J'arrive où je suis étranger

Poème d'Aragon

Rien n'est précaire comme vivre.
Rien comme être n'est passager.
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent, être léger.
J'arrive où je suis étranger.

Un jour, tu passes la frontière.
D'où viens-tu, mais où vas-tu donc ?
Demain, qu'importe, et qu'importe hier.
Le coeur change avec le chardon.
Tout est sans rime ni pardon.

Passe ton doigt, là sur ta tempe.
Touche l'enfance de tes yeux.
Mieux vaut laisser basses les lampes.
La nuit, plus longtemps, nous va mieux.
C'est le grand jour qui se fait vieux.

Les arbres sont beaux en automne,
Mais l'enfant, qu'est-il devenu ?
Je me regarde et je m'étonne
De ce voyageur inconnu,
De son visage et ses pieds nus.

Peu à peu, tu te fais silence,
Mais pas assez vite pourtant
Pour ne sentir ta dissemblance,
Et sur le toi-même d'antan
Tomber la poussière du temps.

C'est long, vieillir, au bout du compte.
Le sable en fuit entre nos doigts.
C'est comme une eau froide qui monte,
C'est comme une honte qui croît,
Un cuir à crier qu'on corroie.

C'est long d'être un homme, une chose,
C'est long de renoncer à tout
Et sens-tu les métamorphoses
Qui se font au-dedans de nous,
Lentement plier nos genoux ?

O mer amère, ô mer profonde,
Quelle est l'heure de tes marées ?
Combien faut-il d'années-secondes
A l'homme pour l'homme abjurer ?
Pourquoi, pourquoi ces simagrées ?

Rien n'est précaire comme vivre.
Rien comme être n'est passager.
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent, être léger.
J'arrive où je suis étranger.