Compte rendu par Isabelle SERÇA (Université de Toulouse-Le Mirail/ITEM-CNRS)
publié dans Champs du signe 19, F. Ch. Gaudard éd., Editions Universitaires du Sud, 2005, pp. 147-148
de Thierry MEZAILLE, La Blondeur, thème proustien, L'Harmattan, coll. "Sémantiques", 2003, 250 pages.

Cet ouvrage se donne comme objectif d'illustrer la théorie de la sémantique interprétative de François Rastier sur le corpus de la Recherche, en prenant en compte la dimension génétique. Se fondant sur la notion de sème et sur la théorie de l'isosémie (notions répertoriées dans un glossaire présenté en annexe), Thierry Mézaille invite donc son lecteur à suivre une "enquête lexicale" sur la couleur à laquelle est associé l'évaluatif /euphorie/ dans l'oeuvre - i. e. le lexème "blond" et ses dérivés. L'utilisation de l'outil informatique donnera lieu à une "lecture segmentée", à l'encontre du "cours linéaire normal". L'auteur s'en explique en invoquant la "continuité paradoxale" due au fil thématique : "multiplier les zones locales d'interrogation, indifféremment dans tous les volumes de la Recherche, finit par donner une vue globale de son contenu, tout du moins d'un secteur du contenu. Voilà comment l'analyse micro-sémantique débouche selon nous sur la macro-sémantique" (p. 215).

T. Mézaille restreignant les occurrences de la blondeur à celles comportant le "sème inhérent /humain/", l'ouvrage parcourt une galerie de portraits, des jeunes filles "nébuleuses" à la "sensuelle Giorgione" jusqu'aux Guermantes et à Swann : deux grands "motifs" ordonnent en effet l'analyse, la bande des jeunes filles de Balbec et les Guermantes. Dans la mesure où la couleur est transférée au décor qui entoure les personnages, T. Mézaille aborde aussi d'autres descriptions, comme celle des aubépines ou celle de l'église, mettant en regard dans ce dernier cas les deux visions opposées du Narrateur et du curé - la blondeur étant évidemment du côté de celle du Narrateur, qui est euphorique (p. 74).

Du point de vue génétique, T. Mézaille se fonde sur les Esquisses publiées dans l'édition de la Pléiade dirigée par Jean-Yves Tadié, qui constituent les premières versions d'un passage ayant une unité thématique ; sa méthode est d'"utiliser la genèse d'un segment donné pour y observer la permanence ou la modification d'une thématique" (p. 211). L'auteur examine ainsi les hésitations de Proust concernant l'attribution de la couleur identifiante aux jeunes filles de Balbec comme à la comtesse de Guermantes. La "thématique", qui est une des quatre "composantes" de la sémantique interprétative (avec la "dialectique", la "dialogique" et la "tactique") est en effet la visée que se propose T. Mézaille, non pas "comme point d'aboutissement", mais bien "en tant que façon de se constituer". La dimension génétique ne fait qu'accroître le "parcours de structuration en cours" : ainsi la rivalité entre Albertine et Gilberte dans le texte final se comprend-elle à partir de l'analyse du Cahier 12 de 1909, où émergent dans la bande des quatre jeunes filles "la brune espagnole" et la "blonde faussement angélique" (p. 209).

Outre la dimension génétique, T. Mézaille pose des liens intertextuels éclairants, qu'il fasse référence à d'autres oeuvres de Proust (cf. le rapprochement entre Swann et le colonel Picquart tel qu'il est décrit dans Jean Santeuil ou celui posé entre Oriane de Guermantes et la suave Nicole du "Portrait de Madame***" des Plaisirs et les Jours) ou à celles de quelques-uns de ses prédécesseurs (la femme de chambre de Mme de Putbus - dans les brouillons Mme de Picpus - est rapprochée de "la bête d'or" de Zola - Nana - et l'ophidienne Mme de Guermantes de la Salomé de Hérodias).

Cette approche sémantique, à travers les parcours interprétatifs qu'elle propose, revisite les lectures que J.-P. Richard, P. Ricoeur ou J. Fontanille ont fait de la Recherche et projette un éclairage nouveau sur les éléments cernés par G. Genette ou L. Spitzer. L'analyse sémique de ce "jaune mélioratif" montre ainsi l'importance que Proust attachait à la blondeur et aux valeurs symboliques - sociales, psychologiques et esthétiques - qu'il y a associées.

Rigoureux, bien charpenté, argumenté, l'essai séduit par ses prises de position claires et sans détours. T. Mézaille n'hésite pas en effet à se situer nettement dans le champ de la linguistique et de la sémantique contemporaines ; il répond aux critiques habituellement formulées à l'encontre de la sémantique interprétative (celles d'intuitionnisme et d'infinitude, par exemple) et en propose d'autres auxquelles il répond tout aussi nettement.

S'attachant à la description des qualités sensibles, domaine appréhendé par J.-P. Richard et illustré sur la Recherche par son fameux essai Proust et le monde sensible, l'approche de T. Mézaille se distingue cependant radicalement de l'approche thématique phénoménologique, en ce qu'il se fonde sur la nature langagière de l'oeuvre, sur "les mots dans leur contexte verbal" : le monde sensible relève alors, souligne F. Rastier dans son Avant-propos, "non de la perception postulée de l'auteur, mais de la perception sémantique du lecteur". T. Mézaille ne manque d'ailleurs pas de relever que son approche du texte proustien n'aurait pas été approuvée par l'auteur de la Recherche, vu l'analyse herméneutique du monde sensible développée dans l'oeuvre. (L'ontologie sous-jacente au réalisme proustien est d'ailleurs présentée dans une annexe intitulée "Éléments de sémiotique proustienne".) T. Mézaille évoque ainsi le "renversement de perspective" qui substitue à la perception du réel par Marcel les parcours interprétatifs du lecteur qui s'opèrent sur le seul texte : "Chaque segment ne recèle pas selon nous une identité cachée, à retrouver, mais suscite des parcours interprétatifs qui le dotent tout au plus d'une unité - i. e. sa cohésion. Ils constituent les sens des mots, dans un mixte de rationalité et de perception sémantique, dualité qui peut être rapportée à la dichotomie proustienne de l'intelligence et de l'impression" (p. 240).