Le monsieur qui passe

Paroles : Annie Noël
Musique : Serge Reggiani

Je voudrais être ce monsieur qui passe,
Ce monsieur qui passe sans se presser.
Il a le charme des princes de race
Qu'on a mis au monde tout habillés,
Costume en lin, chemise en soie,
Cravate à pois, chaussures en daim.
Ce monsieur-là connaît bien son solfège.
Il joue comme un Chopin des Nocturnes en arpège,
Coupe au rasoir, ongles soignés,
Montre en sautoir, parfum discret.
Ce monsieur-là a la taille rêvée
Pour marcher dans la foule sans lever le nez

Et je voudrais être ce monsieur qui passe,
Ce monsieur qui passe et ne me voit pas,
Avoir ce regard où je ne vois trace
Du regret de qui, de l'ennui de quoi.
Qu'il me fait envie, que je voudrais être
Ce monsieur qui passe et qui n'est pas moi,
Moi dont je suis las, dans qui je m'empêtre,
Que je n'aime pas !

Je voudrais être ce monsieur qui passe.
Il a le sourire des gens satisfaits
Et, dans sa tête d'où rien ne dépasse,
Tout est à sa place, tout est rangé.
Voiture de sport, ski à Morzine,
Yacht aux Açores, le grand standing.
Je quitte tout, je veux vivre sa vie
Et puis j'offre la mienne à n'importe quel prix,
Museau fripé, nez en avant,
Sourcils fâchés, les yeux tombants,
Mes folies douces et mes peines de coeur.
Allez, je brade tout, le pire et le meilleur !

Que je voudrais être ce monsieur qui passe,
Ce monsieur qui passe et qui ne sait rien,
Rien de mes espoirs, rien de mes angoisses,
Rien de mes révoltes serrées dans mes poings.
Je veux une vie où tout soit limpide,
Où ne traînent pas tant des chiens perdus,
Tant d'étés fanés, tant de chambres vides,
Tant d'amours déçues.

Ça y est ! C'est moi lui, je passe à sa place !
Ma peau se défroisse, je deviens charmant.
Qu'est-ce que c'est vaste, enfin j'ai de l'espace.
Sa tête, ô miracle, me va comme un gant.
J'garde ma Jaguar, j'mange chez Régine.
J'commande à boire, je me sens "in".
J'ai plus d'idées, enfin je suis tranquille.
Les idées, cher Edgar, c'est pour les imbéciles.
Je rentre chez moi, enfin, chez lui.
J'entends une voix : « Bonsoir chéri ! »
Non, pas sa femme ! Non, pas sa femme à lui !
Non, pas sa femme, pas sa femme à lui !

Je ne veux plus être ce monsieur qui passe,
Et grand bien lui fasse d'être aussi beau.
Je lui rends sa femme, ses tableaux de chasse.
Je reprends mes billes, rendez-moi ma peau.
Monsieur qui passez au regard tranquille,
Comme je vous plains de n'être pas moi.
Gardez votre coeur plein d'automobiles.
Je garde le mien, je rentre chez moi.