Le chien

Léo Ferré
(1969)

A mes oiseaux piaillant debout,
Chinés sous les becs de la nuit
Avec leur crêpe de coutil
Et leur fourreau fleuri de trous,
A mes compaings du pain rassis,
A mes frangins de l'entre-bise,
A ceux qui gerçaient leur chemise
Au givre des pernots-minuit.

A l'Araignée, la toile au vent,
A Biftec baron du homard
Et sa technique du caviar
Qui ressemblait à du hareng,
A Bec d'Azur du pif comptant
Qui créchait côté de Sancerre
Sur les midnghts à moitié verre
Chez un bistrot de ses chiens.

Aux spécialistes de la scoumoune
Qui se sapaient de courants d'air
Et qui prenaient pour un steamer,
La compagnie Blondin and Clowns,
Aux paumés qui, la langue au pas
En plein hiver mangeaient des nèfles,
A ceux pour qui deux sous de trèfle
Ca valait une Craven A.

A ceux-là, je laisse la fleur
De mon désespoir en allé,
Maintenant que je suis paré
Et que je vais chez le coiffeur.
Pauvre mec, mon pauvre Pierrot,
Vois la lune qui te cafarde,
Cette américaine moucharde
Qu'ils ont vidée de ton pipeau.

Ils t'ont pelé comme un mouton
Avec un ciseau à surtaxe.
Progressivement contumax,
Tu bêles à tout-va la chanson
Et n'achètes plus que du vent,
Encore que la nuit venue,
Y'a ta cavale dans la rue
Qui hennit en te klaxonnant.

Le droit, la loi, la foi et toi
Et une éponge de vin sur
Ton beaujolais qui fait le mur
Et ta pépée qui fait le toit
Et si vraiment dieu existait,
Comme le disait Bakounine,
Ce camarade vitamine,
Il faudrait s'en débarrasser.

Ton traînes ton croco ridé,
Cinquante berges dans les flancs
Et tes chiens qui mordent dedans
Le pot-au-rif de l'amitié.
Un poète ça sent des pieds.
On lave pas la poésie.
Ca se défenestre et ça crie
Aux gens perdus des mots fériés,
Des mots, oui des mots comme le Nouveau Monde,
Des mots venus de l'autre côté de la rive,
Des mots tranquilles comme mon chien qui dort,
Des mots chargés des lèvres constellées
Dans le dictionnaire des constellations de mots
Et c'est le bonnet noir que nous mettrons sur le vocabulaire.
Nous ferons un séminaire particulier
Avec des grammairiens particuliers aussi
Et chargés de mettre des perruques
Aux vieilles pouffiasses littéromanes.

Il importe que le mot amour
Soit rempli de mystère et non de tabou,
De péché, de vertu, de carnaval romain,
Des draps cousus dans le salace
Et dans l'objet de la policière voyance ou voyeurie
Nous mettrons de long cheveux aux prêtres de la rue
Pour leur apprendre à s'appeler dès lors monsieur l'abbé Rita Hayworth
Monsieur l'abbé BiBi- fricoti -fricota
Et nous ferons des prières inversées,
Et nous lancerons à la tête des gens des mots
Sans culotte,
Sans bande à cul,
Sans rien qui puisse jamais remettre en question
La vieille, la très vieille et très ancienne et démodée querelle
Du qu'en-dirons-ils
Et du je fais quand même mes cochoncetés en toute quiétude
Sous prétexte qu'on m'a béni,
Que j'ai signé chez monsieur le maire de mes deux mairies
Alors que ces enfants, dans les rues, sont tout seuls
Et s'inventent la vraie galaxie de l'amour instantané,
Alors que ces enfants dans les rues s'aiment et s'aimeront,
Alors que cela est indéniable,
Alors que cela est de toute évidence et de toute éternité.
Je parle pour dans dix siècles et je prends date.
On peut me mettre en cabane.
On peut me rire au nez : ça dépend de quel rire.
Je provoque à l'amour et à la révolution.
Yes ! I am un immense provocateur.
Je vous l'ai dit.
Des armes et des mots, c'est pareil,
Ca tue pareil.
Il faut tuer l'intelligence des mots anciens
Avec des mots tout relatifs, courbes, comme tu voudras.

Il faut mettre Euclide dans une poubelle.

Mettez-vous-le bien dans la courbure.
C'est râpé vos trucs et manigance,
Vos démocraties où il n'est pas question de monter à l'hôtel avec une fille
Si elle ne vous est pas collée par la jurisprudence.
C'est râpé, Messieurs de la Romance.

Nous, nous sommes pour un langage auquel nous n'entravez que couic.
Nous sommes des chiens et les chiens, quand ils sentent la compagnie,
Ils se dérangent et on leur fout la paix.
Nous voulons la paix des chiens.
Nous sommes des chiens de bonne volonté
Et nous ne sommes pas contre le fait qu'on laisse venir à nous certaines chiennes
Puisqu'elles sont faites pour ça et pour nous.
Nous aboyons avec des armes dans la gueule,
Des armes blanches et noires comme des mots noirs et blancs,
Noirs comme la terreur que vous assumerez,
Blancs comme la virginité que nous assumons.
Nous sommes des chiens,
Et les chiens, quand ils sentent la compagnie,
Ils se dérangent, ils se décolliérisent
Et posent leur os comme on pose sa cigarette quand on a
Quelque chose d'urgent à faire
Même et de préférence si l'urgence contient l'idée de vous foutre sur la margoulette.

Je n'écris pas comme De Gaulle ou comme Perse.
Je cause et je gueule comme un chien.

JE SUIS UN CHIEN !