Le Tour cocaïne
Vu par Albert Londres

L'Express du 23/07/1998

    Entre le 22 juin et le 20 juillet 1924, le journaliste Albert Londres a couvert le Tour de France pour Le Petit Parisien. Extraits.
 

    «Vous n'avez pas idée de ce qu'est le Tour de France, dit Henri, c'est un calvaire. Et encore, le chemin de croix n'avait que quatorze stations, tandis que le nôtre en compte quinze. Nous souffrons du départ à l'arrivée. Voulez-vous savoir comment nous marchons? Tenez...»
De son sac, il sort une fiole:
«Ça, c'est de la cocaïne pour les yeux, ça, c'est du chloroforme pour les gencives...
- Ça, dit Ville, vidant aussi sa musette, c'est de la pommade pour me chauffer les genoux.
- Et des pilules? Voulez-vous voir des pilules? Tenez, voilà des pilules.»
Ils en sortent trois boîtes chacun.
«Bref, dit Francis, nous marchons à la ``dynamite''.»
Henri reprend:
«Vous ne nous avez pas encore vus au bain, à l'arrivée. Payez-vous cette séance. La boue ôtée, nous sommes blancs comme des suaires, la diarrhée nous vide, on tourne de l'œil dans l'eau. Le soir, à notre chambre, on danse la gigue, comme saint Guy, au lieu de dormir. Regardez nos lacets, ils sont en cuir. Eh bien! ils ne tiennent pas toujours, ils se rompent, et c'est du cuir tanné, du moins on le suppose... Pensez ce que devient notre peau! Quand nous descendons de machine, on passe à travers nos chaussettes, à travers notre culotte, plus rien ne nous tient au corps...
- Et la viande de notre corps, dit Francis, ne tient plus à notre squelette...»

Tour de France, tour de souffrance, par Albert Londres. Le Serpent à plumes, 1996.

Copyright L'Express

home | suite dossier | opinions | e-mail