Notre Epoque- 30/07/1998
1760

Ils ont tué nos rêves d'enfance...
Le jour où le Tour a déjanté

Les exploits alpins de Marco Pantani ont certes fait redémarrer la Grande Boucle. Mais l'on ne parle déjà plus de transparence, et l'opération « sang propre » est reportée sine die

    Ce qu'on ne peut pas nier, avec le Tour de France, c'est sa valeur pédagogique. Il nous avait jadis enseigné la géographie. Cette année, en quinze jours, il nous a tout appris sur la médecine et la pharmacie : EPO, PFC, le téléspectateur sait désormais comment certains médicaments, en principe réservés aux grands malades, peuvent améliorer la performance (de 10 à 12%) en augmentant le nombre de globules rouges dans le sang. Mieux, nous avons perfectionné nos connaissances dans cette discipline obscure qu'est la pénétration des songes. Tout cela s'est passé à la nouvelle lune de juillet, à l'ombre des forteresses cathares, dans ce coin de l'Ariège où un Tour déjà fou a complètement déjanté.

    Dans le Tour, la journée de repos est toujours un moment stratégique. C'est alors qu'on fait le point, que les coureurs lavent leur linge sale, pas seulement au figuré. Là qu'ils prennent connaissance de la presse, accumulée dans les valises depuis le départ. Or ce qui s'est passé ce 23 juillet, à Tarascon, près de Foix, est proprement incroyable. Pour la première fois, les concurrents découvrent que, pour les journaux, le Tour n'est plus qu'un fait divers, que la course y est reléguée en encadré dans des papiers d'information générale, et qu'ils sont tous tenus pour des criminels en puissance.
    Aussi incroyable que cela puisse paraître, ils n'en savaient rien. Le Tour est un cocon. « Le seul endroit du monde avec les sous-marins où le courrier ne puisse pas vous atteindre », disait Blondin. La meilleure preuve, c'est que malgré la mise en examen et l'incarcération de Bruno Roussel et du docteur Ryckaert, directeur technique et médecin de l'équipe Festina, chacun a continué son petit train-train comme avant. La police, qui a perquisitionné à l'hôtel de l'équipe hollandaise TVM, a saisi dans les chambres des ampoules d'EPO et des produits masquants.
Ce même soir, au 20-Heures de France 2, les concurrents découvrent un reportage effectué littéralement dans les boîtes à ordures de l'équipe italienne Asics. On trouve des emballages de produits pharmaceutiques pour le moins suspects. Ce n'est qu'un cri. Ce parfum de décharge publique va mobiliser une caravane entière jusque-là travaillée par la tentation de la transparence. Désormais, le mot d'ordre s'inverse. A « On fait toute la lumière » succède « A partir d'aujourd'hui, on ne parle plus que de sport ». Autrement dit, l'opération « sang propre » attendra (au moins jusqu'à l'hiver). Daniel Baal, le président de la Fédération française de Cyclisme (et vice-président de l'Union cycliste internationale), qui voulait imposer les premiers contrôles de santé sur le Tour, y renonce, à la grande satisfaction des coureurs.
    C'est que le sport cycliste tout entier doit maintenant lutter contre sa propre disparition. Le journal « le Monde », événement considérable, consacre son éditorial au climat effrayant qui règne sur la course. Sous le titre « Il faut arrêter le Tour de France », et au motif qu'on ne peut pas prendre le risque de « tuer nos rêves d'enfance ». Or les organisateurs savent que si le Tour s'arrête il a bien peu de chances de jamais repartir. Pas parce que les contrats sont signés, comme on l'affirme. Mais parce que le temps n'est plus à l'enfance et que rien n'est plus volatil, plus fragile que les rêves.
    Les coureurs, enfermés dans leur bulle, n'en ont pas conscience lorsqu'ils entament, au départ de la 12e étape, une grève un peu délirante pour obtenir qu'on ne parle plus que de la course, pour « ne plus être traités comme du bétail ». Jean-Marie Leblanc, ancien pro, aujourd'hui directeur de la course, qui le samedi précédent a parlementé avec les Festina pour qu'ils acceptent de quitter la course, doit maintenant parlementer pour que les autres acceptent de la reprendre. On promet tout, en remettant les problèmes à plus tard, pour que le rêve ne meure pas. Pantani, aux Deux-Alpes, renoue avec le temps des grimpeurs de la légende, et rend au public la clé des songes.
Le Tour est reparti, mais sur un pied. Malade. La grande remise à plat n'aura lieu qu'à l'intersaison. Au programme, l'ensemble des problèmes. Carence des contrôles. Incurie des instances fédérales. Appétit des sponsors. Inconscience des coureurs. Responsabilité des organisateurs, des parcours surhumains et des calendriers surchargés. Complaisance, surtout, depuis de longues années, devant des affaires flagrantes de dopage restées sans conclusion.

    Le drame, dans l'affaire, c'est que chacun a ses raisons : les coureurs, pour qui tout le monde se dope - étudiants, artistes, journalistes - sans la moindre sanction. Les organisateurs, qui dépensent au profit de petites courses les bénéfices que leur rapporte le Tour. Les sponsors, qui se font déjà tirer l'oreille pour investir dans une activité à la rentabilité incertaine. La télévision, qui accorde des plages de retransmission extrêmement longues et souhaite une animation en retour. Les instances fédérales, naïves, dépassées par l'astuce des dopeurs, terrorisées par les avocats des coureurs qui, faisant blanchir leurs clients en invoquant des vices de forme, menacent de se retourner ensuite contre la Fédération et les organisateurs et d'obtenir d'énormes dommages et intérêts pour entrave à la liberté du travail.
Reste l'inacceptable : plusieurs dizaines de morts prématurées chez les coureurs. Et des jeunes qui s'attendent à recevoir leurs ampoules avec leur première licence... Pour endiguer le fléau, les instances n'ont trouvé qu'un remède : les contrôles. Vains. Seule la médecine légale a cru résoudre le problème avec l'analyse capillaire. Un moyen efficace. Quoique tiré par les cheveux. Surtout pour le crâne chauve de Pantani.

ALAIN RIOU


Nouvel Observateur- N°1760 - page 57- 951mots.
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