Le mythe de l'audition colorée des Noms proustiens
Thématique et génétique textuelles: à la recherche du chaînon manquant


Conférence prononcée lors des Journées Scientifiques en linguistique,
novembre 2002, Université de Reims (F.Canon-Roger dir.)


Une signification connue d’avance
investit une suite de sons, en
effaçant les sèmes discordants;
il y a toujours un peu de complaisance
et de mauvaise foi dans ces compromis
sémantiques, et là est le plaisir

(Genette, 1973: 282).

Le problème d'onomastique proustienne qui m'occupera ici a fait l'objet de 4 articles phares, publiés dans la décennie 1967-77:

- BARTHES, R.: Proust et les noms, Nouveaux essais critiques, Seuil (1967) [1972]
- GENETTE, G.: Proust et le langage indirect, Figures II, Seuil (1969) [repris dans Mimologiques, Seuil, 1976, avec des ajouts concernant les toponymes qui incitent à la lecture génétique de ce texte critique...]
- MILLY, J.: Sur quelques noms proustiens, Littérature, 14 (1974)
- QUEMAR, Cl.: Rêveries onomastiques proustiennes, Littérature, 28 (1977) [repris dans Essais de critique génétique, Flammarion, 1979]

A quoi il convient d'ajouter cette autre parution des années 70, très "désirante":
- RICHARD, J.-P.: Proust et le monde sensible, Seuil (1974)
(En revanche l'article plus récent d'E. NICOLE, 1984: Genèses onomastiques du texte proustien, Cahiers Marcel Proust, 12, ne me retiendra pas en raison de sa généralité qui sort du cadre de l'audition colorée)

Cette rétrospective n'est pas un aveu de nostalgie. Elle se justifie, outre le fait d'un objet d'étude commun, par la caractéristique méthodologique de ces 5 publications, qui, dans leur inspiration thématique plus ou moins avouée, ont constamment eu recours au concept de sème:

* de façon générale avec Barthes, qui apparaît comme pionnier dans la mise au premier plan de l'onomastique proustienne: "Par son épaisseur sémantique, le Nom proustien s'offre à une véritable analyse sémique - "dilatation sémique du nom propre, infiniment catalysable, par un petit récit, car raconter, ce n'est jamais que lier entre elles, par procès métonymique, un nombre réduit d'unités pleines" -, car ce que le narrateur appelle les différentes figures du Nom sont de véritables sèmes, en dépit de leur caractère imaginaire", qu'il rend équivalents à des "primitifs" de type leibnizien (1967: 126-7); soit une confusion entre sèmes, primitifs et motifs sur laquelle je ne m'étendrai pas;
* de façon sporadique avec
- Genette qui approuve que "R. Barthes insiste à juste titre sur le le caractère imaginaire des complexes sémiques évoqués par la rêverie des noms; et sur l'erreur qu'il y aurait à confondre le signifié avec le référent; mais cette erreur est très précisément celle de Marcel" (1969: 240) dans sa théorie cratylienne qui veut que le mot imite la chose, soit étroitement uni à elle de façon non arbitraire;
- Cl. Quémar (1977: 83): "en associant au Nom des vocables consonants, qui sont devenus autant de sèmes de ce Nom" ou encore: "l'image s'élabore et s'organise à travers la contamination des divers sèmes" (p. 93);
- enfin J.-P. Richard évoquant par exemple "les trois sèmes majeurs de mobilité, d'embrasement et de fluidité" (1974: 208).

Si ces critiques confirment que les contextes proustiens de l'onomastique, en particulier, se prêtent à une analyse sémique, il convient d'observer cependant que l'utilisation qui est faite de ce concept ressortit approximativement au relevé des sèmes cosmologiques, ou matériels, de Greimas (comme le confirmera de façon plus explicite M. Collot à propos du thème, toujours chez Proust; il reprendra la dichotomie sèmes nucléaires vs sèmes contextuels, les premiers assurant le lien du sémantique avec "l'expérience du monde sensible", 1988: 85), sans pour autant que ces critiques littéraires adoptent la théorie greimassienne: emprunt, effleurage, mais non illustration.

Or précisément j'irai à l'inverse, en inscrivant les analyses dans le cadre de la théorie sémique, cette fois de F. Rastier, mise au service d'une sémantique des textes. Cette théorie dissocie résolument ces sèmes nucléaires-cosmologiques des qualités renvoyant à la réalité idéelle, imaginative ou sensible. Rebaptisés sèmes spécifiques, ils servent à différencier des sémèmes relativement à des classes génériques, et ne quittent pas le plan du contenu des mots.
En outre, si la sémiotique greimassienne a récemment donné lieu à une riche étude de Combray (cf. Y. Bédard, 1991), c'est toujours le niveau profond du récit qui est privilégié, contrairement à mon approche qui part du niveau de surface. Cela ne m'interdit nullement d'établir la thématique d'un segment en intégrant des sèmes qui sont autant de points d'orgue du "schéma narratif" (par exemple l'isotopie /protection maternelle/ afférente à une couleur est aussi la solution du "drame du coucher"; voilà comment la description proustienne se trouve narrativisée).
Déjà le S/Z de Barthes - grille de 5 codes appliquée à Balzac - témoignait de la séparation artificielle entre les codes proaïrétique (i.e. des actions, comportements) et sémique (i.e. des caractères, atmosphères), notamment.

Pour en revenir au corpus proustien, la génétique textuelle paraît une entrée pertinente pour aborder le problème d'onomastique qui m'occupe. Voilà pourquoi je m'appuie sur l'étude de Cl. Quémar, qui, dans un souci de restriction à la seule réalité linguistique, dissociait "la fonction du Nom" chez le héros devenu narrateur, consistant à "se laisse[r] appréhender, poétiquement, comme un phénomène de magie synesthésique", du "travail (ludique) de l'écrivain sur les mots et les sons, c'est-à-dire sur la langue"; ainsi dans cette prise en compte des rédactions successives, le Nom voit le "don de la synopsie" qui l'affecte, présenté comme spontané, passer au second plan derrière le jeu "sur l'homophonie ou l'assonance" (1977: 88-9). Soit une distorsion entre ce que le narrateur fait croire, et ce que le texte, à travers ses reformulations, donne à interpréter.
La différence de mon optique avec celle de Quémar, si riche soit-elle, réside dans le plan des signes privilégié: non plus le signifiant, dans une vue localiste, mais le signifié, dans une perspective globaliste.

Dans ce sillage, je montrerai comment, à propos de l'extrait du Noms de pays: le nom (Du côté de chez Swann, 1913), où le narrateur rêve au voyage qu'il pourrait faire en Normandie et Bretagne, une analyse thématique doit en rabattre sur le réalisme idéaliste du narrateur proustien, conformément à la citation en exergue de Barthes.
Quant à l'intertextualité de type génétique ici mise à contribution, le chaînon manquant qu'elle permet de saisir consiste en cette série de contextes requis par les expériences d'audition colorée prétendûment vécues par Marcel. Retrouvés dans les brouillons, ils confèrent une cohésion supplémentaire aux extraits choisis de la version définitive de la Recherche.

Avant de s'y plonger, j'ajouterai au dossier de l'idéalisme subjectif cher à Marcel l'exemple resté fameux de cette expérience dans laquelle des perceptions relevant d'une modalité sensorielle sont régulièrement accompagnées de sensations d'une autre modalité, celui de l'audition colorée ou synopsie de Kandinsky; il découvrit que la peinture convergeait avec la musique en écoutant Lohengrin: "Je voyais en esprit toutes mes couleurs, elles se tenaient devant moi", déclara-t-il (cf. Choulet, 1993).

"Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l'on suspend aux murs - des écoles pour donner aux enfants l'exemple de ce qu'est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes - et des villes qu'ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes - une image confuse qui tire d'eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément […]

Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller depuis que j'avais lu la Chartreuse, m'apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu; on me causait le plaisir de penser que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n'avait de rapport avec les demeures d'aucune ville d'Italie puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes.

Et quand je pensais à Florence, c'était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu'elle s'appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs.

Quant à Balbec, c'était un de ces noms où, comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre d'où elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, d'un état ancien de lieux, d'une manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l'aubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la mer déchaînée devant l'église, et auquel je prêtais l'aspect disputeur, solennel et médiéval d'un personnage de fabliau.

Si ma santé s'affermissait et que mes parents me permissent, sinon d'aller séjourner à Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire connaissance avec l'architecture et les paysages de la Normandie ou de la Bretagne, ce train d'une heure vingt-deux dans lequel j'étais tant de fois monté en imagination, j'aurais voulu m'arrêter de préférence dans les villes les plus belles; mais j'avais beau les comparer, comment choisir plus qu'entre des êtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre

Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe;

Vitré dont l'accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien;

le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d'oeuf au gris perle;

Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante, couronne par une tour de beurre;

Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche;

Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et poétiques;

Bénodet, nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues;

Pont-Aven, envolée blanche et rose de l'aile d'une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de canal;

Quimperlé, lui, mieux attaché et depuis le Moyen-Age, entre les ruisseaux dont il gazouille et s'emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles d'araignées d'une verrière, les rayons de soleil changés en pointes émoussées d'argent bruni ?"

Genette commente ce célèbre passage en faisant deux remarques qui réclament des rectifications.
La première: "l'image présentée par le nom propre est confuse […] par la confusion qui s'établit en elle entre les éléments qui proviennent du signifiant, et ceux qui proviennent du signifié: la représentation extra-linguistique de la personne ou de la ville qui coexiste toujours avec, et souvent préexiste aux suggestions présentées par le nom." (1969: 233)
Le critique reste dans ce cas fidèle aux propos du narrateur et assimile de façon contestable le signifié linguistique d'un nom (commun ou propre) à cette "image", cette "représentation extra-linguistique" (des êtres, lieux et choses). Or il s'avère que l'image mentale n'est qu'un effet du signifié, qui précisément la détermine (cf. la thèse de Rastier selon laquelle "le sens linguistique ne consiste pas en représentations, même si on lui reconnaît des corrélats" à ce niveau, 1996: 279).
Prenons le cas des noms de villes chez Proust. Ainsi dans le contexte des "violettes stendhaliennes" (cf. encore les "lys" pour Venise et Florence), les quatre célèbres épithètes tactiles, olfactives et visuelles "compact, lisse, mauve et doux" qui définissent la "syllabe lourde du nom de Parme", concernant le sens auditif, provoquent chez le narrateur l'image mentale d'une fleur romantique et littéraire.
En revanche, dans le même domaine alimentaire que celui du beurre fermier de Coutances (toponyme devant sa couleur jaune au processus métonymique par lequel le produit socialement normé du lieu est attribué à "la diphtongue finale" de ce Nom), lequel favorise la réécriture, toujours par paronymie, du "risible Questambert" en camembert (mot justifié par le calembour que fait ailleurs le narrateur avec Cambremer), les quatre mêmes épithètes auraient pu susciter une tout autre image mentale, aussi triviale et matérialiste que les produits laitiers, celle que détermine le syntagme jambon de Parme, attesté par la phraséologie.

A propos de telles variations sémantiques de ce nom de ville en fonction des contextes, Milly (1974: 87) avait recours à une métaphore pour cerner la réalité du sens linguistique: "Le signifié d'un nom est, comme le corps chimique, une réalité associative qui peut changer totalement selon les associations auxquelles elle participe."

Passons à la deuxième observation de Genette, entérinée par Milly (1974: 66), qui constitue la plus grande avancée concernant le sens des toponymes, dans la mesure où il tire argument d'une contradiction interne pour miner le réalisme mimétique, qui sous-tend ce que Barthes appelait "la motivation phonétique" fondée sur "un procès métaphorique", celui de l'équivalence son-couleur (du type -IEU = vieil or); voici donc comment Genette jette un sérieux doute sur ce symbolisme jugé "naturel" (Barthes, 1967: 130): "le même nom de Guermantes reçoit ailleurs la couleur amarante, peu compatible avec l'orange, dont la résonance tient à la blondeur dorée des cheveux des Guermantes: ces deux indications contradictoires du point de vue de l'audition colorée, chère aux théoriciens de l'expressivité phonique, proviennent donc non pas d'une synesthésie spontanée, mais plus probablement d'une association lexicale, c'est-à-dire de la présence commune du son AN dans le nom Guermantes et dans les noms de couleur orange-amarante" (1969: 238). Le conventionnel reprend ses droits sur le naturel, dans ce débat aux accents cratyléens, où physei cède donc devant thesei; cf. Annexe).

Or Genette comme Milly privélégient avant tout ces chaînes phoniques et étudient le "contexte syntagmatique", mais au détriment du réseau sémantique qui les sous-tend, lequel n'est pas établi par rapport à la cohésion du texte (a contrario, par exemple, au lieu de se contenter de montrer que la sonorité de Pont-Aven, réécrit Pont-à-vent selon une "étymologie fantaisiste" (Quémar, 1977: 83), est motivée par son association syntagmatique avec le vent qui fait trembler la "coiffe" typique de la région bretonne, sur un pont au-dessus d'une "rivière", on montre que le rapprochement avec Bayeux, comparé à une "dentelle", à quelques lignes de distance, repose sur l'isotopie générique /tissage/, en faisceau avec /fluidité/ - cf. la "mer déferlante" dominée par la tour de Bayeux). La perspective demeure lexicaliste, non d'organisation textuelle. Voilà pourquoi les codes sémiotiques qu'il révèle intéressent essentiellement une perspective qui fragmente le texte en fonction des signes lexicaux qu'elle y localise; bref une approche qui s'inscrit dans le paradigme du signe, non du texte.

Dans de telles associations lexicales, "la contagion réciproque du nom par l'idée et de l'idée par le nom" dont parle Genette (1969: 237 et 1976: 319) est régie par la norme culturelle. Je l'illustrerai en ne prenant que l'exemple de l'Usbek fictif des Lettres persanes, avancé par Genette pour justifier, par paronymie, le fait que le "style persan" se reflète, selon Proust, dans les sonorités du Balbec imaginaire (vs le vrai Bolbec normand). Mais alors que cette "motivation du signe linguistique" devrait être analysée du point de vue de sa portée dans le contexte, Genette suit Proust en identifiant le signifié à "l'image du pays" et le signifiant à "sa substance phonique" (1969: 240). Ce vocabulaire ontologique n'a plus grand chose à voir avec la réalité sémantico-phonique, textuelle.
Or en sémantique componentielle la réduction du sens lexical en contexte à une image mentale empêche précisément l'analyse sémique du sens. De sorte que quand Genette dénonce les deux illusions, référentielle (identité du signifié et du référent) et sémantique (relation d'imitation naturelle entre signifié et signifiant; p. 248) il ne s'aperçoit pas qu'il cède à un troisième type d'illusion, psychologique en quelque sorte, qui consiste à identifier le signifié linguistique à l'image mentale.

Il convient alors de définir ce qui se "reflète" dans les sonorités du toponyme. Ce n'est assurément pas l'ensemble des qualités réelles du lieu (illusion référentielle, telle "l'essence normande du pays"), pas plus que de "l'image" du lieu (illusion psychologique), mais le contenu sémantique des associations lexicales contextuelles. Contenu qui évoque les attributs du lieu du toponyme (coiffe, beurre, architectures normands), lesquels sont ensuite attribués aux sonorités de ce Nom, par métonymie. Telle l'association lexicale paronymique de "Quimperlé qui s'emperle" de ses ruissellements, où Genette (p. 238) évoque sans la nommer l'isotopie /liquidité/, laquelle fait le lien avec "la rivière" où sont "à peine amarrés Pontaven et Bénodet".
Cette restriction méthodologique montre alors que l'essentialisme est une préoccupation du narrateur qui excède la tâche de description intralinguistique du contexte littéraire où ces Noms apparaissent.

Contrairement au narrateur qui se souvient de son enfance où il éprouvait une vision colorée à partir des sonorités des toponymes, je n'émettrai ici aucune conjecture quant à l'antériorité d'une telle expérience (synopsie) par rapport à l'écriture. Cette réalité pré-linguistique, si elle a existé - mais comment le savoir dans une oeuvre de fiction ? -, ne se laisse appréhender que par et dans le texte de l'écrivain, intertextes génétiques y compris, dont elle n'est qu'une des classes sémantiques (relevant du domaine //psychologie//; Barthes déjà attirait l'attention sur la nécessité de dissocier "les catégories du langage" - mettant aux prises un écrivain et ses lecteurs - de "celles du comportement" - thématisées par le narrateur; 1967: 124). Il convient en particulier de dissiper l'illusion selon laquelle l'antériorité des brouillons permettrait de juger de l'authenticité de cette expérience éprouvée par le narrateur.

Plutôt que de brouiller la terminologie en parlant, pour le Nom, de la prééminence des connotations sur les dénotations, on dira que ce texte effectue dans les toponymes des propagations sémiques socialement normées qui incitent à des réécritures du nom propre en noms communs, qui lui confèrent ainsi leur signification établie. Exemples:
- la juxtaposition de "Pontorson, risible" évoque la "contorsion" de rire (Genette, 1976: 320), alors que le contexte des "blanches oies" et "béjaunes" d'un brouillon oriente plutôt vers la piste de "Pontoison" (Quémar, 1977: 87), par parallélisme de la réécriture "Pont-aux-oisons" avec celle de "Pont-à-vent";
- Lannion dans le contexte "bruit-coche" fait songer à la lanière du cocher;
- la diphtongue finale de Coutances appelle le "rance" du beurre (cf. Genette ibid.).

Revenons sur l'introduction d'ordre philosophique qui oppose les Noms aux mots. Tous deux ont pour Proust une essence, laquelle diffère du sens linguistique. En effet dans l'opposition entre la clarté référentielle du MOT (image des choses) vs la confusion psychologique du NOM (de par ses sonorités, ou son anagrammatisme, tel Lamballe qui contient les phonèmes du mot blanc), on constate que Proust conçoit le sens verbal (mots et noms) à travers prisme classique fait d'un mixte de psychologie et d'ontologie, qui remonte Aristote: "Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l'âme." (De l'interprétation) Mais dans la triade sémiotique vox - conceptus - res qu'implique ce parcours, le lien direct de vox à res est ici troublé par la matérialité de vox, qui se trouve détournée de res vers conceptus, par la subjectivité du rêveur qui dérive vers un réalisme transcendant.
Une esquisse publiée par l'éd. de la Pléiade explicite la théorie: "A l'âge où les contrées, les rivières, les cités célèbres, nous apparaissent, chacune comme essentiellement différente des autres, comme des puissances individuelles tirant leur couleur des syllabes de leur nom [...] comme pouvant contenir effectivement dans leur personne les rêves qui ne trouvaient pas d'obstacle à se loger dans les syllabes de leur nom." On constate que par rapport à la triade, l'image du référent est créée par ces sonorités de façon magique, car le narrateur assume l'existence du surnaturel: "Les noms à cet âge heureux, ajoutent une fée à ce qu'ils nomment [...] une divinité protectrice" au même titre que "la nature est pleine de génies et de nymphes chez les peuples enfants". Croyance qui donne certes, localement, la prééminence au registre merveilleux, mais surtout au topos idéaliste selon lequel "Tant que nous vivons loin des personnes rien n'empêche la fée de continuer à habiter le nom. Mais au fur et à mesure que nous approchons des personnes, le nom finit par contenir la personne vraie, de chair et d'os [...], et la personne chasse la fée." (Cahier 66 de 1910, II, pp. 1051-2)

Barthes le rappelle, la Recherche dans son vaste ensemble présente plusieurs actes d'une initiation à l'Ecriture - par la réminiscence - (1967: 121-2), ce qui suffit à valoriser cette catégorie du langage traditionnellement reine, à savoir les noms, plus particulièrement le nom propre (ou Nom) lequel, chez Proust, comme l'observe toujours Barthes (125), ne se réduit pas à "un simple indice qui désignerait" (cf. Lyons: "le point de vue le plus répandu aujourd'hui consiste à affirmer que les noms propres peuvent avoir une référence, mais n'ont pas de sens", cité par Rastier, 1990), mais qu'il est "un signe volumineux, un signe toujours gros d'une épaisseur touffue de sens", et qui "s'offre à une exploration, à un déchiffrement" de par son "hypersémanticité" (126). Soit une façon saussurienne d'écarter le référent, au profit du signifié - fût-il subjectif - dans son rapport au signifiant. Voilà en quoi consistait l'approche linguistique d'un corpus littéraire, par Barthes, au moment, très daté, de ses Eléments de sémiologie, où il précisait d'ailleurs, dans le sillage des Stoïciens, que "le signifié n'est ni la représentation psychique, ni la chose réelle, mais bien le dicible" (1964: 42); ce qui confirme la dissociation que nous avons opérée concernant Genette, outre le référent tangible, entre l'image mentale et le signifié verbal proprement dit, qui se laisse décomposer en unités sémiques.

Avant de proposer une méthode d'analyse sémantique, je soumets à votre attention les deux "avant-textes" publiés et analysés par Cl. Quémar (1977), partiellement repris par les "esquisses" de l'éd. de la Pléiade (I, p. 957-8).
Ce faisant je vais "rétrospectivement de la dernière version aux précédentes, selon une démarche interprétative" (Rastier, 1997: 196):

Brouillon initial de 1909-1910 (Cahier 29) = V1, première version:
"Comment ce rêve, cette douce image en camaïeu blanc de Lamballe,
cette image fraîchement verdie de Pontaven,
obscurément murmurante de Quimperlé elles existent […]
Pont Aven, aile blanche et rose d'une coiffe qui tremble au vent et se reflète dans l'eau secrète et verdie de ta rivière, entre les ailes des moulins,
Ponta Ven Benodet, noms à peine amarrés, noms qui flottent, entre les algues,
Quimperlé, qui s'emperle et ruisselle en gris, comme le soleil dans les vieilles mailles d'une verrière en grisaille qui change ses rayons quand ils la traversent en pointes d'acier bruni […]
D'autres fois j'aimais mieux m'arrêter sur le chemin aux villes de Normandie que je désirais le plus voir,
Bayeux que je ne voyais que dorée/jaunie comme une dentelle par l'or/le jaunissement ancien de sa terminaison, dominant d'une tour moyen-âge une mer hivernale et déferlante. Je savais qu'habitait près de Bayeux presque toute l'année une cousine des Guermantes […] et je ne l'imaginais pas plus en chair et en os que je n'imaginais Bayeux, en maisons et et en gens, mais une créature de Nom, aussi, issue de son Nom, regardant par la vitre de son salon sous la tour jaunie, la mer hivernale et déferlante […]
De là nous irions à Coutances, dont le grand nom mélancolique coupait le ciel comme un couteau, avec ce reflet doré de sa dernière syllabe, un peu soleil couchant, un peu beurre, dans cette Normandie d'art et de prose, de gothique et de fermes.
Et de là nous irions aux pays poétiques, en jetant sur le chemin un sourire à ces lieux naïfs qui y sont éparpillés tels que de blanches oies, comme des béjaunes, de vulgaires auberges, Pontorson, Questambert !"
Brouillon intermédiaire de 1909-1910 (Cahier 32) = V2, deuxième version:
"Mais alors l'accent aigu de Vitré losangeait de bois noir, depuis mon enfance, son vitrage ancien.
Je voyais toujours Lamballe doux, blanc coquille d'oeuf et gris perle,
Bayeux grave et jauni/doré comme la noble dentelle jaunie de sa cathédrale de pierre, dont le faîte est plus illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe que par le couchant les tours d'aucune cathédrale de la terre, {biffé: j'aurais voulu en réalité m'arrêter près de Bayeux pour voir le vieil hôtel normand de la cousine de Mme de Guermantes, que j'imaginais toujours à sa grande vitre ancienne [...] toute cette vision m'était fournie par son nom [...]}
Lannion naïf et villageois où avance le coche suivi de la mouche. […]
après avoir laissé Coutances dont le clocher {biffé: est doré par cette grasse résonance comme du beurre normand} reçoit de cette grasse finale le luisant du beurre normand,
après avoir donné un sourire à tous les lieux naïfs et risibles Pontorson, Questambert éparpillés comme des oies blanches aux becs jaunes sur la route des pays poétiques,
j'arrivais enfin un soir à Pontaven, à Benodet, à Quimperlé !
Pont Aven, aile légère d'une coiffe blanche et rose qui se reflète en tremblant dans l'eau secrète et verdie,
Pontaven, Benodet, noms à peine amarrés que semble vouloir entraîner la rivière au milieu des ses algues;
Quimperlé mieux fixé par sa dernière syllabe entre ses eaux dont il ruisselle, et s'emperle en grisaille, comme à travers une verrière les rayons du soleil s'émoussent en pointes d'argent bruni;"

On note incidemment que la paire de toponymes Bayeux \ Coutances est médiée par l'anthroponyme Guermantes, lequel était originellement dans les brouillons un toponyme (cf. ce titre "Séjour à Guermantes").
Passons en revue chacun d'eux en procédant par repérage des isotopies génériques (cf. Rastier 1992 b qui montrait l'importance du renforcement de l'isotopie générique /religion/ couplée à la spécifique /verticalité/ dans la genèse de l'incipit d'Hérodias) inductrices de l'impression référentielle. Et voyons dans quelle mesure le processus génétique proustien conserve un lien évident avec le réalisme empirique, ou au contraire s'en écarte au gré des reformulations:

1er parcours génétique: l'harmonisation des toponymes

* Bayeux, outre sa première syllabe, n'est pas sans rapport Balbec caractérisé par les tempêtes et les "vagues soulevées autour d'une église de style persan" (Genette, 1969: 237), puisque dans V1 le toponyme est associé à l'édifice religieux mais aussi à "la mer hivernale et déferlante", que paraphrasera "la mer déchaînée" de Balbec dans TF (= le texte final). Il faut aussi attendre TF pour que soit dissociée de Bayeux la référence aux Guermantes et à leur "tour jaunie", couleur allant jusqu'au "vieil or" de -IEU que justifierait selon Quémar l'allusion littéraire à La fille aux yeux d'or (1977: 86). On note qu'en V1 l'aspect /cessatif/ unifie la couleur jaunie de vieillesse de Bayeux et sa "terminaison", ainsi que l'or du "couchant" de Coutances. Dissociation qui relève du principe génétique dit de migration opportuniste, selon lequel le "segment peut être divisé en parties qui seront disjointes, et déplacées avant ou après leur place initiale" (Rastier, 1997: 209).

En revanche c'est dès V2 que l'ouvrage religieux acquiert sa noblesse, via le syntagme "la noble dentelle jaunie de sa cathédrale de pierre".
La dentelle de Bayeux est génétiquement inséparable de la coiffe de Pont-Aven si l'on se reporte à cette mention du Cahier 3, cité par Quémar (1977: 96): "je voudrais arriver dans quelque petite ville de Normandie, Caudebec ou Bayeux qui m'apparaît sous son nom et son clocher ancien comme sous une coiffe traditionnelle ou son bonnet de dentelles de la reine Mathilde": sèmes /religion/, /noblesse/, /histoire/.
L'isotopie générique comparante /tissage/ indexe en outre ces "vieilles mailles d'une verrière" de Quimperlé, devenues de simples "toiles d'araignées d'une verrière" dans TF, soit deux syntagmes qui lexicalisent différemment les sèmes /temporalité: longue durée/ + /aspect: imperfectif/, confirmé dans TF par l'ajout de "depuis le Moyen-Age", lequel fait écho au "médiéval" de Balbec ainsi qu'à la "tour moyen-âge" de Bayeux en V1, dont la dentelle renvoie, sur la même base thématique où s'insère l'aspect dominant /cessatif/ du vieillissement, au "bandeau de dentelle de papier jaunissante" du livre de messe de tante Léonie à Combray (TF, I, p. 100), lequel condense génétiquement cette évocation de la tisane de la même Léonie: "[...] la plupart comme des fleurs de fraisiers qu'on aurait tuées au coucher de soleil et qui auraient gardé le safran des rayons déclinants, étaient dorées comme une dentelle ancienne, un peu fripée, presque rousse, avec tout l'habillé, tout l'ajouté de leurs étamines ajourées." (Cahier 28 de 1910, I, p. 722). Tisane au tissage religieux, qui plus est: "Au premier abord elles semblaient d'or comme peintes sur une chasuble, avec le faufilage de leurs pistils." (p. 721) Le raffinement de ce textile végétal mourant incite le lecteur à le rapprocher de celui des aubépines aux "étamines un peu blondes qui donnaient un air un peu jauni, un peu fané à certaines fleurs, malgré leur position d'apparat sur l'autel de la Vierge. Les fleurs avaient l'air jaunies et fripées par la lourdeur de leur parfum d'amande [...] fort comme celui d'un gâteau d'amandes", le domaine alimentaire d'un autre comparant "les parties attachées des gâteaux de frangipane à l'amande" étant connexe de la sensualité printanière du "petit grain un peu jaunâtre qui ressemblait aux petites taches de rousseur de Mme Goupil et d'où je pensais que naissait l'odeur douce de sa peau" (Cahier 14 de 1910, I, pp. 865-6). Si TF conserve cette thématique des aubépines (cf. I, p. 112, où les "places blondes" et "Mlle Vinteuil" remplacent le péjoratif "grain un peu jaunâtre" ainsi que "Mme Goupil"), il n'en va pas de même pour l'infusion de Léonie qui perd son jaune textile marqué de la tristesse des choses finissantes. Si bien que les reprises lexicales remarquables d'un brouillon à l'autre seront éliminées dans TF, ce qui rend imperceptible le moule commun originel, ainsi que le procédé de scissiparité affectant la description des deux végétaux jaunis.
Quant à l'antithèse entre le sacré et le sucré profanatoire qui affecte les fleurs virginales, de par leur sensualité gustative (frangipane) et érotique (sexualité florale et désir de consommation de la peau féminine - unis par les matières jaunes), elle est à rapporter à la catégorie sémique /matériel/ vs /spirituel/, laquelle fait des textiles raffinés une matière médiatrice entre le monde sensible et la réalité transcendante.

Autre tissage; les "toiles d'araignées": elles constituent un effet de réel, de même que pour Pont-Aven le reflet "tremblant dans une eau verdie" émiline l'épithète "secrète" de V1 et V2, ainsi que la modalisation onirique - cf. infra - qui conféraient une touche de merveilleux aux évocations.
De sorte que /tissage/ renforce la cohésion entre Quimperlé et Vitré, qui tous deux activent un autre travail d'artisanat, celui de l'isotopie /art du vitrail/ qu'explicite ainsi Quémar: "ces vieilles vitres médiévales formées de petits losanges de verre" (1977: 92).
Quant à cette "grisaille" de Quimperlé, vitrifié par le reflet de ses eaux, elle renvoie à la définition artistique qui lui ôte son sème /péjoratif/: "peinture en camaïeu gris", celle-là même qui caractérise le toponyme Lamballe (cf. brouillon initial) dont le "gris perle" en V2 le soude plus encore à Quimperlé. On constate donc qu'une forte cohésion entre toponymes s'établit déjà au niveau des isotopies génériques.

* De Coutances à la paire Pontorson-Questambert: on constate que les deux groupes sont soudés depuis V1 par la répétition de "de là nous irions" ou, dans V2, de "après avoir" (contrairement au TF qui en outre les sépare par l'insertion de "Lannion" intermédaire); union sans doute due au fait que l'isotopie /paysan/ de 'beurre gras' de l'un recouvre /volaille/ des "oies blanches aux becs jaunes" des deux autres.
Ils se substituent aux premiers "béjaunes et vulgaires auberges", moins concrets, plus moraux et péjoratifs, dont l'évaluation négative est pourtant estompée par assimilation avec cet extrait du Cahier 6 de 1909 (I, p. 676) où l'on relève la marque affective de l'hypocoristique "Voilà un petit jaunet qui va rendre sa maman aussi bête que lui", dit par la mère à Marcel - conservé par TF et redoublé par le nom d'oiseau de même couleur "mon petit serin" (I, p. 38). Revenons aux toponymes: dans TF, c'est Balbec qui récupère "l'aubergiste" à la place des "vulgaires auberges" disparues depuis V1: cela s'explique par l'intégration au parcours génétique de l'anoblissement (cf. "solennel") que l'on relevait ci-dessus; ici, le nom de métier s'impose en relation avec "l'aspect disputeur" du -BEC bavard, bref avec le sens auditif requis par l'audition colorée des toponymes.
Quant à "naïf et villageois" qui qualifie Lannion en V2, il fait le lien avec la paire Pontorson-Questambert, de même que l'isotopie /animal/ unissant 'mouche', 'oies', mais aussi par métonymie la "coquille d'oeuf" (qui se substitue au "camaïeu" en héritant son sème /mélioratif/) de Lamballe dont le gris perle qui l'unit à "s'emperle" de Quimperlé est renforcé par le "gazouille" et "les toiles d'araignées" du TF.
Bref, l'antithèse se marque entre deux parcours génétiques simultanés, dès V2, celui de l'anoblissement pour Bayeux et celui du monde roturier mélioratif pour Lamballe, Coutances, Pontorson-Questambert.
Une élimination est révélatrice de cette cohésion contextuelle: à propos de Pont-Aven, le syntagme "ailes des moulins" de V1 disparaît, de même que les auberges, édifices trop stéréotypés, ce qui, avec la disposition tactique de Pont-Aven après la paire Pontorson-Questambert, fait de son "aile de coiffe blanche" comme un attribut des "oies blanches aux becs jaunes" auxquelles elle est postposée. Cette densification génétique de l'isotopie /animal/ confirme la valorisation du monde "naïf et villageois" de ce coin de province.

2eme parcours génétique: la concurrence entraînant l'échange d'attributs et la différenciation mutuelle

C'est Coutances qui récupère le jaunissement primitif de Bayeux (dont le "vieil or" se teinte de "rougeâtre" dans TF) par restriction à la couleur du beurre qui caractérise le toponyme. Il faut attendre TF pour que ce trop simple aliment devienne "tour de beurre", expression à laquelle Genette (1976: 319) trouve une explication géographique étrangère au produit laitier: "c'est en fait, on le sait, et pour des raisons qui ne concernent ni sa forme ni sa couleur, le nom de la tour droite de Rouen". Or quelle que soit la validité de cette connaissance d'univers, elle ne saurait oblitérer la matière lactée, dont J.-P. Richard a montré l'importance dans le corpus proustien, selon un parcours dialectique de liquéfaction ou de solidification: "cette onction sait résister à la lâcheté fuyante de l'huileux, pour régir, à demi solides, à demi liquides, les formes les plus euphoriques de l'objet alimentaire" (1974: 22).
Toutefois, au niveau architectural, la neutralisation du sème /roture/ ainsi que /production alimentaire/ est corroborée par l'attribution du mot "couronne" dans TF, au détriment de l'humble "clocher" de V2, lequel disparaît au profit de la "tour" et de la "cathédrale" qui appartenaient dans les brouillons à Bayeux (néanmoins, selon le principe de rémanence du raturé, si Bayeux perd dans TF son attribut socialement normé "cathédrale", le toponyme n'en conserve pas moins les sèmes /noble/, /précieux/, /artistique/). On constate par là comment l'anoblissement tardif de Coutances (celui de Bayeux ayant eu lieu dès V2) s'opère par le gommage du poncif "cette Normandie d'art et de prose, de gothique et de fermes" de V2 - de même qu'est éliminée l'antéposition poétique stéréotypée "blanches oies".
Corrélativement, disparaît l'autre antithèse de V1: Coutances cesse progressivement de voir son beurre associé au sème /paysan/ de 'fermes', ainsi qu'à une tendre passivité contrastant avec l'isotopie /violence/ du "couteau [qui] coupait le ciel" - ainsi que "traversent en pointes d'acier" de Quimperlé - au 'couchant', avec mélancolie, pour se restreindre au seul domaine religieux (cf. ci-dessus la même délétion dans TF de /violence/ concernant les "fleurs tuées au coucher de soleil" de la tisane). Sémantisme qui suscite cette image mentale vraisemblabilisante de la "gigantesque motte de beurre" tranchée, qu'évoque Quémar (1977: 99). Phoniquement, la motivation du \u\ le cède ainsi à celle du \an\ comme en témoigne la biffure de "résonance", mot dont le couplage de AN + /auditif/ était le chaînon manquant entre "Coutances" et AN + /jaune gras doux/ de "luisant" et "normand".

Au passage, on note l'enseignement de ces reformulations qui échangent les attributs des Noms: de telles tergiversations contredisent l'idée d'un lien naturel, poético-magique, d'un son avec une vision, idée défendue par le narrateur. Si motivation il y a entre le toponyme et les qualités qui lui sont attribuées, le travail de l'écrivain, par les libres choix et agencement, révèle à lui seul leur nature conventionnelle.

Autre restriction, celle de Bénodet à l'amarrage dans TF, alors que ce toponyme n'avait pas de réelle "individualité" dans les brouillons, où il était inséparable de Pont-Aven, en quelque sorte "interchangeable" avec celui-ci.
Corrélativement encore, l'isotopie générique /artistique/ inhérente à 'art gothique' mais aussi au 'camaïeu' de Lamballe associé à l'onirisme "ce rêve, cette douce image", devient moins perceptible du fait de l'abandon de ces expressions. Cela peut être interprété comme un effet réaliste dans les attributions de matières aux sonorités: "Comment ce rêve, cette douce image en camaïeu blanc de Lamballe" en V1 reformulé en V2: "Je voyais toujours Lamballe doux, blanc coquille d'oeuf et gris perle".
C'est dans cet esprit que s'explique l'insertion de la paire d'antonymes "bruit-silence" (sur l'isotopie auditive) dans le descriptif de Lannion: sans cette paire, le toponyme n'est plus qu'un simple lieu "où avance le coche suivi de la mouche" (V2), détail alors arbitraire; la paire d'antonymes apparaît alors comme un indice nécessaire et suffisant pour entendre le claquement qui permet la réécriture en lanière du cocher, et son attribution à la sonorité du toponyme; en conférant la motivation, elle engendre un effet de vérité.
Lequel est similaire à un autre procédé d'harmonie et d'homogénéité typique de l'écriture proustienne, celui où "la métaphore trouve son appui et sa motivation dans une métonymie", naguère étudié par Genette (1972). Pour reprendre un des exemples qu'il cite, l'attribution d'une couleur devient d'autant plus vraie qu'elle s'appuie sur la contiguïté spatiale: "le ciel du même rose qu'un de ces saumons que nous nous ferions servir tout à l'heure à Rivebelle." De même pour la production typique de la localité bretonne ou normande qui est attribuée à son toponyme.

3eme parcours génétique: l'organisation de la présentation des toponymes, ou le recul du vraisemblable face à la cohésion interne

On a mentionné, concernant le parallélisme de Coutances et la paire Pontorson-Questambert, le rôle syntaxique joué par la répétition des groupes "de là nous irions" (V1) ou "après avoir laissé/donné" (V2) qui permettaient l'aboutissement, dans un deuxième temps narratif (composante dialectique), par "j'arrivais enfin un soir à Pontaven, à Bénodet, à Quimperlé", triplet qui était antéposé dans V1: comment expliquer cette disposition (composante tactique) qui demeurera in fine ?
L'explication géographique extra-textuelle pourrait tenir, en montrant que le voyage toponymique s'achève dans le Sud-Finistère où sont regroupées les 3 villes, s'il y avait auparavant un trajet cohérent. Or l'itinéraire dans cette V2 débute de Vitré à Lamballe (Est-Ouest: d'Ille-et-Vilaine aux Côtes d'Armor) avant de remonter à Bayeux (Est: Calvados) pour repartir à Lannion (Ouest: Côtes d'Armor); alors qu'en V1 les 8 toponymes mentionnés étaient régis par une logique géographique: de la Bretagne (Lamballe - Pont-Aven - Bénodet - Quimperlé) à la Normandie (Bayeux - Coutances - Pontorson), avec un retour dans le Morbihan (Questembert).
Quant au TF, il ne rendra pas cet itinéraire plus cohérent. Pire, quand il réitère ailleurs (I, p. 379) le passage successif du train "à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questambert, à Pontorson, à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Bénodet, à Pont-Aven, à Quimperlé", il commet la même entorse au réalisme empirique: ainsi un commentateur observe que dans cette liste ferroviaire, "sept lignes réelles différentes ont servi à composer cette ligne à demi fictive" (I, p. 1264).
Bref, tous ces éléments accréditent la thèse de Quémar selon qui le narrateur s'affranchit de "la logique des associations géographiques" de V1 (rompant par là avec une forme de mimésis), au profit de la création "d'une prédelle soigneusement équilibrée", où "les tableautins villageois et comiques: Lannion, Pontorson, Questambert" (pp. 80, 99) opéreraient la transition entre d'une part les artistiques et nobles Bayeux, Vitré, Lamballe, Coutances, et d'autre part le triplet des Bénodet, Pont-Aven, Quimperlé, lequel est introduit dans TF par l'épithète "fluviatiles" qui harmonise le passage des oies - plumes et becs par synecdoque - de Pontorson, Questambert à leur élément liquide ("rivière, eau verdie de canal, ruisseaux": cf. "ce croquis de mare aux canards" dont parle Genette, 1976: 320) de Bénodet, Pont-Aven, Quimperlé.
Tel n'était pas le cas en V1, où pourtant la fluidité de ceux-ci, qui se trouvaient antéposés, se traduisait par le verbe "flottent" comme "une coiffe qui tremble au vent": déjà apparaissait l'étroite association de l'aérien et du fluviatile.
De sorte que dans l'évolution génétique il apparaît que la cohésion sémantique reprend ses droits sur la structuration en un triptyque. Il n'est que de rappeler l'isotopie /animal/ unissant Questambert-Pontorson à Quimperlé (par connexité des oies avec "gazouille" qui paraphrase le primitif "murmurante" en l'animalisant, sans parler du gris perle coquille d'oeuf qui les unit à Lamballe), ou l'isotopie /artistique/ inhérente dans V2 au contenu de Vitré (losangeait), Bayeux (dentelle), mais aussi de Pont-Aven (coiffe) et surtout Quimperlé (s'emperle, verrière, argent bruni), pour être convaincu que cette organisation des toponymes successifs n'indique pas une réelle et nette orientation sémantique, si ce n'est la densité finale de l'isotopie /liquidité/ vs /solidité/ antérieure (du bois, de la coquille, de la pierre; le beurre étant médiateur), et le passage de l'aspect /duratif-cessatif/ (ancienneté du vitrage et de la dentelle) à /inchoatif-ponctuel/ de la jeunesse des becs jaunes, du mouvement d'une "envolée" de Pont-Aven et de la soudaine illumination de la verrière de Quimperlé; au sujet de celle-ci, sa dissociation du groupe Lamballe-Bayeux-Coutances suffit à expliquer sa perte des "vieilles mailles" (délétion de /duratif-cessatif/).

Si l'antithèse est patente entre le noble et le roturier, ou entre le poétique et le prosaïque, en revanche l'évolution de nature idéologique de l'un à l'autre des termes opposés est inconsistante.
Voilà peut-être pourquoi Proust a renoncé à la dialectique des 2 temps et a opté dans TF pour la simple énumération, dénuée de trace de narrativité (cf. le "mais alors" de Vitré ou le "j'arrivais enfin" au triplet Pont-Aven, Bénodet, Quimperlé, de V2, structuration éliminée). De même que sont gommées dans TF certaines traces de subjectivité, "depuis mon enfance", "je voyais", au profit de la description plus objective et directe des qualités des toponymes. Avec l'animalisation plus marquée - outre "gazouille", cf. les "becs jaunes" concrets - cela forme un faisceau d'indices convergents illustrant une mimésis particulière, celle du réalisme empirique, alors que V1 assumait l'idéalisme du Nom. Lequel se manifeste dans cet autre passage du Cahier 32 qui montre combien "les lieux désirés" sont une émanation spirituelle: "un trajet instantané où la vitesse et le déplacement sont d'autant plus pensés qu'ils existent à l'état pur, dans l'âme" (I, p. 960).

N.B.: Un tel gommage invalide ce commentaire génétique: "la rêverie est donc orientée par des facteurs subjectifs et sensoriels, alors que dans les versions antérieures, l'accent était plutôt mis sur les facteurs intellectuels et culturels, en particulier la lecture." (I, p. 1253) L'assertion n'est justifiée que par les stéréotypes concernant les localités: "Normandie d'art et de prose", ou le registre du conte merveilleux: "une créature de Nom", "l'eau secrète et verdie de ta rivière", qui anime le toponyme en l'interpellant ("ta").
Concernant le problème des citations littéraires (cf. Barbey pour Vitré, Ruskin pour Venise), "l'hyperfinition" a ceci de paradoxal (Rastier, 1997: 212) que si en effet "les références livresques deviennent encombrantes" (I, p. 1254) et sont estompées, toutes ne le sont pas, notamment le Parme ouvertement stendhalien.

Si bien que la forte cohésion unissant ces 10 toponymes a pour effet d'entretenir un écho mutuel qui les rend partiellement équivalents (par ex. en V1 le "gris" de Quimperlé et la volaille de Pontorson-Questambert concordent moins avec le contenu de Lamballe qu'en V2, grâce à l'ajout de "coquille d'oeuf et gris perle"). Cela semble aller à l'encontre de l'idéalisme du narrateur qui prétend que ces toponymes, de par leur contenu, "ne sont pas interchangeables" (cf. l'insertion en V2 de l'antithèse du "mieux fixé" de Quimperlé qui l'oppose au "à peine amarrés" de Pontaven-Bénodet), alors que les propagations sémiques (ici le fluviatile) et les parcours génétiques étudiés ont montré le contraire.

D'autre part, si la structuration antithétique prend corps en V2, l'effort de style caractérise TF, d'emblée par la régularité des termes de la vaste énumération, close en point d'orgue par un rythme ternaire des épithètes ("changés, émoussés, bruni": isotopie /résultatif/, soit une perfectivation qui s'oppose à l'aspect /imperfectif/ du présent d'habitude "dessinent", etc.), mais aussi par deux subsitutions intéressantes:
- "l'eau secrète" de Pont-Aven, cliché symbolique de V1 et V2 le cède à "une eau" plus simplement empirique;
- "Vitré dont l'accent aigu losangeait le vitrage ancien" de TF met davantage en relief ses attributs que la simple formulation: "l'accent aigu de Vitré losangeait son vitrage ancien" de V2.


J'en reviens à la méthode proposée pour l'analyse de texte. Il s'agit de montrer que la localisation sur un extrait, fût-il aussi célèbre que celui des Noms, est empêchée par la force des relations sémiotiques (à la fois sémantiques et phoniques) intra- et inter-textuelles (génétiques), qui révèle la profonde unité du texte proustien. Mais pour ne pas dériver de façon indéfinie, je montrerai quel rôle pivot joue la couleur jaune, particulièrement, localisées dans le volume Le côté de Guermantes.

Genette fut le premier à rapprocher l'audition colorée affectant les deux toponymes à diphtongue similaire, Coutances et Guermantes (p. 237-8), mais sans les brouillons, exhumés par Cl. Quémar, lesquels permettent de cerner la genèse autour d'une "tour de beurre" commune. Analysons-les en privilégiant les rapprochements au niveau du signifié, sur ceux du signifiant. Ainsi d'emblée on retrouve la tendance à l'hypallage par laquelle les attributs du beurre sont propagés aux Noms environnants: "grasse" à la finale de Coutances, à la Normandie en général, "jaunissant" à Harcourt et Guermantes:

Brouillon initial (V1), Cahier 7 de 1908-09 (II, pp. 1047-8):
"Plus ancienne qu'elles [i.e. les tours de Guermantes féodales], songe à cette chose immatérielle, l’abbaye de Guermantes, plus ancienne que ces constructions, qui existait depuis bien longtemps, quand Guillaume partit à la conquête de l'Angleterre, alors que les tours de Beauvais, de Bourges ne se dressaient pas encore et que le soir le voyageur qui s’éloignait ne les voyait pas au-dessus des collines de Beauvais se dresser sur le ciel [...], traverser un à un les siècles, alors que, tour de beurre de la grasse Normandie, Harcourt au nom fier et jaunissant n’avait pas encore au sommet de sa tour de granit ciselé les sept fleurons de la couronne ducale [...]"

Brouillon intermédiaire (V2), Cahier 39 de 1910 (II, pp. 1532-3): "Sa demeure changeait avec elle, mais tirait toujours sa matière de son nom, un donjon de teinte orangée, mince comme la lumière du soleil couchant, d'où elle donnait l'ordre de mettre à mort ses vassaux, s'était effacé pour faire place [...] dès les dernières futaies du château déjà dorées par l'automne exhalaient [...] à un poétique domaine, terre héréditaire depuis les temps où ce nom altier et jaunissant de Guermantes, comme une tour fleuronnée qui doit traverser les âges, s’élevait déjà sur la France, alors que le sol était encore nu, {biffé: alors que Guillaume n'était pas encore parti à la conquête de l'Angleterre} […] alors que le voyageur qui quittait Beauvais à la fin du jour ne voyait pas le suivre, dépliées sur l'or du couchant, les ailes noires et ramifiées de la cathédrale."

TF correspondant (II, pp. 313-4): "Un donjon sans épaisseur qui n'était qu'une bande de lumière orangée et du haut duquel le seigneur et sa dame décidaient de la vie et de la mort de leurs vassaux avait fait place à cette terre torrentueuse où la duchesse m'aprenait à pêcher la truite […]; puis ç'avait été la terre héréditaire, le poétique domaine, où cette race altière de Guermantes, comme une tour jaunissante et fleuronnée qui traverse les âges, s’élevait déjà sur la France, alors que le ciel était encore vide, […] alors que le voyageur qui quittait Beauvais à la fin du jour ne voyait pas encore le suivre en tournoyant, dépliées sur l’écran d’or du couchant, les ailes noires et ramifiées de la cathédrale."

La mise en relation génétique entre V1 et V2 se justifie non seulement par les similitudes lexico-syntaxiques, mais l'enracinement médiéval des possessions Guermantes, lesquelles n'exercent pas d'hégémonie négative, mais sont indexées à l'isotopie /protection maternelle/ pour Marcel, qui "ajoute" d'ailleurs au "duché" végétal jauni de la duchesse une marque affective (cf. infra).
Cette thématique est couplée au topos proustien selon lequel l'objectivité des choses, dans leur forme spatio-temporelle, implique la subjectivité de l'observateur en V1: "L'instant où vivent les choses est fixé par la pensée qui les reflète. A ce moment-là elles sont pensées, elles reçoivent leur forme. Et leur forme immortellement fait durer un temps au milieu des autres." (II, p. 1047)
Or l'étroite relation intertextuelle de V1 et V2 est d'autant plus intéressante que par rapport à TF, V1 est destinée à l'église de Combray et V2 à la présentation du côté de Guermantes, ce qui traduit dans les brouillons la profonde unité des deux côtés.
Revenons à l'analyse de la période. Le parcours interprétatif menant de la protase à l’apodose diffère d'une version à l'autre. Dans V1 le jaune de la tour fleuronnée contient le sème /retard/ ("pas encore") contrairement à /avance/ ('déjà') de V2, ce qui traduit une amélioration, du fait de son intégration au "poétique domaine" du temps de l'origine. Toutefois l'inversion évaluative ne recoupe pas l'opposition /noblesse féodale/ vs /religion/ qui subsiste du premier jet au TF; ainsi si sur la même isotopie générique /architecture/ le gras du beurre normand comparant migre de la tour ducale et fleuronnée d'Harcourt au gothique de la cathédrale de Coutances, en revanche cette isotopie générique, couplée à une même teinte, unit les deux paradigmes de Guermantes, nobiliaire (jaune altier) et religieux (or du couchant): son abbaye renforce la cohésion avec les cathédrales de Beauvais et de Bourges.

Comme précédemment Bayeux (ici rappelé par Guillaume qui implique "les dentelles de la reine Mathilde" - cf. supra - d'autant qu'en V1 "les tours de Guermantes voient encore la chevauchée de la reine Mathilde", II, p. 1047), Guermantes fait l'objet d'une dissimilation génétique par rapport à Coutances. En effet, il ne reçoit d'Harcourt que son adjectif de couleur, ses fleurons et sa longue durée, par la pensée de cet observateur thématisé qu'est le "voyageur" (i.e. en focalisation interne), à l'exclusion des sèmes comparants et contrefactuels /onctueux/ + /comestible/: l'idéalisme de Nom a ici pour contrepartie une thématique plus réaliste (i.e. moins merveilleuse). En se distanciant ainsi de la consommation alimentaire, le monument acquiert une plus forte spiritualité, compatible avec le religieux. Avec la domination temporelle et spatiale (élévation "sur la France"), qui active dans l'adjectif "jaunissante" à l'aspect /imperfectif/ l'isotopie /expansion/, le vraisemblable historique se trouve conforté.
Une autre dissimilation génétique affecte la supériorité féodale: elle consiste dans la substitution en V3 de "race altière" aux "nom fier" et "nom altier" de V1 et V2, ce qui démontre la thèse ontogonique du Nom selon l'auteur, puisque l'être des Guermantes provient de leur nom.

Quant au principe proustien selon lequel certains comparants disparaissent à un endroit du texte pour réapparaître dans un autre, avec des corrélats différents, cette migration lexicale qui procède par transposition d'une même thématique trouve une nouvelle illustration avec ces paysages de Combray:

(a) Le mûrissement végétal qui sert de base, dans TF, à une variation sur le topos du clocher-caméléon dont parlait Genette (1969): "on apercevait par-delà les blés, les deux clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs, eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués d'alvéoles, guillochés, jaunissants et grumeleux, comme deux épis." (I, p. 144) La métamorphose reçoit ici l'évaluation méliorative que lui confère le travail artisanal du soleil et du temps qui passe. Celle-là même qui dotait l'intérieur de la pieuse tante Léonie d'un comparant pâtissier: "[...] le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l'air de la chambre était tout grumeleux et qu'avait déjà fait travailler et lever la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense chausson [...]" (I, p. 49) On note les reprises lexicales, le rôle de la couleur et de l'accumulation syntaxique, dans ces syntagmes distants de cent pages environ. Revenons aux clochers: l'évaluation méliorative est conférée aussi bien par le sentiment religieux naïf de Françoise que par l'art de "la sculpture gothique" de son porche et de ses bas-reliefs (I, p. 149). Notons que Campus Pagani pour Champieu est une étymologie du curé qui doit être complétée par le paganus "paysan". En effet l'édifice chrétien le cède sinon au paganisme ambiant de l'action naturelle et du lieu, du moins à sa rusticité: "Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule" (I, p. 182), dont le rappel montre qu'elle est typique du côté de Méséglise et qu'elle résonne "encore" dans le coeur du narrateur (de là la modalité thymique /affectif: euphorie/; plénitude comparable à celle qu'apportait au jeune Marcel la dorure de la lanterne magique, infra).
Autour des isotopies /tissage/, /orfèvrerie/, /religiosité/, /jaune brillant/, le contexte proche pousse à assimiler ce paysage avec celui de "Roussainville [...] déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d'un ostensoir d'autel, les tiges d'or effrangées de son soleil reparu." (p. 150); cf. aussi, toujours du côté de Méséglise, "ces soies d'or impalpable que le couchant tisse obliquement sous les feuilles" des pommiers, qui succèdent immédiatement à la sculpture des clochers "épis" de Saint-André-des-Champs (p. 144).
Le brouillon correspondant (Cahier 12 de 1909, I, p. 821) synthétisait ces mêmes évocations bibliques en procédant à une inversion d'ordre à la fois tactique et dialectique puisqu'ici les deux dorures sont consécutives à l'orage: "nous apercevions Pinsonville au loin, baigné dans son atmosphère spéciale de lumière tremblante et mouillée qui lui faisait une prison d'or." les barreaux de celle-ci devenant quelques lignes plus loin "la gerbe de rayons d'or du soleil reparu" (puis les "tiges d'or" dans TF), syntagme qui précédait "nous revenions sur nos pas quand les cloches de Combray pour les biens de la terre faisaient poudroyer leurs volées d'or dans les rayons du soleil baissant qui tendaient entre les pommiers et la terre un réseau oblique [...]" (comme dans le syntagme précédent, l'isotopie /tissage/ est encore peu lexicalisée au profit de la dorure du son des cloches).

(b) Quant au beurre de Harcourt (motivé par la localité normande de Thury-Harcourt; cf. Cahier 13 de 1909, II, p. 1050), s'il ne concerne pas le château Guermantes, contrairement à la logique de la genèse textuelle, c'est pour réapparaître aussi dans l'église de Combray du premier volume, dans un décor où il le dispute au miel des pierres tombales: "Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement d'Esther (la tradition voulait qu'on eût donné à Assuérus les traits d'un roi de France et à Esther ceux d'une dame de Guermantes dont il était amoureux), auxquelles leurs douleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un éclairage: un peu de rose flottait aux lèvres d'Esther au-delà du dessin de leur contour; le jaune de sa robe s'étalait si onctueusement, si grassement, qu'elle en prenait une sorte, de consistance et s'enlevait vivement sur l'atmosphère refoulée [...]" (TF, I, p. 60) La liquéfaction dorée qui se répand du minéral au textile est en parfaite harmonie avec "les hautes branches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et oblique illumination d'un soleil invisible." (ibid.) Dans les deux cas, le vraisemblable d'une telle coloration (en camaïeu avec le rose charnel, qui, dans le brouillon primitif, était le premier à avoir "fondu") repose sur le faisceau d'isotopies /temporalité: longue durée/, /aspect: imperfectif/, /résultatif/, /altération/, /euphorie/ qui affectent aussi bien le textile fané - comme le végétal par l'effet lumineux - que l'architecture minérale patinée.

On pourrait poursuivre l'étude de la migration lexico-thématique dans un volume ultérieur où l'effet de l'éclairage nocturne harmonise le petit magasin de bric-à-brac de Doncières bénéficiant de la patine picturale noble avec l'onctuosité dorée d'un appartement aristocratique qui lui est contigu: "la clarté de la grosse lampe [...] déposait une dorure précieuse comme la patine du passé ou le vernis d'un maître, et faisait enfin de ce taudis où il n'y avait que du toc et des croûtes, un inestimable Rembrandt. Parfois je levais les yeux jusqu'à quelque vaste appartement ancien dont les volets n'étaient pas fermés et où des hommes et des femmes amphibies, se réadaptant chaque soir à vivre dans un autre élément que le jour, nageaient lentement dans la grasse liqueur qui, à la tombée de la nuit, sourd incessamment du réservoir des lampes pour remplir les chambres jusqu'au bord de leurs parois de pierre et de verre, et au sein de laquelle ils propageaient, en déplaçant leurs corps, des remous onctueux et dorés." (II, pp. 395-6)
Rétrospectivement, le brouillon correspondant de 1910 (II, p. 1131) aux formulations quasi identiques témoigne d'une conservation remarquable par rapport à l'extrait du TF, même si, dans une modification d'ordre tactique, "la liqueur grasse et dorée des lampes" qui remplit cet "aquarium" y précédait la "précieuse dorure" à la Rembrandt du "taudis".

Toutefois ces métamorphoses de Combray et Doncières quittent le sujet qui nous occupent, celui de l'audition colorée des Noms.
Pour y revenir, écoutons ce constat: à la suite de Noms de pays: le nom, du premier volume, "la poésie de l'onomastique est, dès les premières esquisses du roman, en 1808 et 1809, la marque d'un imaginaire créateur. A l'aide des noms, Proust écrit le Côté de Guermantes" lit-on dans la notice consacrée à ce volume (II, p. 1492). Concentrons-nous sur le Nom de la noble famille, dont le lien est établi avec les toponymes:
- "Pas plus que la ville de Pont-Aven n'était bâtie des éléments tout imaginatifs qu'évoque la sonorité de son nom, Mme de Guermantes n'était formée de la matière toute couleur et légende que je voyais en prononçant son nom." (Cahier 5 de 1908, II, p. 1029)
- "si cette duchesse de Guermantes, impalpable comme un reflet, n'existait plus pour moi, pourtant de même qu'à Balbec quand j'avais su que l'église blottie dans la transparence de son nom persan n'existait plus, j'avais rebondi [...]" (esquisse de 1910-1916)
- cf. encore Du côté de chez Swann: "j'imaginais Mme de Guermantes comme j'imaginais Parme à l'aide de la seule couleur de son nom et de quelques récits" (Cahier 30 de 1910, I, p. 887).

L'idéalisme déçu continue de le déterminer, toujours par une opposition temporelle avant/maintenant: "[…] je me souviens comme ces syllabes orangées qui plongeaient le château de Guermantes […] En regardant Mme de Guermantes, j'essayais de trouver dans son visage la particularité, la douceur orangée du nom Guermantes, je ne le trouvais pas"; douceur qui contraste néanmoins avec la cruauté de "son ancêtre du XIIe siècle qui faisait pendre tant de manants" (Cahier 66 de 1910, II, pp. 1054, 1061).

N.B.: La cohésion phonique n'est qu'un indice incitant à établir la cohésion sémantique du texte où les Noms apparaissent. Le dénominateur phonique commun à la plupart de ces Noms énumérés dans la page est le \a\, avec ou sans nasalisation, associé à une liquide (R ou L), comme l'avait déjà repéré Milly, expliquant ainsi le triplet orange-amarante-Guermantes apparenté à Rembrandt; Milly qui le premier (1974: 65-7) contesta la généralisation du code sémiotique établi par Barthes, selon qui les "longues à finales muettes" du type -antes seraient corrélées au sème /aristocratie/ (1967: 132) - contra Villeparisis, Bréauté, Châtellerault, etc. Ainsi selon le code nouveau du \a\, l'aperture maximale du phonème motiverait un signifié de /ouverture/, /largeur/ propice aux notions de voyage, de rêve, de grandeur mythique: cf. Balbec, Parme, Bayeux, Lannion, Florence, Lamballe, Pont-Aven, Questambert, Coutances et bien sûr l'inévitable Guermantes (originellement Garmantes dans les brouillons de 1909: du Cahier 4, I, pp. 666, 809 au Cahier 31, II, pp. 1101-2 où Mme de Garmantes se trouve associée au jaune doux végétal et automnal)
- si proche de Swann: les deux côtés sont unis par le signifiant et le signifié;
- associé aussi à Brabant par parenté et merveilleux.
Si l'on se reporte au Cahier 6 de 1909 qui fournit le premier jet de l'incipit du premier volume de la Recherche, on lit cette première expérience d'audition colorée due à la lanterne magique: "Geneviève de Brabant seule dans sa lande dorée, dont la couleur m'était déjà donnée par ce nom brun clair Brabant" (I, p. 662); rédaction aussitôt rectifiée en "Geneviève de Brabant qui, poursuivie dans la lande dont la sonorité de Brabant avait déjà indiqué pour moi la couleur jaune"; dès ce même brouillon, l'épisode de la lanterne magique destiné à libérer le jeune Marcel de l'angoisse du coucher implique ce "soulagement quand je pouvais embrasser Maman que les chagrins causés à Geneviève de Brabant me rendaient plus chère" (I, p. 663), si bien que cet éclairage active dans le AN des noms féminins qui lui sont associés le sème /protection maternelle/, si important dans ce premier drame du roman (cf. la structure narrative minutieusement établie par Y. Bédard, 1991). Il est à noter que dans TF correspondant, moins optimiste, la couleur n'implique pas cette étape de liquidation du manque (d'amour).
La dominance de la dorure est confirmée dans une autre esquisse (Cahier 13 de 1910) présentant la blonde duchesse, "Faite quand je pensais à elle de la sonorité brune et dorée de la dernière syllabe de son nom, du mystère des légendes de Geneviève de Brabant" (I, p. 881), "une personne qui plongeait dans toute cette poésie de Guermantes, qui avait une existence de légende, qui avait ce nom lequel avait bu tant de sang et de rêve dans sa syllabe dorée [...] et regardant ses beaux yeux bleus et ses cheveux d'or crêpelés [...], je me disais: oui, c'est bien une créature de rêve, c'est bien une personne de légende, c'est bien Geneviève de Brabant." (I, p. 883; l'association avec cette ancêtre persiste dans le Cahier 66, toujours de 1910, qui fournit la base d'un volume ultérieur; cf. II, p. 1054). On constate la restriction de cette couleur idéale à "ce nom doré, merveileux, illustre, Guermantes; voilà celle qui descend de Geneviève de Brabant" (I, p. 882), et qui par son "passé mérovingien" renoue avec le faisceau d'isotopies génériques /histoire/, /noblesse/, /mythique/.
- En harmonie non seulement avec la blondeur de la duchesse, mais aussi avec celle du "miel" des pierres tombales des "abbés de Guermantes" (Cahier 6 de 1909, I, p. 733-4) qui font le pavage de cette même église de Combray où Mme de Guermantes apparaît à Marcel. Précisons: "sous les plates tombes, dorées et distendues comme des alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant" ou "seigneurs de Guermantes", inséparables "des abbés de Combray", sous les mêmes tombes, lit-on dans TF (I, pp. 58, 102, 172). La concurrence sémique entre /noblesse féodale/ vs /religion/ est plus perceptible encore avec le troc génétique d'attributs que constitue l'expression du TF "les anciens comtes de Combray" (I, p. 165) par rapport à celle du premier jet: "les abbés de Guermantes".
- Mais en disharmonie avec "son visage trop réel, trop rouge", vis-à-vis duquel elle contraste (I, p. 882; cf. la reprise de cette disparate entre le doux jaune végétal de la syllabe et la vue "d'un joli nez, mais fort, long, busqué, assez charnu, terriblement matériel" dans II, p. 1102). Voilà peut-être pourquoi une version suivante, conservée par TF, opte pour "la couleur orangée de la syllabe antes" (Cahier 11 de 1911) intermédiaire, voire médiatrice entre la dorure idéaliste, "illusion d'une évocation lumineuse", et la rougeur plus charnelle.

Remarque. Un brouillon, non repris dans TF, est révélateur concernant le trait physique des Guermantes: ils avaient "un nez trop busqué (quoique sans aucun rapport avec le busqué juif)" (Cahier 5 de 1908, II, p. 1027), lequel est rapporté dans un brouillon ultérieur au "bec crochu d'un beau cygne", "à un profil d'oiseau dont les amours avec une déesse auraient été l'origine de leur race." (II, pp. 1282-3) Cette substitution chez la noble famille de l'ornithologie mythique à une marque de judéité témoignerait du refus de celle-ci si précisément une dame de Guermantes n'apparaissait sous les traits de la juive Esther dans la tapisserie du TF; bref, l'ambiguïté demeure...
Une autre piste doit être exploitée, celle de la dissimilation entre ce physique et celui de Swann, lequel aura le busquage juif surmonté du blond roux de cheveux "coiffés à la Bressant" à l'incipit du TF (I, p. 14) - en harmonie avec le blond roux de la dentelle de la tisane supra. La genèse de sa pilosité témoigne de retouches textuelles, car, avant de référer de façon concrète à la coupe en brosse et au type de cet acteur du XIXe, il était immatérialisé par sa dualité, et avant de devenir glabre il possédait de "belles moustaches blondes" (Cahier 36 de 1909, I, p. 678). Pareille évolution requiert le portrait du colonel Picquart dans Jean Santeuil qui était déjà décrit paradoxalement "blond mais sans moustaches", avec "ce blond roux de la peau" et ce "nez un peu trop busqué", "dans cette tête blonde un peu rousse d'ingénieur israélite" (pp. 634-6), par assimilation avec le statut de Dreyfus. Autant de traits qui l'identifient au Swann de la version définitive, apparaissant à Combray, et qui partage avec les Guermantes dont il est l'ami, le busquage du nez, la blondeur et la finesse.

- La même teinte irradie dans le milieu aristocratique et germanique des Guermantes, que ce soit avec le prince d'Agrigente, nom coloré par "les rayons obliques d'un soleil d'or" (cité par Genette, 1969: 241), ou avec les sonorités germaniques du prince de Faffenheim-Munsterbourg-Weinigen, dont une pemière rédaction mentionnait déjà: "Enfin le troisième nom se revêtait avec un meinigen des dorures pâles et finement brodées du XVIIIe siècle allemand." (esquisse datant de 1910-1916, II, p. 1245) Le sème /passementerie/, variation de /tissage/, sans doute trop hétérogène par rapport au vitrail rhénan, sera remplacé par "ciselées" dans TF (II, p. 553).

Ce Nom adjoint le sème /germanité/ à la molécule /noble/, /temporalité: longue durée/, /aspect: imperfectif/, /artistique/ des Guermantes - Y. Bédard (1991: 160-3) est assez convaincant quand il situe le premier grand thème, l'amour, du côté de Méséglise, autour et à partir du cercle familial de Combray, et le second grand thème, l'art, du côté de Guermantes, symbolique des milieux mondains, avec comme point d'aboutissement la révélation des clochers de Martinville, dans la voiture du dr. Percepied (TF, I, 178); la répartition n'est cependant pas rigide, et ce dès les brouillons: d'une part, Mme de Guermantes, par son nom doré de Brabant, a la douceur de l'amour maternel; d'autre part, bien des objets dorés religieux de Combray et Méséglise témoignent d'un raffinement artistique, de la tapisserie d'Esther aux effets solaires de l'orage à Pinsonville, en passant par la tisane dentelle de Léonie (cf. supra); qui plus est, dès l'incipit, la famille accueille ce brillant mondain qu'est le blond Swann, signalé par le raffinement des épithètes en hypallage, qui provoquent cette audition colorée: "le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers" (TF, I, p. 14).
Pareille annexion remonte au brouillon de la soirée au théâtre où "la princesse de Guermantes est connue aussi sous son nom de jeune fille, la duchesse de Bavière" (esquisse de 1910, II, p. 1084). Ici l'annexion s'effectue via la parenté et le titre. Plus avant encore, le sème /germanité/ était propagé par la révélation, suivie de l'association à la si précieuse illumination: "ce sont des Saxe, des figurines de Saxe [...] cette originalité des Guermantes [...] les faisait poétiques et dorés comme leur nom, légendaires, impalpables comme les projections de la lanterne magique, inaccessibles comme leur château, vivement colorés dans une maison transparente et close, dans un cabinet de verre, comme des statuettes de Saxe." (Cahier 5 de 1908, II, pp. 1026, 1029) Enfin, on citera un autre brouillon qui unit les toponymes germaniques: "Saxe Meiningen. C'était une chose difficile d'identifier ce vieux nom allemand tout brodé de son doux blason harmonieux [...]", union de nouveau scellée par la parenté du fait "la princesse Saxe-Meiningen" est fille du duc de Guermantes (Cahier 13 de 1909, II, pp. 1050-1).

Dans un premier volet génétique, je rapprocherai des brouillons rédigés à des périodes différentes, mais présentant une même végétalisation, avant de les rapporter au TF:

Esquisses de 1910-1916: "Quant à la grande intelligence qu'on m'avait dit qu'avait la duchesse de Guermantes, j'avais supposé que c'était un sortilège mystérieux et mélancolique […], à cette intelligence aussi je donnais un titre de duchesse et une couleur jaunie." (II, p. 1275) "Et cette intelligence de Mme de Guermantes […], c'eût été une intelligence humaine et non pas une intelligence inconcevable, engendrée par son nom, taillée dans sa matière, teinte de ses jaunes couleurs." (II, p. 1278) Cela illustre ce commentaire métalinguistique et auto-directif: "Dire que j'avais été déçu par Mme de Guermantes mais que le mystère de son nom se réfugiait dans son intelligence. [...] L'âme spéciale que son nom donnait à par Mme de Guermantes, comment ne l'aurait-il pas donné aussi à son salon ?" (in Cahier 66 de 1910, II, pp. 1061-2). Ce mystère passe par une coloration de l'esprit due aux syllabes du Nom, ainsi que par une expansion au cercle mondain, toutes deux étant motivées par la matière végétale (triade conceptus - vox - res), dont le réalisme automnal le dispute à la magie du "sortilège".

Cf. supra "les dernières futaies du château déjà dorées par l'automne" de V2 qui motivaient la couleur jaune du Nom et de la tour; les reprises lexicales font ici songer au bois de Boulogne en novembre du premier volume, où la bichromie de la dorure et de l'émeraude confirment la métamorphose d'objets d'art: "Quand un rayon de soleil dore les plus hautes branches, elles semblent émerger seules du liquide couleur d'émeraude où la futaie tout entière est plongée." (Proust 21 de 1911, I, p. 988) Il ne faudrait pas croire que la nature exclut ici la présence féminine; bien au contraire Marcel est venu au bois pour y admirer de Mme Swann, dont la mode aristocratique qu'elle affiche concorde avec la préciosité du décor automnal; en sorte que l'action lumineuse est indexée à l'isotopie /douceur maternelle/ de la promeneuse. On voit ici comment des éléments narratifs permettent d'établir la thématique d'une description (sur ce problème, cf. Debray-Genette, 1976).
Précisons que le passage cité du brouillon sera conservé en TF, qui ajoutera "trempées d'une humidité étincelante [...] comme sous la mer". Pareille densification du comparant /liquidité/ caractérisera toujours en TF, infra, l'intelligence de la duchesse, dont les syllabes du nom "plongent", sont "imprégnées" et "poreuses": l'isotopie précédente est ainsi en faisceau avec /pénétration/.

Ce vieillissement mélioratif n'est pas sans rappeler celui de la dentelle jaunie de Bayeux, avec lequel la noble Guermantes était d'ailleurs en relation locative par le biais de son hérédité médiévale. "Sans doute depuis bien longtemps la duchesse de Guermantes de mes premiers rêves, luisant de l'or mourant de son nom, n'existait plus pour moi. […] Mais pour le prononcer sans émoi, […] plus ne m'était besoin de cette affectation que je jouais autrefois quand […] je parlais de Mme de Guermantes sans laisser sentir qu'à ce moment des arpents de bois jaunissants passaient sur mes lèvres." (II, p. 1304)

L'émanation colorée de la parole apparaît constamment comme effet, résultat de l'action lumineuse, naturelle ou artificielle: "Quand je disais jusque-là Mme de Guermantes, cette dernière syllabe antes avait la douceur jaunâtre et infinie des bois de Guermantes à l'automne. Le commencement du mot lui donnait sa forme et l'assombrissait à peine." Ce qui donne lieu quelques lignes plus bas à un développement sur la mode: "en tout cas l'idée qu'elle aurait une mante comme dans son nom ne me déplairait pas.[…] Or le fait de voir sur elle […] une ombrelle à manche de rhinocéros comme on commençait à les porter […] me donna l'idée d'une personne d'une autre espèce que le nom de Guermantes […]" (Cahier 31 de 1909, II, p. 1102).

Cela permet d'enchaîner avec l'extrait suivant: "Seule femme, s'étant un peu isolée sur un pouf, […] je venais d'apercevoir, un chapeau de bleuet posé sur ses cheveux blonds, […] l'œil dédaigneux, souriant et vague, et faisant des ronds sur le tapis avec la pointe de son ombrelle, […] la duchesse de Guermantes. Comme son nom était entouré de son titre de duchesse, j'ajoutais à sa personne son duché que je projetais sur le tapis aussi loin que le cercle qu'y décrivait sa jupe de pékin bleu." (Cahier 39 de 1910, II, p. 1192; passage à proximité duquel on retrouve "prendre contact avec Mme de Guermantes, son corps élancé, sa belle figure blonde au nez busqué", p. 1193)

Sur le plan tactique, on note que les extraits correspondants du TF, cités ci-dessous, rassemblent en quelques pages (501-507) ces éléments rédactionnels fort éloignés dans le temps, puisque ces brouillons s'étendent sur une période allant de 1909 à 1916.

Ainsi la reformulation du TF, une page avant le syntagme "de la pointe de son ombrelle, comme de l'extrême antenne de sa vie mystérieuse, elle dessinait des ronds sur le tapis", donne: "Mme de Guermantes s'était assise. Son nom, comme il était accompagné de son titre, ajoutait à sa personne physique son duché qui se projetait autour d'elle et faisait régner la fraîcheur ombreuse et dorée des bois de Guermantes au milieu du salon, à l'entour du pouf où elle était." (II, pp. 501-2)

Si l'isotopie /circularité/ demeure très dense d'une version à l'autre (cf. 'autour', 'pouf', 'ombrelle', 'ronds', 'entouré', 'cercle'), la courbure pouvant être rapportée à l'isotopie /douceur/ selon une norme iconologique, la modification essentielle du TF consiste dans l'introduction et l'expansion de la nature et la dorure mythiques au sein de l'univers clos et terne des salons. Cette lueur campagnarde qui remonte à un effet de lanterne magique apporte une immatérialisation qui transfigure l'univers mondain terre-à-terre. Génétiquement, la matière jaune du Nom - qui conserve son contraste puisque la première syllabe sombre mentionnée dans un brouillon est transposée dans les expressions "ombreuse des bois" et "fraîcheur sylvestre" - a pris le pas sur la trop simple blondeur concrète. Cela permet d'enchaîner sur la coloration spirituelle:

"Non, par intelligence, j'entendais une faculté ineffable, dorée, imprégnée d'une fraîcheur sylvestre." (II, p. 507) Celle des Guermantes, nom que Marcel s'étonne d'entendre "des gens dont l'intelligence n'avait rien d'extraordinaire, prononcer sans précaution ce nom de Guermantes […], en n'ayant pas l'air de sentir dans ce nom des arpents de bois jaunissants et tout un mystérieux coin de province. Mais ce devait être une affectation de leur part […] que moi aussi je m'efforçais d'imiter en disant sur le ton le plus naturel la duchesse de Guermantes, comme un nom qui eût ressemblé à d'autres." (II, p. 506)
Et ce, en dépit du rouge concurrent, lui aussi idéaliste: "cette couleur amarante de la dernière syllabe de son nom que je m'étais dès le premier jour étonné de ne pas trouver dans sa personne et que j'avais fait se réfugier dans sa pensée." (ibid.)

Opposons ce passage à celui du brouillon p. 1304 supra: l'ignorance de la couleur végétale du bois cesse d'être une affectation initiée par Marcel, car dans TF celui-ci ne fait qu'imiter les propos des mondains, ce qui le dé-culpabilise, alors que dans le premier jet il s'accusait plus durement de céder aux "parjures de nos affections" (p. 1304). L'inversion qui consiste à reconnaître dans un second temps la réalité (mythique) du Nom et de l'esprit après un premier temps de statégie de dissimulation relève de la composante dialogique. En effet, la fraîcheur végétale naturelle comparante, modalisée par l'être, rompt avec le paraître snob du jeu mondain artificiel (cf. "affectation", "m'efforçais d'imiter", "n'ayant pas l'air de", et des hypothétiques "ce devait être", "comme un nom qui eût"). Elle confère à la rêverie onomastique l'allure de la vérité, laquelle n'exclut pourtant pas le mythe (cf. "le poétique domaine").

Génétiquement, l'unité thématique de tous ces extraits repose sur les reprises lexicales, les parasynonymes ('sylv-' \ 'bois') et paraphrases ('sentir dans' \ 'imprégné'; 'mystérieux' \ 'ineffable'; infra 'dénudé' \ 'découvert').

Après l'énumération de ces segments allant des métamorphoses d'objets d'art à l'audition colorée des Noms, il apparaît que le sémantisme de l'automne, du soleil couchant semble une clé interprétative importante, avec les sèmes contraires que conjoignent ces mots:

- évaluatifs avec la paire /péjoratif/ vs /euphorie/, du goût fin de siècle des spectacles de dégradation; de ce fait par la douceur dorée qu'il apporte à celui qui le contemple, le simple rayon jaune acquiert une noblesse;

- aspectuels avec la paire /imperfectif/ vs /cessatif/: en effet, TF de CG 501-6 conserve /imperfectif/ de la durée non limitée de la dorure végétale qui indexe non seulement le minéral ("tour fleuronnée", où le végétal est en quelque sorte minéralisé et sacralisé) mais aussi la coloration du nom ("projetait, faisait sentir"); quant à /cessatif/ + /péjoratif/ de 'jaunie' et "or mourant", il se retrouve dans "cette dame de Guermantes son ancêtre du XIIe siècle qui faisait pendre tant de manants" (II, p. 1054), plus impitoyable il est vrai dans ces brouillons qui excluent leur grâce (par là, cette "tour fleuronnée" de donjon révèle un château au bord de l'abîme par le comportement des châtelains; sur ces topoï, cf. Rastier 1992 b: 214; en outre on peut interpréter la divinisation de la duchesse par Marcel - qui l'idéalise, ainsi que l'origine médiévale des Guermantes - comme un réalisme transcendant qui explique la délétion de la grasse matérialité du beurre au profit du végétal minéralisé plus compatible avec cette thématique).

Le problème des noms de villes et de la synopsie fut certes étudié par Genette (1976: 318), mais sans que la référence à la saison, laquelle pourtant motive la dorure des lieux, soit exploitée. Il le fait remonter aux deux mentions respectives de Fontainebleau et Versailles:

(a) Jean Santeuil: "Fontainebleau, nom doux et doré comme une grappe de raisin soulevée! [...] par ce jour d'automne, je voudrais voir toute une forêt: ces arbres jaunis que je désire [...] ce lieu auquel je pense tant, que je désire tant voir, existe: oeuvre de la vie qui lui a jauni telle ou telle maison" (Pléiade, p. 570) et à quelques pages du "vin de Sauternes dans un verre qu'il remplit de sa couleur jaune, inimitable" (p. 572).

Il est aussi artistique que "ces chairs dorées" de Rembrandt (p. 570) dont parlait Milly (1974: 67-8) - cf. encore cette phrase clé sur l'esthétique naturaliste-spiritualiste que Proust attribue à Rembrandt: "à partir d'un certain moment, toutes ces figures apparaissent dans une sorte de matière dorée, comme si elles avaient été toutes peintes dans un même jour qui serait, semble-t-il, celui du soleil couchant quand les rayons frappant directement les objets les dorent." (Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 660)

(b) Les Plaisirs et les Jours: "Versailles, grand nom rouillé et doux", dans le contexte automnal des "feuilles mortes" et de "la mélancolie des arbres" (Pléiade, p. 106; ici le rapprochement de Versailles avec la rouille est motivé par l'isophonie \yod\, alors que celui de Sauternes avec Fontainebleau l'était par les isotopies /jaune/ + /viticole/).
En revanche l'euphorie triomphe dans cette ode aux "marronniers immenses quand ils étaient jaunis par l'automne" avec leurs "murmurantes cascades d'or pâle" et leur "douce chevelure blonde répandue" dans un flot tout aussi mythologique (p. 142) - on retrouve dans ces comparants la paire sémique /liquidité/ + /expansion/.

On sait le rôle allégorique de cette saison dans le dernier volume où elle symbolise la métamorphose ontologique: "en vieillissant, ils semblaient avoir une personnalité différente, comme ces arbres dont l'automne en variant leurs couleurs semble changer l'essence." Ici le bois jaunissant équivaut aux blanchissement des chevelures, en tant qu'il engendre un problème cognitif à Marcel dans les salons (cf. ci-dessous les cheveux gris de l'automne de la duchesse).

Ce jaune brillant végétal, (indexé à /cessatif/, /esthétique/, /affectif/) présente la substitution casuelle de /attributif/ + /mythique/ (nom d'or, sur le registre merveilleux) à /locatif/ + /banal/ (bois jaunissant, sur le registre réaliste). Cela rend compte de la coloration dite métonymique, du nom par rapport à la blondeur de la personne, notamment. Quant à la métaphore filée du minéral, corrélative, elle est motivée non seulement par le caractère précieux de cette famille-type, qu'accentuent sa discrétion et sa rareté dans la pierre mondaine, mais aussi par sa froideur et sa rudesse apparente, dissimulant une souplesse toute féline, l'ensemble exprimé par la célèbre période définitoire: "Les divers Guermantes resteront en effet reconnaissables dans la pierre rare de la société aristocratique où on les apercevait cà et là comme ces filons d'une matière plus blonde, plus précieuse, qui veinent un morceau de jaspe; on les discernait, on suivait au sein de ce minerai où ils étaient mêlés le souple ondoiement de leurs crins d'or, comme cette chevelure presque lumineuse qui court, dépeignée, dans le flanc de l'agate mousse." (Cahier 5 de 1908, II, pp. 1025-6) Cette expression "agate mousse" traditionnellement oxymorique ne l'est nullement ici dans la mesure où les sèmes dimensionnels /minéral/ vs /végétal/ relèvent de la même molécule de sèmes spécifiques qui les unit.

Second volet génétique. Poursuivons sur le portrait de la duchesse à proximité du pouf, chez Mme de Villeparisis. Alors que cette apparition est actuelle, le narrateur anticipe:

"Plus tard, quand elle me fut devenue indifférente, je connus bien des particularités de la duchesse, et notamment (…) ses yeux, où était captif comme dans un tableau le ciel bleu d'une après-midi de France, largement découvert, baigné de lumière même quand elle ne brillait pas; et une voix qu'on eût crue, aux premiers sons enroués, presque canaille, où traînait, comme sur les marches de l'église de Combray ou la pâtisserie de la place, l'or paresseux et gras d'un soleil de province." (TF, II, p. 502)

Dans cette autre période majestueuse présentant la bichromie optimiste en bleu et jaune brillants, on retient la nouvelle dorure d'un son, cette fois de la voix au lieu du nom.

Mais pour l'analyser, confrontons-la à la formulation paraphrastique telle qu'on pouvait la lire dans une esquisse destinée, comme précédemment, à un volume différent, en l'occurrence à l'épisode d'une "matinée" du Temps retrouvé: "Ses cheveux gris qu'elle portait maintenant relevés dévastaient en quelque sorte son visage, y faisaient plus grande presque illimitée comme dans un paysage dénudé, la part des yeux, le ciel captif d'Ile-de-France où la lumière semblait comme à la fin de l'après-midi briller plus douce. Il semblait que dans la voix j'aurais dû trouver aussi plus de douceur dorée, de l'arrière-saison le rayon jaune et doux *. Mais la fréquentation des artistes, l'affectation de naturel, de drôlerie, de dire des gros mots lui avait donné quelque chose de presque canaille où l'engueulade du voyou semblait frisée par la lenteur de la province comme dans cet accent composite d'un chanteur aujourd'hui oublié, Fragson, où on ne pouvait faire la part de l'anglais et du montmartrois. Et ce n'est que dans les phrases où elle ne mettait pas d'intonation, dans les hésitations involontaires grassement dorées et traînantes que je reconnaissais la lumière attardée sur le porche d'or de l'église." (Cahier 57 de 1916-17, IV, p. 952)

* Allusion littéraire non seulement au Chant d'automne de Baudelaire, mais aussi à Sainte-Beuve.

Via cette saison finissante, la blondeur de la duchesse, remplacée par la grisaille s'est transférée à sa voix. Dès ce brouillon, la synesthésie proustienne conjoint le sémantisme non seulement du visuel, mais du tactile-gustatif à l'auditif. Que ce soit avec 'traînantes', 'attardée', "or gras", les reprises lexicales et paraphrase, d'un fragment textuel à l'autre, sont telles qu'elles rendent saillant le faisceau d'isotopies /jaune/, /brillant/, /affectif/, /cessatif/, /esthétique/ (picturale, musicale, théâtrale), /douceur/, /duratif/ (dont le sème /continuité/ appartient aussi à la matière onctueuse). Faisceau qui a pour corrélat l'isophonie \an\, couplée à \r\, qui soudent le syntagmes indexés, des "arpents de bois jaunissants", "hésitations grassement dorées et traînantes" au "luisant de l'or mourant" (supra), où l'on note la concurrence du cas /résultatif/ vis-à-vis de l'aspect /imperfectif/, en passant par le découpage du lexème "mante" dans le Nom, suscité par l'assonance.

Ce rayon jaune mélancolique associé à la grisaille et au visage féminin trouve un ancrage dans le premier volume, où le paysage d'Odette d'Un amour de Swann (TF, I, p. 309) présente une forte similarité: "elle écartait ses cheveux avec ses mains; son front, sa figure paraissaient plus larges; alors, tout d'un coup, quelque pensée simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en existe dans toutes les créatures, quand dans un moment de repos ou de repliement elles sont livrées à elles-mêmes, jaillissait de ses yeux comme un rayon jaune. Et aussitôt tout son visage s'éclairait comme une campagne grise, couverte de nuages qui soudain s'écartent, pour sa transfiguration, au moment du soleil couchant." C'est d'ailleurs l'énergie de cette émanation mélancolique, très botticellienne, associée au spectacle d'une nature agitée et finissante (couchant) qui séduit Swann. Le paysage est un écho de celui de Roussainville, où "Souvent le soleil se cachait derrière une nuée que déformait son ovale et dont il jaunissait la bordure. L'éclat, mais non la clarté, était enlevé à la campagne où toute vie semblait suspendue [...]" (TF, I, p. 148); ici le travail artistique de la nature (cf. le comparant pictural des "camaïeux") précède la transfiguration dans un suspens du brillant solaire.

Mais revenons au salon Villeparisis où trône Oriane de Guermantes, avec sa voix enrouée qui traduit un encanaillement snob. Entre les deux versions, on constate la même modalisation du portrait par l'hypothèse irréelle (conditionnel "semblait que j'aurais dû", "on eût cru"; cf. supra "c'eût été une intelligence humaine"); mais son inversion dans un second temps en assertion de la réalité (indicatif "traînait") n'est plus corrélée dans TF à une sacralisation. En effet, la relative ("où...") n'aboutit plus comme dans le premier jet à une vérité dévoilée et subjective, celle de l'acte cognitif "je reconnaissais", qui, comme précédemment, rompt avec la dissimulation théâtrale-mondaine pour révéler la "lumière" dorée spirituelle de la voix (cf. supra "plus ne m'était besoin de cette affectation que je jouais autrefois quand […] je parlais de Mme de Guermantes sans laisser sentir qu'à ce moment des arpents de bois jaunissants passaient sur mes lèvres." II, p. 1304).
D'ailleurs dans TF "l'église" n'est plus le point d'orgue de la phrase, et elle a d'autant moins le pouvoir de convertir cet « or » qu'elle subit la juxtaposition d'un autre édifice ajouté, "la pâtisserie". Celle-ci motive non seulement le trait /onctueux/ (du 'beurre', par catalyse), mais aussi /visqueux/ (du sucré, étendu dans le décor). Aussi l'épithète ajoutée "paresseux" (personnifiante, qui aggrave "la lenteur" et "attardée" du brouillon) est-elle motivée par l'oisiveté dominicale, après la messe et dessert, telle qu'elle était décrite dans le Combray du premier volume (Combray qui spécifie "la province" du brouillon).
En d'autres termes, le sème générique /religion/ lié à /sacralité/ de l'illumination solaire est en quelque sorte profané aussi bien par le sucré (on repense ici à ces "gâteaux de frangipane" sensuels des aubépines virginales, supra) que par l'encanaillement provincial, salé, lequel était d'autant plus développé dans le brouillon (cf. "dire des gros mots", "engueulade du voyou" qui ont été condensés et euphémisés en "voix aux sons enroués") que la révélation contraire était évidente. En d'autres termes la dense isotopie /péjoratif/ faisait l'objet dans le brouillon d'une double inversion distincte méliorative:
- Dialectique: T1 d'intonations affectées indexées à /faux/ + /populaire/ (et incolore) vs T2 "d'hésitations involontaires" indexées au contraire à /vrai/ + /noble/ (or lumineux et religieux).
- Dialogique: sans coïncider avec ces deux intervalles temporels, une dissimilation distingue les deux dorures, car celle qui est sacrée et certaine, à la chute, était précédée de la profane incertaine, celle du rayon solaire à "douceur dorée", plus païen.
La version définitive, marquée par un style concis, simplifiera l'inversion en dissipant l'ambivalence modale du jaune brillant.

Transposé en Normandie et cette fois coupé de l'audition colorée, on trouve confirmation de ce sémantisme dans un autre endroit de province, dans le volume A l'ombre des jeunes filles en fleurs, II: "Le jour que Mme de Villeparisis nous mena à Carqueville où était cette église couverte de lierre […], ma grand-mère, pensant que je serais content d'être seul pour regarder le monument, proposa à son amie d'aller goûter chez le pâtissier, sur la place qu'on apercevait distinctement et qui sous sa patine dorée était comme une autre partie d'un objet tout entier ancien." (TF, II, p. 75)
L'initiatrice n'est plus ici la duchesse, mais sa tante, dans le salon de laquelle elle apparaissait. Elle s'est substituée à la tante Léonie décédée, et, intégrée à famille par le biais de "ma grand-mère", elle est indexée à l'isotopie /douceur maternelle/ - renforcée par le contexte alimentaire - due à toutes ces figures féminines qui entourent Marcel. Déjà ici la contiguïté spatiale des deux édifices favorisait, de /locatif/ à /attributif/, la dorure appétissante du minéral de longue durée, rendu lisse et doux, dans une conciliation des contraires, que ce soient les rôles sociaux: /artisanat/ + /gourmandise/ ('pâtissier', 'goûter') vs /noblesse/ + /sacralité/ ('patine', 'regarder'). On repense évidemment à "ces pierres tombales qui avec le temps avaient coulé comme le miel dont elles avaient pris la blondeur dorée" (Cahier 6 de 1909, I, p. 733) et au comparant du "clocher doré et cuit lui-même comme s'il était en compacte brioche bénie" (Cahier 12 de 1909, I, p. 742), par métaphore métonymique relativement à la pâtisserie située à proximité. Quant à l'attardement de la prononciation et de la lumière ci-dessus, on le retrouve dans cette flânerie touristique. Si bien que le jaune brillant sinon gras du sucré acquiert dans ce contexte une évaluation méliorative.

Ce collationnement des quatre segments que nous venons d'analyser confirme la transposition opérée à partir d'une molécule de sèmes sous-jacente aux reprises lexicales, synonymes et paraphrases. Récapitulons: le groupement sémique se compose, pour la couleur typique du Nom, de /jaune brillant/, /résultatif/+/lumineux/, /attributif/+/mythique/, /noblesse/, /sacralité/, /expansion/, /temporalité: longue durée/, /aspects: imperfectif + cessatif/, /artistique/ (pictural, musical, théâtral sans ostentation), /affectif: euphorie/ (quelle que soit la tristesse mélancolique due aux spectacles de choses finissantes), /féminité/ (de sexe - duchesse - ou de genre - tour et diphtongue) + /protection maternelle/, /mystère/ (par le mélange des contraires: intériorité mondaine-parisienne vs extériorité campagnarde-provinciale, subjectivité vs objectivité, minéral vs végétal, sacré-contemplatif vs profane-artisanal (cf. le jaune visqueux du pâtissier, travaillé par l'orfèvrerie, le tissage, la nature, etc.), chrétien vs païen, roturier vs noble, modalités ancrage actuel-retard vs ancrage médiéval-avance, incertain-caché vs certain-montré, mélioratif vs péjoratif, registres merveilleux-légendaire vs réaliste-banal, et par la métamorphose générale du matériel en spirituel).
C'est parce que cette molécule sémique se trouve disséminée à la fois dans le contenu des noms propres (lieux, personnes) et des noms communs décrivant le monde sensible qu'elle unifie des acteurs divers et variés, au premier plan ou à l'arrière-plan du récit. Fortement lexicalisée dès les brouillons dans de tels paysages, on retiendra qu'elle n'est pas spécifique au contenu de l'audition colorée; ce faisant, elle ancre celui-ci dans la thématique des Noms, de Combray à Guermantes via les toponymes normands.

Epilogue

Ce n'est pas le moindre des paradoxes de voir aujourd'hui un éminent stylisticien remettre en question l'importance de l'étude des signifiés contextuels, à l'heure où la génétique recourt à l'outil informatique dans la saisie des brouillons (cf. les travaux de Lebrave, Grésillon, Hay, etc. de l'ITEM): "Pratique d'empathie interactive et de rêverie sur l'origine, elle ne vise pas à la constitution d'un sens mais à la reviviscence d'un trajet mental, simulé sur écran par des parcours hypertextuels. L'étonnant, c'est que cette pratique de simulation étonamment anti-herméneutique soit née de l'évolution disciplines du sens comme la philologie, la critique et la poétique." (L. Jenny, 2002: 64-5) Toutefois, si "les archivistes de la trace" manuscrite numérisée cèdent aux sirènes de la technologie et de la cognition (cf. la quête du "trajet mental"), libre au lecteur de suivre les parcours interprétatifs que lui indiquent la comparaison des différentes rédactions. Ce faisant il renoue avec le plaisir du texte, lequel n'est pas forcément synonyme de déconstructionnisme comme le prétendait Barthes.

Sur le plan non plus méthodologique mais de la philosophie du langage requise par le corpus proustien, on n'aura pas manqué de relever dans ces segments la présence de la triade sémiotique séculaire vox - conceptus - res: les "bois de Guermantes" (référent imaginaire) suscitent l'admiration sur ce "duché", qui remplit (par la pensée du rêveur) le nom de la duchesse (sa sonorité). Soit la complémentarité de la paire psychologie-ontologie avec laquelle rompt la dyade signifiant vs signifié.

N.B.: Sur ce débat épistémologique cf. Rastier, qui rappelle au passage que "la prééminence du nom doit beaucoup aux mythes archaïques sur l'origine du langage" (1990: 31); les noms sont supposés fixés par un "onomatothète" qui n'est pas sans rappeler le Législateur cratyléen - alias Proust, selon Barthes. Siblot retourne la thèse cratyléenne - "le nom dirait l'essence des êtres et des choses [...] Si on se place dans une perspective essentialiste, il faut alors tenir compte que le nom livre l'accès à la transcendance sur quoi on ne peut fonder de connaissance positive" (1996: 137) - pour plaider en faveur d'une appproche marxiste du lexique: "Le nom ne dit ni l'être, ni l'essence, ni la substance, mais livre plus simplement un point de vue anthropologique sur l'objet nommé. L'idée que les hommes se forment de l'objet, à partir de leurs perceptions et de leurs expériences, de leur praxis, la représentation qu'ils inscrivent ainsi dans le lexique reste constitutivement liée au réel." (1996: 138). Mais que ce soit la thèse magique - irrationnelle - ou archéologique (Siblot, Nyckees), le nom reste dans ces optiques inséparable de la référence extra-linguistique aux êtres et aux choses.

Si Genette constate à bon droit "la conscience cratyléenne [expression de Barthes] de Marcel, pour qui, l'essence des choses est bien dans le sens caché de leurs noms" (1969: 244), il convient de souligner la dichotomie de l'onomastique proustienne, laquelle remonte au Cahier 32 de 1909-1910: "Les mots sont de petites images claires […] de choses qu'ils nous montrent, pareilles aux choses de même espèce, une chaise, un arbre. Mais les noms donnent à chaque ville qu'ils nomment une couleur différente qui naît de leur propre sonorité mais que nous répandons sur elle. […] Ils se laissent lentement remplir par notre imagination […]" (I, 957)
- Les MOTS font connaître les choses de façon nette, "par l'intelligence et les sens", acte "sans valeur", soit un signifié qui équivaut à la représentation mentale distanciée du référent.
- Les NOMS, de façon confuse, par l'imaginaire: "il n'y a pour nous de réalité que dans ce rêve, l'individuel" (ibid.); ici le signifié consiste en un acte affectif fusionnel.
Célèbre dichotomie, où le contenu participe de la même substance psychique, car, pour saisir cette "essence", un conceptus est nécessaire dans ce trajet triadique qui mène des mots et noms (vox) aux choses (res).
Pour les MOTS: réalisme empirique (i.e. "la réalité" saisie dans la généralité de "l'espèce").
Pour les NOMS: réalisme transcendant (le mystère merveilleux de "l'individuel" appréhendé par le "rêve"; autre illustration, dans le Cahier 12 de 1909, où "la rue des Perchamps" caractérisée par "une courbe aussi aiguë que le dos d'un bossu" évoque chez le narrateur "l'orthodoxie spiritualiste en qui le nom était devenu une conséquence inévitable de la courbure ou vice versa", I, p. 822).

Prétendre en revanche que les signifiants (mots ou noms) sont pourvus de signifiés dont l'origine extra-linguistique est indifférente - qu'elle soit rationnelle, empirique, ou onirique - ne revient pas à se réfugier dans une sémantique "qui a peur du réel", mais à suspendre le renvoi à l'objectivité et à la subjectivité des signes pris isolément, afin de pouvoir établir une continuité thématique des contextes englobant ces signes. Ce passage d'une linguistique du signe à une linguistique du texte (Rastier, 1996) provient en fait ici du renversement de perspective: au point de vue génératif du narrateur qui fait remonter le niveau verbal à celui de l'intelligence, des sensations, du rêve, dans une genèse du sens à partir du vécu, de l'Erlebnis (et qui continue à faire les beaux jours de l'approche phénoménologique de la Recherche: après le Proust et les signes de Deleuze et L'expérience temporelle fictive de Ricoeur, voici - réactualisé par A. Simon, 2000 - Le Visible et l'Invisible de Merleau-Ponty, d'après qui "Personne que Proust n'a été plus loin dans la description d'une idée qui n'est pas le contraire du sensible, qui en est la doublure et la profondeur", Gallimard, p. 195, contemporain en 1964 de l'ouvrage de Deleuze), se substitue la démarche interprétative du lecteur analyste qui intègre le contenu de ces noms si valorisés dans la cohésion textuelle.

Documents génétiques de la Recherche utilisés
Cahier 5 de 1908
Cahier 7 de 1908-1909
Cahiers 4, 6, 12, 13, 31, 36 de 1909
Cahiers 29, 32 de 1909-1910
Cahiers 14, 28, 30, 39, 66 de 1910
Cahier 11 et Proust 21 de 1911
Cahiers 41, 42, 43 de 1910-1916
Cahier 57 de 1916-1917

Annexe

Le symbolisme phonétique: un problème de linguistique appliqué à la littérature et un débat philosophique remontant à Platon

1. La motivation du premier type, selon Barthes, c'est-à-dire naturelle, qui associe un sémantisme à un phonème est-elle valide en linguistique ? Concernant le \a\ - qui nous occupe chez Proust -, oui, répondent les données de psychologie expérimentale qui attestent sa largeur, sa grandeur. Valeurs qui reposent sur la théorie articulatoire, notamment de Peterfalvi qui retient en général "trois paires d'oppositions: grand-petit, arrondi-angulaire, clair-obscur" (in Todorov, 1972: 448, Toussaint, 1983: 82, linguiste qui rejette la minimisation opérée par Todorov et étend ces "dimensions sémantiques" au nombre de 7 au lieu de 3 - s'appuyant pour cela sur les travaux de Chastaing).

Delas & Filliolet reprennent cette théorie (1973: 121-2) et précisent par ailleurs qu'une telle motivation des sons ne remet nullement en cause le postulat de l'arbitraire du signe (= absence de rapport, à part celui de "nécessité" - selon Benveniste - entre le signifiant et le signifié d'un mot). Barthes préférait substituer à "arbitraire" un synonyme: "en linguistique la signification est immotivée, immotivation d'ailleurs partielle" dans les cas de dérivation et d'onomatopées; au contraire "un signe est motivé lorsque la relation de son signifié et de son signifiant est analogique" (1964: 48).

Ce sont des "pratiques du symbolisme" (étudiées par Todorov, 1972: poésie, glossolalies, incantations) qui activent cette motivation du signe, laquelle demeure latente, en langue comme le démontre M. Toussaint, qui mit à mal la thèse de l'absence de rapport entre signifiant et signifié. Notamment au niveau lexical, avec le rapport d'imitation dans les onomatopées (omniprésentes dans le lexique français: cf. Guiraud, 1967) et les mimologismes (qui fondent la langue organique selon Nodier, cité par Genette, 1973: 277-291, avec leurs récurrences articulatoires motivées par la thématique de base de l'enfance, "naïvement", parmi lesquelles les labiales de "papa, maman, etc." mais aussi celles des noms propres chers au jeune Marcel, "Balbec, Bayeux, Parme, Guermantes, Gilberte, etc."). De telles corrélations sont bien moins marginales que ne le déclarait Saussure, comme le prouve par exemple celle que Toussaint établit entre les sèmes et les traits articulatoires d'un mot (cf. le Cratyle où il s'agissait d'une "analogie entre les mouvements articulatoires et l'idée exprimée" par le mot qui contient le phonème, note Nyckees, 1998: 50), telles les gutturale, occlusive et explosive communes à pig et cochon lequel partage avec Schwein une chuintante, les 3 unis en outre par une labiale, soit un faisceau traits articulatoires en relation d'imitation avec le sème /qui grogne/ de l'animal (1983: 34).

Cela illustre le constat de Fonagy (1971: 76), selon qui "ces signes sont motivés en tant qu'une partie du signifié est contenue dans le signifiant", tel glisser dont le mouvement signifié est imité par l'action des phonèmes, dans le signifiant; en revanche l'éventuelle douceur de ce glissement est contredite en contexte poétique, tel le baudelairien "glissant sur les gouffres amers", analysé par Delas & Filliolet (1973: 127-8), ou l'alexandrin racinien "Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon coeur", qui, selon la juste observation de Nyckees (1998: 26), "avec ses trois R bien placés, ne se signale pas par une rudesse ou une agitation particulière", lesquelles auraient pu être attribuées hors contexte au phonème. En d'autres termes, ici, l'isotopie /pureté/ socialement normée aussi bien dans 'coeur' que 'jour', détermine l'isophonie.

Ou encore, pour en revenir au dictionnaire de Nodier cité par Genette (1973: 283): "Broyement, broyer: du bruit d'une substance un peu récalcitrante brisée entre deux corps durs." ici au contraire l'isophonie en R, en faisceau avec labiales et/ou dentales, est corrélée à l'isotopie /rudesse/; on constate que la cohésion interne du syntagme, dans sa concordance sémiotique qui corrèle les deux plans du signe (sèmes et phonèmes), ôte l'impression d'arbitrarité et renforce celle de vérité.

Barthes en parlait concernant Proust à propos de la métaphore du rugueux appliquée a son: pour que le -EK de la finale acquière cette valeur, le développement de la thématique du toponyme était nécessaire: "Balbec signifie affinitairement un complexe de vagues aux crêtes hautes, de falaises escarpées et d'architecture hérissée" (1967: 129), soit la paire d'isotopies /rudesse/ (activée dans le R aussi) + /marine/, socialement normées pour le décor des côtes normandes.
Il ne s'agit plus d'affirmer que la rugosité du son est activée de façon "synesthésique" par similitude avec la rugosité de la chose que le mot (Balbec) représente (comme le voulait Saint-Augustin: "le miel est aussi suave au goût que le nom l'est à l'oreille [...] Les Stoïciens ont voulu voir comme le berceau du vocabulaire dans cette concordance entre la perception des choses et la perception des sons", cité par Nyckees, 1998: 54), mais d'établir le signifié contextuel dans lequel le mot entre pour établir d'éventuelles "concordances" entre des éléments du sens et des éléments du son. Or cette interaction textuelle est précisément empêchée par la relation sémiotique classique qui isole le mot, ses sonorités et les relie au référent (mais quel peut être le référent d'un nom propre inventé ou d'un mot abstrait - l'âpreté - pour reprendre Saint-Augustin -, si ce n'est le contenu que leur confère un discours ?)

De sorte que la motivation sémantico-phonique (sémiotique) des toponymes normands-bretons, que leur nom soit réel ou fictif (Balbec), comme celle qui provient des fausses étymologies de Brichot, parce qu'elle est moins transparente et plus recherchée que celle qui justifie traditionnellement certains noms de lieux [je pense, par exemple, à ces toponymes qui frappèrent Hugo lors de sa traversée des Pyrénées (éd. La Découverte, 1884): "ce bourg, ils l'ont bien nommé Lumière, Luz" (p. 175), ou encore l'explication qu'il donne de Castelloubon: "Les paysans, chose remarquable et toute locale, ne haïssaient pas les châteaux. Ils avaient le sentiment que ces forteresses, tout en les dominant, en les opprimant même, protégeaient la frontière." (p. 158)] enjoint le lecteur à dépasser ces notions de clarté ou de protection d'un lieu, pour comprendre la thématique que développe tout un contexte à leur sujet. Il s'aperçoit alors que "l'effet de vérité" qui se dégage du contenu onomastique (auditions colorées et étymologies) provient non plus d'une relation référentielle entre le Nom et la chose (cf. Genette, 1969: 245), mais d'une relation sémantique contextuelle entre le signifiant et les signifiés qui lui sont associés, reposant sur un vraisemblable codifié par des normes socio-culturelles (auditions colorées) ou par des normes linguistiques (étymologies).

Il est donc possible et selon moi nécessaire de rendre compte des phénomènes de motivation sur les seuls plans iso-topique/phonique sans recourir à l'essence des choses signifiées par les mots: exit conceptus et res requis par la thèse cratyliste, laquelle pose que "les formes du langage ressemblent objectivement aux réalités du monde qu'elles désignent" (Nyckees, 1998: 40). Or un tel réalisme qui semble s'opposer au nominalisme de Hermogène, au cours du célèbre débat, défenseur de la convention et de l'accord (nomos, thésis) et arguant de l'exemple de Sklérotès, "où le L devrait exprimer, en regard des principes posés, tout le contraire de la rudesse", pour aboutir à l'idée "qu'il est vain de scruter la forme des mots pour tenter d'accéder à la vérité des choses" (ibid. 51), n'est pas aussi tranché qu'il y paraît dans la mesure même où il existe une "bizarrerie: dans le naturalisme cratylien, le langage est un artifice: il y a un auteur, dénommé le Législateur, qui s'est efforcé de donner aux choses le nom le plus conforme à leur nature profonde, [...] si celui qui les a créés les a formés d'après l'essence de la chose qu'ils désignent" (ibid. 42, 49), "celui qui a établi les noms (nomothetés alias le Législateur) et les avait choisis en fonction de leur ressemblance avec les objets dénotés". Hermogène, partisan du conventionalisme des sophistes (Fonagy, 1971: 55), conteste que la "rectitude de dénomination" [ce "rêve de l'orthonymie, désignation correcte et directe" que remet en question Rastier à propos du "mot propre" sous-tendant les théories du "sens figuré", 1994: 81] soit fondée sur la nature (physei). Pour lui le mot "juste" sera celui qui "se trouve en usage" (Nyckees, 1998: 48) entre les locuteurs.

Pareille reconnaissance de la réalité culturelle du langage nous encourage à ne plus poser la question du mimétisme forcément en termes de relation avec les êtres et choses démotés, mais à l'intérieur du discours lui-même. Le "nominalisme méthodologique" que j'emprunte à Rastier (1992 b) pour étudier la génétique textuelle est de fait incompatible avec le réalisme de Cratyle. C'est dans ce cadre que j'ai reposé la question de la motivation phonétique des Noms.

N.B.: si arbitrarité et théorie de la valeur, i.e. sémantique différentielle, sont "des produits d'immatérialisation" (Toussaint, 1983: 92), il ne faudrait pas conclure que la matérialité soit exclusivement du côté des choses, c'est-à-dire de la réalité extra-linguistique; en effet la matérialité des traits articulatoires des phonèmes relève de la description intra-linguistique.

Dans "roue", Nodier voit un mot dont le son imite "le bruit d'un corps rond qui roule avec rapidité sur une surface retentissante" (ibid. 284); or il fallait un tel syntagme définitionnel pour que le R suggère l'analogie avec "le mouvement de la langue prononçant le son R" (ibid. 285), et que se trouve ainsi motivée la métaphore phonétique. Nodier cultive le sérieux dans ses articles; c'est là ce qui le différencie de Leiris (Glossaire, "j'y serre mes gloses") dont les définitions relèvent du registre humoristique. Si l'on se reporte à celle de "grimace: elle aigrit ma face ou égaie ma grise mine" ou celle de "rhinocéros: aux ires niaises et féroces", il appert que les isophonies déclenchées par le mot à définir sont corrélées à des sèmes lexicalisés qui sont afférents au sémème de base (ex. le faisceau G,R,I disséminé dans le syntagme contenant les sèmes /laideur/ ou /comique/ de 'grimace'). Au niveau de la description on constate que les plans isotopique et isophonique sont nécessaires et suffisants pour rendre compte des phénomènes de motivation.

2. Le phonème en contexte introduit à la motivation de second type, selon Barthes, celle qui repose sur les associations lexicales et le contexte culturel; il cite ainsi: "\an\ est jaunissant, blond et doré dans Coutances et Guermantes" (1967: 130) du fait de la propagations de ces trois sèmes. La corrélation au phonème n'a cependant rein d'obligatoire en dehors du corpus proustien. Delas & Filliolet en convenaient d'une autre façon lorsque, s'appuyant sur le sonnet des Voyelles (similaire, chez Rimbaud, dans son procédé, aux toponymes de Proust), ils remarquaient que "même si les voyelles et les consonnes d'une langue sont parfois susceptibles d'évoquer a priori des signifiés qui leur sont propres, il n'en reste pas moins vrai que l'acte d'écriture les fait entrer dans une structuration qui confirmera ou infirmera ces valeurs" (1973: 123-4).

La dépendance s'étend au genre, ajoute Fonagy: "les signes arbitraires dominent dans le langage scientifique; la poésie montre une préférence très prononcée pour les signes motivés" (1971: 73). Ou bien, dans un genre discursif particulier, celui du dictionnaire onomatopéique de Nodier qu'évoquait Genette (1973: 281) en ces termes: "la question [...] est de savoir si le lexique réel de la langue respecte, (comme le croyait Cratyle) ces virtualités du symbolisme phonétique, ou bien si (comme le lui montre Socrate sur l'exemple de Sklérotès ou Mallarmé sur ceux des couples jour-nuit, ombre-ténèbres) il y défaille en sa perversité." "G. Genette parle de mimologisme secondaire pour désigner ce parti pris qui affirme non pas que les langues seraient iconiques du réel comme le croyait Cratyle (mimologisme primaire), mais qu'il faut s'employer à les rendre telles par l'oeuvre et le poème selon Mallarmé - qui veut ainsi rémunérer le défaut des langues" (Nyckees, 1998: 26) - "affaire de métier" de la part du poète ("le symbolisme phonétique apparaît donc d'abord comme l'effet d'une construction textuelle" ibid. 27), et non "de vérité", selon la thèse dite physei qui considère que les mots de la langue comportent en soi une ressemblance naturelle et objective (qui plus est originelle) avec les êtres et choses qu'ils dénotent ("le mot primitif imitant vocalement l'objet désigné" ibid. 50). En d'autres termes, la langue propose, le texte dispose.

Ou, selon la thèse holiste ou globaliste de Rastier, le contexte détemine le sens des unités qu'il inclut. Cela garantit des excès de cette herméneutique avant-gardiste (Kristeva, notamment) qui, en s'appuyant sur les célèbres bases pulsionnelles de la phonation (Fonagy, années 70), conférait aux phonèmes un symbolisme psychanalytique: Rastier déplore à bon droit que "ces 'valeurs sémantiques' se combinent indépendamment des morphèmes du texte et de leur contenu, devenu parasite" (1989: 25).

3. "La fonction poétique, au sens le plus large du terme, se définirait ainsi par une conscience cratyléenne des signes et l'écrivain serait le récitant de ce grand mythe séculaire qui veut que le langage imite les idées et que, contrairement aux précisions de la science linguistique, les signes soient motivés. [...] Ce réalisme qui veut que les noms soient le reflet des idées a pris chez Proust une forme radicale" (Barthes, 1967: 134). Science qui, avec Martinet, démontre le caractère articulé des signes linguistiques (morphèmes), lequel constitue une réfutation du cratylisme, pour qui le langage est une nomenclature.

Ma thèse: le Législateur non plus platonicien mais proustien, lorsqu'il crée un Nom auquel il attribue une essence, ne copie pas le lieu ou l'être extra-linguistique, mais il rend le Nom inséparable de tout un ensemble lexical, qui active un faisceau d'isotopies. Et le moyen par lequel le nom propre se laisse découper en un nom commun (lexème) appartenant à cet ensemble lexical, avec un effet de motivation: 'blanc' dans Lamballe, emballé dans sa 'coquille', 'couteau' et 'rance' dans Coutances, etc., est la relation phonique ou anagrammatique. Mais ce n'est qu'un indice de toute une cohésion sémantique contextuelle à établir (en l'occurrence d'une région aux productions socialement normées), laquelle explique la motivation lexico-culturelle souvent observée par les critiques de Proust. Plus exactement, ce qui est copié par le Nom ce n'est pas un ensemble de mots, récurrents, mais un sémantisme qui permet de lexicaliser ces mots (jaune ou doré ou blondeur pour \a(n)\) et qui organise le développement textuel autour de ces Noms en contexte.

Citons une dernière fois Barthes (1967: 133): Le nom n'est rien, si par malheur on l'articule directement sur son référent (qu'est, en réalité, la duchesse de Guermantes ?), c'est-à-dire si l'on manque en lui sa nature de signe. Le signifié, voilà la place de l'imaginaire: c'est là, sans doute, la pensée nouvelle de Proust, ce pour quoi il a déplacé, historiquement, le vieux problème du réalisme, qui ne se posait guère jusqu'à lui, qu'en termes de référents: l'écrivain travaille, non sur le rapport de la chose et de sa forme, mais sur le rapport du signifié et du signifiant, c'est-à-dire sur un signe. C'est ce rapport dont Proust ne cesse de donner la théorie linguistique dans ses réflexions sur le Nom et dans les discussions étymologiques qu'il confie à Brichot [...]

Bibliographie complémentaire

BARTHES, R.: Eléments de sémiologie, 1964 [in L'aventure sémiologique, Seuil, 1985]
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COLLOT, M.: Le thème selon la critique thématique, Communications, 47, 1988
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