CANARD ENCHAINE n°4056 du 22/07/98 (page 3)

Le Tour roule sur la jante mais rapporte trop pour s'arrêter

Les enjeux financiers et le besoin de pousser toujours plus loin les performances ont eu raison des empêcheurs de doper en rond. Maintenant, tout le monde est d'accord pour traquer les dealers, démasquer les labos et les médecins marrons. Jusqu'à la prochaine fois ?

Le Tour de France ne s'est pas arrêté de tourner pour au moins trois raisons. D'abord, aucune solidarité avec les neuf coureurs Festina ne s'est manifestée dans le peloton. Ensuite, les dirigeants de la plupart des autres équipes ont continué à jouer les innocents, appliquant à la lettre le célèbre principe « pas vu, pas pris ». Enfin et surtout, les enjeux financiers sont tels que ni les organisateurs de la course, ni les sponsors, ni les villes étapes ne veulent perdre leur mise.

Venant après la grand-messe nationale autour des Bleus et du Mondial, la douche est rude, et l'hypocrisie totale. Tout à leur ferveur sportive, certains font mine de découvrir que leurs champions sont souvent « chargés ». Il faudra se faire une raison et, comme le dit Alain Calmat (« France-Soir », 17/7), médecin, médaille d'or de patinage et ex-ministre, si l'on veut proscrire le dopage, chacun devra accepter que les idoles des stades et les géants de la route soient moins forts et aillent moins vite. « Mais les sponsors, ajoute Calmat, pourront-ils l'accepter ? »

La recherche de performances toujours plus spectaculaires et la multiplication des difficultés du parcours ont fait du Tour de France une épreuve presque inhumaine pour un coureur « normal ». Ancien médecin du Tour, Jean-Pierre de Mondenard affirme au « Canard » que, « sans la dope, la moyenne tomberait de quelques kilomètres/heure. Les coureurs professionnels peuvent parfaitement boucler 3 850 km comme cette année. Ils parcourent plus de 30 000 km par an. Mais de tout temps ils ont pris des produits pour faire la différence dans les cols, les sprints. Et ces efforts sont trop importants pour ceux qui ne se dopent pas. »

L'an dernier, quelques jours après la mise en place de nouveaux contrôles (sur le taux de globules rouges dans le sang), les organisateurs du Tour ont décidé de réduire quelque peu (une étape de montagne en moins) les difficultés de l'épreuve en 1998. Comme s'ils avaient pris conscience d'être allés un peu trop loin. Et la semaine dernière, plusieurs heures avant les aveux du directeur sportif des Festina - et l'exclusion de son équipe -, le patron du Tour, Jean-Marie Leblanc, téléphonait longuement au docteur Mondenard pour lui annoncer que des mesures allaient être prises pour « mettre le problème du dopage à plat ».

En attendant, le Tour continue, ses acteurs ont de plus en plus de mal à cacher la réalité - Chirac lui-même dit en direct à la télé qu'il faut « remonter les filières du dopage » -, et l'idée fait son chemin de réunir médecins, sponsors, organisateurs, responsables d'équipes pour définir de nouvelles règles du jeu.

A condition qu'il ne s'agisse pas là d'une nouvelle grand-messe, l'affaire Festina aurait ainsi servi à quelque chose.

Claude Roire


Sur la piste du complot des blouses blanches

Le médecin suisse Gerald Gremion a été l'un des premiers, la semaine dernière, à dénoncer dans la presse et les radios l'ampleur du dopage. Spécialiste de la médecine du sport, il tient à préciser au « Canard » les responsabilités de chacun dans la propagation de la nouvelle forme du dopage chez les cyclistes: à savoir l'augmentation artificielle du taux de globules rouges.

« L'Union cycliste internationale, dit-il, a, sans le vouloir peut-être, aggravé la situation en édictant que le taux ne devrait pas dépasser 50 %. » Un coureur qui est à 40 ou 42 %, c'est-à-dire à un niveau tout à fait normal, peut prendre en toute « innocence » un produit (le fameux EPO) qui lui permet de remonter jusqu'au taux autorisé. Le docteur Gremion ajoute: « Très hypocritement - ou alors il est sincère et idiot - il peut dire: « Je ne me dope pas, je me traite. » Pour l'aider, en quelque sorte, à jouer les idiots en cas de contrôle, le médecin de l'équipe lui fait prendre préalablement un autre produit qui provoque une « hémodilution ». En gros, on dilue ses globules rouges artificiellement avant les contrôles. Ce tour de passe-passe est si connu que depuis l'affaire Festina le délai entre le réveil des coureurs et la prise de sang au départ de l'étape a été raccourci.

Au besoin, comme en ont témoigné des médecins par écrit - notamment le Docteur Bader dans « Le Figaro » -, les directeurs d'équipes évitent à leurs coureurs de connaître les inconvénients de l'EPO, qui peuvent aller jusqu'à la thrombose ou l'embolie. Ainsi leur imposent-ils en pleine nuit des exercices physiques, voire des saignées. Car avec l'EPO le sang est rendu trop visqueux, et il faut obtenir que le taux de globules rouges diminue.

L'ancienne vedette du Tour Laurent Fignon tient à dénoncer ces pratiques (dans « Le Figaro » du 20/7) qui transforment ainsi les coureurs en cobayes: « Il est arrivé sur le peloton, depuis quelques années, une série de personnages qui se disent professeur, médecins, soigneurs pour uniquement prendre du pognon. Soit ils sont payés au résultat, soit ils vendent des produits. »

Autre précision, apportée (dans « Libération du » 21/7) par le docteur Patrick Laure: il en coûte entre 350 000 et 400 000 F par an aux coureurs les plus fortunés pour se payer une « cure » complète de produits dopants. « Et la seringue d'EPO qui se vend environ 100 F dans le circuit légal, on peut la trouver sur le marché noir jusqu'à 3 000 F. » Les dealers du sport ne s'ennuient pas.

Coureurs taxés

Tous les médecins du sport ne participent pas à ce drôle de complot. Mais quand ils l'ouvrent, c'est à leurs risques et périls. Le docteur Philippe Miserez, qui a longtemps officié sur le Tour de France, en sait quelque chose. En 1980, il avait émis l'hypothèse que l'abandon de Bernard Hinault dans le Tour de cette année-là n'était peut-être pas étranger à l'abus de corticoïdes. L'année suivante, le docteur Miserez quittait l'organisation du Tour. Dans ce milieu, il y a des intouchables.

Le directeur de l'équipe Festina, Bruno Roussel, ne faisait, lui, pas partie des vaches sacrées. Son groupe de coureurs était considéré comme l'un des meilleurs mais il n'avait, semble-t-il, pas accès au circuit d'approvisionnement en produits interdits des autres « grands » de la course. Il aurait donc monté son propre réseau, qui passait notamment par Mannheim, en Allemagne. Selon l'avocat de l'équipe Festina, qui se confie au « Parisien » (21/7) Roussel avait constitué une caisse noire, alimentée par une sorte de « taxe » perçue sur ses coureurs, pour l'achat de drogues.

Un réprouvé commode

Alors qu'une partie des stocks de substances est arrivée en Irlande, avant la première étape, à bord de voitures banalisées, c'est à bord d'un véhicule aux couleurs de Festina que le soigneur complice a transporté ampoules, doses et seringues, et s'est fait prendre.

Avant même que l'équipe Festina soit exclue et que trois de ses dirigeants ou techniciens soient incarcérés, ils étaient tous l'objet de courageuses critiques, à la limite de la dénonciation, de la part de leurs concurrents. Au premier rang des détracteurs de Festina, deux incontournables et incontestés directeurs: Marc Madiot (équipe Française des jeux) et Roger Legeay (patron des GAN). Et pourtant, comme l'affirme un de leurs anciens collègues, Cyril Guimard: « Nous sommes tous complices. »

Juste avant d'être arrêté, le médecin de l'équipe Festina, Erik Ryckaert, déclarait à « L'Equipe » (16/7): « Pour moi, en tant que médecin, je veux savoir où se termine le traitement médical et où commence le dopage. » Et le même présumé innocent, qui a fait déjà l'objet en Belgique d'une enquête pour des faits voisins, d'ajouter qu'il souhaitait que « les médecins sportifs se réunissent enfin pour discuter ».

La réunion aura peut-être lieu après le Tour, mais sans lui.


L'audimat victime du dopage ?

Jean-Claude Blanc, le directeur général d'Amaury Sport Organisation, la holding qui contrôle la Société du Tour de France, ne semble pas trop inquiet des répercussions de l'affaire Festina. « Au contraire, dit-il en réponse au "Canard", je suis en train de négocier un renouvellement de contrat pour six ans avec l'un des principaux partenaires du Tour. Les entreprises restent très mobilisées, car nous préparons déjà celui de l'an 2000 et, surtout, celui du Centenaire, en 2003. Ce sera un événement fantastique. »

L'an dernier, la Société du Tour de France a encaissé 250 millions de recettes (dont 64 % venant des sponsors, 25 % des droits télévisés et 10 % des villes et villages étapes), mais ses dirigeants sont muets comme des carpes sur le bénéfice retiré de la Grande Boucle. « Les résultats sont consolidés, c'est-à-dire cumulés, au niveau du groupe Amaury », explique Jean-Claude Blanc.

Cette opacité volontaire de la comptabilité du Tour est renforcée par celle du groupe Amaury, qui contrôle aussi « L'Equipe » et « Le Parisien »: nulle trace dans son bilan de la ventilation par sources de profits des 151 millions de bénéfices.

Les vingt équipes encore présentes dans le Tour sont financées par des sponsors français et étrangers qui investissent chacun entre 20 et 35 millions par an. Pas question pour eux de renoncer car, pour l'instant, les retombées en termes de notoriété dépassent de loin l'investissement.

Quant aux 21 villes et villages choisis comme étapes, ils paient chacun 780 000 F de droits à la Société du Tour de France. Mais pour prétendre accueillir une arrivée ou un départ (ou les deux), les maires doivent souvent accepter des travaux de voirie, afin d'éviter les passages trop étroits ou dangereux, et prêter du personnel communal à l'organisation de la course. « Au total, estime un dirigeant du Tour, chaque localité étape dépense de 2 à 3 millions en moyenne. » Il n'y avait qu'à voir l'air radieux de la conseillère générale du canton de Corrèze, Bernadette Chirac, sur le plateau d'« En attendant le Tour », le 18 juillet sur France 2, pour comprendre que les élus locaux n'ont pas envie de perdre leur mise pour une misérable histoire de dopage.

La télévision, enfin, a sa part de responsabilité, et particulièrement France 2 qui est le premier client de la Société du Tour de France (80 millions de droits, avec cinq heures d'antenne chaque jour. Les émissions commençant de plus en plus tôt, les coureurs sont incités à se singulariser dès les premières difficultés ou sprints, de l'étape. Histoire de se faire mieux connaître. Quant à la chaîne, après une audience un peu poussive au départ (jusqu'au 13 juillet, c'est le Mondial qui crevait l'écran), elle a peine à dépasser les 3,5 millions de téléspectateurs, loin des records des années antérieures. Le dopage ne ferait-il pas recette a ?

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