La sensation spiritualisée, ou comment un poème de Rimbaud
masque son réalisme transcendant par un réalisme empirique


Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

Sensation, mars 1870.


L'analyse sémantique que nous proposerons s'écarte de l'explication de texte, comme celle que nous avons naguère effectuée nous-même dans le cadre de l’enseignement secondaire (dans un souci de limitation au plan du contenu, elle ne prend pas en compte les effets du signifiant, que ce soit au niveau métrique, prosodique ou phonique (par exemple la remarquable allitération en M du vers six, qui fait écho aux autres bilabiales B de bohémien, baigner, blé, herbe, bleus ou P de par, parlerai pas, penserai).

Ces deux quatrains se rattachent à la veine thématique des poèmes du voyage et de la bohème, à ceci près que l’ailleurs recherché y est moins spatial que passionnel. Composé d’une seule phrase, chaque quatrain se caractérise par une distinction dualiste entre le corps et les sentiments abstraits. Au niveau sensoriel, que le titre met au premier plan, la vue (de l’espace englobant) et le toucher (" picoté par les blés, fouler l’herbe menue, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds, je laisserai le vent baigner ma tête nue ") sont particulièrement sollicités. Cela renvoie aux deux extrémités : les pieds, enracinés dans le monde matériel, et la tête, dans le spirituel, céleste (soirs bleus et vent, lequel " baigne " dans une harmonie, qui aboutit à un état de complétude à la fois sensuel et sentimental). Les oppositions sont cependant atténuées par l’économie des liaisons logiques qui assurent une grande fluidité au poème (renforcée par la musicalité de nombreuses assonances à l’intérieur des vers). Seul le " Mais " adversatif sépare " l’amour infini " des actions intellectuelles (parler, penser), dans la tradition baudelairienne (Cf. l’antithèse des Chats " Les amoureux fervents et les savants austères ; Amis de la science et de la volupté ").

Quant à la comparaison finale, dans les huit dernières syllabes du dernier vers, mises en valeur au niveau de la typographie par un tiret d’incidente, elle introduit la présence d’une altérité féminine. Elle est surtout est indissociable de l’autre comparaison (" comme un bohémien ") ; toutes deux confèrent des relations humaines à ce qui se présentait jusqu’alors comme une jouissance hédoniste centrée sur le seul poète-locuteur, lequel est sous le charme de la Nature, que la majuscule contribue à humaniser.

Avec un lyrisme contenu et une très efficace économie de moyens stylistiques, qui donne l’impression d’une simplicité apparente (du lexique, des images, de la versification qui ici n’use ni du rejet ni de l’enjambement), Rimbaud parvient à proposer un traitement original d’un thème qui lui est cher.

Sans invalider ces données didactiques, l'analyse thématique que nous proposons maintenant est dictée par la perception de catégories sémiques organisatrices. Conformément à la théorie sémantique utilisée, elles résultent de parcours interprétatifs.

Pour rebondir sur la simplicité, celle-ci est à rapporter à l’isotopie /vacuité/ qui indexe tout d’abord l’absence de tropes. Pour citer Eric Marty, auteur d’une remarquable lecture du poème, il s’agit " d’une pureté sans figures ", hormis ‘les soirs bleus’, " sorte de métonymie " qui permet d’éviter toute trace de noirceur dysphorique, et la comparaison finale redoublée, " la figure de rhétorique la plus commune, la plus prosaïque qui soit " (Poétique 129, février 2002, p. 55). Un tel retour au prosaïque et au littéral, corrélatif de la valorisation de " la Nature " et d’une " expérience originaire " (2002 : 66), peut être rapporté à celle du sens propre,  " premier " et " empirique ", dont détourne le trope selon la théorie de Dumarsais : " les sens figurés vont s’écarter de la nature, et c’est là une des raisons de l’antirhétorisme des Lumières ", explique Rastier (2001, op. cit. p. 140). Dans le premier quatrain du moins, le poète semble vouloir ne pas s’écarter de cette origine concrète et ayant l’évidence – discutable, cf. Rastier ibid. pp. 112-4 – d’un sens littéral, dont l’immédiateté est ici motivée par le sujet du poème. Autre convergence avec le style des Philosophes, ce " futur dogmatique, c’est-à-dire un futur qui calcule, qui dirige, qui régule et organise de manière systématique et volontaire le processus de sensation " naïve du monde sensible (2002 : 56-7). Néanmoins l’acte de parole de tels futurs de promesse n’a que l’apparence de la rationalité, et Marty (ibid.) est fondé à y déceler " une série de conditionnements intérieurs " de type mystique.

L'isotopie indexe aussi les négations (par le silence et le refus de penser, vers cinq), ainsi que l’absence d’allusions mythologiques, dans la tradition parnassienne, telles qu’elles s’accumulent a contrario dans " l’interminable Credo in unam [Soleil et chair] que Rimbaud envoie à Banville, à côté de Sensation " (2002 : 54). Cela ne signifie pas pour autant que le poète maudit échappe aux " poncifs de l’innocence, de l’enfance, de la virginité, etc. " (2002 : 53). En témoigne cette " simplicité la plus extrême qui se colore d’une tonalité naïve par le vocabulaire enfantin (" picoté "), par la grande ingénuité dont l’excès même sonne fortement, par exemple dans une expression comme ‘herbe menue’ ", dans le sillage de l’épithète ‘perleuse’ ronsardienne bien vue par Marty (2002 : 59), indice d’un style quelque peu précieux. A cela s’ajoute le topos d’un vécu primitif " immédiat " (2002 : 55), qui semble évoluer vers plus de maturité avec le cliché des deux comparaisons – lesquelles requièrent la connaissance du code culturel relatif à l’amour de la femme et la vie de bohème.

Bref, contrairement à la poésie de Mallarmé frappée du sceau de la négation, dont Marty précise à son sujet que " le pur, c’est, comme on le sait, le vide, l’absence " (2002 : 52), ce poème rimbaldien contredit son apparente vacuité (par son côté épicurien, Sensation contraste en effet par rapport à l’esthétique platonicienne de Mallarmé : " A quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant, si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure ? Je dis : une fleur […] musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. " Sémantiquement, Rastier cite ce passage à propos de l’analyse de Salut, pour confirmer que " cette négativité est liée à la problématique de l’absence ; en effet, le mot congédie le réel en suscitant l’Idée " (Sens et textualité, Hachette, 1989: 233). Notamment par les substances acceptées, telles qu’elles sont signifiées dans le contenu des mots : en effet le végétal, couplé au sens tactile, dans le premier quatrain, implique l’isotopie /plénitude/ (2002 : 53). Dans le second quatrain, elle indexe en outre l’euphorie sentimentale engendrée par cette primitive expérience du sensible. Cela fait évidemment écho à la thématique du Dormeur du val (d’octobre 1870) : " Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu " : je souligne les similitudes lexicales avec notre poème, qui contraignent à ne pas l’isoler en faisant fi des relations intertextuelles. Ici encore le végétal humide recueille cet " enfant malade " ; car il est demandé à la " Nature " de le bercer (soit l’antithèse dénonciatrice d’un Mal, /euphorie/ vs /dysphorie/ : sourire, chaleur, bercement, couleurs, fête des sens, du côté de la nature ; insensibilité, immobilité, froid, maladie, du côté du soldat). Cf. encore ces notations empiriques des Chercheuses de poux : " Elles assoient l'enfant devant une croisée Grande ouverte où l'air bleu baigne un fouillis de fleurs " ou des Réparties de Nina : " Du bon matin bleu qui vous baigne […] Ivre du sang qui coule, bleu, sous ta peau blanche […] Les bons vergers à l’herbe bleue, Aux pommiers tors! " Statistiquement, l’étrange couleur bleue fait partie du vocabulaire spécifique, crédité d’un fort écart réduit dans le logiciel de lexicométrie Hyperbase.

Or, dans cette opposition entre la plénitude du littéral sensoriel-sensuel et la vacuité du figuré artiste, est donné à lire un étrange renoncement au monde spirituel (" je ne penserai rien "), réalité essentielle que le lecteur est pourtant incité à chercher au-delà de l’apparence, par la disposition tactique d’autres interprétants. Tel est manifestement le cas des sept verbes au futur " simple " à la première personne, dont la disposition cyclique " j'irai, je sentirai, je laisserai, je parlerai, je penserai, l'amour me montera, Et j'irai ", confirmée par la localisation réitérée aux premier et dernier vers, " Par les soirs bleus d'été \ Par la Nature ", traduit une insistance sur l’identité. Pareille quête de plénitude se fonde sur ce temps porteur de ce que Marty nomme à juste titre " une expérience encore vide ", celle d’un " sujet en projet ", qui, avec " l’idée de départ ", font de l’aspect /inchoatif/ une isotopie centrale. Au niveau aspectuel, elle le cède cependant à /imperfectif/, qui indexe la quasi-totalité des sémèmes du texte (locatif : " par les soirs, les blés, loin, bien loin, bohémien ", affectif : " rêveur, l’amour dans l’âme, heureux ") et détermine la valeur non seulement itérative de l’expérience sensorielle – comme y insiste Marty, p. 64 – mais aussi continue et durative des processus (cf. pour exemple les deux infinitifs " fouler ", mais aussi " baigner "). Couplé à /dynamisme/, sème perceptible dans chaque vers, /inchoatif/ constitue cet ‘élan’ typiquement rimbaldien que l’on retient du poète adolescent. Mais revenons aux sept occurrences de ce futur prophétique – pour en conserver l’axiologie positive : elles mettent au premier plan l’isotopie /certitude intérieure/, laquelle est antinomique d’une éventuelle frustration associée au virtuel, à l’imminence, au non accompli signifiés par ce temps. Aussi s’accordera-t-on sur le fait que si " le je s’est vidé de toute dimension empirique, civile, sociale et mondaine pour mieux s’accomplir dans une visée transcendantale " (2002 : 56-7), en osmose avec le cadre spatio-temporel, cette dernière ne constitue pas ici l’échec de " la transcendance vide " que décèle en général Hugo Friedrich (Structure de la poésie moderne, éd. de poche, 1999, notamment p. 82 : " Chez Rimbaud, des forces se perdent dans le néant d’une supranaturalité vide "). Cela confirme la thèse de Marty – qui demande à être démontrée dans le détail de la thématique du poème – selon laquelle la fausse naïveté, la feinte ingénuité du poète-locuteur masquent un propos adulte et " phénoménologique " (2002 : 58, 62) autrement profond : " la sensation n’est pas une aventure épidermique sans suite, mais est transposable dans un ordre métaphysique où son être même est enfin saisi de manière absolue par et dans une double expérience transcendantale de l’espace et du temps " (2002 : 64). A ce titre, le rapprochement établi avec les Signes proustiens (madeleine de Combray, pavé vénitien, etc. ; Marty, 2002 : 64), bien qu’étant un poncif, demeure pertinent dans la mesure où le dernier volume Le temps retrouvé opère cette transmutation de la sensation passée, réalité empirique, en une essence présente vécue dans " l’extra-temporel ", réalité transcendante et poétique, en dépit de son appartenance au genre romanesque.

Précisons donc quels éléments du contenu textuel sont médiateurs, en opérant ainsi la transmutation du réalisme empirique en réalisme transcendant. De façon assez sommaire, F. Rastier dans Arts et sciences du texte (PUF, 2001 : 301) définit les deux réalismes respectivement comme " dispositif mimétique instituant une impression référentielle de monde factuel ", pour l’empirique, et " dispositif mimétique instituant une impression référentielle de monde contrefactuel ", pour le transcendant (cf. son article " Réalisme sémantique et réalisme esthétique ", TLE, 1992, pour une portée littéraire et linguistique plus développée de la dichotomie).

Premier signe, au niveau de la composante tactique : la thématique évolue du paysage extérieur et sensoriel (premier quatrain) au paysage intérieur et sentimental (second quatrain), bien que la présence de celui-ci soit mise en relief dès le vers trois, le niveau extéroceptif de la Sensation se trouvant ainsi déterminé par celui, intéroceptif, du Rêve. Cette attitude contemplative, couplée à l’amour, que réitère implicitement le dernier mot du poème, confirme que la conjonction avec les éléments naturels cède la place à la conjonction humaine. Mais en réalité surhumaine, comme l’indiquent l’infini dans son " mouvement ascensionnel " dans l’âme, " anabase spirituelle " sur laquelle insiste Marty (2002 : 60, 64), ainsi que la majuscule déifiante de Nature, laquelle in fine " se substitue à la femme dénombrable " ainsi " exclue " selon Marty, au moment même où elle est nommée – d’ailleurs avec un effet de surprise puisqu’elle rompt avec l’ingénuité enfantine. Il n’est pas faux de voir dans pareille allégorie de la nature, à effet sacralisateur, " un stéréotype " au même titre que " ces bohémiens, figure dix-neuviémiste de l’anti-monde " (2002 : 63-64). Cf. ces vers de Baudelaire à propos des Bohémiens en voyage : " La tribu prophétique aux prunelles ardentes [...] Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures, Fait couler le rocher et fleurir le désert Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert L'empire familier des ténèbres futures. " Ce topos des bohémiens tournés vers l’avenir motive rétroactivement dans notre poème l’emploi du futur. Une telle cohésion sémantique entre contenu de lexème (substantif) et de grammème (temps de l’indicatif) renforce le thème en question de l’unité. Le rapprochement intertextuel se justifie en outre par le fait que les deux seules occurrences de Cybèle chez Rimbaud se trouvent dans Soleil et chair, poème joint à Sensation dans l’envoi à Banville.

Remarque. L’intertextualité ne se limite pas à Baudelaire, et requiert les Contemplations : Marty cite le très célèbre " Demain, dès l’aube… ", mais " dont les derniers vers sentimentaux donnent au futur la tonalité d’un simple pèlerinage " (2002 : 67) ; Rastier (comm. personnelle) y rajoute le poème suivant, frappé du même sceau de la simplicité apparente et de l’absence d’allusions mythologiques :

Le poëte s'en va dans les champs ; il admire,
Il adore, il écoute en lui-même une lyre ;
Et, le voyant venir, les fleurs, toutes les fleurs,
Celles qui des rubis font pâlir les couleurs,
Celles qui des paons même éclipseraient les queues,
Les petites fleurs d'or, les petites fleurs bleues,
Prennent, pour l'accueillir agitant leurs bouquets,
De petits airs penchés ou de grands airs coquets,
Et, familièrement, car cela sied aux belles :
- Tiens ! c'est notre amoureux qui passe ! – disent-elles.
Et, pleins de jour et d'ombre et de confuses voix,
Les grands arbres profonds qui vivent dans les bois,
Tous ces vieillards, les ifs, les tilleuls, les érables,
Les saules tout ridés, les chênes vénérables,
L'orme au branchage noir, de mousse appesanti,
Comme les ulémas quand paraît le muphti,
Lui font de grands saluts et courbent jusqu'à terre
Leurs têtes de feuillée et leurs barbes de lierre,
Contemplent de son front la sereine lueur,
Et murmurent tout bas : C'est lui ! c'est le rêveur !
(Les Roches, juin 1831.)

Deuxième indice, la structuration de l’espace, dont le sujet, par son corps et son âme, est indissociable. L’isotopie sacralisante /verticalité/ régit le regard du peintre : en effet il descend des " soirs bleus " aux " sentiers " jusqu’au sol (" les blés ", dénués de toute connotation sexuelle, à la différence de ces vers des Premières communions : " Dans la campagne en rut qui frémit solennelle Portant près des blés lourds, dans les sentiers ocreux ") et ses détails infimes (" l’herbe menue " : antithèse /petitesse/ vs /immensité/). Ainsi organisés, ces effets de réel empirique sont d’autant plus frappants que leur simplicité les indexe à l’isotopie mésogénérique /promenade nocturne/ d’où se dégage une impression référentielle univoque, grâce à une syntaxe limpide – contrairement à d’autres poèmes de Rimbaud. Puis des pieds, dont l’action de " fouler " requiert une nouvelle antithèse /domination/ vs /passivité/ (de " je laisserai, sentirai "), on passe à la tête, mouvement de nouveau ascendant qui reconduit à la voûte céleste, elle aussi " picotée " d’étoiles – hypallage requise par cette réécriture symbolique. Cf. ailleurs " on aperçoit un tout petit chiffon D'azur sombre Piqué d'une mauvaise étoile " (depuis Hugo : " Le ciel, piqué de trous lumineux comme un crible "). Sur l’hypallage chez Rimbaud, cf. le dernier vers de Ma Bohème : " De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur ! " reposant sur le cliché cœur blessé (analysé par Rastier, Sémantique interprétative, PUF, 1996: 138). Ce poème d’avant 1870, au-delà de la parodie des clichés romantiques et idéalistes que l’on y décèle : " Mon paletot aussi devenait idéal ; J'allais sous le ciel, Muse! et j'étais ton féal ; Oh! là! là! que d'amours splendides j'ai rêvées! " présente bien des similitudes thématiques, et j’allais transpose j’irai comme " Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes De rosée à mon front " est une réécriture de la fraîcheur qui baigne les soirs d’été. Mais les points d’exclamation s’absentent de Sensation, comme l’ironie qui les accompagne.

Soit un départ anticipé qui, par cette verticalité spiritualisante, s’apparente à la quête d’un ailleurs constitué de sensations dont l’afférence /plénitude/ réalise le projet formulé au futur intériorisant. Cela, bien que le poème s’achève sur l’évocation d’une perspective horizontale, extérieure, en point de fuite (" j’irai loin, bien loin "). Ajoutons que son imperfectivité relève de la déambulation " mystique ", " puisque le destin du marcheur est une errance qui ne connaît ni fin ni but ", contrairement au pèlerinage de Hugo (" Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe… "). Seuls les futurs décisionnels et volontaristes lui confèrent une marque de perfectivité. Un tel " climat idéalisant " (Marty, 2002 : 58, 64) est bien propice à l’initiation du je locuteur par la saison, comme il le sera avec la fameuse Aube d’été, certes dévoilée au passé, mais après une poursuite, là encore " dans le sentier ". En revanche la première phrase du poème Mystique " Sur la pente du talus les anges tournent leurs robes de laine dans les herbages d'acier et d'émeraude. " rompt d’emblée avec le réalisme empirique, par l’impression référentielle de monde contrefactuel.

Néanmoins nous n’irons pas jusqu’à assimiler celui-ci à la trace de l’écriture, dans une fusion des deux espaces clos et des parcours qu’ils suscitent : " Allons plus loin encore et disons que chez Rimbaud la Nature et le Verbe sont ici une seule et même chose " (2002 : 61). Ce serait là réitérer une forme de " réductionnisme " avant-gardiste, par lequel, dénonce Rastier, " le texte, littéraire donc auto-référentiel, est censé ne désigner que l’écriture elle-même ; et son sens ultime constituerait une isotopie scripturaire. Cette thèse, liée à l’esthétique romantique, trouve […] son développement dans la mystique de l’Art pour l’Art qu’a illustrée la poésie fin de siècle " (op. cit., 1989: 23). Cela rappelle le placage d’un modèle triadique sur l’analyse thématique, tel que l’effectua le Groupe Mu à propos de Salut de Mallarmé : relativement à la recherche des isotopies d’un texte, un tel " classement a priori ne paraît pas viable " (ibid. p. 242). Rapporté au poème de Rimbaud, cela reviendrait à dire que la catégorie Logos fusionnerait avec Cosmos par la médiation de Anthropos (identifiée au " caractère transcendantal du je et du futur ", Marty, 2002 : 62). Or l’identification proclamée du trajet du promeneur dans Cosmos et de la trajectoire de l’écrivain dans Logos ne se fonde plus sur le topos ailleurs reformulé par Rimbaud : " Main à plume vaut main à charrue " (ibid.). On ne voit pas en revanche quelle instruction interne au poème justifierait l’identification de la traversée par les sentiers à celle qu’accomplirait le créateur de vers.

Finalement, une lecture attentive rend perceptible ce réalisme transcendant, dont le vecteur ne sont plus les tropes (cf. Rastier, 2001 op. cit., pp. 146-151) ou l’antinomisme (pour un aperçu de cette notion dans le Surréalisme, cf. Rastier " Rhétorique et interprétation – ou le Miroir et les Larmes ", Sémantique & rhétorique (Ballabriga éd., Champs du signe, 1998: 50-54). Aucune " destruction du réel " dans ce poème, ainsi atypique par rapport aux procédés rimbaldiens (cf. Friedrich, op. cit. p. 104). En revanche, dans les célèbres Lettres du voyant de 1871 sous-titrées " Transcendance vide ", l’auteur décèle " le schéma mystique : le renoncement au moi individuel, envahi et dompté par l’esprit divin. Cependant cette domination vient ici d’en bas et […] le moi est investi par l’âme universelle " (ibid. p. 84). Cela concorde avec le côté visionnaire du je, désirant se remplir de sensations à partir de sa vacuité initiale – mais non ultime, comme chez Mallarmé, qui cultive la négation, l’absence, le rien, l’Idée, au contraire de Rimbaud avide de choses, de totalité, de présence, d’affirmation, dont la poésie pure équivaut à l’empirique transcendé, mais non nié, par un projet mystique (cf. à ce sujet la réserve peu convaincante de Lagarde & Michard, Bordas, p. 519 : " on hésite à qualifier de mystique la tentative de Rimbaud : son attitude est trop opposée à la morale, à la religion, à la véritable contemplation ; peut-être même était-il matérialiste "). Ajoutons que la subjectivisation à l’œuvre dans ce poème, qui respecte l’ordre des choses et des processus, n’est en aucune façon une remise ne cause de l’ontologie, à la différence du radical idéalisme de Mallarmé, où Friedrich (op. cit. p. 175) décèle à juste titre une forme de " nihilisme ") mais le futur volontariste au service d’un projet cohérent, exprimé de façon apparemment littérale et proche de la lyrique romantique – deux traits transgressifs de la norme parnassienne.

Toutefois cette " immédiateté " d’une " poésie brute ", naïve et par certains aspects " prosaïque ", vouée dans ce poème, comme dans bien d’autres, à la valorisation des matières concrètes, constitue ici une illusion référentielle, au sens non dévoyé de l’expression. Ce terme d’illusion " popularisé par Barthes et Riffaterre ", sans doute à la suite de romanciers eux-mêmes comme Maupassant, est en effet " inutilement péjoratif ", selon Rastier (1989, op. cit. p. 245), qui précise comment " le signifié détermine les images mentales qui lui sont associées, […] ‘chaînon manquant’ qui permet de poser correctement le problème de la référence " (ibid. p. 252). En l’occurrence, il s’agirait plutôt de l’illusion de réalisme empirique entretenu par ce poème narrativo-descriptif. Cf. aussi Genette qui opère une intéressante distinction quand il étudie chez Proust " cette forme d’imagination, doublement dénoncée comme illusion réaliste : dans la croyance en une identité du signifié (l’image) et du référent (le pays) : c’est ce que l’on baptiserait aujourd’hui l’illusion référentielle ; dans la croyance en une relation naturelle entre le signifié et le signifiant : c’est ce que l’on pourrait nommer proprement l’illusion sémantique " (Mimologiques, Points-Essais, Seuil, 1976 : 376, je souligne). En effet, elle repose sur la conception instrumentale et naïve du langage héritée de la triade scolastique vox \ conceptus \ res par laquelle les mots servent à traduire les choses. Mais dès lors que le lecteur abandonne cette théorie d’un écart par rapport à un sens propre (gagé sur le référent) pour appréhender le poème sur le seul plan verbal, il ne peut qu’être frappé par la complexité du travail langagier sous-jacent à la simplicité affichée. Nulle trace en effet ici de l’Alchimie verbale qui conduit à des vers ostentatoires et saugrenus du type " Un hydrolat lacrymal lave Les cieux vert-chou " de Mes petites amoureuses, où l’ironie le dispute à la destruction de l’impression référentielle par la mise à mal de l’isotopie mésogénérique (ici, /chagrin/ serait rétablie en substituant à ‘cieux’ son paronyme ‘yeux’). Pour preuve au niveau sémantique, l’organisation que nous avons mise en lumière.