Pour fixer un cap à la thématique :
aborder Le Rivage des Syrtes par la cohésion de ses passages parallèles


Texte inédit d'une communication orale faite lors du colloque international Littératures & Linguistiques qui s'est tenu à l'Université de Toulouse-Le Mirail (Maison de la Recherche), du 15 au 18 octobre 2003


Résumé du roman et topographie


Qui n'a été frappé à la lecture du roman le plus célèbre de Gracq par l'effet de surprise que constitue la rareté de son vocabulaire ? Pour s'en convaincre, il n'est que de citer ce commentaire de Claude Roy en 1951, dès la parution du roman : "Un style d'antiquaire, [...] avec un croulement volontaire d'épithètes abstraites et rares [...]. Il n'est pas désagréable d'assister à une réaction contre la langue dite parlée [...]. J'estime chez M. Gracq la tenue de l'écriture, mais je déplore qu'elle soit obtenue au prix du naturel." (in O.C. I, Pléiade, p. 1356 — édition de référence). Aujourd'hui la lexicologie quantitative tire parti de l'outil informatique pour émettre des hypothèses sur le qualitatif. Ainsi le logiciel Hyperbase (conçu, réalisé et développé par E. Brunet) permet non seulement d'avoir un accès immédiat à différents contextes du roman, et de tout un corpus Gracq, interrogeable par mots-clés (avantage pratique le plus visible du texte numérisé), mais aussi de disposer de statistiques lexicales, lesquelles servent à objectiver la sélection de ces mots vedettes, qui constituent une entrée de choix dans un univers littéraire.

Voici à titre de couleur initiale du roman la liste des 50 premiers mots statistiquement les plus spécifiques. Soit, par ordre décroissant — hormis les noms propres, les mots grammaticaux, et les verbes d'incises ("ajouta, reprit, dit"), écartés parce qu'ils ne sont pas indexés à des domaines sémantiques, ce qui ne veut pas dire qu'ils soient dénués de sens : amirauté - voix - Seigneurie - forteresse - sent(a)is - yeux - vieillard - capitaine - lagune(s) - observateur - regard - navire - sembla(it) - redoutable - geste - chose(s) - palais - mer - visage - pouvais - instructions - soudain - maintenant - bateau - affaire - passerelle - lanterne - remarquai - sables - légèrement - conseil - sourire - nuit - silence - jetai - voulais - compris - posa - tête - joncs - miens - surveillance - savais - fièvre - police - humeur - ensommeillée - gens - imperceptiblement - bruits. La mesure résulte d'un contraste sur le corpus global de Frantext, sur fond duquel se détache la significativité du corpus de Gracq - ici limité à un roman. Déjà de façon plus artisanale avec les microfiches des Documents pour l'étude de la langue littéraire établies pour la rédaction du T.L.F., B. Boie sollicitait les concordances automatiques et index des mots les plus fréquents du roman pour constater "l'extraordinaire abondance des termes qui traduisent une sensation physique ou désignent le corps : voir, regarder, entendre, sentir, toucher, respirer. C'est l'intensité de la présence matérielle du monde et du corps, l'activité, la jouissance des sens qu'on découvre ainsi. Cette rêverie sensible que le recensement fait apparaître dans sa sécheresse statistique, le roman tout entier s'en nourrit." (Notice, p. 1342). On voit ainsi s'esquisser dans ce commentaire la continuité entre données lexicologiques et interprétation des textes.

Hyperbase : l'exemple de deux pics lexicaux (a) dans le roman par rapport au corpus Gracq :



(b) puis à l'intérieur du roman, dans leur répartition sur les 12 chapitres :

Or entre ce type de données lexicales et l'abord de la textualité, il apparaît que le chaînon manquant est bien la contextualisation des mots, dont la chaîne de caractères n'acquiert de contenu sémantique réel qu'à cette condition. Bref, par rapport aux requêtes logicielles, ce n'est qu'a posteriori que s'établit leur portée thématique, pour laquelle l'analyste ne peut se passer de parcours interprétatifs.

N.B. : J.-M.Viprey, auteur d'un remarquable logiciel hypertexte des Fleurs du mal (Champion, 2002), oppose les notions endogène vs exogène : "un critère est endogène lorsqu’il est emprunté à l’ensemble même sur lequel on travaille actuellement, et lorsqu’il découle au mieux de l’étude en cours; il est exogène lorsqu’il ne remplit pas ces conditions. On dira plus trivialement alors que l’on vient plaquer un point de vue, une connaissance, une norme (propriétés générales servant d'étalon) sur l’objet étudié." (Manuel, p. 117) Sa démarche statistico-distributionnelle (des AFC) est régie par le principe suivant, émis depuis son article des JADT 1998 : "aux hypothèses thématiques exogènes, projectives, l’on substitue ou l’on combine des propositions endogènes sous la forme des isotropies, proximités complexes et continues d’items lexicaux (lemmatisés, étiquetés ou à l’état brut)." Cf. encore dans JADT 2000 : "Un concept-clé est celui d'isotropie, configuration lexicale d'ordre endogène, repérée par la parenté des profils associatifs de ses constituants, et exprimée notamment par la ventilation des items sur les graphes d'analyses factorielles (AFC). [...] Le caractère endogène de ces organisations permet d'offrir aux chercheurs des hypothèses moins dépendantes que d'ordinaire de leurs attentes interprétatives préexistantes; il remet en cause une vision traditionnelle figée et projective des champs lexicaux et des isotopies, au profit d'une extraction par les lignes de force du texte lui-même, de secteurs pertinents du vocabulaire". Or la définition même des isotopies, en thématique, rend impossible une pareille rupture avec les parcours interprétatifs; et l'endogène est aussi étranger à l'analyse des données fournies par le logiciel, comme en témoigne cette remarque de F. Rastier (Arts et sciences du texte, PUF, 200, p.191) : "l'interprétation des données textuelles se place dans un cercle méthodologique — dépendant du cercle herméneutique. L'analyse lexicale, dont la statistique est un auxiliaire, ne propose pas d'elle-même des indices à l'analyse thématique. Toute sélection de corpus, tout prélèvement dans un corpus, tout recueil de données est tributaire de choix qu'il importe de rendre explicites. En d'autres termes, pour atteindre ses objectifs, la thématique doit guider l'analyse lexicale, puis interpréter ses résultats qui sans cela resteraient inutilisables pour une sémantique textuelle. Les logiciels d'interrogation imposent certaines démarches, mais ne proposent rien. Ils servent à confirmer ou infirmer des hypothèses, qui dépendent de la stratégie d'interprétation." Cela va à l'encontre de l'herméneutique numérique telle que la définit D. Mayaffre (2002) : "De l'hypothético-déductif en vigueur nous passons à un positivisme-inductif original. [...] l'ordinateur nous interpelle dans nos pratiques herméneutiques et heuristiques. La lecture, la compréhension, le questionnement, puis l'interprétation des textes gagnent aujourd'hui en rigueur pour sortir du tout-subjectif. Dans un retournement spectaculaire, la démarche inductive complète la démarche déductive, le positivisme se substitue au constructionnisme." Un tel rejet des "hypothèses de travail, questionnements a priori ou exogènes" du littéraire au profit de l'ordinateur considéré comme "outil heuristique" nécessaire et suffisant ("Avec la lexicométrie, ce sont les informations objectivement pertinentes du corpus qui remontent, en bon ordre, jusqu'au chercheur") réactive le clivage entre les niveaux descriptif-scientifique (objectif) vs interprétatif-littéraire (subjectif), alors même que l'évaluation et l'utilisation des données lexicales implique leur agencement sémantique pour l'élaboration d'une thématique.

Certes en rapprochant, dans la liste lexicale du roman, par exemple "lagune(s) – mer – sables – silence – joncs" on dessine un espace désertique révélateur de "cette incoercible vérité qu'une situation vide et morne porte en elle le principe secret du tumulte et de l'événement" (B. Boie, ibid. p. 1345), selon l'antithèse qui constitue l'enjeu du roman. Ce faisant, il apparaît que de telles pistes lexicales sont régies par une unification thématique, qu'analysent les isotopies, ici /vacuité/ + /dysphorie/.

Dès lors qu'est retenue cette optique, un dilemme tenaille l'analyste : soit il choisit de suivre en contexte des mots vedettes dont la pertinence provient de leur haute fréquence (par exemple le niveau sensoriel de "voix" créditée de 280 occurrences avec un écart réduit positif de 25, et de "regard" crédité de 119 occurrences avec un écart réduit positif de 12, etc. (pour comparaison, le dernier lexème retenu, "bruits", est crédité d'un écart réduit de 7, avec 38 occ.). D'après ce test statistique "permettant d'apprécier la déviation d'une fréquence observée par rapport à la fréquence théorique, plus le score d'écart réduit est élevé, moins la cooccurrence — ou la présence, en cas de contraste d’un texte sur un corpus — s'explique par le hasard", pose E. Bourion), mais alors l'analyse exhaustive des occurrences pléthoriques devient vite fastidieuse et limitative ; soit il opte pour des entrées lexicales moins fréquentes, mais qui doivent alors trouver un autre critère de pertinence, notamment thématique. C'est bien sûr cette seconde alternative qui nous retiendra au long de cette étude. Ainsi en sélectionnant de tels mots vedettes, s'opère le tri herméneutique de leurs contextes. Il ne conserve que ceux qui présentent une similitude ou un contraste thématique avec les précédents, afin d'établir une cohésion, au sens sémantique du terme. Bref, dans cette optique on est bel et bien passé du niveau quantitatif au niveau qualitatif des occurrences énumérées.

De fil en aiguille, pour que se manifestent les passages parallèles ainsi isolés au sein du roman (cf. Rastier 2001, op. cit. pp. 213, 224), on se laissera guider par les corrélats lexicaux de ces mots vedettes (surtout s'ils reposent sur une cooccurrence statistique attestée par le logiciel – c'est sa commande Thème), sans craindre la complexité qu'impliquent les parcours interprétatifs et l'enchevêtrement de pistes lexicales induits. Le pari est qu'au lieu de la confusion on aboutisse au dégagement d'un thème, sinon central du moins "clé" car ouvrant à de nombreux passages parallèles, du roman. Auront ainsi été balisés ces points singuliers nodaux et inégalités qualitatives (cf. F. Rastier 2001, op. cit. pp. 88 et 264, concernant le postulat d'hétérogénéité interne du texte, qui va à l'encore de l'esthétique romantique et de la théorie baktinienne qui en dérive, car, "contrairement au postulat des théories propositionnelles, les formes textuelles sont caractérisées par des inégalités qualitatives", p. 110).

L'écueil de la fragmentation que n'évite pas dans un premier temps la lecture non linéaire des passages sélectionnés sur le critère de la cooccurrence lexicale, indice d'une corrélation sémantique qui détermine le sens du mot vedette, est surmonté dans un second temps, central, où la cohésion s'établit entre ces différentes zones de localité du texte grâce à la mise en relation du contenu des extraits et aux inférences qu'ils suscitent à partir de la connaissance du roman. Aussi la sélection des pistes lexicales que fournit le logiciel, outil indispensable pour les rendre immédiatement accessibles, dépend-elle de l'unité minimale d'interprétation que constitue le texte pris dans sa globalité.

Pour faciliter la tâche, le fil rouge suivi par cette étude consiste en une série de lexèmes, "cuirasse", "insecte" ou le radical "rong-", corrélats a priori sans rapport, si ce n'est celui d'attributs de la minéralité (puissante ou entamée), centrale dans ce roman par le lieu même, fortifié, à partir duquel s'ordonnent les actions des protagonistes. Il va sans dire que l'osmose, que l'on peut qualifier sans abus de gracquienne, des acteurs avec leur paysage (cf. B. Boie, p. 1350), révèle l'importance des morceaux descriptifs qui regroupent des pistes lexicales intéressantes aussi bien d'un point de vue interprétatif que statistique, puisque par exemple "rong-" domine quantitativement dans Le Rivage des Syrtes (avec 11 occurrences sur 38 dans le corpus Gracq) ; l'intérêt est qu'il est ici cooccurrent de "cuirass-", radical lui aussi attesté mais non majoritaire dans le roman (avec 9 occurrences sur 58 dans le corpus) :

         

Commençons par la première description de l'Amirauté des Syrtes, telle qu'elle apparaît au jeune Aldo, protagoniste devenu narrateur. Indexée à /dégradation/, dans un climat de dysphorie :

(A) "La piste soudain redevint route, une tour grise sortit du brouillard épaissi, les lagunes vinrent de toutes parts à notre rencontre et lissèrent les berges d'une chaussée à fleur d'eau, quelques fantômes de bâtiments prirent consistance : c'était le bout de notre voyage, nous arrivions à l'Amirauté . [...] Ainsi surgie des brumes fantomatiques de ce désert d'herbes, au bord d'une mer vide, c'était un lieu singulier que cette Amirauté. Devant nous, au-delà d'un morceau de lande rongé de chardons et flanqué de quelques maisons longues et basses, le brouillard grandissait les contours d'une espèce de forteresse ruineuse. Derrière les fossés à demi comblés par le temps, elle apparaissait comme une puissante et lourde masse grise, aux murs lisses percés seulement de quelques archères, et des rares embrasures des canons. La pluie cuirassait ces dalles luisantes. Le silence était celui d'une épave abandonnée ; sur les chemins de ronde embourbés, on n'entendait pas même le pas d'une sentinelle ; des touffes d'herbe emperlées crevaient çà et là les parapets de lichen gris ; aux coulées de décombres qui glissaient aux fossés se mêlaient des ferrailles tordues et des débris de vaisselle. La poterne d'entrée révélait l'épaisseur formidable des murailles [Syntagme repris avec "l'épaisseur formidable de la pierre" (chap. 2); cf. infra la métamorphose minérale] : les hautes époques d'Orsenna avaient laissé leur chiffre à ces voûtes basses et énormes, où circulait un souffle d'antique puissance et de moisissure." (chap. 1, p. 566-7)

N.B. : Ici les mots soulignés indiquent des spécificités statistiques du roman (i.e. ayant un fort écart réduit). Ainsi notre démarche est-elle dans un premier temps sémasiologique (allant des signifiants aux signifiés), par le guidage à partir des occurrences en contexte de mots-vedettes ; l'intérêt de leur passage en revue réside dans l'apparente hétérogénéité de la thématique, dissipée dans un second temps ; mais aussi par le soulignement des mots statistiquement significatifs (du fait qu'ils sont sélectionnés par le logiciel). La lecture linéaire est ainsi bénéfiquement interrompue par le repérage de mots spécifiques du roman, soit une quinzaine pour cet extrait.

Dans un tout autre genre, il n'est que de citer Cl. Hagège pour constater que les coocurrents s'attirent dans la comparaison : "[...] c'est cette affirmation de son dynamisme de langue qui peut faire rayonner le français, bien davantage que les stratégies légales de défense dont on le cuirasse comme une forteresse assiégée." Le linguiste reprend ici N. Gueunier : "on peut craindre que le monolinguisme officiel [...] ne devienne à terme une fragile carapace" (in Le français et les siècles, Points, 1987, p. 243).

Revenons au roman. L'architecture de "forteresse" est la deuxième occurrence du mot sur 68 dans le roman, après celle de Mercanza qui servait de seuil entre l'opulence de la capitale du nord (T1) et la province désertique du sud (T2), lors du départ en voiture de la Seigneurie d'Orsenna. Dans ce mot synonyme de Conseil, le sème /féodalité/ de 'Seigneurie' est réactivé par l'édifice emblématique :

"Passés les remparts de la vieille forteresse normande, le souffle du sud devenait déjà sensible à l'amaigrissement progressif de la végétation. À la buée vaporeuse qui roulait sur les forêts humides d'Orsenna avait succédé une sécheresse lumineuse et dure [...]. Le sol, en s'aplanissant brusquement, tendait à notre rencontre de grandes steppes nues, que la route écorchait à peine [...]. Ces horizons balayés, où s'ébattaient d'immenses troupeaux de nuages, étaient rendus plus semblables encore à ceux du large par l'apparition, de place en place, de hautes tours de guet normandes, semées irrégulièrement sur les steppes rases, et qui surveillaient la plaine nue comme des phares." (p. 563-4)

Il s'agit en effet d'une inversion dialectique à partir d'un premier temps fait de plénitude et de douceur liquide, tiède et chaude enivrante (automne, vigne, vin) :

"La splendeur mûre et l'opulence d'Orsenna montaient au cœur, de toutes ces campagnes gorgées de l'automne ; au-dessus de nous, la fraîcheur s'égouttait lentement des branches en se diluant comme une odeur dans l'air transparent, [...]. Une plénitude calme, une bienvenue de jeunesse pure montaient de ce profond matin. Je buvais comme un vin léger cette fuite douée au travers des campagnes ouvertes, [...] la persistance autour de moi d'une présence assurée et familière, et pourtant déjà condamnée, qui m'emplissait le cœur" (p. 563).

L'insouciance de l'ici (qui cependant par son ennui a provoqué le départ d'Orsenna) fait place à la "surveillance" de là-bas, l'ailleurs des Syrtes ; le héros narrateur Aldo sera ainsi non seulement Observateur officiel mais "de la race de ces veilleurs" (p. 580) sur leur tour, "guetteur à son créneau" (p. 719) de la forteresse des Syrtes, à l'Amirauté. Et après sa "course exaltante", où

"je me baignais pour la première fois dans ces nuits du Sud inconnues d'Orsenna, comme dans une eau initiatique. Quelque chose m'était promis, quelque chose m'était dévoilé" (p. 565).

On relève, dans un jeu des contraires, la première note d'un secret indexé à l'isotopie /anticipation/, laquelle fait pendant à /rétrospection/ (dès l'incipit p. 564 : "Lorsque je revis en souvenir les premiers temps de mon séjour dans les Syrtes" ; par opposition, par exemple, avec la vision prémonitoire du lendemain de destruction, que livre Vanessa dans un long monologue : "On croit voir ce qui sera un jour, continua-t-elle dans une exaltation illuminée, quand il n'y aura plus de Maremma, plus d'Orsenna, plus même leurs ruines, plus rien que la lagune et le sable, et le vent du désert sous les étoiles", p. 773. Molécule sémique : /résultatif/, /imperfectif/, /nature/, /vacuité/, /infini/. Cette modalisation par le pressentiment a pour corollaire l'aspect inaccompli, in Notice, p. 1349), ce qui rend la temporalité du roman complexe, le contraste du paysage traversé est frappant entre l'euphorie, à

"L'aube spongieuse et molle [...], sur le feutrage mou du sable. [...] Sous ce jour fuligineux, dans cette moiteur ensommeillée et cette pluie tiède [...] Ce feutrage languissant de fin de cauchemar reculait dans les âges, sous cette haleine chaude et mouillée retrouvait les lignes sommaires, le flou indéterminé et le secret d'une prairie des premiers âges, aux hautes herbes d'embuscade" (pp. 565-6).

et la dysphorie de la "plaine déserte" à l'assèchement dur et maladif qu'Aldo atteint finalement :

"De durs cahots secouèrent la voiture sur une piste écorchée et galeuse, rongée de larges plaques malsaines d'une herbe maigre *. Cette piste ressemblait à une tranchée basse. De chaque côté, à hauteur d'homme, elle paraissait taillée à angles vifs dans une mer de joncs serrés et grisâtres **, dont l'œil balayait la surface jusqu'à l'écœurement, et dont les détours continuels de la route paraissaient murer à chaque instant les issues. [...] la mer de joncs venait border des vasières et des lagunes vides, fermées sur le large par des flèches de sable gris" (p. 565).

* La présentation à l'incipit avait prévenu du climat : "Ces sables stériles ont porté en effet une civilisation riche, au temps où les Arabes envahirent la région et la fertilisèrent par leur irrigation ingénieuse, mais la vie s'est retirée depuis de ces extrémités lointaines, comme si le sang trop avare d'un corps politique momifié n'arrivait plus jusqu'à elles ; on dit aussi que le climat progressivement s'y assèche, et que les rares taches de végétation d'année en année s'y amenuisent d'elles-mêmes, comme rongées par les vents qui viennent du désert." (p. 558)
Il s'agit là de la première occurrence du végétal séché, dernière trace de vie sur le rivage des Syrtes : "Il y avait des moments où, par une après-midi lumineuse et calme, il me semblait renfermer sans effort dans mon cœur même les pulsations faibles de cette petite cellule de vie assoupie, tremblante à l'extrême bord du désert. Accoudé à un coin des remparts de la forteresse où s'accrochait sur le vide quelque touffe de fleurs sèches, je cernais d'un seul coup d'œil son étendue menacée" (p. 573); que l'on retrouvera ultérieurement, à proximité, à bord du Redoutable : "Une lumière assez vive pénétrait dans la cabine par le hublot d'arrière, mais, avant que j'eusse remarqué le moindre détail, la présence de Marino reflua jusqu'à me fermer les yeux dans cette odeur de tabac refroidi et de fleurs sèches qui bondit sur moi comme dans son bureau de l'Amirauté, aussi extraordinairement intime que celle de la momie dont on détache les bandelettes" (chap. 8, p. 715). La cabine est frappée du sceau de "la lumière jaune et sale" et du "bouquet de fleurs sèches" (p. 726) ; "extraordinairement fanées", comme lors de la cérémonie de l'enterrement : "Au pied du monument, je remarquai soudain, dans le silence ensommeillé, une longue coulure sale qui tachait la pierre et venait rejoindre une litière spongieuse de feuilles noircies. Les couronnes fanées glissaient d'une année à l'autre à ce coussinet absorbant, évoquant une douce continuité pourrissante où l'emblème se reconnaissait" (chap. 4, p. 609), et le "vieux diplôme jauni" qui jouxte les fleurs de la cabine, dans une mixité du végétal et du papier, du sec et du pourri, unifiés par l'évaluatif /dysphorie/, et dont la paire d'isotopie /longue durée/ + /cessatif/ indexe aussi Marino, à la "touffe de cheveux gris" (ibid.) : "les gros volumes des Instructions nautiques lui servaient de cales contre le roulis, soudés à lui et tout verdis par une pellicule de mousse humide [...] des filaments de mousse collaient les pages humides, à la forte odeur moisie" (pp. 715-6).

** Ils deviendront plus loin (p. 611) ces ilves comparés à des os secs.

Ce comparant pathologique (réitéré infra) succède à la déchéance (ruine, vieillesse) et la vacuité (désert, ennui). Le paysage naturel s'avère donc en harmonie avec la forteresse, dont par ailleurs l'humidité intérieure est péjorative – contrairement à celle extérieure du premier temps du voyage –, comme si elle provenait de la lagune et de la mer à proximité, prémonitoires des dangers dont elles sont lourdes :

"je respirais cette odeur froide de cave et de pavé moisi, [...] Mon logement était préparé dans le pavillon du commandement : l'une des simples maisons basses ; la même odeur froide et moisie habitait ces longues pièces humides, grossièrement carrelées et presque vides." (p. 568)

Cela persiste non seulement dans le décor, avec "l'odeur froide et noire du charbon m'arriva dans une bouffée de vent" (chap. 8, p. 724), "je m'attardais parfois un instant sous ces voûtes froides", celles-là même dont "Cette nuit tiède et mouillée, trop molle, ajoutait à l'air confiné de ces murailles une tristesse de prison entrebâillée : l'humidité glaçait les murs des couloirs comme les parois d'une caverne" (chap. 5, p. 618), mais dans le portrait du capitaine Marino, dont les "yeux gris de mer froid" et la parole qui "opposa un mur d'hostilité froide" contrastent avec sa bienveillance envers Aldo (chap. 1 et 3). Pour donner une des tonalités sensorielles du roman, très sollicitées, on note le net contraste statistique : 22 occurrences de "chaud(e)(s)" et 20 "chaleur" contre 70 "froid-" et 15 "fraîcheur"; outre les 2 occ. de l'expression "cœur glacé" de l'Amirauté, on a constaté, à des endroits stratégiques, la fréquente association de /minéral/ et /froideur/. Autre excès dysphorique inverse, les 18 occ. de "brûl-" (cf. infra "Rhages brûlait" les "jardins brûlés" de Maremma) masquent à peine l'inconscience du danger : de Vanessa : "la chaleur ambrée et plus recueillie de l'arrière-automne, comme une exsudation délicieuse de la terre, était à celle de l'été comme à sa peau brûlante la chair tiède d'un fruit où l'on mord" (chap. 1); "en une seconde elle ne fut plus qu'une pesanteur brûlante et molle" (chap. 7) De la forteresse : "je touchais de la main les lourdes pierres brûlantes qui avaient connu le souffle des boulets, et je sentais monter en moi une vague de mélancolie : il me semblait que le colosse aveugle souffrait par trahison une deuxième mort." (chap. 2) De la croisière : "Il n'y a pas de prescription en histoire, monsieur l'Observateur. Votre… visite a réveillé de très anciens souvenirs [qui] peuvent redevenir… brûlants." (chap. 10)

Avant de poursuivre notre cooccurrence lexicale rong- \ cuirass-, il convient de relever dans (A) une figure récurrente dans le roman, à savoir la syllepse, ici sur "bâtiment", dont le sème /minéral/ est neutralisé par la comparaison avec une "épave abandonnée". Le signifiant polysémique sert ainsi à renforcer la persistante connexion métaphorique du terrestre (l'Amirauté) avec le marin :

"Ce navire endormi que Marino s'employait si bien à ancrer à la terre appareillait, sous mon regard neuf, comme de lui-même vers les horizons, — sa navigation immobile * me paraissait obscurément promise, — je le sentais tressaillir sous moi comme le pont d'un bon navire reconnaît soudain le pas d'un capitaine aventureux. Tout dormait à l'Amirauté, mais de ce sommeil atterré et mal rassurant d'une nuit grosse ** de divination et de prodiges" *** (chap. 2, p. 580).

* Autre oxymore, après la "broussaille pluvieuse" (p. 565), /sec/ vs /liquide/, ou la "forteresse de broussailles" (p. 613), /minéral/ vs /végétal/, l'immobilité conférant ici un effet de vérité à l'édifice comparé au bateau, que réitère le palais Aldobrandi, forteresse dans laquelle Vanessa éprouve un malaise : "On dirait qu'on dérive dans ces pièces trop grandes. On est comme dans un navire mal ancré." (p. 699) L'isotopie /navigation/ dévaluée sert toujours de comparant à la même ville de Maremma quelques lignes plus loin : "Dans ces journées douteuses où je sentais vaciller le génie de la ville, il était l'instinct qui nous pousse sur le pont, la joue contre les mille bonnes joues pleines et encore vivantes, quand le navire tremble sur sa quille et que le choc géant monte à nous dans la vibration de la profondeur." (p. 703)

** La métaphore est loin d'être innocente pour un roman où la vie belliciste naîtra de la mort pacifiste. Par exemple "quand je reviens en pensée sur ces journées unies et monotones, et pourtant pleines d'une attente et d'un éveil, pareilles à l'alanguissement nauséeux d'une femme grosse" (p. 696). Ou lors du prêche de Saint-Damase à la fête de la Nativité, symbolique : "Heureux qui sait se réjouir au cœur de la nuit, de cela seulement qu'il sait qu'elle est grosse, car les ténèbres lui porteront fruit, car la lumière lui sera prodiguée." (p. 711)

*** Aldo vit dans l'attente de "l'événement" mystérieux à venir : isotopie /anticipation/. Cet extrait amène à montrer, dans une démarche onomasiologique, les multiples lexicalisations de ce thème de l'endormissement, du "laisser-aller somnolent de cette garnison pastorale" (chap. 2), au pacifisme recherché par l'Envoyé de Rhages (éponyme du chap. 10) : "il n'y a pas à douter, je pense, que les choses s'arrangent. Nous penserions seulement qu'Orsenna a souffert passagèrement d'une espèce … d'insomnie".

Cf. aussi deux pages auparavant la première occurrence de "navire(s)" sur 52 dans Le Rivage des Syrtes, et de l'épave, toujours associée à la magie religieuse :

"[...] comme si j'avais guetté malgré moi, dans le silence de cloître *, quelque chose de mystérieusement éveillé. La tête vide, je sentais l'obscurité autour de moi filtrer dans la pièce, la plomber de cette pesanteur consentante d'une tête qui chavire dans le sommeil et d'un navire qui s'enfonce, je sombrais avec elle, debout, comme une épave gorgée du silence des eaux profondes." (chap. 2, p. 578)

* Cette expression répète celle qui servait, deux pages auparavant, à planter le décor de la Chambre des cartes : "Les murs nus, les mappemondes, l'odeur de poussière, l'aspect de polissure et de long frottement des tables usées inégalement comme une paume, faisaient songer à une salle de classe, mais que l'épaisseur des murailles, le silence de cloître, et le jour douteux, eussent confinée dans l'étude de quelque discipline singulière et oubliée." (p. 576) En osmose avec le capitaine lui-même (chap. 3, p. 587) : "La réserve et le silence un peu monacal de Marino [...] Je le trouvai dans son bureau du sous-sol de la forteresse, où il expédiait le matin les rapports pour Orsenna. Quelque chose de préservé et de monacal flottait dans cette pièce". En outre, il témoigne de la faculté magique qui était celle de la nuit : "Il m'avait attendu. Cette divination singulière me décontenançait." (p. 588) Toutefois en changeant d'acteur le lieu peut subir une dévaluation : "Le jardin se repliait dans son silence hostile de cloître et me chassait ; je baisais la pierre froide où s'était accoudée Vanessa" (p. 597).

Pour le héros Aldo, l'éveil est au contraire lié à l'inversion dialectique aspectuelle et véridictoire menant de /cessatif-statisme-dysphorie/ + /évidence/, à /inchoatif-dynamisme-euphorie/ + /caché/. Transposée sur l'isotopie /navigation/, elle substitue l'appareillage à l'ancrage du bateau, qui plus est dans un cap à l'Est, vers l'Orient du Farghestan ennemi (p. 739), pôle traditionnel des commencements. Le navire sert d'interprétant à la nouveauté, quelque peu inquiétante :

"Lorsque j'eus parcouru la note de Belsenza, je relus de bout en bout, avec l'attention et la minutie qu'on apporte à un texte qu'il s'agit de traduire, les instructions du Conseil, et je reposai les papiers sur la table, profondément désorienté. Comme le premier tremblement imperceptible d'une coque qui glisse à la mer, il me semblait que quelque chose, sous mes yeux que je ne voulais pas en croire, avait bougé." (chap. 7, p. 674)

Ce dernier mot, indexé à /statisme/ par sa négation, recoupé par le thème de l'endormissement, et par le pesant enfouissement dans la terre, illustre le conservatisme pacifiste du capitaine Marino, lequel avertissait Aldo dès le chap. 3 (p. 592) : "Le rassurant de l'équilibre, c'est que rien ne bouge, ici, et cela depuis trois cents ans. [...] Les choses ici sont lourdes et bien assises" jusqu'à ce qu'Aldo lui fasse prendre la décision d'une patrouille (p. 600) : "Je ressentais quelque chose du remords tardif et de la panique de l'apprenti sorcier à l'instant où, tout doucement d'abord et à son incrédule et profond étonnement, les choses malmenées dans leur dignité pesante se mettent tout à coup à bouger ; dans le déhanchement maugréant de bête réveillée du navire, j'avançais en proie à un léger étourdissement et au sentiment exaltant d'un déclic magique." Il est d'ailleurs remarquable que par rapport au patrouilleur le Redoutable, les instructions évoquent par syllepse "une vérité redoutable" (p. 673). Après l'Amirauté rénovée comparée à "un navire en partance" avec sa "griserie d'aventure" (chap. 6), dont la liberté marine l'oppose à sa déchéance et son engluement dans la vasière, une fois Marino disparu en fin de roman, ce sera le tour de la capitale Orsenna : "dans cette société qui se réaménageait, ses amarres coupées, comme sur un paquebot qui lève l'ancre" (chap. 12).

En outre, ce désert des Syrtes où se passe l'action fait la transition entre la terre de sédentarité (cf. le déclin de la "lenteur de patriarche boucané" aux "goûts décidément sédentaires" de Marino, p. 713, reclus dans sa ruine moisie : /statisme/ + /mort/) et le nomadisme (indexé à /dynamisme/ + /vie/, par le renouveau d'Orsenna, in fine, dû à sa poussée de fièvre belliciste). Car le relevé des mots statistiquement significatifs manifeste l'inversion dialectique globale du roman, menant du sommeil pacifique terrien (sur /évidence/, en T1) au réveil marin des hostilités (sur /caché/, T2) entre la Seigneurie d'Orsenna et son ennemi depuis trois siècles, le Farghestan qui lui fait face, par-delà la mer des Syrtes. Symboliquement, cet espace marin limitrophe * de tous les dangers, et dans lequel s'élancera Aldo lors de sa croisière, représente alors la capacité de s'extraire du marécage des Syrtes qui embourbe, empêche la liberté des actes.

* Sur ce "motif du seuil, qui traverse l'œuvre de part en part : saison de lisière, instants de transition, paysages-frontières, avant-postes", et qui est à rapporter au mélange des contraires, dont "la tension par opposition secrètement oriente l'écriture", cf. B. Boie (Notice, p. 1338).

Pareille simplicité narrative qui concorde particulièrement avec le schéma greimassien définitoire du récit mythique, avant : contenu posé vs après : contenu inversé (cité et réévalué par Rastier, dans la composante dialectique de Sens et textualité, Hachette, 1989), implique une tension complexe entre contraires dès l'incipit, entre la gloire passée (du Farghestan comme d'Orsenna) et la ruine, le déclin actuels des Syrtes, le paradoxe romantique étant que la vieille capitale (comportant une académie, un sénat, une université) représente pour Aldo qui appartient à "la jeunesse dorée" *, une "vie creuse" et un ennui supérieur (p. 556), alors qu'il vit dans la plénitude le départ pour la province des Syrtes, rivage fait à la fois de "désert", et de "sables" rendus "mouvants" par la proximité de la mer et des "lagunes", asséchées en "vasières", dans un mixte solide-liquide, sec-humide.

* Concernant l'opposition /jeune/ vs /vieux/, la commande cooccurrence du logiciel Hyperbase fait ressortir deux groupes thématiques d'acteurs : vieillesse d'Orsenna et des 4 pères initiatiques d'Aldo (le capitaine Marino, sénile, Carlo, décédé comme lui au chapitre 11, Danielo le vieux décideur de la Seigneurie et le vrai père d'Aldo, opportuniste) vs jeunesse de JE-Aldo, de l'officier Fabrizio et de la femme fatale Vanessa. On se méfiera à ce sujet des statistiques : Aldo est en effet rêveur et romantique (il pourrait reprendre à son compte le slogan on habite, avec un cœur plein, un monde vide, et sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout; autre indice : l'affectif "j'aimais" suivi de ses goûts pour les chevauchées solitaires en forêt), sans pour autant que ces deux adjectifs, et leur noms dont ils dérivent, soient des spécificités.

Quand Vanessa incite le héros au bellicisme marin (cartes de mer à la forteresse, puis croisière) en niant le pacifisme agricole conservateur :

"Je ne pense pas que ce soit pour se renseigner que Marino vienne ici. À toi, je peux parler. Il vient chercher sa drogue. Il en a besoin. On y vient d'Orsenna, tu l'as vu. — De quelle drogue veux-tu parler ? — La même, Aldo, que tu vas chercher dans cette casemate où il y a tant de cartes. Le capitaine ne sait pas pourquoi il revient à Maremma. Moi, je pourrais le lui dire. Il revient ici parce qu'il est écœurant de trop dormir, parce que dans un sommeil trop lourd on se retourne sur son lit pour chercher une place moins molle et moins creuse, et qu'il a besoin pour vivre de s'aviser vaguement que les équipages d'Orsenna ne sont pas voués de toute éternité au sarclage des pommes de terre." (chap. 5, p. 643)

Le renversement dialectique implicite confirme la dégradation qui affecte l'assèchement terrien :

"un détachement d'ouvriers agricoles, reconnaissables à leurs gestes gauches et à leurs tuniques salies par l'étable où s'accrochaient encore des brins de paille. Un commandement bref retentit, la troupe présenta les armes, et Marino descendit de cheval devant la grille. Nous le saluâmes à l'entrée. Pesant et lent dans ses grandes bottes d'uniforme, l'air d'un paysan habillé, le capitaine avait accroché à sa vareuse grise la médaille [...]" (chap. 4, p. 608)

- Depuis la rénovation de l'Amirauté : "Vous ne trouvez pas que cette bâtisse ne nous fait guère honneur ? Elle croule tout à fait … Nos hommes ont fait les laboureurs pendant des années … ils pourraient tout aussi bien faire les maçons…" (chap. 6)

- Jusqu'à l'enterrement du vieux Carlo qui incarne la fin de cette "race forte de soldats laboureurs [qui] avait longtemps régenté cet extrême Sud" ; à quoi répond l'attitude du capitaine : "Je le regardais à la dérobée pendant que, de sa voix lente et paysanne, il adressait quelques paroles de consolation à la famille du mort." (chap. 11, pp. 781, 784)

- En passant par la rédaction de Marino : "La main lente et appliquée de laboureur festonnait d'une grosse encre, au travers des pages, le sillon quotidien." (chap. 3)

N.B. : Dans Lettrines (1974), Gracq se souviendra encore du "vif sentiment de déchéance" que lui inspirent "les marins désaffectés de l'Amirauté qu'on loue comme bergers dans les fermes des steppes". Et si le capitaine est bien de ce bord (cf. l'isotopie /imperfectivité/) :

"Les voix pourtant continuaient à filtrer à travers la porte, doucement intarissables, avec le calme traînant et insipide d'une discussion paysanne. Je reconnaissais maintenant distinctement la voix de Marino, dont il savait ralentir le débit comme au théâtre, et j'essayai de suivre, amusé, aux seules inflexions savantes de la voix, les méandres d'une discussion dont je devinais à peu près le sujet. Il n'y avait pas à s'y tromper: c'était sa voix des contrats de fermage que contrefaisait si bien Fabrizio. Le pas lourd du capitaine sonna sans hâte sur les dalles et la porte s'ouvrit." (chap. 6, p. 650)

il préserve la Chambre des cartes, pour qu'elle demeure "prête à servir", par anticipation militaire : "ce qui frappait d'abord dans cette longue salle basse et voûtée, au milieu du délabrement poussiéreux de la forteresse démantelée, était un singulier aspect de propreté et d'ordre, méticuleux et même maniaque, un refus hautain de l'enlisement et de la déchéance" (chap. 2, p. 575), lieu "inhospitalier" dont le "silence était la signification d'une hostilité hautaine" * (chap. 5, p. 618). La deuxième occurrence du mot pousse à un rapprochement avec le prêche de "l'officiant" de Saint-Damase, tirade insistante, et implicitement contradictoire des valeurs de Marino : "il semblait que l'esprit de Sommeil pénétrât toutes choses et que la terre, dans le cœur même de l'homme, se réjouît de sa propre Pesanteur. Il semblait que la création même pesât à la fin de toute sa masse comme une pierre écrasante sur le souffle scellé de son Créateur, et que l'homme se fût couché de tout son long sur cette pierre, comme celui qui tâte dans l'ombre vers la place de son sommeil. [...] Ici, en cette nuit, je maudis en vous cet enlisement." (chap. 8, p. 709)

* Avec 9 occurrences, l'adjectif "hautain(e)", mélange de fierté et de hauteur féodale en osmose avec la forteresse (cf. Vanessa "avec son impudeur hautaine et son insouciance princière", chap. 8), est une spécificité statistique du roman. Une hauteur en outre quasi-métaphysique, comme l'analysait D. Aury dès de la parution du roman en 1951 : "Dans l'univers de J. Gracq les pierres sont plus vraies, plus justes, plus vivantes que les hommes. Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres : rejoindre l'univers minéral, c'est accéder à l'éternel" (cité p. 1359). Encore une expression à rapporter à la pétrification, infra.

Or, avec des reprises lexicales remarquables, l'attribution par métaphore et hypallage de l'isotopie /agricole/ au paysage marin traduit une manière se de se rassurer de la part d'Aldo qui s'élance désormais en croisière dans "ce désert aventureux" que constituent paradoxalement les "eaux calmes" :

- "tout au bout de l'horizon, au ras de l'immense labour d'encre qui déversait ses mottes luisantes à ma hauteur [...] au bas de mon hublot, qui s'ouvrait tout près de l'arrière, l'eau maintenant creusait un sillon profond au long de la coque, décollée d'elle comme du soc d'une charrue" (chap. 9, p. 727-8). Métaphore aussitôt réitérée : "Ma pensée volait en avant du navire forcené qui trouait cette paroi d'encre".

- "La mer des Syrtes, avec ses vagues rêches et dansantes crevait partout ses courtes volutes d'écume ; autour de nous, des oiseaux de mer par bandes s'ébattaient et s'envolaient sans cesse sur les plaines variées des étendues changeantes, comme dans le soir paisible des terres labourées." (chap. 7, p. 680)

Néanmoins le processus inverse de liquéfaction qui se manifestera in fine lorsqu'Aldo apprendra l'invasion des ennemis, tant redoutée et attendue, demeure méliorative :

"c'était comme si la torpeur des sables avait été transpercée tout à coup du bruit de milliers de fontaines — comme si, sous le choc des millions de pas de l'armée mystérieuse, à l'infini autour de moi le désert fleurissait." (chap. 12, p. 837)

"Le monde, Aldo, fleurit par ceux qui cèdent à la tentation. Le monde n'est justifié qu'aux dépens éternels de sa sûreté." (p. 830)

Comme lors de la reviviscence printanière, sous-jacente à la prophétie de Saint-Damase qui finit par s'accomplir :

"je vous invite à lire, frères et sœurs, une signification cachée, et à retrouver dans le tremblement ce qu'il nous est permis de pressentir du profond mystère de la Naissance. C'est au plus noir de l'hiver, et c'est au cœur même de la nuit que nous a été remis le gage de notre Espérance, et dans le désert qu'a fleuri la Rose de notre salut." (chap. 8)

ainsi qu'à la "poussée de fièvre", lors de la rénovation de l'Amirauté, qui usait de l'opposition /stérilité/ ('steppe', /sec/) vs /fertilité/ ('sève', /liquide/) :

"Ce campement brusquement poussé au flanc de la ruine ainsi qu'une plante folle était comme une montée de sève inattendue dans ces steppes" (chap. 6, p. 661)

Au niveau aspectuel des actions et du paysage, les sèmes /longue durée/ et /cessatif/ des ruines et du désert (avec une insistance remarquable : "ennui, isolement, vie retranchée, vie dénudée, charme désolé, cloître, l'esprit vide, je suivis d'un œil désœuvré", etc.") sont pour Aldo contredits dès le début du roman par la promesse d'une plénitude nouvelle :

"Le dénuement mal justifié qui s'attachait à cette vie perdue des Syrtes, le sacrifice consenti en pure perte qu'elle impliquait portait en lui, pour moi, le gage d'une obscure compensation. Dans sa vacuité même, son dépouillement et sa règle sévère, elle semblait appeler et mériter la récompense d'un émoi plus emportant que tout ce que la vie de fêtes d'Orsenna m'avait offert de médiocre et de raffiné." (chap. 2, p. 579)

Dans cette promesse, on constate que l'anticipation n'affecte pas que les plans cognitif et véridictoire (herméneutique au sens de Barthes) d'un secret à percer, mais aussi thymique et actionnel (proaïrétique) de l'épreuve que ce gage implique. Sa réalisation sera effective lors du contact avec l'ennemi dans une escarmouche, un "événement" (aux sèmes contraires /inchoatif/ et /ponctuel/) dont Aldo avait d'emblée "la certitude" (p. 580), juste avant que l'un des lieutenants de Marino ne lance "tu es un poète, Aldo" (p. 584) ; or, neuf chapitres plus loin, Vanessa avouera considérer les traîtres comme "les poètes de l'événement" (p. 775), désireuse qu'Aldo soit l'un d'eux (notons que c'est parce que le jeune homme concrétise la devise de la famille de Vanessa, Fines transcendam (p. 596; "je transgresserai les frontières") qu'est justifiée l'inclusion de son nom Aldo dans celui d'Aldobrandi). On voit combien ces reprises lexicales sont lourdes de sens à l'échelle globale du récit.

Inversion aspectuelle confirmée entre l'incipit présentant la froideur austère et la mort traditionnelles de la ville d'Orsenna, par sa navigation qui

"entrait lentement en léthargie : ses vaisseaux désertèrent un à un une mer secondaire où le trafic tarissait insensiblement. La mer des Syrtes devint ainsi, par degrés, une vraie mer morte" (chap. 1, p. 560)

et le dénouement où la paire /inchoatif/ + /itératif/ se substitue à /cessatif/, cela sous l'influence partielle de la croisière agitée d'Aldo :

"mystérieusement innervé encore après des siècles de léthargie il semblait qu'après les heures de travail le cœur réactivé de la ville se remettait à battre." (chap. 12, p.813)

N.B. : Les données quantitatives sont éloquentes à propos de l'inversion tactique du premier au dernier chapitre : en effet les deux seules occurrences de "léthargi-" confirment le côté cyclique des chap. 1 et 12, dont les occurrences du syntagme "mon\ton père" (d'Aldo) sont un indice supplémentaire : 3 pour le chap. 1, où il exerce un rôle d'appui auprès de la Seigneurie, et 17 pour le chap. 12, où il cherche inversement à utiliser l'acte de son fils pour se relancer, politiquement.

Toutefois la chaleur et la vie anticipées dans ce renouveau (T2) sont une illusion car elles déboucheront, rétrospectivement, sur la destruction de la ville.

Déjà la mort programmée (/cessatif/) de Maremma laissait confusément percer l'amorce d'une vie (/inchoatif/), prouvant que son sable n'est pas stérile. C'est sans doute là le secret "d'un trésor enseveli" auquel rêvait Aldo (chap. 2) :

"je faisais glisser dans mes doigts ce sable qu'avaient vanné tant de tempêtes, et qui maintenant bâillonnait la ville dans le sommeil ; je regardais Maremma s'ensevelir, et en même temps, les yeux blessés, giflé par le vent furieux qui mitraillait le sable, il me semblait sentir la vie même battre plus sauvagement à mes tempes et quelque chose se lever derrière cet ensevelissement." (chap. 8, p. 694)

Mais avant la naissance, abordons la mort latente d'une architecture cette fois naturelle, celle de l'île de Vezzano, éponyme d'un chapitre situé au centre du roman, dont le relief escarpé, la blancheur excessive et les cris d'oiseaux sont autant d'avertissements lancés au couple de promeneurs Aldo et Vanessa. Soit l'isotopie /danger/, indexant un territoire proche de la rive ennemie. Les cooccurrences lexicales soulignent la nécessité du rapprochement avec "ces bastions de légende" qu'étaient les "casemates de la forteresse" de l'Amirauté (p. 568) :

(B) "Lorsque ses falaises très blanches sortirent du miroitement des lointains de mer, Vezzano parut soudain curieusement proche. C'était une sorte d'iceberg rocheux, rongé de toutes parts et coupé en grands pans effondrés avivés par les vagues. Le rocher jaillissait à pic de la mer, presque irréel dans l'étincellement de sa cuirasse blanche, léger sur l'horizon comme un voilier sous ses tours de toile, n'eût été la mince lisière gazonnée qui couvrait la plate-forme, et coulait çà et là dans l'étroite coupure zigzaguante [sic] des ravins. La réflexion neigeuse de ses falaises blanches tantôt l'argentait, tantôt le dissolvait dans la gaze légère du brouillard de beau temps, et nous voguâmes longtemps encore avant de ne plus voir se lever, sur la mer calme, qu'une sorte de donjon ébréché et ébouleux, d'un gris sale, qui portait ses corniches sourcilleuses au-dessus des vagues à une énorme hauteur. Des nuées compactes d'oiseaux de mer, jaillissant en flèche, puis se rabattant en volutes molles sur la roche, lui faisaient comme la respiration empanachée d'un geyser * ; leurs cris pareils à ceux d'une gorge coupée, aiguisant le vent comme un rasoir et se répercutant longuement dans l'écho dur des falaises **, rendaient l'île à une solitude malveillante et hargneuse, la muraient plus encore que ses falaises sans accès. [...] Ces cris sauvages et désolés des oiseaux de mer qui couvraient l'île et froidissaient *** cette ombre spectrale, ces roches nues d'un blanc gris d'ossements, et le souvenir de ce passé funèbre, jetaient un nuage inattendu sur cette mer de fête." (chap. 7, p. 680-1)

* Déjà l'une des cartes où apparaît le point de l'île était "empanachée d'étranges lettres bouclées" (chap. 5). Avec le "paradis d'efflorescence plumeuse" (p. 680) que constitue la nuée d'oiseaux, la série de cooccurrences lexicales rend ce paysage indissociable de celui du volcan Tängri, qui sera précisément découvert depuis Vezzano. Les 6 occ. du rare "volute(s)" unissent aussi bien les oiseaux et le feu que la liquidité marine et aérienne, telle la fumée du Redoutable : "une longue plume flexible et molle qui défaisait paresseusement dans l'air ses volutes orageuses. - Je vais faire réduire les feux, me dit Fabrizio soucieux : c'est une provocation que ce panache." (p. 736) Quant à l'autre occurrence de la flexibilité, elle qualifie le vieux Danielo, qui fait forte impression sur Aldo, pour qui, comme l'émanation du volcan, il constitue une menace : "Les traits du visage se perdaient dans une ombre presque opaque, mais la tension dans l'immobilité de la figure qui m'observait, flexible pourtant et presque élégante sous la longue robe du Conseil, avait quelque chose d'oppressant" (chap. 12, p. 822).

** L'insistance sur le mot traduit une de ces Préférences : "De pareils endroits m'attirent certainement, en rêve ou en réalité. Moins encore les sommets de montagne, d'où la vue est presque toujours bornée, que les falaises, les marches d'escalier qui découvrent un vaste pays plat, ou encore les très hautes tours" (p. 852).

*** Quant au regard ironique Marino, "le reflet coupant et glacial comme un éclat de rire me froidissait le sang" (chap. 6, p. 662) ; c'est la rareté du verbe, dont le roman n'atteste que ces deux occurrences qui provoque un processus d'assimilation entre les deux contextes. Pour être validé, un tel rapprochement thématique relève du second temps onomasiologique (allant du signifié aux signifiants). En l'occurrence, la froideur de Marino est spectrale, comme en témoigne sa dernière apparition : "De minute en minute, je me sentais moins à l'aise. Il y avait dans l'œil de Marino — était-ce un reflet de cet éclairage fantomatique ? — quelque chose de fixe et de lugubre [...]" (chap. 11). D'autre part, le psychologique contamine la trop simple sensation physique, comme il appert encore du contexte suivant, où, quelques lignes auparavant (chap. 6, p. 653), Aldo doit rendre gravement et calmement des comptes à ses supérieurs du refus d'Ortello qui est le premier signe d'hostilité : "Lorsque j'eus achevé de relire, une heure plus tard, avant de le sceller, le rapport que j'avais rédigé pour Orsenna, je reposai le papier signé sur ma table, j'entr'ouvris ma fenêtre sur la lande que noircissait déjà l'ombre allongée de la forteresse ; comme si la fraîcheur montée du sol m'eût dégrisé, je demeurai un moment le front collé à la vitre froidie, et, pour la première fois, je sentis dans mon exaltation se glisser un sentiment d'alarme. Le rapport en lui-même était sans reproche, et, en le relisant d'une tête qui ne parvenait pas à se garder complètement froide, je pouvais m'accorder sincèrement qu'il était la modération et la clarté mêmes." L'unique participe passé "froidi-" se lit par assimilation avec la phraséologie garder la tête froide, syntagme ici défigé.

La morphologie des parois ébréchées est confirmée lors de la croisière :

"Des bandes compactes d'oiseaux de mer débordaient la paroi du navire au-dessus de ma tête comme des volées de pierres, en criant, et en me penchant je vis se découper faiblement sur l'horizon une haute dent noire : nous étions en vue de Vezzano. [...] Vezzano ! me dit Fabrizio, en désignant l'île d'un geste rapide. Le sommet de l'île émergeait d'un léger banc de brouillard qui flottait sur la mer — une dentelure aiguë maintenant sur le ciel qui s'éclaircissait." (chap. 9, p. 731)

Tours, donjon, surgissement : l'île de Vezzano est une nouvelle forteresse, de par le fait qu'elle est le dernier poste d'observation le plus avancé sur la côte adverse, justification à l'identité des comparants avec d'autres "bâtiments", comme cela sera confirmé infra. En outre, on s'aperçoit que l'adverbe "mystérieusement" qui précédait la description de Vezzano est un cooccurrent de plus qui densifie les reprises lexicales, scellant l'union des "falaises raides" avec la forteresse :

"L'Amirauté tout entière se hissait le long des murailles, comme les termites sur leur termitière; la forteresse bourdonnait * tout le long du jour, et jusqu'après la tombée de ces nuits claires, d'une fièvre un peu folle, comme dans les préparatifs d'une fête. [...] Quelque chose de jamais vu, et pourtant de longuement attendu, comme une bête monstrueuse et immobile surgie de son attente même à sa place marquée après d'interminables heures d'affût vaines, quelque chose au bord de la lagune, longuement couvé dans le noir, avait jailli à la fin sans bruit de sa coque rongée ** comme d'un énorme œuf nocturne *** : la forteresse était devant nous. [...] ainsi ancrée au bord de la lagune ourlée de bavures de lumière, la forteresse semblait soudain mise à flot, portée sur un élément fluide qui la faisait vivre sur le fond inerte du paysage du léger et profond tressaillement d'aise d'un vaisseau au mouillage. [...] Comme la première neige qui touche d'un doigt plus solennel la cime la plus haute, sa blancheur irréelle la consacrait mystérieusement, l'enveloppait d'une légère vapeur tremblée qui fumait vers la nuit lunaire **** [...]" (chap. 6, p. 666-7)

* L'insistance au chapitre suivant est manifeste : "La remise en état de défense de la forteresse [...] semblait, par la confirmation qu'elle apportait aux bruits alarmistes, avoir accru sensiblement la fièvre qui faisait bourdonner la ville - au point que Belsenza avait pris peur" (chap. 7, p. 674). La centralité du thème entomologique se manifeste lorsque son isotopie /auditif/ sert de comparant non seulement à la "menace lointaine", lors de "la folie de l'équipée" d'Aldo : "Un chaudron bouillonnait soudain au-dessous de moi, sans qu'on eût besoin de le prévenir qu'on venait de soulever le couvercle. Mais cette animation fiévreuse ne passait pas jusqu'à moi, ou plutôt elle bourdonnait à distance, comme une rumeur orageuse au-dessus de laquelle je me sentais flotter très haut, dans une extase calme" (chap. 9, p. 735) mais aussi à ses conséquences : "Le silence feutré de cette pièce faisait tout à coup à mes oreilles comme un bruit de mer ; après cette nuit follement vécue, mon acte s'était séparé de moi à jamais ; quelque part, très loin, avec un léger et subtil ronflement d'aise, une machine s'était mise en route que personne ne pourrait plus arrêter : son bourdonnement lointain pénétrait dans la pièce close, éveillait comme un bruit d'abeille ce silence reclus." (chap. 10, p. 751) Thème de la fatalité dont l'isotopie /surnaturel/ est plus saillante lors de l'apparition de Vanessa dans les jardins Selvaggi d'Orsenna, "un lieu magique, de ces cimetières abandonnés où le suspens léger et détendu de toutes choses donne au seul bourdonnement d'une abeille une plénitude d'orgue, et comme le poids grave d'une visitation" (chap. 3, p. 594). Ici encore le bruit est loin d'être anodin. De même que lorsqu'il annexe le thème de la naissance : "Je me rappelais une parole étrange que m'avait dite Orlando, dans un de ces soirs prostrés de la canicule où nous cherchions de l'air sur le chemin de ronde des remparts : que dans les nuits étrangères les plus paisibles, on entendait passer le souffle chaud d'une bête et peser le battement singulier d'un cœur, mais que dans les nuits claires d'Orsenna il semblait que la conscience nous fût donnée du miracle d'un enfant rentrant dans le sein de sa mère, et que l'on surprît le bourdonnement des mondes" (chap. 9, pp. 727-8). Finesse de perception que l'on retrouve lors de l'entretien avec l'Envoyé ennemi : "Il me sembla soudain qu'il était très tard et que le bruit des voix somnolentes s'enfonçait et se perdait dans une obscurité sans âge, rejoignait le bourdonnement de songe qui faisait vibrer faiblement les nuits du désert" (chap. 10).

** Le sémème "coque" fonctionne en régime de syllepse, par rapport au bateau et à l'œuf; la figure renforce la cohésion des isotopies respectives /navigation/ et /naissance/.

*** Deux pages auparavant, on sentait sourdre la menace, avec la "rumeur profonde et indistincte qui devenait pour l'oreille celle même de la vie revenue, — ainsi ce bruit familier des outils et des voix résonnait-il, au fond de cette pénombre recueillie, plutôt comme la prise de possession, volubile et pleine de présages, de ces ruines par une colonie d'oiseaux de passage, — comme si les temps étaient venus, — comme si sa saison secrète, une saison qui démentait les tristes approches de l'hivernage, longtemps couvée sous la poussière des âges était revenue éclore sur la forteresse qu'elle ranimait comme un dégel." La deuxième occurrence du syntagme de l'éclosion fait le lien avec la vie nouvelle que sent sourdre Aldo durant le Noël de Maremma (chap. 8, p. 707) : "Un levain puissant brassait cette foule et soufflait bien au-dessus d'elle les hautes coupoles; [...] dans cette nuit portée au plus creux de l'hiver comme un œuf nocturne, il me semblait qu'à l'haleine des voix chaudes et réveillées je sentais sous mes pas la glace craquer et fondre, et que, le cœur battant, je sentais venir comme de dessous terre une mauvaise fièvre, — un dégel trop brusque, un printemps condamné." Le prédicateur concèdera en outre que "la naissance aussi apporte la mort" (p. 710), dans un avortement qui inverse la perspective optimiste de la vie (fièvre) au sein de la mort (stagnation).
Et quand Vanessa déclare "qu'on respire plus largement, plus solennellement, de ce que se sont éteintes des millions d'haleines pourries" (p. 773), elle confirme l'inversion de la douce et chaude haleine mouillée initiale des Syrtes (cf. supra) en une dysphorie : "du côté des terres, l'horizon rouge se voilait de brume; c'était l'annonce d'une de ces journées de vent sèches et claires comme une vitre qui soufflaient parfois pendant des semaines entières l'haleine du désert." (p. 792) Prémonitoire aussi de la mort de Marino. De même, "des journées entières, parfois, le courant froid qui longeait la côte condensait sur le large des brumes décevantes et molles qui promettaient la pluie sans jamais l'amener, et faisaient du rivage ce désert frileux et moite, à l'haleine humide de malade, qui mollissait les muscles et enténébrait le cerveau." (p. 781)
Poursuivons sur cette moiteur, qui perd sa quiétude "ensommeillée" de l'incipit (supra) : "Je me retournais sous cette nuit oppressante comme dans le suint d'une laine, bâillonné, isolé, cherchant l'air, roulé dans une moiteur suffocante" (chap. 8, p. 698), malaise de Maremma qui précède celui de la croisière : "nous étions sous le vent du volcan. Une moiteur lourde et stagnante nous enveloppa, le navire glissa sans bruit sur une mer d'huile ; dans ce silence oppressant qui semblait jeter une ombre au cœur de la nuit même, la masse énorme venait à nous plus écrasante qu'en plein jour" (chap. 9, p. 741). Pour définir l'observatoire d'Orsenna, il sera aussi question de "paupières sans moiteur et sans cillement" (chap. 12, p. 817), aussi peu agréables que ne l'était l'arrivée Maremma : "je sentis sous mes pieds un pavé glissant et humide, et sur le visage le souffle cru qui décape la peau moite de sommeil du passager extrait de son wagon tiède" (chap. 5, p. 623).

**** L'ambivalence symbolique de cette cette blancheur est telle qu'elle provoque une opposition évaluative entre "un fantôme sous son suaire", aussitôt corrigée en "sa robe de noces, plutôt", selon les métaphores respectives des deux officiers Roberto et Giovanni. Surnaturalité décrite en termes similaires en dehors de l'Amirauté : "Une nuit laiteuse de brume et de lune traînait sur les lagunes quand nous arrivâmes à Maremma, tout injectée de lumière diffuse par le plan argenté des eaux calmes. Le sentiment d'irréalité qui traversait cette nuit blanche persistait. Maremma tout emmêlée à sa nuit m'apparaissait comme une nébuleuse de ville, tout entière en vagues caillots de brouillard qui semblaient naître sur notre passage de la trépidation même de la voiture pour se dissoudre aussitôt." (chap. 5, p. 623) Ce paysage explique cette "obscurité laiteuse", la même que celle qui enveloppera la disparition de Marino, de retour auprès de la forteresse avec Aldo (chap. 11), oxymore qui est une figure affectionnée de Gracq (cf. supra), avec encore le "cri muet" (chap. 12) ou "l'ensevelissement vivace" (chap. 8) — d'autres fleurs de rhétoriques sont cultivées, tel le pléonasme (cf. "l'ennui vide" ou la "flamme chaude", voire la "pierre inerte") ou l'hypallage (cf. supra). Ajoutons à propos de l'obscurité que ce lexème crédité de 30 occurrences dans le roman (spécifique, avec un écart réduit de 5) est inclus dans la phraséologie au cœur de l'obscurité dont les deux emplois sont stratégiquement disposés aux premier et dernier chapitres.

L'éclat euphorique est celui du deuxième temps (T2) où la grisaille initiale du minéral est dissipée par le décapage de l'Amirauté ; il se conjugue avec l'éclosion, laquelle poursuit le thème de la naissance anticipée, sous "Une poussée de fièvre", éponyme. Or avec la monstruosité et la destruction par le rongement (dont le sème aspectuel /itératif-imperfectif/ ressort davantage de l'adjectif verbal que du participe passé, dont le sème /résultatif/ est plus saillant), l'isotopie dysphorique /menace/ ne peut être occultée, celle du danger que constitue la rénovation du bâtiment militaire. De même plus tard, juste avant le départ pour la croisière, l'Amirauté sera comparée à

"un œuf couvé, dissoute dans la réverbération cruelle d'un paysage de salines ; un immense miroitement blanc, effervescent, mangeait la forteresse" (chap. 8, p. 718)

Or 'cuirasse' active le sème /protection dure et luisante/, certes dénué de sa péjoration initiale (aspects ruineux, désertique et moisi), lors de la rénovation architecturale qui dissipe l'ennui, mais l'isotopie /menace/ est réactivée par le comparant buccal dont l'agressivité indexe 'cuirasse' à l'isotopie générique /militaire/ :

(C) "En quelques jours, la forteresse fut débroussaillée, et tout à coup il n'y eut plus qu'elle. Jour après jour, elle jaillissait de ses haillons rejetés dans l'évidence d'une musculature parfaite, dans la simplicité d'un geste immobile, d'un signal, comme un dur hérissement tragique et nu au bord des eaux plates. Ses arêtes aiguës mordaient de partout l'horizon vide. À la voir ainsi jaillir par degrés de sa gangue, comme autour d'une statue qu'on tire de la terre, il nous semblait tout à coup que l'air à l'Amirauté circulait plus librement, et que ces hautes murailles vierges et cuirassées appelaient à les laver * comme un vent du large ; du matin au soir, l'œil enfiévré revenait s'agacer sur leur silhouette coupante comme la langue sur le tranchant d'une dent fraîchement cassée. Il était difficile de comprendre que des changements si insignifiants pussent entraîner avec eux un tel trouble, en venir jusqu'à changer le goût même et la saveur de l'air que nous respirions, et à faire battre notre sang plus vite, et pourtant, je le sentais, c'était ainsi : la forteresse poussait maintenant au milieu de nous, lancinante en effet comme une dent neuve, et c'en était fini du repos ; elle était là, l'image même de la gêne — installée, régnante, dérangeante, incompréhensible —, la morsure légère et continue d'une pointe fine, élançant jusqu'aux extrêmes terminaisons nerveuses l'inquiétude d'un subtil aiguillon **." (chap. 6, p. 663)

* Le sème /liquidité/, doxal pour le comparant tant buccal que militaire du rocher, sans lequel le luisant ne serait pas motivé, demeure un corrélat stable (cf. extrait A : "la pluie cuirassait"). Déjà dans Un beau ténébreux (1945) une "forteresse", qui est aussi un "grand palais déserté", aux "dents enrochées", était comparée à "la silhouette fondante et lourde d'un cuirassé", dans des brouillards cette fois normands; on y lit en outre que "une sorte de vacuité indécise règne dans ces lieux mornes". Outre que 'cuirassé' ajoute le sème inhérent /navire de guerre/ à la protection rigide, la convergence contextuelle des deux romans se renforce de comparants communs et d'autres reprises lexicales : "du haut de cette dent rocheuse levée des eaux sombres, du haut de cette proue, ruisselant de sang contre le soleil par les déchirures de ses courtines, décollé du sol par une écharpe horizontale de brume bleuâtre levée du lac, l'édifice s'envolait au-dessus des âges, devenait un des ces hauts lieux, une de ces cimes spectrales, d'un rose ineffable, qui se lèvent au soleil couchant au-dessus des nuages avec les premières étoiles, dans une lumière d'un autre monde. Nous garâmes les voitures au pied de l'escarpement et nous commençâmes l'escalade." (ibid.)

** Les cooccurrents soulignés sont réitérés lors du "souvenir" à partir du triste résultat anticipé de "ma patrie détruite", consécutif au point de non retour de l'action centrale ; ils relèvent du domaine pathologique, comme cette fièvre dont les nombreuses occurrences laissent présager une aggravation (et ce, au contraire des "plaisirs fiévreux" de la vie tranquille à la Seigneurie d'Orsenna, au chapitre premier, p. 556) : "Une barque de pêcheur, sur les eaux désertes, glissait silencieusement vers la passe. Un bruit de voix montait du salon de Vanessa, feutré par la distance ; leur rumeur distincte et incompréhensible s'emmêlait à mes rêves de la nuit, rejoignait ce lointain bourdonnement d'orage que j'avais senti rouler la veille à travers les propos de Belsenza. On parlait déjà à Maremma ; à travers la ville endormie se réveillait avec ces voix feutrées le pouls de la légère fièvre que je sentais battre maintenant à mon poignet." (chap. 6, p. 649) "À flâner au long des quelques rues commerçantes de Maremma, il me sembla qu'à la veille de cette solennité attendue le pouls de la petite ville battait plus fiévreusement" (chap. 8, p. 703). L'adverbe fait écho à son occurrence précédente qui évoquait la tension lors de la découverte de l'ennemi à Sagra : "je braquais mon regard sur le bateau, presque à découvert, à travers les feuilles. Il me fascinait — comme une apparition fiévreusement espérée — comme un gibier introuvable que jette sur vous soudain à le toucher, cerné pourtant de mystère, la lunette d'une carabine" (chap. 4, p. 614). Ainsi rétrospectivement, "c'est que la force qui repousse vers les marges de l'histoire, où la lumière tombe plus obliquement, ces figures hantées, est celle d'un malade assiégé de mauvais songes qui ressent, non comme une froide obligation morale, mais comme la morsure d'une fièvre qui mange son sang, le besoin de se délivrer du mal." (chap. 9, p. 729-30). On retrouve la thématique du cauchemar dans les 3 autres occurrences de l'expression : "Je glissai peu à peu dans un sommeil peuplé de mauvais songes [...] dans la forteresse endormie"; "il nous est donné de la célébrer cette année sur une terre sans sommeil et sans repos, sous un ciel dévoré de mauvais songes"; "il me semblait que le flux qui me portait venait de se retirer à sa laisse la plus basse, et que la pièce se vidait lentement par le trou noir de ce sommeil hanté de mauvais songes". Dès l'exposition (chap. 1, p. 560) : "Un souvenir, teinté à la fois d'absurde et de mystère, remontait lentement jusqu'à moi, qui m'avait aiguillonné sourdement depuis qu'on me destinait à ce poste perdu des Syrtes : sur la frontière que j'allais rejoindre, Orsenna était en guerre." Situation qui a pour corrélat le radical "aiguillon-", avec 5 occurrences localisées dans les 6 premiers chapitres, ainsi indexées à l'isotopie /menace insidieuse/ (pour preuve, citons les deux emplois restants : "aiguillonné par le pressentiment d'un proche avenir fertile en surprises", "frontière d'alarme aiguillonnante pour mon imagination").

Poursuivons l'enquête sur le mot "insecte", lexicalisé par le lecteur à travers ses métonymes (œuf, carapace, mandibules, bourdon-, etc.), toujours sur l'isotopie /pathologie/ :

"Quand je reviens par la pensée à ces journées si apparemment vides, c'est en vain que je cherche une trace, une piqûre visible de cet aiguillon qui me maintenait si singulièrement alerté. Il ne se passait rien. C'était une tension légère et fiévreuse, l'injonction d'une insensible et pourtant perpétuelle mise en garde, comme lorsqu'on se sent pris dans le champ d'une lunette d'approche — l'imperceptible démangeaison entre les épaules qu'on ressent parfois à travailler, assis à sa table, le dos à une porte ouverte sur les couloirs d'une maison vide." (chap. 2, p. 581)

A propos de cette "dent neuve" et agressive (comparant au singulier auquel répond le pluriel de "dents", terme en revanche systématiquement employé au sens propre dans la plupart de ses occurrences), il en est une autre qui conjugue la puissance et la longue durée de l'Amirauté, et la menace que constituait supra la "dent noire" de l'île de Vezzano :

"le palais Aldobrandi se dressait à l'extrémité d'un des doigts de la main ouverte, et son isolement au droit de la passe des lagunes et à l'extrémité du canal élargi me parut figurer singulièrement l'humeur de la souche ombrageuse qui l'avait construit à son image. Ce séjour de plaisance, jeté comme un ricanement sur des eaux grelottantes de fièvre, se souvenait toujours du château fort. Séparé de la langue de sable par un étroit chenal qu'enjambait un pont de bois, il allongeait au bord du canal les lignes basses d'un môle accroupi sur l'eau, d'où pointait à l'une des extrémités une de ces tours de guet * rectangulaires, étroites et élevées, qui font reconnaître à Orsenna les palais nobles de la haute époque. Sous la lumière faible de la lune qui noyait les détails, les lignes dures et militaires évoquaient la forte assise, la robustesse et la massivité d'un banc, d'un terre-plein enroché comme une dent sur ces vases mobiles **. Cependant que les arcades basses déversaient au ras de l'eau, comme une bouche de four, des traînées de lumière violente, la galerie supérieure de l'édifice, profondément endormie sous sa terrasse lunaire, s'allongeait au-dessus de bout en bout comme un bandeau aveugle, et laissait sous l'impression dominante d'une réserve hostile, d'une respiration secrète dans l'obscurité." (chap. 5, p. 625)

* Le syntagme définissait à l'incipit la forteresse normande de Mercanza. Comme le "donjon" (hapax) pour Vezzano, cet élément architectural (mais aussi social et dramatique) soude l'Amirauté au palais Aldobrandi, lequel d'ailleurs "tombait en ruines" comme elle — dixit Vanessa (chap. 5, p. 620).

** Ce n'est que quelques pages plus loin que l'on retrouve la seconde et dernière occurrence du rare "enroch-" dont la paire d'isotopies /menace/ + /surnaturel/ du physique d'un invité, lors d'une fête au palais, l'unit précisément à l'édifice : "Comme on raccorde dans la stupeur les anneaux d'un serpent emmêlé, s'organisait par saccades autour de cette tête de méduse une conformation bizarre. La tête était enrochée au creux d'une épaule d'étoffe sombre." (p. 630)

Le rôle thématique se laisse représenter par la molécule sémique structurée :

/solide/, /vertical/, /statique/, /menace/ ("une dent")

ß /locatif/ ("sur") à

/mou/, /horizontal/, /dynamique/, /quiétude/ ("ces vases mobiles")

En outre, les deux seules occurrences du syntagme "le minuscule gargouillis" caractérisent la lagune de Maremma (cf. infra) ainsi que la calanque perdue au fond des ravins de l'île de Vezzano; qui plus est, la "crypte" marine ainsi enfouie au sein des "hauteurs" est qualifiée de "puits d'oubli et de sommeil" (p. 682), de la même façon que le palais Aldobrandi, autre locus amoenus de Vanessa, sera "ce chef-d'œuvre de quiétude et de sommeil" (p. 695); bref, de telles reprises lexicales, loin d'être fortuites, contribuent à unifier les dents agressives.

Dans le contexte du départ d'Aldo, au petit matin, pour aller retrouver Vanessa :

"Je me retournais parfois pour apercevoir derrière moi la forteresse, d'une livide couleur d'os sous son drapé de brouillard ; devant moi, dans le lointain, les reflets de mercure de la lagune venaient mordre sur l'horizon une mince ligne noire et dentelée et, dans cette matinée déjà pesante, il me semblait sentir ces deux pôles, autour desquels maintenant oscillait ma vie, se charger sous leur voile de brume d'une subtile électricité. [...] je prêtais malgré moi l'oreille au murmure bas et acharné que faisait dans mon souvenir cette ville tapie, comme un marécage dans une soirée orageuse ; il nourrissait cette atmosphère lourde, faisait palpiter mollement son cocon de brumes, battait faiblement derrière elle comme le battement emmitouflé d'un cœur." (chap. 7, pp. 675-6).

Seule la polarisation antithétique ("derrière moi vs devant moi") empêche l'assimilation des deux forteresses couplées aux deux influences humaines qui pèsent sur les actes et la personnalité d'Aldo (Amirauté de Marino pacifiste et droit vs palais Aldobrandi de Vanessa belliciste et traîtresse). Quant aux métaphores de la morsure et du cocon, elles entretiennent le thème de l'insecte envahissant.

Quant à la phraséologie de la couleur d'os rongé ou rongé de lèpre, elle induit l'isotopie /macabre/, qui indexait la même nébulosité de la forteresse, aussi froide que le "cône neigeux" du volcan dont elle a l'éclat fantomatique (l'assimilation entre les deux promontoires est confirmée par ce coq-à-l'âne, lors de la Croisière, chap. 9 : "Je revoyais le geste de fantôme que notre forteresse avait soudain refait sur les eaux. Je songeais à ce volcan mystérieusement ranimé."). Tous deux sont ainsi comparés à des "phares". L'isotopie indexait déjà la Seigneurie d'Orsenna lors de la cérémonie au "cimetière de l'Amirauté, perdu dans les étendues de joncs" (p. 604), "nécropole réglementaire" (p. 607), en l'honneur des défenseurs de la capitale des Syrtes :

"La ville vorace se maintenait à fleur du sol à la cime vertigineuse d'un jardin de monstres, d'une charpente d'ossements rabotés vifs. Elle était, elle durait, une mince membrane vive tout entière devenue folle, tout entière en proie à une nécrose géante, usant jusqu'à la dernière goutte de ses humeurs à sécréter de l'os, à étirer sous terre dans une verticale de cauchemar une de ces formidables carcasses * que couchent à plat les ères géologiques." (chap. 4, p. 608)

* L'unique occurrence de "squelette" concerne au chap. 3 les traditions de cette même ville, comparée à un de ces "vieillards" dont "se retire la vie".

Cela converge vers l'unification de l'architecture des Tängri, Vezzano, forteresses de l'Amirauté (ayant par exemple une "neige" en commun) et du palais Aldobrandi, Orsenna, qu'indiquent les reprises lexicales, mais que prouvent les relations sémantiques une fois restitués leurs contextes. L'enjeu de leur rapprochement mutuel consiste dans le repérage du réseau associatif qui lexicalise une molécule sémique (Rastier, 1989, op. cit. p. 57). Par exemple le palais Aldobrandi, bien qu'il n'ait pas lui-même la couleur livide d'ossements comme les forteresses de l'Amirauté et de Vezzano, hérite le sème /macabre/ par relation métaphorique avec elles — les trois édifices sont des dents mordantes — et par relation métonymique avec la nécropole Maremma sur laquelle il est bâti : /minéral/, /vertical/, /agressif/, /imperfectif-duratif/, /menace/, /macabre/, /laideur terrestre/ + /cessatif/ en T1 (chap. 1), paire contredite par /beauté céleste/ + /inchoatif/ en T2 (chap. 6-7, cf. description C).

La mise en évidence de la molécule sémique donne un fondement sémantique à la substitution de la relation intratextuelle (linguistique) à la relation extratextuelle (référentielle), dans le sillage de B. Boie, qui remarquait que "le modèle géographique de Vezzano est fourni par l'île allemande Helgoland dans la mer du Nord. Célèbre par ses hautes falaises de craie, elle appartient à un tout autre système géologique que celui du bassin méditerranéen. L'univers romanesque affirme une fois encore son autonomie et sa cohérence propre." (p. 1375-6; sur le mélange imaginaire de la géographie des Syrtes et de l'histoire légendaire de Saint-Damase, cf. p. 1367 et 1377). Si bien que le constat dressé par M. Murat (dans sa Notice sur Gracq), "à la lettre on voit les hôtels de Lucerne à travers le palais Aldobrandi, ou le cirque de Montpellier-le-Vieux à travers le donjon naturel de l’île de Vezzano", est vain pour une sémantique textuelle, qui ne cultive pas la confusion des genres, entre un roman et un guide touristique — comme le fait aujourd'hui une certaine lecture du Da Vinci code.

Entre la grisaille (d'os, de pierres, de vasières, d'eau, d'yeux), couleur typique du roman, et le bleu nocturne, la transition est assurée par la végétation des "Ruines de Sagra", qui partage avec le sable le processus d'assèchement du décor global :

"|…] les roseaux à tige dure qu'on appelle l'ilve bleue, verdissants au printemps pour une courte période, secs et jaunes tout le reste de l'année, et qui s'entrechoquent au moindre vent avec un bruit d'os légers, croissaient là en massifs épais, et nul défrichement n'avait jamais entamé ces terres déshéritées. J'avançais, par l'étroite tranchée qui coupait les tiges sèches, dans un froissement d'osselets qui faisait vivre sinistrement ces solitudes, distrait seulement de temps à autre par une échappée de vue, à ma gauche, sur les lagunes ternes comme une lame d'étain et bordées d'une langue jaune où mourait avec indécision le jaune plus terne encore de ces chaumes obsédants. [...] Je me sentais de connivence avec la pente de ce paysage glissant au dépouillement absolu. Il était fin et commencement. Au-delà de ces étendues de joncs lugubres s'étendaient les sables du désert, plus stériles encore" (chap. 4, p. 611).

Or l'isotopie /macabre/ est en faisceau avec /pathologie/, laquelle indexe les comparants épidémiologiques du paysage urbain de Maremma, antinomiques de cette "santé endormie" dont se lasse Orsenna *, et fait ainsi le lien entre le décor de la ville et celui des steppes :

"Le bruit plat et liquide des avirons et la brume lunaire creusaient encore le silence de peste, et je remarquai alors que [...] dans le minuscule gargouillis et les bruits trop intimes qui montent d'une fosse noyée, les rats d'eau colonisaient cette nécropole **. J'avais posé ma main au bord de la barque sur la main de Vanessa. Je la devinais, à son silence, saisie comme moi par ce cimetière d'eaux mortes, [...] et je savais quel appel l'attirait vers ce repaire de vases moisies. Maremma était la pente d'Orsenna, la vision finale qui figeait le cœur de la ville, l'ostension abominable de son sang pourri et le gargouillement obscène de son dernier râle (chap. 5, p. 624-5; cf. chap. 8 infra)

"Assis sur un des créneaux de la forteresse, par une de ces matinées sans rides qui font la beauté de l'automne des Syrtes, je pouvais observer d'un côté la mer vide et le port désert, comme rongé sous le soleil par la lèpre de ses vasières, et de l'autre Marino chevauchant dans la campagne à la tête de quelque détachement de bergers de louage" (chap. 2, p. 571-2).

* La capitale donnera lieu à une confrontation finale à son sujet entre Aldo et le vieux Danielo (chap. 12, p. 831) : "- Ce qu'elle a ? - Un destin, dit Danielo en détournant la tête, comme un médecin laisse échapper le diagnostic qui condamne. N'as-tu pas remarqué les Signes ? N'as-tu pas vu, reprit-il avec une ironie rêveuse, comme tout ici a miraculeusement rajeuni ? - C'est impossible, lui jetai-je d'une voix passionnée. Il n'y a pas de destin qui vous refuse de survivre." Pathologie d'un organisme qui sert de comparant à l'inanimé, voilà qui rapproche Gracq de Zola, dans un matérialisme commun. Et par exemple des notations sensorielles dépréciatives comme celles de l'incipit de Thérèse Raquin préfigurent l'ambiance à l'Amirauté ou à Maremma : "Par les beaux jours d'été, quand un lourd soleil brûle les rues, une clarté blanchâtre tombe des vitres sales et traîne misérablement dans le passage. Par les vilains jours d'hiver, par les matinées de brouillard, les vitres ne jettent que de la nuit sur les dalles gluantes, de la nuit salie et ignoble."

** Cette attribution témoigne d'une extension du cimetière. Pour illustrer l'indication statistique de la continuité désert-marécage, toujours sur le thème de la maladie, citons une épithète qui n'est pourvue que de 2 occ. comme l'atteste Hyperbase : les mêmes "eaux grelottantes de fièvre" (ci-dessus, p. 625), et au dernier chapitre "le vent qui balayait les steppes grelottantes" autour des "bergeries chétives et croulantes" d'Orsenna, ville ainsi conjointe au climat insalubre de Maremma.
Quant à la seconde occurrence du verbe coloniser, elle confirme la dysphorie ambiante, sous l'influence dominante, finalement, du vieil Aldobrandi : "Un nouveau clivage social prenait vie sous son regard ; il ressemblait à la fois à un mystagogue, au chef d'une troupe en opérations et à un coulissier. C'était là la faune qui, maison par maison, colonisait maintenant dans la ville les quartiers les plus sourcilleux" (chap. 12, p. 810). Pour en revenir à la vraie faune, le voyage à Vezzano accentue la même tonalité : "Tout en faisant voler la barque de mes rames, je ne pouvais m'empêcher, à mesure que nous entrions dans son ombre qui me glaçait le dos, de me laisser pénétrer de la solitude et de l'hostilité de cette Cythère morne vers laquelle je l'entraînais. [...] Le long de ces parois lisses, effarouchant des colonies d'oiseaux nichés très haut dans les creux de la roche [...]", ceux-là même "qui froidissaient cette ombre spectrale" (chap. 7, supra) ; cf. aussi supra cette "colonie d'oiseaux de passage", signe de mauvais présage lors de la rénovation de l'Amirauté.

L'assèchement péjoratif se produit notamment lors du flash-back présentant Vanessa et la vie d'Aldo à Orsenna, avant son départ pour l'Amirauté. Vanessa qui d'abord est cette reine du jardin Selvaggi printanier avant, à peine plus tard, d'initier — car il s'agit du roman d'apprentissage d'Aldo — aux déserts des alentours d'Orsenna, c'est-à-dire ceux de la côte ennemie du Farghestan :

"Je me déprenais peu à peu d'une vie sans accidents et sans fièvre. Vanessa desséchait tous mes plaisirs, et m'éveillait à un subtil désenchantement; elle m'ouvrait des déserts, et ces déserts gagnaient par taches et par plaques comme une lèpre insidieuse *. [...] Quelque chose de louche et de blessé traînait dans les rues d'Orsenna à cet instant de fatigue nue. On eût dit que les eaux croupies qui baignaient les pilotis de la ville basse se retiraient à leur laisse extrême, et mettaient au jour la forêt tourbeuse et rongée de mauvaises fièvres qui lui servait de support ; je plongeais avec délectation dans ces profondeurs qui fermentaient; un instinct me dénudait soudain comme à un visionnaire une ville menacée, une croûte rongée croulant ** par grands pans sous un pas trop lourd dans ces marécages dont elle avait été la suprême fleur." (chap. 3, p. 598)

* D'ailleurs la ville où elle ramènera Aldo pour sa fête au palais est atteinte de cette maladie : "Maremma aujourd'hui était une ville morte, une main refermée, crispée sur ses souvenirs, une main ridée et lépreuse, bossuée par les croûtes et les pustules de ses entrepôts effondrés et de ses places mangées par le chiendent et l'ortie." (chap. 5, p. 624) Cela, juste avant de rencontrer l'agent secret Belsenza, lequel a précisément aussi un "bureau lépreux" à Maremma, où "je m'enfonçais dans le dédale des rues pauvres du quartier des pêcheurs pour gagner le quai où m'attendait la barque. Si impatient que je fusse de rejoindre Vanessa, je trouvais parfois un charme à m'attarder dans les tristes jardinets conquis sur les sables, et où tombaient dès le début de l'après-midi de grands pans de fraîcheur. Il y avait là toute une banlieue morne et houleuse, basculée au hasard sur les vagues du bourrelet de dunes qui marquait le contour de la terre ferme, et dont l'abandon lépreux et l'ancienneté croulante étaient rendus plus désolés encore par la remise en marche des sables que la végétation des jardins brûlés ne fixait plus [...]" (chap. 8, p. 693); soit une vie dans la mort prémonitoire.

** Dans une harmonisation des lieux, cette épithète typique du roman qualifie le minéral en ruine, (a) artificiel du décor urbain d'Orsenna ou de Maremma, (b) naturel des pierres de l'île de Vezzano, ou du sable des Syrtes ; en effet le rongement maladif est motivé par la dépréciation initiale du décor : "En face de la forteresse, une jetée croulante et envahie par l'herbe fermait un port médiocre, au fond duquel découvraient à marée basse de grandes vasières. [...] les gazons jaunes de la jetée déserte" (chap. 2, p. 570).

Il faudra attendre l'extrait suivant pour que l'autre ville, Maremma, où se situe le palais de Vanessa (Aldobrandi) soit elle-même atteinte de cette même maladie, mais ici en relation avec le thème central du roman de la Naissance (ici sur l'isotopie /botanique/, dont on a vu l'innovation botanique de Gracq avec cette "ilve", à orientation macabre, supra, puis sur /maternité/, via /fécondation/) :

"Maremma parlait derrière la porte, et dans le sommeil de cette matinée cotonneuse la rumeur du palais en proie à la fièvre faisait sur le silence un ronronnement malsain, comme une trombe éloignée ou comme une nuée de sauterelles, comme si les mandibules de millions d'insectes eussent rongé quelque chose, interminablement. - Tu as entendu ? dit Vanessa en effleurant ma main de la sienne. [...] Quelque chose est venu, voilà ce qui est - qu'ai-je à y faire ? Quand un coup de vent par hasard a poussé le pollen * sur une fleur, il y a dans le fruit qui grossit quelque chose qui se moque du coup de vent. Il y a une certitude tranquille qu'il n'y a jamais eu de coup de vent au monde, puisqu'il est là. Ceux-là n'ont jamais eu besoin de moi, et moi je n'ai jamais eu besoin de toi, Aldo, et c'est bien ainsi, reprit-elle avec une espèce de sécurité profonde. Quand une fois une chose est vraiment mise au monde, ce n'est pas comme une chose qui "arrive" ; tout d'un coup il n'y a plus d'autre œil que le sien pour y voir, et il n'est plus question qu'il pût ne pas être : tout est bien. [...] Si tu étais une femme, tu aurais moins d'orgueil, ajouta-t-elle avec une douceur persuasive dans la voix, comme si quelqu'un d'autre soudain — un esprit d'évidence et de ténèbres — eût parlé par sa bouche : tu comprendrais mieux. Une femme qui a porté un enfant sait cela : qu'il peut arriver qu'on veuille — on ne sait qui, on ne sait vraiment pas qui — quelque chose à travers elle." (chap. 10, p. 778-9)

* La seconde et dernière occurrence du mot caractérise au contraire dans une atmosphère de mort par dessication l'intérieur de la cabine de Marino, "pareille à un herbier entr'ouvert dont le pollen séculaire vient encore agacer faiblement les narines, et qui amarrait le navire à la terre plus solidement que ses ancres" (chap. 8, p. 715), le thème de la fécondation étant explicité quelques lignes plus loin avec l'image de Marino "ensemençant la terre de calme" (p. 716). Soit l'opposition : /statisme/ + /cessatif/ d'assèchement (cf. supra le végétal fané et momifié) vs /dynamisme/ + /inchoatif/ de maturation.

D'un point de vue onomasiologique, on constate qu'à divers endroits du récit l'isotopie /obstétrique/ (sur la métaphore biologique de la naissance, cf. Notice, p. 1339) est diversement lexicalisée, notamment dans des personnifications inscrites sur le thème de l'anticipation ; que ce soit lors de la comparaison macabre utilisée par le capitaine Marino, adepte des inhumations :

"Ici, quand un corps tombe dans la fosse, il y a cent millions d'ossements qui tressaillent et qui se raniment jusqu'au fond du sable, comme quand la mère sent descendre et peser au-dessus d'elle dans la terre son enfant mort." (chap. 11, p. 791)

Ou de la confidence du décideur Danielo :

"le plus pressé [...] c'était toujours cette chose endormie dont la Ville était enceinte, et qui faisait dans le ventre un terrible creux de futur. Nous la portions tous" (chap. 12, p. 832).

Cette parabole du terrible événement à accoucher, dont la traîtresse Vanessa est l'emblème, est explicitée lors de "Nöel" par le prédicateur de l'église hérétique de Saint-Damase (traître par rapport à Orsenna), où

"selon la très vieille coutume des marins des Syrtes, une barque de pêche remplaçait la crèche [...], le berceau creux et flottant transposait étrangement cette scène si paysanne, en faisait une nativité plus menacée, une naissance au péril de la mer." (chap. 8, p. 706)

Celui de l'approche des côtes ennemies, positive pour le prédicateur traître, négative pour la patrie d'Orsenna :

"Heureux qui abandonne sa barque au fort du courant, car abordera sur l'autre rive [...] Ô Signe de ma terreur \ Le ventre est pareil à la tombe \ Pour la Naissance de douleur." (p. 707)

Thématique qui concorde avec la condamnation des valeurs que prône Marino :

"Je maudis une terre trop lourde, une main qui s'est empêtrée dans ses œuvres, un bras tout engourdi dans la pâte qu'il a pétrie. En cette nuit d'attente et de tremblement, en cette nuit du monde la plus béante et la plus incertaine, je vous dénonce le Sommeil et je vous dénonce la Sécurité." (p. 709)

On retrouve ce troublant mélange de vie et de mort lors de la présentation de Maremma, au "surnom très complaisamment ironique de Venise des Syrtes" (p. 624). De même que l'insecte pend le relais du rongement, de même la vasière initiale le cède à la viscosité péjorative généralisée. Ainsi, c'est parce qu'Aldo se promène en barque avec Vanessa :

"Des canaux abandonnés montait une odeur stagnante de fièvre ; une eau lourde et gluante collait aux pelles des avirons. Par-dessus un pan de mur croulant, un arbre maigre penchait la tête vers l'eau morte qui fascinait ces ruines." (chap. 5, p. 624)

qu'elle hérite plus loin dans le récit, de cette caractéristique du milieu, par une de ces métaphores dites métonymiques (naguère étudiées par Genette, Figures III, 1972), car fondées sur la contiguïté spatiale :

"Vanessa, auprès de moi, reposait comme vidée de son sang, la tête fauchée par un sommeil sans rêves ; écartelée comme une accouchée, elle fléchissait le lit appesanti. Elle était la floraison germée à la fin de cette pourriture et de cette fermentation stagnante * — la bulle qui se rassemblait, qui se décollait, qui cherchait l'air dans un bâillement mortel, qui rendait son âme exaspérée et close dans un de ces éclatements gluants qui font à la surface des marécages comme un crépitement vénéneux de baisers." (chap. 8, p. 701)

* Sur les 3 occurrences au total du radical "ferment-", le substantif est repris dans le dernier chapitre pour évoquer la métamorphose de la ville d'Orsenna, dans ses "mauvais lieux : [...] une qualité particulière dans la fermentation de cette foule imprégnée en trahissait l'approche au hasard des ruelles : là les propos se faisaient plus brutaux, les bouches plus péremptoires, de là partaient la plupart des mots d'ordre que commentaient les orateurs des carrefours, les rixes n'y étaient pas rares ; on disait aussi qu'à la nuit tombée des arguments moins relevés étaient mis en ligne, et que l'argent et le vin se distribuaient à flots" (p. 813-4).
Quant à Vanessa, son comparant botanique surprend (d'autant qu'elle et Marino sont les seuls à partager une "animalité pure", p. 676), elle dont la "bouche vivait avec une intensité de fleur carnassière dans le seul geste aveugle de happer et de retenir" (chap. 7), où le sème /emprisonnement/ est réitéré ici depuis l'engluement du marécage de Maremma. Son "pouvoir de happement redoutable" signalé lors de sa présentation initiale (chap. 3) ne lui est spécifique que dans le genre du roman; en effet, il caractérise aussi le genre de l'essai, puisque dans celui consacré à André Breton (1948), Gracq écrit : "Point d'idées pour lui qui ne se fassent idées-forces, pouvoir magnétique qui attire ou repousse, mais auquel on a affaire d'une manière extraordinairement personnelle. Leur manière habituelle de se présenter à lui se caractérise toujours par un bizarre pouvoir de happement [...] la force de happement brutale de la trouvaille de mot qui entraîne irrémissiblement la phrase vers sa résolution", avec "le pouvoir de happement extraordinaire dont témoignent presque continûment ses poèmes".

Toujours à propos de Vanessa, quelques pages auparavant, on lisait ce passage parallèle remarquable :

"ses yeux gris m'engluaient *, me halaient comme un plongeur vers leurs reflets visqueux d'eaux profondes ; ses bras se dépliaient, se nouaient à moi en tâtonnant dans le noir ; je sombrais avec elle dans l'eau plombée d'un étang triste, une pierre au cou. Je trouvais une délectation lugubre dans ces nuits de Maremma, passées parfois tout entières auprès d'elle, qui sombraient par le bout — comme les pilotis de la lagune dans le gonflement matinal de l'eau noire — au creux d'un déferlement de lassitude, comme si la perte de ma substance qui me laissait exténué et vide m'eût accordé à la défaite fiévreuse du paysage, à sa soumission et à son accablement. [...] la nuit pesait de tout son poids sur elle dans son gîte creusé de bête lourde et chaude. Quelquefois, derrière la barre de la lagune, un aviron par intervalles tâtait l'eau gluante, ou tout près s'étranglait le cri falot et obscène ** d'un rat ou de quelque bête menue comme il en rôde aux abords des charniers." (chap. 8, p. 697-8)

* Plus loin, dans la cabine de Marino, "je m'approchai du miroir pour rajuster ma vareuse ; un moment, le regard englué, je plongeai mes yeux dans son eau grise" (chap. 8); cela renvoie à "debout, penché sur la table, les deux mains appuyées à plat sur la carte, je demeurais là parfois des heures, englué dans une immobilité hypnotique" (chap. 2), déjà devant un futur danger, comme les yeux de Vanessa. Et lors de la fête de celle-ci (chap. 5, p. 628), "l'éclairage, tamisé par les panaches serrés de feuilles retombantes, faisait flotter la salle dans un demi-jour verdâtre et vitreux de grotte moussue et d'étang habitable qui engluait les mouvements". Même dysphorie lors de la croisière fatidique, au moment du spectacle du volcan de la côte ennemie : "Une fumée singulière et immobile, qui semblait collée sur le ciel d'Orient, pareille à sa base à un fil étiré et mince, très droit, qui s'épaississait en prenant de l'altitude et se cassait brusquement en une sorte de corolle plate et fuligineuse, palpitant mollement sur l'air et insensiblement rebordée par le vent. Cette fumée engluée et tenace ne parlait guère d'un navire ; elle ressemblait parfois au filet exténué qui monte très haut dans un soir calme au-dessus d'un feu expirant, et pourtant on la pressentait singulièrement vivace ; il émanait de sa forme je ne sais quelle impression maléfique, comme de l'ombelle retournée au-dessus d'un cône renversé qui s'effile, que l'on voit à certains champignons vénéneux." (chap. 9, p. 737) Il s'agit là de la troisième et dernière occurrence de "vénéneu-", unissant la pourriture des marécages de Maremma, du volcan ennemi, mais surtout de l'intérieur de la forteresse : "Marino ouvrait les portes une à une sans mot dire, fourrageant les serrures rouillées dans un grand cliquetis froid de métal : une odeur compacte de mousses moisies et de ferraille pourrie sautait au visage comme un jet de ces casemates débouchées après des siècles ; une odeur froide et sans levain qui soulevait le cœur, corsée par des siècles de pourriture vénéneuse. Je suivais Marino de casemate en casemate sans mot dire, nos lourdes bottes pressant comme une éponge une litière pestilentielle" (chap. 11, p. 795). La cohésion est manifeste avec le contexte marin de "pêche sur les bancs d'éponges", mais aussi la "litière spongieuse" du pourrissement végétal, à l'enterrement supra, jusqu'à la visite des ruines de Sagra : "Une humidité lourde traînait au ras du sol, couvrant les moellons d'un drapé de mousse qui feutrait les bruits, laissant tinter seulement le son très clair de l'eau qui filtrait partout en ruisselets rapides sur les pierres, dans l'égouttement nonchalant qui suinte d'une fin de bombardement ou d'incendie. J'attachai mon cheval au chambranle à demi descellé d'une porte, et me mis à errer au hasard par les avenues, trébuchant parfois sur un épais feutrage spongieux de feuilles pourries" (chap. 4, p. 612).

Ajoutons que l'emploi de l'adjectif caractérise aussi le genre de l'essai, ici En lisant, en écrivant où Gracq observe que des "personnages naissent d'un simple excès de densité de la matière livresque de Proust" et précise sur l'isotopie générique /alimentation/ (+ /excès/) que la duchesse de Guermantes est "certainement, de tous les personnages de La Recherche, un de ceux qu'elle retient le plus étroitement collés à elle et englués dans son bloc nourricier"; de même, "l'écoulement temporel semble chez Proust dépendre directement de la densité de la substance romanesque qu'il charrie : rapide quand le récit se démeuble, englué et presque arrêté quand il se sature d'un magma de réflexions, d'impressions, de souvenirs, au point de s'engorger et de donner l'impression, tant il s'est chargé d'un excès d'éléments en dissolution, qu'il va prendre d'un moment à l'autre comme une gelée." Citons enfin "la jungle étouffante et compacte d'une prose surnourrie".

Notons toutefois que l'engluement n'est pas systématiquement péjoratif, comme en témoigne cet autre extrait descriptif du corpus Gracq, en dépit du corrélat de la destruction : "Sitôt passé Kérantec, la route s'élève, par grands lacets, au-dessus du miroir plan de la mer. L'ossature vigoureuse de cette côte mangée de grottes apparaît, avec ses grèves mollement tendues de pointe à pointe comme des hamacs, avec les rides blanches, les festons de ses vagues soudain si lentes et comme engluées sur les fonds transparents" (Un beau ténébreux). Réverbération et luminosité maintiennent l'évaluation méliorative du paysage marin.

** Cet adjectif qualifie Maremma à deux reprises ; or cette caractérisation d'un lieu ennemi était aussi celle du volcan Tängri, dont une vision "apocalyptique" (l'adjectif est employé, chap. 8, p. 689) le décrivait ainsi, lors de la Croisière : "collé au ciel d'une ventouse obscène et vorace, émergeait d'une écume de néant une espèce de signe de fin des temps, une corne bleuâtre, d'une matière laiteuse et faiblement effulgente, immobile et à jamais étrangère" qui sort de la "paroi constellée", dans une "chute nauséeuse et molle" (chap. 9, p. 744). On retrouve ici le lacté nocturne, indissociable du minéral, comme en témoigne cette notation de la dernière page du roman : "les pans durement coupés de la lumière bleuâtre et laiteuse collaient à la pierre comme une peinture" (chap. 12). Si ce lait lunaire est maternel, c'est toujours de façon macabre (cf. aux chap. 1 et 5, l'insistance sur la mort de la mère d'Aldo, par contraste avec l'omniprésence de la figure paternelle). Quant à la seconde et dernière occurrence de "ventouse", elle sert de comparant à la forteresse, dont est confirmée l'afférence /danger/ par l'anticipation d'un bruit de guerre, au cours d'un acte de surveillance auditive : "une dure oreille de pierre tout entière collée comme une ventouse à la rumeur incertaine et décevante de la mer" (chap. 2, p. 582). A la pétrification (infra) répond ici l'animation du minéral.
D'autre part, ces isotopies de la pathologie et du pourrissement qui indexent la lagune relèvent de ce second pôle qui "tire notre littérature", celui du sentiment du non incarné par le rejet sartrien : "Non opposé au monde matériel, à la nature — obscène, proliférant comme un cancer, "désespérément de trop", vomie : c'est le thème central de la Nausée." (Préférences, p. 873) Mais le roman de Gracq est loin de se limiter à cette négativité, comme en témoigne sa dense isotopie du merveilleux, nouvelle manifestation du sentiment du oui.

Guiraud rattache la liquidité visqueuse à la traîtrise, abstraite (Le Langage, éd. Pléiade, p. 444) dans le sens de Bachelard (auteur vanté par Gracq lui-même : "M. Gaston Bachelard paraît bien avoir introduit dans le domaine de la critique littéraire un principe d'une fécondité extrême. On ne peut guère douter après lui (son livre sur L'eau et les Rêves en particulier apparaît en ce sens puissamment démonstratif) que des affinités étroites, dont le caractère organisateur s'affirme chez les natures esthétiquement les plus évoluées, lient certains types d'association imaginative prédominants à une rêverie matérielle primitive qui suggérerait des confidences secrètes et véhiculerait des images éclatantes." in André Breton), pour qui l'eau dormante, la mare, le marécage, les eaux sombres, sont le support matériel de la mort. Cela est confirmé aussi bien par le physique de Vanessa, dont la promenade avec Aldo sur l'île de Vezzano favorise l'attribution de la cuirasse à celle qui, en tant que diablesse biblique, possède des armes foudroyant la ville de Maremma par l'infiltration des regards espions :

(D) "Je me penchais sur elle ; j'écoutais s'échapper d'elle, incrédule, ce cri panique, ce flot véhément comme le sang répandu. Elle me paraissait soudain extraordinairement belle, — d'une beauté de perdition, — pareille, sous sa chevelure lourde et dans sa dureté chaste et cuirassée, à ces anges cruels et funèbres qui secouent leur épée de feu sur une ville foudroyée." (chap. 8, p. 700)

que par son ascendance masculine des Aldobrandi, dont l'un fut un transfuge célèbre de Maremma au Farghestan. En sorte que le portrait de ce membre de la famille de Vanessa qu'est le vieil Aldobrandi confère à la cuirasse, cette fois noire, le côté menaçant, monstrueux et funèbre qu'il avait quand il fut le traître sanguinaire d'Orsenna :

(E) "Tout ce que la seule distance prise peut communiquer de cyniquement naturel aux spectacles de la guerre refluait alors pour venir exalter le sourire inoubliable du visage qui jaillissait comme un poing tendu de la toile et semblait venir crever le premier plan du tableau. Piero Aldobrandi, sans casque, portait la cuirasse noire, le bâton et l'écharpe rouge de commandement qui le liaient pour jamais à cette scène de carnage. Mais la silhouette, tournant le dos à cette scène, la diluait d'un geste dans le paysage, et le visage tendu par une vision secrète était l'emblème d'un surnaturel détachement. Les yeux mi-clos, à l'étrange regard intérieur, flottaient dans une extase lourde ; un vent de plus loin que la mer agitait ces boucles, rajeunissait tout le visage d'une chasteté sauvage. Le bras d'acier verni aux reflets sombres élevait d'un geste absorbé la main à la hauteur du visage. Entre les pointes des doigts de son gantelet de guerre à la dure carapace chitineuse *, aux cruelles et élégantes articulations d'insecte, dans un geste d'une grâce perverse et à demi amoureuse, comme pour en aspirer de ses narines battantes la goutte de parfum suprême, les oreilles closes au tonnerre des canons, il écrasait une fleur sanglante et lourde, la rose rouge emblématique d'Orsenna. Mes yeux se rivaient à ce visage, jailli du collet tranchant de la cuirasse dans une phosphorescence d'hydre neuve et de tête coupée, pareil à l'ostension aveuglante d'un soleil noir. Sa lumière se levait sur un au-delà sans nom de vie lointaine, faisait en moi comme une aube sombre et promise." (chap. 5, p. 646-7)

* Ce cooccurrent synonyme, valorisé, affecte aussi le domaine littéraire, lorsqu'il est question de Chateaubriand : "on devine que ses vanités s'étaient cuirassées déjà de cette carapace qu'on voit aux pierres longuement rôties sous le soleil du Sahara, et qu'on appelle la patine désertique" (Préférences). Quant à l'épithète, relevant du domaine biologique animal ("très résistante, la chitine constitue l’élément essentiel de la cuticule des arthropodes, mais aussi de la paroi cellulaire des champignons" © Dictionnaire Hachette), elle est dans la seconde occurrence du corpus Gracq indexée à /judéité/, "la carapace talmudique chitineuse et sans faille qui permet à la diaspora errante de traverser quasi miraculeusement les siècles" (Carnets du grand chemin), isotopie toutefois neutralisée — de même que le présent de vérité générale signalant le genre des impressions de voyage, distinct du roman — dans le contexte italianisant du personnage décrit (Piero Aldobrandi, vivant selon Vanessa à Maremma, la Venise des Syrtes ; si proche du toponyme de la romaine "villa Aldobrandini", in Autour des sept collines).

Antinomique sur l'axe de la couleur par rapport à la blancheur des parois de Vezzano, la cuirasse est synonymique sur les isotopies /menace/, /agressivité/. D'ailleurs les deux occurrences suivantes de la chaîne phosphorescen- (sur 3 au total) seront intiment liées au dangereux univers marin.

Cette figure paternelle fait transition avec celle de Belsenza dans l'extrait suivant, l'agent secret envoyé par la Seigneurie d'Orsenna à Maremma et qui fait part à demi-mot des rumeurs circulant dans cette ville concernant les ennemis. La supériorité de cet œil espion sur Aldo l'Observateur officiel utilise la comparaison avec une cuirasse devenue faible protection, contrairement aux contextes précédents :

(F) "Je ne cherchai pas Belsenza dans cette foule. Dans l'émotion qui m'avait serré à la gorge, je me représentai avec dégoût — un dégoût inexprimable — le raclement sur moi de son œil lent et myope, comme une lame qui tâte vers le défaut de la cuirasse *. Je sautai dans une barque de louage. La nuit pesante et humide m'attirait ; au lieu de rentrer au palais, je fis prendre par le travers de la lagune." (chap. 8, p. 712)

* Intertextuellement, le corpus hugolien est requis non seulement parce que La Légende des siècles contient un poème intitulé "Le défaut de la cuirasse", mais aussi parce que Les Contemplations évoquent la survie au sein de la mort : "Quand ces réalités sont là, remplissant l'ombre \ La ruine, la mort, l'ossement, le décombre, \ Sont vivants. Un remords songe dans un débris. \ Pour l'œil profond qui voit, les antres sont des cris".

Dans l'extrait suivant du dénouement, la parabole du vieux Danielo, membre du Conseil de Surveillance d'Orsenna qui incarne ces "instances secrètes de la ville" éponymes, utilise l'image de l'obstacle protecteur, que ce soit la bride, la pierre jetée au travers du courant, la cuirasse qui empêche de céder au manque. Or il est temps selon le vieillard de faire céder cette digue pour libérer l'avalanche (dont la valeur destructrice est d'autant plus concrète que la neige culmine au Tängri, volcan en éruption, qui signale la côte ennemie), pour mettre fin à un excès de rétention. Celle du bellicisme. Bref ici encore la cuirasse n'est plus une protection contre le désir de provoquer l'ennemi. Fatalité contre laquelle Aldo ne peut plus rien :

(G) "Je t'ai suivi de loin, Aldo. Je savais ce que tu avais en tête, et que seulement lâcher la bride était suffisant. Il y avait devant moi cet acte — pas même un acte, à peine une permission, un acquiescement — et tout le possible à travers lui s'écoulant en avalanche, tout ce qui fait que le monde sera moins plein, si je ne le fais pas. À jamais moins plein, si je ne le fais pas. Et derrière, il n'y avait rien : le repos de momie de ce vague fantôme * ; le vide qu'aiguisent sur la terre ce bâillement obscène et ces oreilles seulement faites aux petits craquements intimes du cercueil. Il est terrible pour un homme d'être une digue, de cuirasser le manque, de faire de sa volonté une pierre jetée au travers du courant." (chap. 12, p. 830)

* Souvenons-nous d'Orsenna, corps politique momifié (chap. 1, supra) et de Maremma, : "dans ce décombre de ville momifiée et recuite dans son immobilité ruineuse, c'était comme une lézarde de ténèbres entr'ouverte en plein midi, comme le cauchemar pourri de ce sommeil séculaire qui crevait, qui se levait devant nous" (chap. 8, p. 689-90). Dessication et mort exotiques que l'on retrouve dans la comparaison de la cabine de Marino (lui-même aussi fantomatique que son Amirauté), aux objets qui conservent la présence de l'absent, avec la sacralité de "ces hypogées d'Egypte" contenant "un sarcophage vide." (p. 715) Quant aux "cartes luisantes", elles exercent un "envoûtement d'hiéroglyphes" (chap. 5, p. 619). La paire d'isotopies /oriental/ et /longue durée/ est cohésive du Farghestan.

Interxtextuellement, c'est cette fois Le Roman de la momie de Gautier qui est pertinent avec son "spectacle de la plus morne désolation. De chaque côté s'élevaient en pentes escarpées des masses énormes de roches calcaires, rugueuses, lépreuses, effritées, fendillées, pulvérulentes, en pleine décomposition sous l'implacable soleil. Ces roches ressemblaient à des ossements de mort calcinés au bûcher, bâillaient l'ennui de l'éternité par leurs lézardes profondes, et imploraient par leurs mille gerçures la goutte d'eau qui ne tombe jamais. Leurs parois montaient presque verticalement à une grande hauteur et déchiraient leurs crêtes irrégulières d'un blanc grisâtre sur un fond de ciel indigo presque noir, comme les créneaux ébréchés d'une gigantesque forteresse en ruine."

La cohésion est remarquable avec le passage suivant situé quelques pages plus haut, lors de la déambulation dans Orsenna au clair de lune. Au-delà du sentiment de puissance et de rigueur chagrine d'Aldo, la rudesse du décor urbain (en osmose avec la froideur sèche de Danielo et le dénouement tragique) constitue cette protection nécessaire, mais vaine, contre les nomades farghiens. La paraphrase est remarquable avec la motivation du cuirassage par la comparaison avec "le navire de guerre" et la fortification du palais féodal du Conseil :

(H) "De marcher à cette heure par les ruelles venteuses aux arêtes coupantes, les petites places cuirassées de pierres dures, et pareilles entre les façades à des puits dallés, et tout cet agencement de blocs sévères aux coupures nettes qu'était la haute ville, toute proche encore du cloître et de la forteresse, j'éprouvais un sentiment de puissance austère et de rigueur chagrine. De cet observatoire au ciel dur et comme vitrifié, aux lignes sèches et sobres, comme de la passerelle d'un navire de guerre on dominait les ombres qui couraient à l'entour sur les terres ridées : ici devaient habiter, nourris de l'air sans goût et sans saveur qui baigne les hauts entassements de pierres nues, un esprit d'altitude et de sécheresse" (p. 816).

Dans ce finale, on souligne les cooccurrents, qui témoignent de la formation textuelle de passages parallèles. Celui-ci introduit la thématique minérale sur laquelle insistera le politicien Danielo en lui attribuant l'inversion dialectique du retour au dynamisme vital : "[...] ai-je pu penser une seconde à la sécurité d'une ville vieille et pourrie ? Elle est raidie dans son sépulcre et murée dans ses pierres inertes, — et de quoi peut encore se réjouir une pierre inerte, si ce n'est de redevenir le lit d'un torrent ? (ibid.)

Autant d'expressions réitérées dans le dernier paragraphe du roman :

"La nuit était claire et sonore quand je sortis du palais désert. Une lueur froide et minérale décapait les contours des arêtes de pierre dure [...] des bruits légers montaient par intervalles de la ville basse [...] craquements inégaux des déserts de rochers que le froid de la nuit contracte, mais dans ces hauts quartiers nourris d'altitude et de sécheresse, [...] Je marchais le cœur battant, la gorge sèche, et si parfait autour de moi était le silence de pierre, si compact le gel insipide et sonore de cette nuit bleue, [...] et je savais pour quoi désormais le décor était planté." (p. 839)

La dureté et la hauteur minérales étaient condensées par le sémème 'forteresse', laquelle était aussi cuirassée et comportait des arêtes coupantes, comme le profil de Danielo (infra), voire l'œil condescendant de Marino, mais aussi la géographie ravinée de l'île de Vezzano, où d'ailleurs Vanessa témoignait d'une attitude agressive envers Aldo : "Pourquoi penses-tu que je t'aie amené ici ? me lança-t-elle, avec cette hauteur coupante qui me blessait et m'exaltait à la fois, parce que j'avais l'impression d'être rudoyé par une reine" (chap. 7, p. 683). Thématique autrement lexicalisée par cette comparaison qui affecte, sur l'isotopie religieuse, le prédicateur de Saint-Damase, dont "la voix marqua une pause et s'éleva peu à peu plus tranchante et plus claire, comme une lame qu'on tire lentement de son fourreau" (chap. 8). Humains et inanimés s'avèrent ainsi unifiés par de telles qualifications.

Hyperbase engage à distinguer l'emploi d'un mot vedette en corpus, selon qu'il est au pluriel (majoritaire dans notre roman) ou au singulier (majoritaire ailleurs) :

Outre le jeu des contraires maintes fois constaté, qui fait notamment alterner la pierre (dureté) et la vase (mollesse), le terrien (lourdeur : Marino) et l'aérien marin (légèreté : brume des Syrtes, panaches), l'isotopie /énergie électrique/ provoque ici une inversion dialectique de /désorganisation/ à /organisation/, on constate que l'activité de la foule gagne la capitale, ainsi métamorphosée dans le chapitre ultime :

"une aimantation semblait se faire dans le désordre indifférent des allées et venues : les silhouettes noires s'agglutinaient, [...] le groupe se défaisait aussitôt, et les visages qui s'éloignaient prenaient une expression fermée et déçue. Pour un regard plongeant directement dans les rues du soir, le mouvement des petits points noirs qui y fourmillaient * eût évoqué maintenant non plus le bombillement éparpillé et incohérent des insectes dans le crépuscule, mais plutôt une limaille fine peignée et renouée sans cesse par le passage d'invisibles aimants; à l'heure plus lourdement chargée de destin qui approchait **, on eût dit parfois que de grandes lignes de force inscrites dans le sol d'Orsenna par son histoire se rechargeaient d'une électricité active, retrouvaient le pouvoir d'ordonner ces ombres longtemps si détachées, et maintenant attentives malgré elles à un murmure venu de plus loin que la zone des idées reçues." (chap. 12, p. 813)

* Inversement "les rares lumières de Maremma plongeaient jusque dans la mer une constellation amaigrie, comme si, la terre dévorée, l'horizon d'eau lui-même eût reculé devant la morsure de ce fourmillement d'astres" (chap. 8); et l'Amirauté faisait l'objet du "remue-ménage d'inconscience pure d'une fourmilière sous un talon levé" (chap. 2). L'animal souterrain sert d'ailleurs de comparant au capitaine dans sa casemate : "Marino écoutait. Un élancement, une morsure térébrante lui venait du tréfonds de la forteresse, éveillée, ébranlée maintenant du matin au soir par des bottes lourdes. Les yeux, dans le grand jour, gardaient le regard aveugle d'une taupe débusquée" (chap. 6, p. 659). A quelques lignes de là, l'adjectif "organique" associé à "profonde" qualifie le capitaine, de même que l'autre occurrence qui réitère ses valeurs (chap. 11, p. 791) : "Une terre où il est bon de se coucher pour dormir, ajouta-t-il perdu dans cette rêverie lourde et presque organique qui paraissait signifier chez lui le point extrême de l'attention." Quant à l'unique occurrence de l'adverbe, elle caractérise l'atmosphère du "sévère palais féodal du Conseil de Surveillance" où se rend Aldo in fine : "[...] une vie y battant encore faiblement du pouls ralenti de l'hivernage : comme dans certains monuments plus taraudés que des polypiers et plus organiquement encroûtés de siècles que les autres, auxquels le peuple sent d'instinct que tient concrètement la survie même de certaines très vieilles villes, on touchait là les grands fonds d'Orsenna et presque matériellement la série ininterrompue de ses strates — un banc nourricier, un récif vaguement vivant de siècles s'y engraissait seul qui hissait encore l'énorme masse jusqu'à sa flottaison" (chap. 12). Bref, on constate que le corrélat maintient les valeurs de Marino : /longue durée/, /cessatif/, /animalité/ : ici la taupe peut faire l'objet d'une réécriture, que justifient la profondeur souterraine et le creusement dû aux synonymes "térébrant-" et "taraudé-". Ajoutons que la frontière du terrestre avec le comparant marin (hivernage, récif, polypiers) rapproche ce monument d'Orsenna de l'Amirauté des Syrtes. Illustration renouvelée de convergences lexicales vers une unité thématique.

** Ce thème de l'inéluctable est éminemment tragique. Il donne tort à feu Marino qui, lors de son altercation avec Aldo au sujet du bateau contrebandier, lui déclarait : "Tu es jeune, et je te comprends. J'ai été comme toi, plein de zèle pour le service. Plein de zèle très égoïste, plutôt. J'ai pensé comme toi qu'il devait m'arriver des choses singulières. Je m'y croyais destiné. Tu vieilliras comme moi, Aldo, et tu comprendras. Il n'arrive pas de choses singulières. Il n'arrive rien" (chap. 3, p. 591). En revanche lors de leur dernière conversation, il confirme la prise de conscience d'Aldo que son acte a des conséquences irréversibles et qui le dépassent : "Je n'étais pas seul sur le Redoutable, dis-je après un moment de silence. Au point où on en est venu ici, vous le savez comme moi, la chose serait arrivée de toutes manières. Vous vous en prenez à moi d'une fatalité, ajoutai-je avec un soupçon de grandiloquence [...] Il y a un temps pour se mêler des choses, et un temps pour laisser les choses aller. Ce qui est venu s'est servi de moi, et maintenant me quitte — tout ceci maintenant mûrira sans moi" (chap. 11, p. 789). Cf. aussi "Ma découverte de Sagra était un maillon de cette chaîne d'événements qui m'avait pris en remorque" (chap. 4, p. 616).

Soit la rumeur d'une renaissance des hostilités avec l'ennemi héréditaire… L'isotopie /énergie électrique/ ancre cette atmosphère citadine dans la croisière fatidique :

- "Au-dessous de nous, noyé dans l'ombre, l'équipage aux aguets gardait un profond silence, mais ces yeux grands ouverts aimantaient l'obscurité ; dans cette approche de nuit de la chose inconnue, tout le bateau se chargeait d'une électricité subtile." (chap. 9, p. 740-1). Notons qu'avec une régularité statistique, dans Le Rivage des Syrtes, "bateau", à la différence de "navire(s)", n'est jamais au pluriel, comme si celui de la croisière, ici, ou fantôme de Sagra, là — lequel servira à faire la traversée vers Vezzano (p. 679), rendant ainsi Aldo aussi clandestin que Vanessa et ses complices —, devait toujours se singulariser. Cf. encore supra "se charger sous leur voile de brume d'une subtile électricité".

- "Un charme nous plaquait déjà à cette montagne aimantée. Une attente extraordinaire, illuminée, la certitude qu'allait tomber le dernier voile suspendait ces minutes hagardes. De tous nos nerfs tendus, la flèche noire du navire volait vers le géant illuminé." (p. 744)

- Ce dernier, le Tängri, reconnaissable à son "cône neigeux" fascinant (p. 686), est anticipé par "le regard qu'aimante malgré lui par l'échappée d'une fenêtre un lointain de mer ou de pics neigeux" (chap. 5, p. 645).

- Dernière des six occurrences du mot dans le roman, toujours indexée à l'isotopie /menace/ (militaire), voici celle de l'attrait de la chambre des cartes : "Dès que j'en avais pour la première fois, au cours de mes explorations dans ce dédale de cours et de casemates, poussé par simple curiosité la porte, je m'étais senti progressivement envahir par un sentiment que je ne saurais guère définir qu'en disant qu'il était de ceux qui désorientent (comme on dit que dévie l'aiguille de la boussole au passage de certaines steppes désespérément banales du centre de la Russie) cette aiguille d'aimant invisible qui nous garde de dévier du fil confortable de la vie, — qui nous désignent, en dehors de toute espèce de justification, un lieu attirant" (chap. 2, p. 575).

N.B. : Le phénomène physique sert de comparant à une série d'actions humaines régies par l'irrationalité. Pour s'en convaincre, on citera ces passages de l'essai de Gracq sur André Breton dont il vante Les Champs magnétiques : "Le flux électrique passe, la bipartition du positif et du négatif fait tourbillonner selon ses lois fatales la limaille humaine aimantée, le ciel mental est strié des lueurs continues des coups de foudre, de ces éclairs qui feraient voir. La révélation que Breton place si haut, est avant tout décharge électrique brusque. [...] la poésie : Pour rester ce qu'elle doit être, conductrice d'électricité mentale, il faut avant tout qu'elle se charge en milieu isolé. (Arcane 17) L'image si attirante, si parlante en effet, des figures inexplicables soudain dessinées à même le tissu de la vie consciente sous la forme de rêves, lapsus, actes manqués, par l'action occulte des tendances refoulées dans un inconscient inaccessible qui ne se laisse entrevoir qu'à travers elles, appelle par préférence à l'imagination qui cherche à l'appréhender le schème abstrait d'une expérience entre toutes éloquente pour elle : celle de l'aimant invisible qui groupe en aigrettes et en rosaces la limaille de fer agitée sur une feuille de papier. De toutes les images qu'elles peuvent appeler à elles pour forcer la conviction, celle qui sous-tend le mieux d'efficacité les théories de Freud est bien incontestablement l'image du séparateur magnétique triant sans trêve son butin dans la masse de matériaux charriés en vrac par la vie consciente. On ne peut pas ne pas se dire que cette manière tentante de transposer sur le plan d'une attraction de nature magnétique le problème passionnant de la clé des songes a dû être pour Breton particulièrement fascinatrice." (p. 434-40) Et si "la phrase de Breton est une de celles qui craignent le moins d'accrocher", c'est qu'elle est "oscillante comme l'aiguille de la boussole, et attirant à elle comme un aimant tout ce qui flotte aux alentours de plus subtilement magnétisé" (p. 486-7). De même encore, concernant le précurseur Rimbaud, "il s'agit surtout d'avoir la faculté d'accrocher, à quelques images capables d'électriser toutes les autres, un énorme coefficient émotif" (Préférences, p. 855).

Quant à la peinture des foules urbaines menaçantes, dont Aldo dénonce "le contact électrisant" (chap. 8), elle remonte au portrait de Piero Aldobrandi (supra), où, avant la métaphore de sa "carapace d'insecte", on lisait :

"Une riche fourrure de flammes aux volutes architecturales faisait un liséré à la ville assiégée. L'impression trouble que communiquait ce tableau de massacre tenait au caractère extraordinairement naturel et même reposant que la cruauté sereine de Longhone avait su donner à sa peinture. Rhages brûlait comme une fleur s'ouvre, sans déchirement et sans drame : plutôt qu'un incendie, on eût dit le déferlement paisible *, la voracité tranquille d'une végétation plus goulue, un buisson ardent cernant et couronnant la ville, la volute rebordée d'une rose autour du grouillement d'insectes de son cœur clos." (chap. 5, p. 646 — celui de la foule dans les rues)

* Par effet de proximité contextuelle, on note que deux pages auparavant "par la passe ouverte, les rouleaux de vagues gonflés par la marée déferlaient en paliers phosphorescents de neiges écumeuses".

Même au singulier, le comparant entomologique demeure péjoratif, lorsqu'il qualifie le patrouilleur, cette "bête réveillée" (depuis le chapitre 3) ainsi en harmonie avec le décor ambiant (forteresse, Maremma) :

"Le Redoutable était désert — un gros insecte de mauvais augure, habité seulement dans cet assoupissement de marécage par la trépidation insensible et rongeante qui venait de ses bas-fonds." (chap. 8, p. 714-5)

Or cette activité insidieuse négative du marécage — anticipation (cf. "augure", dont la cooccurrence avec "insecte" défige l'expression oiseau de mauvais augure, attestée p. 688) de celle qui va se produire en mer au chapitre suivant avec le départ d'Aldo pour la croisière fatidique — trouve a posteriori quelques pages plus loin une motivation avec l'activité des insectes. Que ce soit au sens dit figuré, avec cette métaphore hyponymique : "Tu comptes donc en découdre ? sourit Fabrizio qui hannetonait de côté et d'autre, toujours excité par les préparatifs", toujours à bord du Redoutable (p. 717). Ou que ce soit au sens propre, dans une végétation que l'on sait bruyante, lors du départ cette fois terrestre (à cheval) vers le domaine d'Ortello. Cela œuvre pour la continuité spatiale du désert à la mer qui est à rapporter à leur envahissement mutuel, dominé par le processus d'assèchement :

"L'air était sec et très clair maintenant ; un soleil craquant comme du givre inondait les sables et les étendues d'ilve sèche. [...] La piste grise s'enfonçait dans les terres, étrangement nette sous le soleil dans ce paysage évacué, entre ses talus d'ilve où passait le vent de mer ; un crissement assourdissant d'insectes sortait de la terre réchauffée." (chap. 8, p. 718)

On sait déjà qu'au palais de Maremma la vie insidieuse et mystérieuse se caractérise par "un crissement solennel montait des sables" (chap. 5, p. 644), paragraphe où l'isotopie /auditif/ est très saillante : "la musique s'était tue", "une rumeur lointaine", "un faible et profond murmure", "le silence revenu", "vivre sourdement" (sans parler d'autres "froissement — celui des coups de canon —, craquement, bruissement, clapotis", etc.).

Au dénouement, une occurrence réitère cette isotopie /auditif/, mais, subtile variation, le bruit d'insecte n'est plus comparant des bruits citadins, mais celui de l'arrivée de la dernière heure, fatale par la naissance de l'événement que laisse présager le vieux décideur, lui qui est précisément dévoré d'une ardeur interne :

"Le vieux Danielo s'accouda d'un geste las, et, le front dans les mains, garda un instant le silence. [...] la rumeur lointaine du palais maintenant désert avait cessé depuis longtemps : le battement d'une pendule devenu perceptible griffait à coups légers ce silence lisse comme des pattes d'insecte." (chap. 12, p. 829)

Lui dont le portrait physique de noble décideur du Conseil de Surveillance, quelques pages plus haut, n'échappe pas à la dégradation morale :

"La lumière de la lampe effleura obliquement le visage de l'homme qui s'asseyait, y accrocha d'une arête luisante le nez célèbre et impérieux des Danieli *, si insolemment reconnaissable que j'en ressentis un choc, comme si j'avais identifié un roi en promenade dans la rue au profil gravé sur les pièces de monnaie. [...] C'était le visage d'un homme au sang lourd, plein de passions brutales et de pesants appétits terrestres. Et cependant une ardeur semblait ronger par le dedans ces stigmates accablants de toute une race : on eût presque dit par instants cet affinement, — plus surnaturel d'avoir été visiblement si peu le bienvenu — cette douceur gauche et presque disgracieuse que met, après des années de guerre sauvage, la porte longuement refermée d'un cloître ** sur le visage d'un reître converti." (p. 822)

* Gracq affectionne cette expression et cet effet lumineux, comme il ressort de sa transposition dans un genre différent du romanesque, celui de la critique littéraire, portant sur la traduction de Penthésilée de Kleist (1954) : "Sade, Masoch, Freud accrochent aujourd'hui de vifs éclairs à toutes les arêtes de cette pièce très noble, sans triompher d'ailleurs un instant de son pouvoir de transfiguration." (Préférences, p. 974) Un mot sur de telles passerelles transgénériques est nécessaire. En effet, B. Boie fait observer que "Gracq travaille depuis l'été 1947 à son roman Le Rivage des Syrtes. Ce voisinage étroit entre l'écriture poétique et l'écriture romanesque se fait sentir dans certains poèmes. [...] Ceci est singulièrement vrai pour les deux grands textes de 1947 et 1951, Les Hautes Terres du Sertalejo (récit d'aventure, au passé de souvenir et de rêve) et La Sieste en Flandre hollandaise (récit de voyage, au présent d'expérience immédiate) dans lesquels se rassemble et se réfracte la thématique la plus personnelle de l'écrivain" (p. 1218-20). L'ordinateur le confirme en rapprochant deux uniques occurrences de syntagmes : "je demeurai penché au-dessus de l'étrave, fouetté dans le vent froid qui sentait la neige et l'étoile", lors de la Croisière (p. 741), s'ancre dans "Nous nous mettions en route au petit matin, où l'air sentait la neige et l'étoile [...] Nous traversions souvent d'immenses étendues de cette herbe sèche et craquante, couleur de paille, qu'on appelle le pajonal — et nul désert de sable ne pourrait donner l'idée de la tristesse de cette prairie momifiée et morte, comme desséchée sur pied par un mal mystérieux." (Sertalejo, p. 312) On reconnaît ici la future ilve des lagunes, ainsi que le futur Tängri, l'un de "ces grands volcans, [...] sur les hautes steppes des Cordillères. Ils s'annonçaient d'habitude au crépuscule, sous l'aspect d'un nuage blanc en forme de cône ancré au-dessus de l'horizon dans la brume violette. Le matin les suspendait sur l'horizon, collés au ciel d'une ventouse de neige plus incandescente que de la lave" (ibid. p. 313). Citons enfin ces cooccurrences qui ont déjà caractérisé le paysage des Syrtes : "[...] la lèpre verte n'a pas mangé plus loin et on voit l'Escaut, large et gris, découvrant à regret à marée basse aux morsures de son adversaire les grandes flaques vulnérables de peau nue de ses vasières où l'herbe croche et s'agrippe. Les fumées des cargos qui remontent à Anvers défilent avec une insolence paresseuse entre les cuirassements hostiles de ces berges vautrées dans une somnolence lourde et agricole [...] On dirait que la vie s'intimide devant cette étoffe neuve et roide taillée à lés trop réguliers et trop amples, s'accroche mal à ce parcellement dépaysant de cyclope. Elle chemine agrippée aux digues, comme un insecte en suivant les raies du plancher" (Flandre, p. 317). La continuité, dans la genèse lexico-thématique, est ici évidente.

** Le mot le rapproche plus encore du vieux Marino (supra). Religiosité, sacralité, qui renvoient quelques lignes plus haut à la pièce où a lieu l'entretien, dont l'air est pareil à celui que l'on "peut respirer dans un oratoire".

Comme le verbe "ronger", le nom "insecte" (7 occurrences dans Le Rivage des Syrtes — étudiées ci-dessus — dominantes parmi les 22 du corpus Gracq d'Hyperbase) qui donne lieu aux lexicalisations de ses sèmes inhérents, par ex. morphologiques (carapace, articulations, "grouillement de larves" au bureau de Belsenza p. 690, aiguillon, mandibule, etc.) tient une place particulière dans le bestiaire du roman. En effet, il est toujours indexé à /agressivité/, /attaque insidieuse/, /menace/, ce qui explique sa corrélation avec la fièvre mais aussi la cuirasse, à la différence du syntagme "oiseaux de mer" (attesté treize fois) souvent indexé à /mélancolie/, alors que 'poissons' ou 'lièvre' le sont plus classiquement à /gibier/. Quant au milieu politique, celui d'Orsenna que domine in fine Danielo, il utilise la métaphore de la prédation, pour poursuivre sur le comparant animal :

"comme si l'ombre d'un rapace aux serres puissantes avait tout à coup plané sur l'assemblée moutonnière."

alors qu'en début de récit, celui-ci signifiait l'élevage pacifique par l'équipage de l'Amirauté :

"la main-d'œuvre sur ces confins désertiques, le surplus se disséminait ordinairement dans les rares fermes fortifiées qui subsistent dans l'arrière-pays des Syrtes et y élèvent de grands troupeaux de moutons à demi-sauvages" (chap. 2).

Citons enfin la fascination d'Aldo pour la religiosité plutôt atypique à l'église de Saint-Damase, à Maremma :

"Cette ferveur ne devait rien à la rumination bovine des dimanches trop connus d'Orsenna, et qui n'exprimait que le bien-être du troupeau recompté, enfoncé jusqu'aux narines dans la macération de sa propre odeur" (chap. 8, p. 707)

De fil en aiguille, la proximité contextuelle suscite d'autres pistes lexicales. Elle confirme leur indexation à la molécule sémique isolée jusqu'ici. Ainsi à la page suivante la célébration de Noël demeure péjorative, puisque le prêtre "marchant vers la chaire, ondulait entre les rangs" avec "une dure ombre carnassière" (p. 708) ; or cette épithète est créditée de trois occurrences au total, la première étant celle de Vanessa "fleur carnassière" (chap. 7, cf. supra), laquelle d'ailleurs marche "de son grand pas élastique de lionne [...], au long pas de guerrière [...] Voici le héros du jour, dit-elle en souriant d'excitation contenue et en traversant la pièce à ma rencontre, de sa longue démarche onduleuse" (chap. 10, pp. 766, 770). Ce dynamisme curviligne était lexicalisé dans les comparaisons précédentes de Vanessa avec le littoral : "elle surgissait du reflux de mes rêveries fiévreuses, ferme et élastique comme une grève, faite pour la plante et la paume, une douce terre ameublie sous le fouet de pluie de sa chevelure" (chap. 7, p. 677). C'est cependant sa duplicité féline qui domine, notamment à propos de la conséquence de la croisière : "J'ai présenté la chose sous le jour le meilleur pour toi. Naturellement, j'ai donné un petit coup de pouce. Tout le monde là-bas croit maintenant que tu as été attaqué traîtreusement en mer. Je la regardai un instant d'un œil mal réveillé, incertain encore de sa traîtrise" (ibid.), où la variation sur la trahison inverse les rôles. Pareille incitation à opérer une dissimilation sémantique entre occurrences proches est un trait stylistique du roman. Vanessa hésitait déjà à révéler à son amant Aldo le tracé de son destin : "Dans son long peignoir gris et onduleux, elle avait le piétinement incertain et le volètement gauche d'un oiseau de passage abrité dans une grotte qui cherche au réveil son sens et sa direction" (chap. 8). La dernière occurrence est celle où Fabrizio "eut un rire de jeunesse à grandes dents blanches, un peu carnassier, un rire de veille d'armes", précisément lors de la croisière vers l'ennemi, sur "une mer de soie aux lentes ondulations molles", avant d'atteindre le pied de ce volcan au "panache qui ondulait" (chap. 9). Dans les trois cas la rigidité et la hauteur minérales de la dent qui déchire sont certes inhibées, mais le quatuor /agressif/, /imperfectif-duratif/, /menace/, /majesté/ demeure. Il n'en va pas différemment à la péroraison du prêche, lors de la réaction du public, soumis à la violence de la faucheuse, topos réactivé dans ce contexte religieux : "La foule brusquement ondula en s'agenouillant de cet affaissement sans hâte et presque paresseux des blés sous un coup de faux" (chap. 8, p. 711). Si l'on se souvient qu'il était question de la "nativité au péril de la mer" (supra), on constate que ce prédicateur a une origine marine, comme le gardien espion du bateau de Sagra, ainsi caractérisé : "ce qui me frappa aussitôt vivement était quelque chose d'onduleux et de singulièrement souple [...] Après un moment de guet immobile, et avec la même rapidité onduleuse, l'homme, sans doute rassuré, se coula de nouveau dans les ruines" (chap. 4, p. 614-5), qui ne sera identifié qu'a posteriori à son second rôle de porte-parole du Farghestan ennemi, dont l'emblème est précisément "le serpent entrelacé à la chimère" (p. 752), emblématiques de sa démarche atypique : "tandis qu'il glissait déjà de son long mouvement souple vers la porte [...] la lente, la silencieuse ondulation de reptile qu'avait eu l'envoyé de Rhages pour sortir de l'ombre et pour s'y évanouir" (chap. 10, p. 763).

Restent deux dérivés de la chaîne de caractères ondul- (créditée de 11 occ. sur 49 dans le corpus Gracq), dont la paire sémique /curviligne/ + /dynamisme/ qui indexe des acteurs centraux et hétérogènes du récit, est cette fois évaluée de façon méliorative. Mais avant de les aborder, il convient de signaler que cette paire d'isotopies (intégrée au quatuor /agressif/, /imperfectif-duratif/, /menace/, /majesté/) emprunte d'autres lexicalisations que les dérivés de ondul- ; en témoignent aussi bien la douce et traître courbure des "vagues, voguâmes, volutes, panache", lors du voyage en barque à Vezzano, contrastant avec le dur escarpement minéral, que le sable, qui, dès l'incipit, sert de comparant aux civilisations ennemies, dans une ondulation perpétuelle non lexicalisée :

"Les invasions qui l'ont balayé de façon presque continue depuis les temps antiques font de sa population un sable mouvant, où chaque vague à peine formée s'est vue recouverte et effacée par une autre, de sa civilisation une mosaïque barbare" (p. 560)

Ajoutons que le décor, l'espace caractéristique des Syrtes absorbe tout, notamment au cimetière :

"on sentait que trois siècles de corvées anonymes s'étaient relayés, absorbés à leur tour dans l'anonymat des sables, pour égaliser là le lieu du parfait effacement. [...] Les corps bus par le sable, l'un coiffant l'autre dans un aplomb rigoureux, enfonçaient sous la terre à coups répétés de masses pesantes et molles leur forêt de piliers verticaux." (chap. 4, p. 608) Ou "déjà le paysage avait bu l'homme comme un sable altéré" (chap. 8, p. 718). Soit une action concrète qui remotive l'expression abstraite "d'un air absorbé", six fois attesté dans le roman.

En servant de comparant à l'écriture de la lettre que reçoit Aldo :

"ici la rédaction se perdait comme dans des sables en d'extraordinaires circonlocutions et retouches de politesse [...] L'impression qui se dégageait de cette prose comme à dessein bourbeuse, et qui tenait moins à son sens général mal appréciable qu'à l'ennui poli et compact qu'elle exprimait éloquemment" (chap. 7, p. 671),

laquelle lui rappelle la nécessité d'être "à la hauteur" (p.673), ce paysage réactive le rôle thématique synthétisé par le groupement sémique : /solide/, /vertical/, /statique/, /menace/ (ici des instructions officielles) ß /locatif/ ("dans") à /mou/, /horizontal/, /dynamique/, /quiétude/.

Soit une autre ondulation signifiant ici l'insaisissable et le mystérieux, notion capitale (dont témoignent par exemple les 20 occurrences citées de "quelque chose" dans notre étude — le roman en comportant 93, sur 250 dans le corpus —, "silhouette étrange", "imperceptible", etc.), là la poéticité du cadavre de Carlo lors de son enterrement :

"le grand corps parcheminé de bûcheron émergeait comme porté par un remous de cette écume de fleurs fragiles." (chap. 11, p. 782)

Notons que l'isotopie marine redonne un sens concret au "remous" indexé à l'isotopie politique, si importante dans ce roman et notamment dans l'univers de parole des "vieux" que sont Danielo et ici le père d'Aldo, parlant de soi comme "d'un esprit un peu rompu aux affaires et qui a navigué à travers bien des remous." (chap. 12)

Mais venons-en aux deux derniers emplois mélioratifs des dérivés, le premier lorsque le capitaine revient d'Ortello, en portant l'espoir d'un arrangement : "Le pas de son cheval fit danser autour de la salle l'ondulation d'une flamme douce." (chap. 6, p. 654). Le second lors de la dernière entrevue du capitaine, avant sa mort : "Bientôt l'arc désolé de la plage s'étendit devant nous, presque au ras des vagues. Des bandes d'oiseaux de mer se posaient et s'enlevaient en ondulant au loin, sur le glacis mouillé des sables, pareilles à une buée légère ; la terre engourdie n'avait jamais bougé ici que de cette palpitation faible. Marino savait combien me plaisaient ces grèves lavées et désertes" (chap. 11, p. 785-6). Dans ce paysage à l'unisson, /agressif/ et /menace/ sont inhibées, mais /imperfectif-duratif/ demeure l'isotopie saillante, couplée aux valeurs de Marino (/conservatisme/, /quiétude pacifique/) et d'Aldo (/vacuité/, /exotisme/, /esthétique/, isotopie qui indexe non seulement le contenu signifié, mais aussi un stylème de Gracq, à savoir ses "phrases descriptives longues et ondulantes" — Dictionnaire des œuvres littéraires de langue française). Il convient par conséquent d'opposer l'onde majestueuse, guerrière et marine aux "pratiques peu guerrières du capitaine Marino [...] où le marin cédait de plus en plus la place au régisseur d'une paisible entreprise de défrichement" (chap. 2). Avec sa "silhouette massive" (chap. 1), et le fait qu'il emporte en mer ses "comptes de fermage [...], Marino une nouvelle fois jaillissait devant moi [...] lourd, pesant, ensemençant la terre de calme" (chap. 8), il se trouve enraciné dans son côté au terrien, et ce jusqu'à sa mort due à l'humidité minérale :

"les bottes pesantes du capitaine avaient dû l'entraîner, aussitôt après qu'il eut perdu connaissance, jusqu'aux fonds de vase gluante de la lagune, d'où aucun corps, de mémoire d'homme, n'était remonté jamais — et personne ne parut mettre en doute l'explication de l'accident que j'avais aussitôt donnée, à savoir que le capitaine, en voulant contourner la volée de la pièce, avait glissé sur les dalles humides *. Un sens plus caché s'attachait pour moi à cette disparition sans traces ; il me semblait que le capitaine, qui pour moi n'avait jamais tout à fait vécu à l'Amirauté, mais plus profondément l'avait hantée à la manière d'un génie engourdi de la terre, avait passé au sein de cette nuit noire et de cette lagune dormante" (chap. 11, p. 798).

* Paradoxalement, leur sécheresse est associée à un climat de quiétude, dans le palais Aldobrandi : "je m'attardais parfois un instant sous ces voûtes froides que mon pas sur les dalles faisait résonner durement" (chap. 8, p. 695).

Passage qui, par la reprise de la même comparaison, renvoie rétrospectivement au souvenir du premier signe du déclenchement des hostilités : "Ce jour-là, quelque chose a craqué, comme une débâcle. Mais pourquoi ?" (p. 789), obligeant le capitaine à s'absenter pour tenter de régler le problème :

Par cette isotopie /mythologie/, à laquelle sont aussi indexés les termes "conte de fées", "pouvoir\sommeil magique", "envoûtement", "princesse", "royaume", "surnaturel", négativement "maléfices", "sortilège", "apparition ensorcelée", "ogre", "Croquemitaine", "fantôme", "spectre", "monstres", "méduse", "hydre", "ruine de cyclope", "le géant" (mot qualifiant aussi bien la forteresse, chap. 11, que le volcan, chap. 9, promontoires ainsi de nouveau soudés ; à la différence du "colosse", chap. 1 et 2, qui définit spécifiquement l'Amirauté), etc., on voit comment la description de la réalité empirique d'un contexte militaire reconduit localement à la réalité transcendante d'un monde merveilleux — y participe également l'isotopie /art/, telle l'allusion à L'embarquement à Cythère de Watteau, lors de la traversée pour Vezzano. Néanmoins le mélange des allusions mythologiques païennes pousse B. Boie à conclure qu'il "crée un semblant de réalité référentielle, aussitôt résorbée dans la fiction. L'illusion référentielle est au service de l'invention romanesque." (p. 1373) La première page du roman avait prévenu "des dispositions assez naturellement rêveuses" d'Aldo, dont la perception subjective et contrefactuelle modalise différents lieux clés du roman :
- L'Amirauté : "Une brume lourde était descendue avec la nuit sur les lagunes; l'humidité ruisselait sur les murs nus; la lueur de ma lampe, pendant que je traversais la lande, dessinait ce même halo irréel que m'avait rappelé Marino" (chap. 5, p. 617; cf. aussi chap. 11, p. 794 dans la forteresse, juste avant la disparition mystérieuse de Marino : "les murs ruisselaient d'une humidité froide").
- Vezzano, après l'apparition du Tängri : "La lumière de la lune tirait vaguement de l'ombre la cime énigmatique pour l'y replonger aussitôt, la faisait palpiter irréellement sur la mer effacée" (chap. 7, p. 686).
- Orsenna, métamorphosée, in fine : "Ainsi, au sortir de l'atmosphère de crainte panique qu'on respirait à Maremma, les esprits semblaient ici par contraste se mouvoir dans une sécurité irréelle et presque délirante [...] Tout ce qui ramenait l'attention sur les Syrtes, tout ce qui poussait au développement de l'affaire faisait jouer les vieux rouages avec une facilité presque irréelle, tout ce qui ne la touchait pas se heurtait subtilement à un mur d'inertie et de désintérêt" (chap. 12).
Irréalité enfin de la "nuit laiteuse" de Maremma supra, laquelle "sur ses vases tremblantes était devenue [...] une main enchantée" (p. 624). Réponse à la "main ensorcelée" de Vanessa (infra), avant de devenir "une main ridée et lépreuse" (supra) - précisons qu'en-deça de ces évaluations transcendantes, la réalité empirique de cette main repose sur la forme en delta de la ville sur la carte.

Pour rebondir sur l'extrait précédent du visage de "reître converti" typique des Danieli, on remarque que l'observation du détail renvoie à la lumière de la lampe qui accroche l'arête du nez (supra). Pareil éclairage sera repris avec insistance dans Un balcon en forêt (1958) :

S'il sagit encore d'un roman militaire, cela ne le rend pas équivalent à un récit de guerre ou de décadence. B. Boie est ainsi fondée à "rappeler le refus de Gracq de toute exégèse qui prétendrait fixer la signification du Rivage des Syrtes dans un système de classifications historiques, idéologiques, voire mythiques." (p. 1387) Et de citer Gracq lui-même : "dans Le Rivage des Syrtes, j'avais en vue une espèce d'esprit-de-l'histoire, détaché de toute localisation et de toute chronologie précise" (p. 1331). En effet, ce serait un déterminisme pragmatique que de considérer que le sens du texte lui serait imposé par le référent historique. Il procéderait d'un double réductionnisme : celui du roman à ses "conditions de production" (thèse marxiste), et l'assimilation de celles-ci à la période historique de la seconde guerre mondiale. Or la référence au monde vécu y devient contingente.

A la différence du réalisme empirique, on constate une irruption du registre merveilleux dans les descriptions. Elle est due à un effet visuel dont la particularité provient du couplage des sèmes /source lumineuse (naturelle ou artificielle)/ ou plus généralement /inanimé/ avec le sème casuel /ergatif/, ce qui suspend le sème /tactile/ inhérent au procès d'accrochage (rupture d'isotopie obligatoire, qui engendre des énoncés étranges — cf. leur classification par Rastier, 1987 [1996], op. cit.) et confère une animation contrefactuelle aux diverses lueurs.

En revanche dans le roman psychologique Un beau ténébreux l'isotopie /secours/ (de soi ou d'autrui), voire /survie/, dans des scènes de séduction, implique le contact physique au passé simple singulatif, dont la perfectivation de l'acte accroît sa portée dramatique :

Parmi les 16 occurrences du verbe relevées (où les deux seuls passés simples sont de nouveau dominés par huit imparfaits) dans Le Rivage des Syrtes, l'isotopie /secours/ est en faisceau avec /danger/ :

L'isotopie /danger/ n'est pas absente du passage suivant où Fabrizio tente d'obtenir des indiscrétions d'Aldo concernant la ligne des patrouilles interdite :

Il en va de même dans le dialogue suivant avec l'Envoyé de Rhages qui attise la curiosité d'Aldo; que ce soit le verbe à l'infinitif ou le substantif dérivé, les deux emplois imperfectifs activent l'isotopie /dépendance/ (des interlocuteurs) :

Du signe auditif au visuel, la confirmation du danger, venu de la mer, active les afférences /mystère/ et /espionnage/, par le contraste lumineux qui découvre le bateau clandestin, identifié à celui qui fut le premier signe l'alerte (chap. 2) :

Quant à la source lumineuse stellaire qui sert de comparant paradoxal à un "point noir sur une carte", pour anticiper le voyage réel à l'île de Vezzano, son sème /guidant/ dans le contexte de l'orientation est ici neutralisé au profit de /obsédant/, /fascinant/ dans le contexte de /menace/ que constitue aussi bien de passé de cette île que sa proximité actuelle du territoire adverse ennemi :

L'unique participe présent est instructif quant à son association avec le climat de quiétude stellaire (on relève des cooccurrents lexicaux identiques); néanmoins celui-ci ne rompt pas avec la thématique de menace, dans la mesure où, précédant la mort violente de Marino, il figure le calme avant la tempête :

* Certes ce comparant fait transition avec le point d'orgue de la croisière nocturne que constitue la vision du Tängri et le même danger latent : "une banlieue verticale, criblée, étagée, piquetée jusqu'à une dispersion et une fixité d'étoile de buissons de feux et de girandoles de lumière." (chap. 9, p. 743) ; mais le plus intéressant est de constater le lien lexico-sémantique avec la promenade à Vezzano où "je cherchai les yeux de Vanessa. Ils brillaient maintenant sur moi, étoilés et fixes ; ils me traversaient vers un lointain dont je ne savais rien" (chap. 7, p. 679) — sans doute celui des côtes adverses où apparaîtra le Tängri.
Clou du spectacle à l'île de Vezzano, celui-ci émerge, "pareil, dans son isolement et sa pureté de neige, et dans le jaillissement de sa symétrie parfaite, à ces phares diamantés qui se lèvent au seuil des mers glaciales." (chap. 7, p. 686) Le faisceau d'isotopies /brillant/, /hauteur/, /froideur/ fait le lien avec la dernière phrase où l'on retrouve les cooccurrents (neige, jailliss-, etc.) utilisés pour décrire les falaises de Vezzano : "Il me semblait que sur cette journée de douce et caressante chaleur avait passé comme un vent descendu des champs de neige, si lustral et si sauvage que jamais mes poumons qu'il avait mordus n'en pourraient épuiser la pureté mortelle, et, comme pour en garder encore l'étincellement dans mes yeux et la saveur froide sur ma bouche, sur le sentier ébouleux, malgré moi, je marchais la tête renversée vers le ciel plein d'étoiles." (ibid.) On note la dysphorie apportée par morsure glaciale et sauvage. Et d'emblée la croisière est déterminée par la violence ayant pour origine le Tängri, qui en sera l'aboutissement : "Un vent froid et vierge comme s'il avait passé sur les neiges fraîchissait de minute en minute, giflait d'une poigne rude le navire par le travers" (chap. 9, p. 725), "et semblait tomber en nappes des glaciers de la cime inaccessible [...], ce vent d'un autre monde, ce fleuve de froid acide qui portait le crissement des champs de neige." (p. 741). Quant aux deux occurrences restantes (sur quatre), "rapetissé dans l'étincellement du soleil et de la mer, c'était le mystérieux bateau de Sagra" (chap. 7), et "l'étincellement de leurs yeux magnétisés au fil de mon récit" (chap. 12), cet éclat est, comme celui de la neige et des étoiles, indexé à l'isotopie afférente /menace/.

Citons enfin cet éclairage artificiel qui provoque une métamorphose quasi-surnaturelle de l'animal en minéral :

On pourrait se limiter à une lecture insistant sur l'effet poétique et esthétique, avec ce "sentiment d'irréalité" (ibid.), éprouvé de nouveau par le narrateur lors de la Croisière, si le danger ne provenait précisément du "coupant" qui rappelle la dent supra, ainsi que de la page suivante où le nom de l'ennemi héréditaire suffit à réactiver l'isotopie /menace/ ; ajoutons que la morsure et le rongement, mais aussi la cuirasse, les maladies, et, finalement tout le décor dysphorique, sont indexés à l'isotopie /anticipation/, dans la mesure où ils constituent les prémices d'une destruction annoncée :

"[...] ses marins et ses colons avaient essaimé sur toute la côte, drainant vers la mer les laines et les fruits des oasis éloignées, et ramenant sur leurs galères l'or et les pierreries brutes du Farghestan." (p. 624)

Cela illustre le principe de contextualité qui veut que, par assimilation, des occurrences mutuellement proches dans le texte échangent leurs composants sémiques. Voire éloignées; car grâce à la requête par mot-clé dans le texte numérisé, on constate que la même thématique caractérise le décor du palais du Conseil, en proie à la

"décrépitude les siècles barbares d'Orsenna, les couronnes de fer cloutées de pierreries brutes, la sauvagerie fastueuse et verdissante des époques lombardes." (chap. 12)

Restent deux occurrences (sur cinq au total) de ce mot caractéristique du roman, la première toujours péjorative lorsqu'Aldo quitte la chambre des cartes "comme un voleur de tombeau que pousse la faim nue, qui sent rouler sous ses doigts les pierreries de rêve, et déjà la force du sortilège faire cailler lentement son sang" (chap. 8, p. 724). En revanche, si la seconde réitère le comparant minéral, sa poésie provient du comparé céleste, écrin naturel de l'île de Vezzano dans lequel le couple scelle sa complicité : "quelques étoiles à peine réelles, pareilles à ce brasillement fugace qui s'éveille aux lumières dans certaines pierreries, clignèrent faiblement sur le bleu pâli du ciel" (chap. 7, p. 683).

Attardons-nous un instant sur la métaphore minérale : des yeux éclatants de pierreries auraient pu suffire, selon un topos poétique (il n'est que de citer Gautier (Arria Marcella) : "comme l'aspic autour du bras de Cléopâtre, un serpent d'or, aux yeux de pierreries", Apollinaire (Alcools) : "une sorcière blonde, belle Loreley aux yeux pleins de pierreries", ou Rimbaud (Aube) : "les pierreries regardèrent", avec l'inversion casuelle de /attributif/ à /ergatif/, pour s'en convaincre). Or celles-ci engendrent des "bêtes pétrifiées de terre grise" (chap. 5), de même que les "bandes compactes d'oiseaux de mer débordaient la paroi [...] comme des volées de pierres" (chap. 9). Cela constitue un indice qui, avec la forteresse elle aussi "cuirassée de pierre dure" (rénovée au chap. 6 : "Une pierre magnifique, d'un éclat !… Tu vois, on dirait la tranche d'un pain de sucre. Il y a là-dessus trois siècles de patine, une vraie crasse de siècles. Je la gratte, je l'étrille. J'enlève la patine. Dans quinze jours je fais cadeau à Marino d'une forteresse flambant neuve. Mon triomphe !"), engage à se pencher sur la métamorphose minérale attestée à divers endroits du roman et qui semble d'emblée si cruciale :

Dans une "bizarre impression d'irréel qui m'envahissait, [...] les visages des convives devenaient de pierre, retrouvaient un instant le profil dur et le masque austère des vieux portraits de l'âge héroïque pendus aux palais d'Orsenna" (chap. 1)

Etudions-en le sens à travers les six autres occurrences du radical "pétrif-", que motive notamment la "méduse" (chap. 5), par relation de cause à effet, hapax du roman et comparant d'un invité (cf. supra), qui apparaît précisément lors de la fête où "La musique s'était tue dans les salons et une rumeur plus lointaine immobilisait ces faces de pierre." Citons les autres lexicalisations :

De fil en aiguille, le processus qui consiste à "accrocher" implique celui de "agripper" (lequel n'est pas son synonyme dans les emplois d'un objet lumineux ou mental, du type accrocher l'imagination), car d'une part la chaîne de caractères, qui est aussi un radical, "agripp-" y domine quantitativement, avec 8 occurrences sur 24 dans le corpus Gracq, d'autre part leur analyse fait ressortir l'importance thématique de ce lexème pour la structure actorielle, à des moments cruciaux du récit. Montrons-le.

D'abord en revenant à la relation amoureuse, laquelle, comparée à la poésie et à l'attraction électrique, magiques, inhibe la péjoration de l'emprise :

"la reine du jardin venait de prendre possession de son domaine solitaire [...] j'essayai plus tard de me rendre compte du pouvoir de happement redoutable de cette main ensorcelée. Les choses, à Vanessa, étaient perméables. D'un geste ou d'une inflexion de voix merveilleusement aisée, et pourtant imprévisible, comme s'agrippe infaillible le mot d'un poète *, elle s'en saisissait avec la même violence amoureuse et intimement consentie qu'un chef dont la main magnétise une foule." (chap. 3, p. 595-6)

* Pour se convaincre de l'afférence /danger/ de ce mot, cf. supra la théorie des "poètes de l'événement".

Ensuite par le "portrait de Piero Aldobrandi, transfuge d'Orsenna" vanté par Vanessa elle-même, où la péjoration est évidente (isotopie /agression/) :

"Les dernières pentes boisées du Tängri, descendant jusqu'à la mer en lignes molles, formaient l'arrière-plan du tableau. La perspective cavalière et naïve, très plongeante, tronquait le sommet de la montagne, dont les lignes convergentes des croupes basses suggéraient cependant l'imminence et l'énormité vivante de la masse, comme si l'agrippement écrasant d'une patte géante se fût appesanti en plongeant du bord du cadre jusqu'à la mer." (chap. 5, p. 645)

N.B. : Cet arrière-plan pictural s'achève ainsi : "si un mur de fumées calmes s'élevait en lourds panaches de la mer, bien plus qu'au fracas déchirant de l'artillerie on songeait malgré soi à quelque cataclysme pittoresque et visitable, au Tängri venant de nouveau faire grésiller ses laves dans la mer." (p. 646) Quant au premier plan, il dépeint "ce visage, jailli du collet dans une phosphorescence d'hydre neuve et de tête coupée" (p. 647, cf. supra). Autant de précisions lexicales que synthétisera l'apparition du Tängri durant la croisière : "les feux des bourgades vertigineuses accrochées à leurs pentes de lave, montaient dans la nuit criblée par paliers, par falaises, par balcons sur la mer doucement phosphorescente" (chap. 9, p. 743) et qui font constater combien la ville ennemie de Rhages est en osmose avec le volcan.

L'autre participe passé du verbe employé comme épithète ne contredit pas l'isotopie /tension/ qui précède /agression/ (lors de la mort du capitaine p. 797), en dépit du caractère anodin de son geste : "Marino, toujours silencieux, alluma la lanterne accrochée dans la chambre de garde, et, à la lueur qui perçait à peine la buée jaunâtre, il me sembla lire, sur son visage et dans le geste fébrile de la main qui battait le briquet, les signes d'une nervosité inhabituelle." (chap. 11, p. 794)

Plus ambiguës, évaluativement, sont ces attaches solides et séculaires d'Orsenna dont la négation relève du contrefactuel, de l'irréel du passé, et de la nostalgie :

"On eût dit que mon regard même avait changé : ce qui le frappait maintenant à travers ces paysages, ce n'était plus partout les griffes immobiles de la Ville lourdement agrippées dans la terre molle, et partout un effacement si patient de l'accidentel et de l'illusoire qu'il semblait que la face usée de la terre laissait transparaître ici comme une pensée d'éternité." (chap. 12, p. 799)

Si bien que l'invasion insidieuse par Rhages ennemie peut commencer. Agrippement de survie, qui, quelques pages auparavant, caractérisait le geste instinctif d'Aldo, lors de la mort non élucidée de Marino :

"Il y eut quelques secondes de silence. Tout à coup, j'éprouvai une impression de raideur dans la nuque, qui gagnait les épaules, comme si on y eût braqué le canon d'une arme, en même temps qu'une sensation brutale et imminente de danger me bloquait la poitrine. D'une détente je me jetai à terre, m'agrippant à la murette basse au bord même du vide. Quelque chose au même instant trébucha contre ma jambe avec un souffle lourd, puis bascula au-dessus de moi en raclant la margelle. Tapi contre la pierre, la tête dans les épaules, mon cœur se suspendit à un instant de silence surnaturel, puis, avec un bruit flasque, un corps gifla lourdement les eaux calmes." (chap. 11, p. 797).

Comme si la rétention forte de la vie, définitoire du capitaine, avait migré de lui à Aldo. Car le comparant végétal (fictionnel : ilve) symbolise cette osmose du capitaine Marino avec le désert qui n'a que l'apparence de la mort :

"Dans sa longue capote jaunie d'uniforme aux plis raides *, il paraissait faire corps avec le sol comme un bloc terreux. Jamais peut-être autant qu'après cette longue absence je n'avais senti que ce coin de terre s'achevait et s'accomplissait en lui avec une sorte de génie tâtonnant d'aveugle, qu'il lui appartenait non plus même comme un serf à sa glèbe, mais, plus purement et plus intimement, comme un élément du paysage. Il était plus vivant au milieu de ce cimetière morne qu'aucun des jeunes hommes qui se trouvaient réunis là, vivant d'une espèce d'immortalité végétative et hivernale, comme s'il eût drainé vers lui seul les dernières sèves de ce sol exténué, rusé comme lui avec les saisons et avec le temps, avec la sécheresse et la grêle, fait corps avec lui comme ces ilves aux tiges couleur de grève ** qui s'agrippent au sable croulant. Il était, plus que la stèle d'Orsenna au long du mur, le symbole de cette existence lentement empêtrée aux choses, et qui revêtait à la fin dans l'écoulement ininterrompu de ses générations la terre indistincte comme le vernis que l'évaporation laisse aux pierres du désert." (chap. 11, p. 784)

* Hasard lexical ? On lisait "la contrainte hésitante et raidie d'une première rencontre" avec Marino (chap. 1).
** Il s'agit des "grèves jaunes" de la côte des Syrtes (chap. 10, p. 746) dont la teinte dysphorique, héritée par Marino, et ses objets, notamment lors de sa mort : "j'élevai doucement la lanterne au-dessus de ma tête. La lueur jaune glissa sur les dalles mouillées" (chap. 11, p. 797), inverse l'euphorie initiale de "l'air doré de cette fin d'automne" (chap. 2, p. 572).

Le passage dialectique du dessèchement à la survie permet d'inférer l'isotopie /résistance/, dont le sème /longue durée/ ressort de l'aspect /imperfectif/ du verbe au présent dit d'habitude. Or à la page précédente du même épisode de l'inhumation du vieux Carlo, le végétal comparant donnait lieu à l'inversion dialectique /statisme/ + /perfectif/ (dû au cas /résultatif/ des participes passés) vs /dynamisme/ + /itératif-imperfectif/. La composante dialectique ne se résume évidemment pas à de telles inversions. Elle inclut aussi la typologie des rôles relevant de la topique littéraire et permet d'établir une filiation intertextuelle, bien qu'elle constitue une réduction sémique des acteurs en question. Après B. Boie (p. 1349-50), citons-en sept remarquables : "l'homme d'Etat averti (Danielo), le vieux soldat conservateur (Marino), le jeune ambitieux qui se sent tout d'un coup porté par l'Histoire (Aldo - Je), le traître de vocation (et femme fatale : Vanessa), le conspirateur né (Aldobrandi), l'agent secret (Belsenza), le politicien sénile, veule et opportuniste (père d'Aldo)".
Dans la mesure où cette paire sémique implique la fugacité au détriment de la solidité immuable, ce sont les valeurs des vieillards (Carlo et Marino, ici) qui sont remises en cause :

"On descendit le cercueil dans son trou de sable. Le vent léger du désert en écrêtait déjà l'arête friable; elle s'écroulait dans la fosse en ruisselets intarissables et silencieux. Il y avait quelque chose de dérisoire dans le geste compassé des mains qui, à présent, égrenaient sur le cercueil, chacune à son tour, des poignées de sable ; cette terre tant de fois mélangée au vent était poussière plus qu'en aucun lieu qui fût au monde, et je sentais que le vieillard eût aimé sa demeure menacée. Ce sol qui bougeait comme les dunes sous ses plis de sable ne tenait pas sa proie pour jamais. Il y avait pour moi un symbole infiniment troublant dans cette vie patiente et sourde, agrippée au sol par tant de racines * et reprise à son extrême fin – si détachée, si légère – par un souffle mystérieux, un symbole qui s'alliait à ce cortège nomade, à cette terre imperceptiblement remise en mouvement." (chap. 11, p. 783)

* Cf. la parabole d'Orlando (chap. 7) concernant "les organes de la vie d'Orsenna" : "La feuille est la beauté de l'arbre, me répétait-il, […] Et pourtant la vérité de l'arbre repose peut-être plus profondément dans la succion aveugle de sa racine et sa nuit nourrissante. Orsenna est un arbre très grand et très vieux, et il a poussé de longues racines. Sais-tu pourquoi les arbres ne peuvent grandir dans nos Syrtes ? Le printemps s'y déchaîne comme une bourrasque dès mars, et le dégel est d'une brutalité sans exemple. La verdure se déploie comme les drapeaux sur une émeute, et tire la sève comme un nourrisson qui prend le sein — mais le dégel n'a pas touché la terre dans ses profondeurs, la racine dort encore dans la glace, les fibres du cœur se rompent et l'arbre meurt au milieu de la prairie qui fleurit." A cet avortement (/cessatif/ dans /inchoatif/) répond la thématique de survie (/inchoatif/ dans /cessatif/) développée par Danielo (chap. 12) à propos de l'acte de s'accrocher au pouvoir, fût-il désespéré : "mais, crois-moi, il vaut la peine d'enfoncer ses racines — il vaut la peine de gouverner même un état croulant", en filant la métaphore botanique : contre le "dessèchement" de ceux qui refusent le pouvoir; et pour les "haies d'hommes ployés"; en attendant le fleurissement final, "aux dépens de la sûreté" (supra).

L'expression semble provenir de l'extrait antérieur évoquant la rénovation de la forteresse :

"Marino ne s'y était pas trompé : c'était de grands changements. Comme un jeune arbre qui agrippe de toutes parts ses racines, cette cellule anarchique, mais vivante, tirait de toutes parts sur la machinerie assoupie et vermoulue de l'Amirauté, et l'on en percevait les craquements, qui troublaient la torpeur du capitaine." (chap. 6, p. 661)

L'isotopie aspectuelle /inchoatif/ est définitoire du réveil de la vie, d'abord végétale. Parce que la sortie d'une léthargie est aussi celle d'un conservatisme pacifiste, elle induit une dissimilation évaluative, méliorative pour Aldo, péjorative pour le capitaine.

Mais cette poussée de fièvre remonte à la précédente, indexée à l'isotopie /alerte/ doxale pour la patrouille de recherche (du "petit bâtiment" aperçu) mais aussi la conscience professionnelle de cet Observateur qu'est Aldo, dont le geste trahit une tension à l'opposé de la quiétude somnolente. En outre, par une inversion des rôles, c'est lui qui s'agrippe comme l'ilve au capitaine et non plus ce dernier :

"Le regard même de Marino, ce regard rassis et froidement lucide, s'enfiévrait légèrement, comme aux premiers effluves de l'atmosphère subtilement magnétisée * de l'action. Ce branle-bas militaire, dans son ambiguïté de jeu qui pouvait d'un instant à l'autre devenir sérieux, apportait à son tour consistance et réalité à la douteuse apparition de la veille, mettait en marche un engrenage subtil : je m'attendais presque à voir ressurgir devant moi la silhouette énigmatique ; je fouillais l'ombre d'un regard de minute en minute plus absorbé ; une fois ou deux, à un reflet plus clair jouant sur les vagues, je retins ma main prête à agripper nerveusement le bras de Marino. Me trompais-je ? C'eût été en ce moment le signe d'entente qu'on adresse à un complice. Le vieux sang des corsaires parlait haut chez Marino ; je le sentais, à mes côtés, soudain presque aussi nerveux que moi. Nous étions à cet instant deux chasseurs lancés à travers la nuit, tout le bateau sous nos pieds tressaillant comme à une bourrasque d'une brusque fièvre d'aventure." (chap. 3, p. 601)

* Expression qui renvoie à l'écriture surréaliste de Breton (supra) dans le genre de l'essai. Mais aussi dans le roman au "magnétisme secret [qui] m'orientait par rapport à la bonne direction" lorsqu'Aldo se rend aux ruines de Sagra, précisément lors de la présentation de ces roseaux jaunes et lugubres qui s'agrippent au sable (chap. 4, p. 611). Ou encore, lors de la fête de Vanessa, dont la relation sémantique avec le "navire fantôme" de Sagra, au gardien "onduleux", complice de la jeune fille, s'effectue sur l'isotopie /menace/ : "Une subtile atmosphère de provocation, un magnétisme sensuel insidieux me paraissaient soudain s'allumer çà et là à la courbe d'une nuque trop complaisamment affaissée, à un regard trop lourd, au luisant gonflé d'une bouche s'entr'ouvrant dans la demi-obscurité" (chap. 5, p. 629).

Or toujours selon le principe de contextualité (qui implique des propagations sémiques par proximité locale), il est un adjectif qui retient l'attention, celui qu'utilise d'abord Aldo pour ironiser sur le "pouvoir magique" qui lui est attribué et les "maléfices" que lui impute le capitaine, lorsqu'il lui rapporte l'alarme suscitée par l'apparition du bâtiment ; quant à la dénégation aussitôt apportée par Marino (et à la dédramatisation par l'usage du présent de vérité générale qui nie l'exceptionnel, pour conjurer le sort), elle montre combien l'adjectif est antinomique de l'immobilisme et de la rationalité ; par assimilation, l'agrippement d'Aldo, aventureux, est une traduction concrète de son esprit romanesque, en dépit de l'auto-dérision qu'il manifeste :

"Alors, je vous croirai indulgent et aussi, pardonnez-moi, un peu romanesque. Je ne pensais pas que la vie à l'Amirauté cachait tant de fantastique. J'ai peur que vous n'en ajoutiez peut-être un peu." J'avais senti soudain l'envie stupide de reprendre l'avantage. Je compris aussitôt que notre entretien avait passé le point critique. Marino ne demandait qu'à se rassurer. "Tous les marins sont un peu romanesques…" Il rit de bon cœur… "Il faut l'être un peu pour sentir venir l'orage rien qu'en humant l'air. Mais sois tranquille, Aldo, va, il n'y aura pas d'orage. Il n'en arrivera pas. Il n'arrivera rien. Il n'arrive rien aux gens raisonnables…" La voix me taquinait, un peu troublée pourtant. (chap. 3, p. 593)

Abordons les trois autres occurrences du Rivage des Syrtes, certes inconsistantes par rapport à la pléthore de En lisant, en écrivant (1980), mais intéressantes car d'une part elles n'ont pas le sens banal de "propre au roman" qu'analyse l'essai littéraire, et d'autre part attestent la présence du surnaturel, du moins des choses irréalistes, auxquelles on ne croit pas, et qui pourtant doivent advenir. Tel ce "conte", de source de l'agent secret Belsenza, d'un prétendu "pouvoir occulte" de type balzacien, totalement invraisemblable pour Aldo :

"Le mot coup d'État est très inexact. D'après les bruits, rien là-bas ne s'est passé qu'on puisse voir. Rien n'a changé en apparence. C'est même à souligner que rien n'a changé dans les apparences que les bruits gagnent quelque chose de plus troublant. L'idée, pour autant qu'on puisse y voir clair, serait plutôt qu'une espèce de pouvoir occulte, disons de société secrète, aux buts mal précisés — mais certainement exorbitants, inavouables — aurait réussi à subjuguer le pays, à en faire sa chose, à mettre la main sans que rien la dénonce sur tous les rouages du gouvernement. - Excessivement romanesque ! Vous ne me ferez pas croire qu'on ajoute foi ici à de pareils contes…" (chap. 5)

Enfin, dernier dialogue, cette fois avec le père opportuniste, où il use à son tour du ton ironique pour évoquer les amateurs d'aventure (risquée) dont il ne s'exclut évidemment pas, par ambition politique. Au "là-bas" précédent de la côte ennemie s'oppose le "ici" de la capitale Orsenna où l'acte d'Aldo déclenche l'intérêt des décideurs. Avec la jeunesse, que mime l'attitude du père, l'adjectif a dans ce contexte pour antonymes "traditionnel" ou "inerte" :

"- Il me semble qu'on parle beaucoup de toi, Aldo, en ce moment, dit-il enfin, et ses yeux se plissèrent, réprimèrent à grand'peine une jubilation enfantine. Tu as échauffé ici toutes les têtes un peu romanesques, n'est-ce pas, Orlando ?" (chap. 12)

L'incipit avait prévenu quant aux dispositions d'esprit de la jeunesse citadine des Syrtes. Cette fois le discours n'émane plus de Marino, d'Aldo, et de son père, mais du narrateur, qui revient rétrospectivement sur le couplage de la thématique du rêve d'action dû à l'oisiveté, avec celle de l'aristocratie et de la décadence :

"Les charges publiques et le service de l'État, pour lequel le zèle du patriciat antique d'Orsenna est resté légendaire, dans cet état d'infirmité conservent donc peu d'attraits pour ce qu'il y a de bouillonnant et d'illimité dans les impulsions de la jeunesse : le déclin de l'âge marque le moment où l'on accède aux charges de la Seigneurie avec le plus d'efficace. Quelque chose de romanesque et d'inemployé flottait donc sur la vie libre, et à beaucoup d'égards peu édifiante, que menaient dans la ville les jeunes gens nobles. Je me mêlai de bonne foi à leurs plaisirs fiévreux, à leurs enthousiasmes d'un jour, à leurs passions d'une semaine [...]" (chap. 1)

La pertinence de cet adjectif réside donc dans le fait que son contenu contextuel permet de situer quelques acteurs centraux du récit. Du point de vue de la destruction fatale à laquelle mène le climat d'Orsenna, seuls ses emplois dans le discours d'Aldo sont valorisés (même s'il ne croit pas au romanesque), du fait que les éléments qualifiés de tels s'avèrent en réalité fondés. En revanche c'est quand le romanesque est pris au sérieux (par Marino, par le père arriviste, et le narrateur) qu'il devient l'une des causes de la naissance du tragique, et à ce titre dysphorique, dévalué. En sorte que, comme pour les neuf occurrences de l'épithète "aventureux(se)", la dissimilation évaluative opérée par le lecteur dépend du degré de savoir des locuteurs (i.e. de la modalité épistémique) : péjorative pour ceux qui savent anticiper les terribles conséquences (privilège des vieillards et du narrateur en situation rétrospective), méliorative pour celui (jeune et rêveur) qui n'en est pas conscient.

L'antithèse est très perceptible dans cet extrait qui distingue Aldo rêveur de ceux qui vivent rétrospectivement : "Le sommeil défait d'Orsenna, trop perméable à l'assaut de souvenirs obsédants, comme celui d'un vieillard mal défendu contre une longue mémoire, avait été la permission de mes rêves aventureux" (chap. 4, p. 615); "Je te reproche de ne pas être assez humble pour refuser les rêves, au sommeil de ces pierres" (chap. 3, p. 593). Quant au "reflux de la vie aventureuse" à l'Amirauté, il a pour corollaire inverse "le sourd appel montant de la terre rassurante et limitée" (chap. 2, p. 571), dont le sommeil dénué de la "divination" initiale est la marque.

En comparant la dernière série d'emplois synonymiques des verbes "accrocher" et "agripper", celle "d'attacher", on constate qu'elle est majoritairement non concrète (hormis les trois premiers emplois sur 18) car plus sentimentale. Action psychologique qui requiert systématiquement l'isotopie aspectuelle /imperfectif/, mais exclut celles de /tension/, /menace/, /agression/ :

Concernant la composante dialogique, on profitera de cette dernière occurrence sur les 175 attestées du déictique temporel "maintenant" (le nunc pragmatique) pour montrer que de tels embrayeurs — dont le traitement sémantique ne diffère pas d'autres mots en contexte — se laissent répartir en 3 catégories :

D'abord le repère rétrospectif que fixe le narrateur, dès l'incipit : "Il y a maintenant trois siècles en effet, — à une époque où la navigation n'avait pas encore déserté les Syrtes, — les pirateries continuelles des Farghiens [...] Ces débuts douteux d'espion accrédité se trouvèrent être ainsi longtemps le chemin obligatoire des plus hautes distinctions. Dans l'état de décrépitude et d'énervement où sont tombées aujourd'hui ses forces, Orsenna eût pu sans grands risques se relâcher d'une vigilance si soupçonneuse ; [...] Orsenna, aujourd'hui, passait pour ne plus entretenir dans une base ruinée que quelques avisos du caractère le moins agressif [...] cette ruine habitée, sur laquelle le nom, aujourd'hui dérisoire, d'Amirauté [...]"

On note que la remontée du narrateur au niveau le plus proche de l'énonciation (c'est-à-dire à son actualité), au moment où il commence à raconter après la guerre implicite et destruction finale d'Orsenna, s'effectue durant la croisière : "Quand le souvenir me ramène — en soulevant pour un moment le voile de cauchemar qui monte pour moi du rougeoiement de ma patrie détruite — à cette veille où tant de choses ont tenu en suspens, la fascination s'exerce encore de l'étonnante, de l'enivrante vitesse mentale qui semblait à ce moment pour moi brûler les secondes et les minutes, [...] Encore aujourd'hui, lorsque je cherche dans ma détestable histoire, au moins un prétexte à ennoblir un malheur exemplaire [...]" Cette unique vue rétrospective globale témoigne a contrario de la préférence de l'écrivain de laisser interpréter naguère Aldo protagoniste les "présages" de la destruction, apocalyptique.

Soit une thématique de dégradation, mais toujours pacifique au contraire du final où le narrateur adopte la perspective de l'Aldo qu'il fut : "On eût dit que mon regard même avait changé : ce qui le frappait maintenant"; relevant de cette vision, l'assertion suivante, à quelques lignes d'intervalle : "Cette terre aujourd'hui s'amenuisait peureusement". Il faut évidemment un acte interprétatif pour effectuer ce rattachement, et déterminer si le savoir dont dépend cette assertion peut être attribué au jeune Aldo. Coupée de son contexte proche, elle conduirait à un contresens. Cf. encore "il me semblait sentir ces deux pôles, autour desquels maintenant oscillait ma vie" ou "D'être resté absent si longtemps, j'étais frappé davantage de ce que la perspective actuelle présentait d'insidieusement différent."

Dans ce choix du point de vue des protagonistes, qu'ils portent sur leur actualité, la transition de la narration rétrospective à la narration anticipatrice (en saisissant ce passé comme le présent des protagonistes tourné vers un avenir), par l'emploi de l'adverbe, constitue un effet réaliste niant la prise de recul narratoriale pour se situer dans le cours des événements : "Cette race à son tour était morte, comme s'étaient éteintes à Orsenna depuis longtemps les familles de haute race ; nous savions qu'aujourd'hui nous enterrions le dernier" ; "Quant à la conduite à tenir pour le reste, je ne me sentais guère pressé de m'arrêter dès maintenant à un parti. J'avais depuis l'avant-veille le sentiment d'être en contact avec une chaîne d'événements qui m'avait pris en remorque." Autre lexicalisation de l'actualité des événements, vécue mentalement par le jeune Aldo : "C'eût été en ce moment le signe d'entente qu'on adresse à un complice."

Enfin la dernière catégorie est celle d'un des moments du récit, assez précis bien que non daté, qui constitue l'actualité que les protagonistes fixent eux-mêmes dans leurs dialogues : "j'ai aujourd'hui quelque chose à te dire"; "je le pouvais hier, aujourd'hui je ne le peux plus"; "Quel est le chiffre des hommes d'équipage actuellement à terre dans le ressort de l'Amirauté ? me demanda tout à coup le vieux Danielo"; on citera encore la parole du prédicateur de Saint-Damase : "Considérons maintenant…"

Précisons que l'anticipation peut relever à quelques pages de distance de la parole du narrateur, lors de la rétrospective initiale sur le conflit des deux pays : "ils se murèrent tous deux dans une bouderie pointilleuse et hautaine et s'appliquèrent désormais, d'un accord tacite, à écarter jalousement tout contact" ; aussi bien que de la pensée d'Aldo (point de vue du protagoniste) lors de son arrivée à l'Amirauté : "Le capitaine Marino sortait bel et bien de la brume, et quelque chose en moi murmurait qu'on ne l'y replongerait plus désormais si commodément."

De telles "marques de l'énonciation" incitent à étudier des phraséologies, telles par exemple ces quatre occurrences d'une expression de "démenti", ce mot étant lui-même une spécificité lexicale du roman (avec un écart réduit de 5.45, pour 8 occ. sur 12 dans le corpus Gracq), employé notamment lors de la négociation avec l'Envoyé (chap. 10). A travers deux paires d'interlocuteurs,

(a) Aldo et Vanessa, dont le propos est indexé aux isotopies /menace/ et /danger/ (de guerre) : Chap. 5, concernant les bruits prédisant un changement, qu'Aldo prend à la légère : "- Marino prend cette affaire plus au sérieux que toi. - Tu lui en parles ? - Tu te trompes, Aldo. C'est lui qui m'en parle. Je lui rapporte ce qu'on entend dire ici, c'est tout. Il ne s'en lasse pas. Il m'écouterait pendant des heures." Puis Chap. 10, après la croisière fatidique d'Aldo, qui croit encore qu'une solution pacifiste est possible grâce au pouvoir de celle qu'il aime : "- Vanessa, il ne se prononce pas un mot à Maremma que tu n'aies soufflé. [...] - Tu te trompes, Aldo, dit-elle enfin." Trois pages plus loin, c'est Vanessa, assumant sa provocation, qui est contredite par Aldo lui montrant la portée de la provocation : "[...] - Est-il fou, celui qui tâte dans le noir vers le mur au milieu de son cauchemar ? Crois-tu qu'on parlerait tant ici si l'oreille a la fin n'avait le vertige de n'entendre jamais revenir un écho. - Voilà où peut-être tu te trompes, et c'est là justement que je voulais en venir. Il paraît que le mur n'est plus tout à fait sans écho. Il m'en est revenu un déjà, si tu veux le savoir. Le regard de Vanessa devint fixe et ses paupières se contractèrent légèrement."

(b) Danielo et Aldo, chap. 12, qui essuie auprès du décideur le même échec : "Heureusement il est temps encore. Vous savez que le moyen vous est donné de tout rendormir. Le vieillard se redressa avec lenteur et planta ses yeux droit dans les miens avec une détermination glacée, presque inhumaine. — Tu te trompes, Aldo. Il est trop tard."

Synthétisons nos remarques. Entre ce thème de l'erreur, dénoncée au même titre que le penchant au romanesque, et le "sentiment d'irréalité" ou la "bizarre impression d'irréel" (supra), l'isotopie /mystère/ – fortement lexicalisée par ce mot, mais non exclusivement – fait le lien. Elle indexe en effet le flou mental symbolisé chez l'Observateur Aldo non seulement par l'omniprésence du brouillard extérieur mais par les leitmotiv "quelque chose", "étrange-", "imperceptible-" (qualifiant le niveau sensoriel, de gêne, teinte, démangeaison, distance, resserrement, note d'alerte, cil d'ombre, touche de mise en scène, petit coup à la vitre), mais aussi "incertain-" (de œil, nuit, rumeur, piétinement), "douteuse-" (d'apparition, de journées, de source, d'ombres grouillantes, "je n'ai pas de goût aux choses lointaines et douteuses, dit Marino" au chap. 11). Venons-en aux six autres occurrences du masculin, non abordées jusqu'ici ; les trois premières, où l'adjectif est employé comme épithète, sont indexées à l'isotopie /anticipation/ (c'est sur elle, indexant "la voix de l'attente et du pressentiment", que B. Boie lit à bon droit ces tournures d'incertitude, parmi lesquelles les modalisateurs "il semblait", "il paraissait", la comparaison hypothétique "comme si", et les grammèmes verbaux tels le conditionnel ou le subjonctif, p. 1349) :

  • Aldo flaire d'emblée le danger, indissociable du mystère : "la voiture roulait plus précautionneusement, jetant sur ce douteux voyage comme une nuance fugitive d'intrusion" (p. 566).

  • Lorsqu'il se rend chez l'espion Belsenza, il diagnostique les signes de la maladie de Maremma : "La courbe ascendante de la fièvre qui minait la ville s'inscrivait impitoyable sur ces registres tachés de doigts sales, et, à en juger par les douteux indices qui s'empilaient sous mes yeux comme des papiers gras sous la pique d'un balayeur, on eût dit que cette fièvre maintenant suppurait." (p. 688)

  • En le quittant pour aller seul au cœur de Maremma, Aldo pressent l'imminence d'une Apocalypse : "La lumière baissait déjà sur le large, et il me semblait sentir en moi qu'un désir montait, d'une fixité terrible, pour écourter encore ces journées rapides : le désir que les jours de la fin se lèvent et que monte l'heure du dernier combat douteux : les yeux grands ouverts sur le mur épaissi du large, la ville respirait avec moi dans le noir" (p. 694).

  • En revanche dans les trois dernières, groupées, l'adjectif est employé comme attribut ; elles sont indexées par négation à l'isotopie /certitude/, celle d'un danger imminent, que ce soit celui des foules mythiques ou de l'avenir de l'agent secret, l'ensemble ayant pour fond générique l'isotopie /espionnage/ :

  • "Leur passage soulevait les clameurs des gamins, aux yeux de qui ces oripeaux font reconnaître de longtemps l'Ogre des légendes enfantines, mais il était douteux que ce fût aux enfants seulement que les masques eussent souhaité faire peur. Des regards soudain plus brillants venaient se coller de partout à ces silhouettes, et d'avance les guettaient; il était visible que ce travesti équivoque, plus que tout autre chose, aiguisait l'atmosphère tendue, et que la foule s'y complaisait malsainement, comme on trouve un charme frileux, et peut-être le sentiment d'une présence à soi plus trouble, aux premiers frissons d'une fièvre légère." (p. 703)

  • "Je le regardai s'éloigner. Je me demandais jusqu'à quel point il jouait un rôle, profitait de l'alcool pour ménager une transition. Mais le sens de ce langage grossier de bravache n'était plus douteux. Belsenza à la fin avait trouvé trop difficile de se sentir aussi seul. La dérive mécanique de cette âme vulgaire, qui dérapait soudain de sa berge, marquait que les eaux avaient atteint maintenant un certain étiage critique." (p. 704)

  • "Le centre, pendant longtemps, d'une petite communauté de marchands des Syrtes rattachés au hasard de leurs relations de voyage aux Églises nestoriennes d'Orient, puis d'une secte initiatique dont les liens avec les groupes secrets des "frères intègres" en terre d'Islam paraissent avoir été moins que douteux, les légendes locales en savaient long sur les conciliabules qu'avaient abrités ces coupoles mauresques et ces hautes voûtes noires aux suintements de cave" (p. 705).


  • Finalement, l'intérêt de la contextualisation de mots vedettes saute aux yeux, en tant qu'instrument pour la thématique. Si le point de départ est évidemment sémasiologique, dans leur relevé et le repérage de leur signification, l'étape interprétative conduit à substituer la perspective onomasiologique * dans la mesure où ces mots vedettes en cooccurrences n'apparaissent que comme des lexicalisations d'un thème, en l'occurrence fortement dialectisé pour Le Rivage des Syrtes, d'un désert vide et ennuyeux recelant une plénitude enthousiasmante pour JE-Aldo, d'un mixte de sécheresse et d'humidité, de solidité statique et de mollesse dynamique, de mort lourde de vie, de sommeil annonçant le réveil.

    * Soit dit en passant, outre cette dichotomie, le recours constant à la théorie sémique de F. Rastier pour les parcours interprétatifs du texte littéraire s'inscrit dans la tradition saussurienne par trois principes : "abandon décisif de la référence, reconnaissance du statut linguistique (et non logique ou psychologique) des signifiés, définition différentielle des signifiés" (liste de diffusion SdT vol. 10, n. 1, 2004).

    Cela dissipe l'idée que le texte se réduirait à un ensemble de mots et une juxtaposition de phrases ; la textualité apparaît bien en revanche comme un réseau de relations sémantiques dont l'écheveau peut être dénoué à partir des chaînes de caractères que le logiciel rend immédiatement accessibles en contexte. L'irrépressible relation intratextuelle, facilitée par l'outil informatique, et qui permet une unification de multiples passages, témoigne de sa prééminence dans la définition de la thématique.