres fleurs étiolées penchaient languissamment la tête comme des jeunes filles poitrinaires, attendant qu'un rayon de soleil vînt sécher leurs feuilles à moitié pourries. Les herbes avaient fait irruption dans les allées, qu'on avait peine à reconnaître, tant il y avait longtemps que le râteau ne s'y était promené. Un ou deux poissons rouges flottaient plutôt qu'ils ne nageaient dans un bassin couvert de lentilles d'eau et de plantes de marais. Mon oncle appelait cela son jardin. (Je souligne)

    Quoi de commun entre le détail animalier symbolisant l'attitude humaine dans le genre romanesque et cette métaphore surréaliste, créditée d'une puissance subversive et d'une vertu cognitive :

    Ta langue le poisson rouge dans le bocal de ta voix. Impression du déjà-vu, justesse apparente de cette image d'Apollinaire. Il en va de même pour : Ruisseau, argenterie des tiroirs du vallon de Saint-Pol Roux. Un mot n'exprime jamais complètement un objet. Il ne peut qu'en donner idée, que le représenter sommairement. Il faut se contenter de quelques rapports simples : la langue et le poisson rouge sont mobiles, agiles, rouges ; ruisseau-argenterie rajeunit à peine la métaphore banale du ruisseau aux flots d'argent. Mais à la faveur de ces identités élémentaires, de nouvelles images, plus arbitraires parce que formelles, se composent : le bocal de ta voix, les tiroirs du vallon. On perd de vue ta langue de ta voix, le poisson rouge dans le bocal, le ruisseau du vallon et l'argenterie des tiroirs, pour ne s'attacher qu'à l'inattendu, qu'à ce qui frappe et paraît réel, l'inexplicable : le bocal de ta voix, les tiroirs du vallon. Le reste est tout au plus fantaisiste. (Extrait du corpus Eluard fourni par Hyperbase)

    Le contexte du vers analysé est trop réduit pour pouvoir activer l'évaluation négative dans la proportion inférée de la métaphore : ta langue est à ta voix ce que le poisson rouge est au bocal. Elle est néanmoins afférente au dépassement nécessaire d'une telle phraséologie (ailleurs dénoncée : "Perroquets et phonographes, proverbes et lieux communs, rythmes et rimes ne servent que la paresse, la bêtise et ceux qui les exploitent.")