L'ECUME DES JOURS (extraits) *** Colin se présente pour un emploi ***
- Alors?... dit le directeur.
- Eh bien, voilà!... dit Colin.
- Que savez-vous faire? demanda le directuer.
- J'ai appris des rudiments..., dit Colin.
- Je veux dire, dit le directeur, à quoi passez-vous votre temps?
- Le plus clair de mon temps, dit Colin, je le passe à l'obscurcir.
- Pourquoi? demanda plus bas le directeur.
- Parce que la lumière me gène, dit Colin.
- Ah!... Hum!... marmonna le directeur. Vous savez pour quel emploi on demande quelqu'un, ici?
- Non, dit Colin.
- Moi non plus..., dit le directeur. Il faut que je demande à mon sous-directeur. Mais vous ne paraissez pas pouvoir remplir l'emploi...
- Pourquoi? demanda Colin à son tour.
- Je ne sais pas..., dit le directeur.
Il avait l'air inquiet et recula un peu son fauteuil.
- N'approchez pas!... dit-il rapidement.
- Mais... je n'ai pas bougé..., dit Colin.
- Oui..., oui..., marmonna le directeur. On dit ca... Et puis...
(...)
*** Entre le sous-directeur portant un dossier sous le bras ***
- Vous avez cassé une chaise, dit le directeur.
- Oui, dit le sous-directeur.
Il posa le dossier sur la table.
- On peut la réparer, vous voyez...
Il se tourna vers Colin.
- Vous savez réparer les chaises?
- Je pense..., dit Colin désorienté. Est-ce tres difficile?
- J'ai usé, assura le sous-directeur, jusqu'à trois pots de colle de bureau sans y parvenir.
- Vous les paierez! dit le directeur. Je les retiendrai sur vos appointements...
- Je les ai fait retenir sur ceux de ma secrétaire, dit le sous-directeur. Ne vous inquiétez pas, patron.
- Est-ce, demanda timidement Colin, pour réparer les chaises que vous demandiez quelqu'un?
- Surement! dit le directeur.
- Je ne me rappelle plus bien, dit le sous-directeur. Mais vous ne pouvez pas réparer une chaise...
- Pourquoi? dit Colin - Simplement parce que vous ne pouvez pas, dit le sous-directeur.
- Je me demande à quoi vous l'avez vu? dit le directeur.
- En particulier, dit le sous-directeur, parce que ces chaises sont irréparables, et, en général, parce qu'il ne me donne pas l'impression de pouvoir réparer une chaise.
- Mais, qu'est-ce qu'une chaise a à faire avec un emploi de bureau? dit Colin.
- Vous vous asseyez par terre, peut-être, pour travailler? ricana le directeur.
- Mais vous ne devez pas travailler souvent, alors renchérit le sous-directeur.
- Je vais vous dire, dit le directeur, vous êtes un fainéant!...
- Voilà..., un fainéant... approuva le sous-directeur.
- Nous, conclut le directeur, ne pouvons, en aucun cas, engager un faineant!...
- Surtout quand nous n'avons pas de travail à lui donner..., dit le sous-directeur.
- C'est absolument illogique, dit Colin abasourdi par leurs voix de bureau.
- Pourquoi illogique, hein? demanda le directeur.
- Parce que, dit Colin, ce qu'il faut donner à un fainéant, c'est justement pas de travail.
- C'est ca, dit le sous-directeur, alors, vous voulez remplacer le directeur?
Ce dernier éclata de rire à cette idée.
- Il est extraordinaire!... dit-il.
(...)

Le vent se frayait un chemin parmi les feuilles et ressortait des arbres tout chargé d'odeurs de bourgeons et de fleurs. (...)
Le soleil dépliait lentement ses rayons et les hasardait, avec précaution, dans des endroits qu'il ne pouvait atteindre directement, les recourbant à angles arrondis et onctueux, mais se heurtait à des choses très noires et les retirait très vite, d'un mouvement nerveux et précis de poulpe doré. Son immense carcasse brulante se rapprocha peu à peu, puis se mit, immobile, à vaporiser les eaux continentales et les horloges sonnèrent trois coups. Boris VIAN